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dimanche 16 août 2020

A propos de la terrible misère au 18ème siècle


Article mis à jour le 8 août 2023

"La pauvre famille"
Dessin (pinceau, encre et lavis)
de Jean-Baptiste Greuze (1763)

Prendre conscience de la misère.

    On ne peut vraiment comprendre la Révolution française que si l’on arrive à se faire une idée juste de la misère accablant les paysans du royaume de France au 18ème siècle ; paysans qui je vous le rappelle, représentaient plus de 80% de la population. La Révolution, comme nous l'avons vu, fut d'abord une initiative de la bourgeoisie, cette nouvelle classe sociale, riche et instruite, qui réclamait des droits politiques. Le peuple fut utilisé comme un instrument dans sa prise de pouvoir. Des armes lui furent distribuées, des émeutes furent provoquées. Une fois l'Assemblée nationale constituée, la majorité des députés pensaient la Révolution terminées et tous désiraient sincèrement, mais aussi naïvement, se réconcilier avec le roi. Mais c'était sans compter sans la misère du peuple. Lorsque la nouvelle de la prise de la Bastille se répandit dans le pays, nombre de miséreux voulurent eux-aussi mettre à bas leurs Bastilles. 

La misère était partout en France...

    Ne tombons pas en effet, dans le piège de croire que les paysans français vivaient aussi plaisamment que les gentils pâtres et bergères représentés sur les toiles de Jouy de la manufacture de Monsieur Oberkampf fondée en 1760, comme sur celle que vous pouvez admirer ci-dessous ! Ou comme dans le monde enchanté créé par Marie-Antoinette dans le petit Trianon à Versailles (où elle n'a cependant jamais joué à la fermière contrairement à ce que dit la légende). La réalité dans les campagnes était fort différente.

Scène champêtre idyllique sur une toile de Jouy
  
Comment décrire la misère ?

    Vous étonnerais-je si je vous dis que l'on ne trouve guère de représentations graphiques de la misère de cette époque ? La misère n’est pas un sujet artistique très prisé et c’est bien normal puisque, du moins à cette époque, les artistes se préoccupaient avant tout de représenter le beau et que la misère n'est guère jolie, pas vraiment esthétique.

    Je ne suis pas expert en histoire de l'art, aussi il m'a fallu un certain temps avant de trouver le dessin de Jean-Baptiste Greuze en tête de cet article. 

    Il existe quelques représentations plus connues, comme celle de Louis XVI distribuant l'aumône aux pauvres durant le terrible hiver 1788. Mais ce tableau a été réalisé au 19ème siècle, en 1817, durant la seconde restauration des Bourbons. Il s'agissait de redorer l'image de Louis XVI. C'est donc en quelque sorte une image de propagande...

Commandé en 1816 par Louis XVIII au peintre Louis Hersent,
pour la galerie de Diane au palais des Tuileries à Paris.
(Actuellement exposé à Versailles)


    La gravure ci-dessous, elle aussi, date du 19ème siècle. Elle figure en dernière page du numéro du 24 janvier 1891 (N°9) du Journal "L'illustration". Elle relate la mort de deux enfants de 9 et 11 ans retrouvés morts de froid dans leur petite charrette près du Bourg de Saint-Ouen-la-Rouërie, après qu'une fermière leur ait refusé l'asile pour une nuit. Bien qu'elle soit du 19ème siècle, elle donne une meilleure idée de ce que fut la misère au 18ème siècle. 


    Un lecteur de cet article, que je remercie vivement, m'a signalé les tableaux des frères Le Nain au 17ème siècle, où la misère des paysans est effectivement montrée. Mais il me semble que c'est plutôt la pauvreté qui est représentée, plutôt que la misère. J'espère qu'il ne m'en voudra pas d'apporter cette nuance. Mais la pauvreté peut être digne, voire belle, alors que la misère est la plupart du temps horrible à voir.

Lisez une très bonne analyse de ce tableau ici : https://histoire-image.org/de/etudes/monde-paysan-xviie-siecle
et ici : http://hbdd.fr/files/visites/Expo%20Le%20Nain.pdf

    On ne commence en effet à voir des images réalistes de la misère qu'au 19ème siècle, avec l'apparition de la photographie. Regardez les images de ses enfants travaillant dans des mines et des manufactures. De semblables enfants accablés de misère travaillaient déjà dans les ateliers au 18ème siècle. En 1790, la filature à vapeur du duc d’Orléans, créée par Foxlow à Orléans en 1787, employait 45 % d’enfants de 5 à 16 ans sur les 400 salariés y travaillaient.

Minerai humain
 
    L'économie libérale qui s'est répandue après l'échec de la Révolution n'a pas inventé la misère. Celle-ci existait déjà sous l'ancien régime. Elle en a juste fait une ressource de plus, les pauvres sont devenues une matière première à exploiter, du "minerai humain".

1890



Trouver des témoignages.

    Pour vous décrire cette France miséreuse du 18ème siècle, je devais donc vous donner à lire des témoignages de l'époque. J’aurais pu vous citer des extraits édifiants des voyages d’Arthur Young, ce sympathique agronome anglais qui sillonna la France en long en large et en travers de 1787 à 1792. Mais vous auriez pu dire que le tableau effarant qu’il dressait de la misère du pays tenait à son chauvinisme anglais.

    Vous trouverez les passionnants récits de ses voyages en France, en cliquant sur son portrait, ci-dessous :

Arthur Young

    Lisez également l'article que je lui ai consacré : "Les voyages en France d'Arthur Young, à lire absolument".

    J'ai continué de chercher. Puis j’ai repensé aux terribles témoignages du comte d’Argenson que j’avais lus dans un livre oublié, un ouvrage publié en 1906 par un dénommé Marius Roustan, un professeur, historien, journaliste, ministre puis sénateur sous la 3ème République. Ce livre s’intitule « Les philosophes et la société française au XVIIIe siècle »

Vous le trouverez en cliquant sur le portrait de ce sympathique écrivain oublié de la 3ème République :

Marius Roustan

    Dans son travail d'historien, Marius Roustan a collecté les témoignages de grands personnages du 18ème siècle, qui aussi nobles qu’ils aient été, n’en n’étaient pas moins des honnêtes hommes sensibles à la misère du peuple.

    Je vous ai choisi des passages extraits de l’édition de 1906 et j’y ai ajouté des variantes trouvées dans la réédition de 1970.

    Oui, je sais, ça fait beaucoup de lecture. Mais je ne doute pas un instant que vous serez étonnés par ce que vous découvrirez.

N'hésitez pas à cliquer sur les quelques images. Elles renvoient à des biographies et même à des livres téléchargeables !

Les Parisiens

Page 339 :

"Le général Thiébault, qui a vu Paris en 1784, après avoir exprimé son admiration enthousiaste pour les magnificences inouïes de la capitale, met à nu « la misère qui dévorait le peuple » de cette ville ; en face de ces « rues étroites et de ces réduits où il croupissait entassé et où jamais ne pénétrait un rayon de soleil », de ces « caves infectes où vivaient, le long des quais, cent mille de ces misérables, qui, dix fois l'an, étaient submergés par des pluies ou par les crues de la Seine, et souvent, de nuit, étaient forcés de porter leurs paillasses à la pluie ou dans la boue, pour ne pas être noyés », Thiébault s'explique ce fait que les femmes du peuple sont horribles, que le peuple est «hideux », « difforme », et se détruit rapidement, dès la quatrième génération « qui, lorsqu'elle se reproduit encore, ne le fait que par des culs-de-jatte (1) . » 

Qu'il y ait quelque exagération, cela est fort possible ; que le passé semble plus affreux aux yeux du général, lorsqu'il constate, après un demi-siècle environ, que les caves ne sont plus habitées, que les rues sont élargies, que l'air y circule, qu'on a établi des fontaines et des égouts, institué des abattoirs, de sorte que les ruisseaux de sang n'empoisonnent pas les rues, cela est probable. Mais de pareils témoignages nous permettent de considérer que, sauf exceptions (2), l'ouvrier des villes menait une existence lamentable.

(1) Mémoires du général Thiébault, I, 138, 139.
(2) En Normandie, Hainaut, Alsace, Lorraine, Languedoc, surtout, selon le général Thiébault (Mémoires, I, 139).

Les paysans

Page 340 :

"Avant de parler du paysan au XVIIIe siècle, je répéterai avec beaucoup plus d'à-propos ce que j'avançais déjà pour l'ouvrier. Je crains que, sous prétexte d'éviter la déclamation ou l'exagération de certains historiens, on tende à s'éloigner de la vérité historique. On nous demande, il est vrai, d'établir une distinction. De 1690 à 1750 on est bien forcé de reconnaître que le travailleur des champs a été plus misérable qu'à aucune autre époque de notre histoire. 

Jean de la Bruyère
    Le tableau vigoureux que nous a laissé la Bruyère est même au-dessous de la vérité. Vauban est là pour faire évanouir les scrupules de ceux qui hésiteraient à parler comme les détracteurs les plus passionnés de l'ancien régime.

La correspondance des contrôleurs généraux de 1683 à 1698 nous apporte à son tour une vérification qui nous enlève le moindre doute.

 Au milieu du siècle les témoignages irréfutables abondent. Massillon écrit à Fleury une lettre où il dépeint : « ce peuple de nos campagnes qui vit dans une misère affreuse, sans lits, sans meubles »et après un exposé douloureux de ces abominables souffrances, il compare le sort des nègres de nos colonies à celui des cultivateurs de notre France, et il conclut que les plus infortunés, ce sont ces derniers.


Mme Roland dira plus tard que les paysans français sont 
« misérables cent fois plus que les Caraïbes, les Groenlandais ou les Esquimaux. » 


    En 1739, d'Argenson nous fait voir : « en pleine paix, avec les apparences d'une récolte, sinon abondante, du moins passable, les hommes mourants, dru comme mouches, de pauvreté et broutant l'herbe... Le duc d'Orléans, ajoute-t-il, porta dernièrement au Conseil un morceau de pain de fougères que nous lui avions procuré. A l'ouverture de la séance, il le posa sur la table du roi disant : Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent ! » C’était du « pain sans farine ». 

    En temps normal, le pain noir du paysan n’est pas meilleur que celui de l’ouvrier, et il est plus dur ; à la ville, on chauffe le four au moins une fois par mois : à la campagne, on le chauffe parfois beaucoup moins souvent : le montagnard du Dauphiné fait au mois d’octobre du pain pour tout son hiver ; on nous dit qu’il était obligé d’entamer son pain à coups de hache. 

    D’Argenson raconte qu’un dimanche, le roi allant à Choisy par Issy pour y visiter le cardinal, le peuple s'amasse dans le faubourg Saint-Victor et crie non plus : Vive le roi ! mais : « Misère ! famine ! du pain ! « Les mêmes sanglots sont entendus dans les villages : « Il est positif, remarque d'Argenson, qu'il est mort plus de Français de misère depuis deux ans que n'en ont tué toutes les guerres depuis Louis XIV. » La détresse croît durant les années suivantes. En 1760, les victimes tombent de plus belle ; on affirme à d'Argenson, alors en Touraine, que : "la diminution des habitants va à plus d'un tiers." "Je n'y vois qu'une misère effroyable, déclare-t-il ; ce n'est plus le sentiment triste de la misère, c'est le désespoir qui possède les pauvres habitants : ils ne souhaitent que la mort et évitent de peupler." Quand, dans la paroisse où se trouve le marquis, on excite garçons et filles à se marier, "ils répondent tous la même chose, que ce n'est pas la peine de faire des malheureux comme eux". 
En vain d'Argenson leur promet de les assister ; il constate toujours le même raisonnement "comme si tous s'étaient donné le mot". Les désertions se multiplient, les émeutes sont fréquentes, et les répressions sont inutiles ; la faim est plus forte que tout.

    Cela est juste, nous dit-on ; mais après 1750, le prix de toutes les denrées augmente, sous l'influence d'une production considérable des mines d'argent du Mexique, et même de 1700 à la fin du XVIIIe siècle la valeur des propriétés a doublé. J'ignore à quel raisonnement économique on est conduit par cette constatation, mais il me semble que rien ne prévaudra contre le réquisitoire accablant dressé par Taine dans le cinquième Livre des Origines de la France Contemporaine (l'Ancien Régime) : réquisitoire composé avec des fragments de pièces authentiques, correspondances administratives des trente dernières années qui précèdent la Révolution, procès-verbaux des Assemblées provinciales, extraits des Archives nationales, lettres des intendants, comptes officiels, mémoires, journaux et correspondances des contemporains. J'y renverrai le lecteur.

Nota : Je vous conseille de lire ce chapitre du livre d'Hippolyte Taine traitant de la misère sous Louis XIV, Louis XV et Louis XXI. C'est terrible.

    Mais, puisqu'on nous propose cette date de 1750 comme point de division, il nous suffira de rappeler que les séditions et les émeutes pour le pain sont loin de diminuer dans la deuxième moitié du siècle. Dans la Normandie seulement, les séditions de 1752, 1764, 1765, 1766, 1767, 1768 sont restées célèbres ; le pays tout entier est désolé par ces révoltes, souvent sanglantes, et il n'est pas d'année qui ne soit marquée par plusieurs émeutes dans les provinces, en même temps qu'à Paris. 

    Qu'importait pour le pauvre de la campagne une amélioration dans la situation du gros propriétaire, et même du moyen propriétaire ? Déjà en 1739, on essayait de calmer de légitimes impatiences en disant que la saison était belle, et que la récolte promettait beaucoup : « Je demande, répliquait d'Argenson, ce que la récolte donnera aux pauvres. Les blés sont-ils à eux ? La récolte appartient aux riches fermiers qui, eux-mêmes, dès qu'ils recueillent, sont accablés de leurs maîtres, de leurs créanciers, des receveurs de deniers royaux, qui n'ont suspendu leurs poursuites que pour les reprendre avec plus de dureté. »

    Même quand le pain n'est pas en hausse, la journée étant de 19 sous en moyenne (chiffre approximatif), comment le travailleur peut-il se nourrir décemment ? Le pain de froment vaut, dans le temps normal, 3 à 4 sous la livre, et, suivant le calcul de Taine, le travail annuel de l'ouvrier rural pouvait lui procurer 959 litres de blé au lieu de 1851 comme aujourd'hui ; son bien-être se serait accru depuis, de 93 pour 100, celui d'un maître valet de 70 pour 100, celui d'un seigneur de 125 pour 100. 

    Ces chiffres nous donnent une idée du malaise de cette époque. Aussi la plupart des paysans ne mangent-ils que du maïs, de la mixture, de l'avoine, du sarrasin, des châtaignes (la pomme de terre est à peine connue). Ne parlons pas de viande de boucherie. La maison du paysan est un taudis en pisé, sans fenêtre, avec pour plancher la terre battue ; c'est là qu'ils se réfugient, « faibles, exténués, de petite stature, » ces campagnards du bon vieux temps, déguenillés, vêtus souvent de haillons de toile au gros de l'hiver, n'ayant parfois ni bas, ni souliers ou sabots, portant ailleurs des sandales, souliers de cordes ou courroies.

Variante du texte précédent dans la réédition Slatkine reprints, Genève 1970 :

Même quand le pain n'est pas en hausse, comment le travailleur peut-il se nourrir décemment ? Au temps de Louis XI, le salaire d’un journalier des champs était de 3 fr 60 par jour et celui d’une journalière de 2 fr 30 sans nourriture ; au temps de Colbert, il est pour le journalier de 1 fr 60 ; s’il remonte un instant sous le ministère de Fleury, il redescend de nouveau et devient de 1 fr 64, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il y a des journaliers qui gagnent avec la nourriture 63 centimes, d’autres 51, des journalières qui gagnent 28 centimes. Trop heureux encore sont ceux qui trouvent de la besogne ! Les chômages sont réguliers dans la morte saison, et très fréquent le reste de l’année. De plus, le paysan du moyen âge avait dans les « droits d’usage et de vaine pâture » des ressources précieuses qui lui permettaient d’échapper à la misère ; à mesure que la propriété collective rurale disparait, ces droits sont abolis et la détresse devient de plus en plus grande. Aussi peut-on s’imaginer quel est l’ordinaire du paysan du XVIIe siècle. Pas de viande ; depuis le moyen âge la viande a régulièrement renchéri, et c’est fête exceptionnelle que celle où l’on peut « manger chaire ». Pas de vin : « Sur 1000 habitants de mon village, déclare un curé de Picardie, je suis convaincu que 950 n’ont jamais bu de vin. » La pomme de terre ne se répand comme aliment pour l’homme qu’à la fin du siècle. Restent les pois, fèves, haricots, lentilles ; les légumes sont plus chers que de nos jours, le beurre et le lait aussi, le sel atteint des prix exorbitants. Quant à la maison du paysan, c’est un taudis en pisé, sans fenêtre, avec pour plancher de la terre battue ; c’est là qu’ils se réfugient, « faibles, exténués, de petite stature », ces campagnards du bon vieux temps, déguenillés, vêtus souvent de haillons de toile au gros de l’hiver, n’ayant parfois ni bas ni souliers ou sabots, portant ailleurs des sandales, souliers de cordes ou courroies.

    Ne nous fions pas à ces tableaux idylliques, peints par des gens intéressés à faire croire que tout est bien, ou décidés d'avance à nous représenter des pastels dignes de Virgile ou de Florian.

    Que de peintures, devons-nous dire : naïves ? de réjouissances populaires, de bourrées au son de la musette, de danses aux accords des hautbois, de rondes aux accords des violons ! 

    « Le Français, écrit l'auteur de l’Anti-Financier, se livre à la joie dans le sein de la misère. » (Il s'agit de Darigrand dont le livre fut condamné à être brûlé) 

    C'est entendu, mais le misérable qui a festoyé de nos jours lors de la fête nationale, se réveille le lendemain plus misérable encore : il a dépensé les quatre sous qui lui restaient pour acheter du pain, et il a mal à la tête. 

    A ces peintures arcadiennes opposez le tableau réaliste de la fête votive du Mont-Dore que nous présentent les Mémoires de Mirabeau :

« Les sauvages descendant en torrent de la montagne, le curé avec étole et surplis, la justice en perruque, la maréchaussée, le sabre à la main, gardant la place avant de permettre aux musettes de commencer la danse interrompue un quart d'heure après par la bataille, les cris et les sifflements des enfants, des débiles et autres assistants, les agaçant comme fait la canaille quand les chiens se battent, des hommes affreux, ou plutôt des bêtes fauves, couverts de sayons de grosse laine, avec de larges ceintures de cuir piquées de clous de cuivre, d'une taille gigantesque rehaussée par de hauts sabots, s'élevant encore pour regarder le combat, trépignant avec progression, se frottant les flancs avec les coudes, la figure hâve et couverte de leurs longs cheveux gras, le haut du visage pâlissant et le bas se déchirant pour ébaucher un rire cruel et une sorte d'impatience féroce... »

    Oh ! comme nous sommes loin du pâtre de Sicile qui chante Bombyca, la délicate enfant, blonde comme le miel, et du berger des rives du Mincio qui apprend aux forêts à redire le nom de la gracieuse Amaryllis ! Comme nous sommes près des animaux farouches, mâles et femelles, répandus par la campagne, dans les dernières années du XVIIe siècle, comme nous sommes dans la vivante et saisissante réalité !

    Je le sais, il y a plus d'un témoignage qui nous présente la France du XVIIIe siècle comme un pays de cocagne. Déjà en 1658, Melle de Montpensier nous affirmait que les paysans de la Dombe mangeaient de la viande quatre fois par jour. Ils avaient beau ne pas payer la taille, je ne me résous pas à croire les Mémoires sur parole. 

    En 1728, un écrivain nous dit : « On ne saurait croire combien les paysans sont heureux maintenant... qu'un chacun mange en repos sans crainte d'être maltraité de personne. » Ne pas craindre son voisin est, en effet, une condition pour bien digérer, mais encore faut-il avoir de quoi manger ! 

    Lady Montague déclare en 1739 : « Les villages sont peuplés de paysans forts et joufflus, vêtus de bons habits et de linge propre. On ne peut imaginer quel air d'abondance et de contentement est répandu dans tout le royaume ». En 1739 ! Lady Montague n'a pas de chance ! C'est précisément l'année où d'Argenson nous a exposé d'un bout à l'autre les misères de notre pays, peut-être plus terribles que durant le reste du siècle. 

    Walpole écrit en 1765, à propos d'un voyage dans l'Artois : « Les moindres villages ont un air de prospérité et les sabots ont disparu ». Il s'agit de savoir s'ils avaient été remplacés. Quand serons-nous moins crédules pour les impressions de voyage ? D'une façon plus générale, n'avons-nous pas le droit, en présence des documents de premier ordre que nous possédons, de refuser toute confiance à ceux qui s'évertuent à nous prouver que le paysan pouvait louer Dieu de toutes choses ? Quand tout le monde, même à la Cour, est ému, en 1730, de l'état des campagnes, pensez- vous qu'il n'y ait pas des gens pour trouver que tout ne va pas si mal ?

    « Cependant, écrit d'Argenson, M. Orry vante l'aisance où se trouve le royaume, la régularité des paiements, l'abondance de l'argent dans Paris, et qui assure, selon lui, le crédit royal. » Six ans plus tard, lorsque d'Argenson est apitoyé sur les pauvres gens qu'il voit « périr de misère » dans sa paroisse, il entend de ses propres oreilles « un élu qui est venu dans le village où est sa maison de campagne, et qui dit que cette paroisse devait être fort augmentée à la taille de cette année, qu'il y avait remarqué les paysans plus gras qu'ailleurs, qu'il avait vu sur le pas des portes des plumages de volaille, qu'on y faisait donc bonne chère, qu'on y était bien... ».

    On va dire que le paysan trompait son seigneur et le collecteur d'impôts, et qu'il s'évertuait à paraître plus dénué de tout qu'il ne l'était réellement. Mais d'Argenson n'avait pas été dupé lorsqu’il avait assisté à l'arrivée des huissiers et des collecteurs, suivis de serruriers, « ouvrant les portes, enlevant les meubles et vendant tout pour le quart de ce qu'il vaut », au départ des journaliers pour la corvée, à l'écroulement des maisons qu'on ne relève pas, à l'exode des manouvriers vers les petites villes ; il avait bien vu, de ses propres yeux vus, ces trente garçons et filles qui refusaient absolument de se marier, etc.... Méfiez-vous, dit-on encore, des cahiers des Etats généraux ! On avait demandé aux paysans de rédiger des doléances, ils rédigeaient des doléances ; ils cherchaient par tous les moyens à se rendre intéressants. D'abord, il y a dans un certain nombre de cahiers des plaintes si déchirantes que leur sincérité ne fait aucun doute, et puis nous avons encore une fois des vérifications faciles. Il semble même qu'à cette époque certains intendants devinent que leurs rapports seront taxés d'exagération. L'intendant d'Orléans expose qu’« en Sologne de pauvres veuves ont brûlé leurs bois de lit, d'autres leurs arbres de fruitiers » pour se préserver du froid, et il ajoute : « Rien n'est exagéré dans ce tableau, le cri du besoin ne peut se rendre, il faut voir de près la misère des campagnes pour s'en faire une idée. »

    Rien n’est exagéré, ce sont les intendants qui l'affirment, et si l'on veut que nous n'adoptions pas sans contrôle les rapports des intendants, je le veux aussi, et, quand j'ai contrôlé leurs affirmations, je suis bien forcé d'ajouter foi aux faits qu'ils consignent, si invraisemblables qu'ils soient au premier abord.

    Je ne suis pas non plus d'avis que la classe rurale était moins malheureuse au XVIIIe siècle qu'autrefois, parce que le nombre des petits propriétaires avait augmenté. Nous sommes revenus aujourd'hui des espérances illusoires que nos pères avaient placées dans le développement de la petite propriété paysanne. Le cultivateur qui a un lopin de terre trop petit pour vivre et qui doit travailler les champs des voisins, est-il vraiment plus fortuné que l'ouvrier ? Il a, en plus, des soucis et des dettes ; c'est le plus clair de ses avantages. Ajoutons que, pour qu'un champ devienne fertile, il faut avancer bien de l'argent ; cela sera d'autant plus vrai à mesure que l'agriculture sera forcée de s'organiser suivant le mode industriel. 

    Surtout, n'oublions pas qu'une des causes principales de la misère pour le paysan de l'ancienne France, c'est la multitude des impôts énormes, iniques, de toute nature, qui pèsent sur ses seules épaules. Or, le manouvrier peut encore ruser avec le fisc ; celui qui a des biens au soleil n'échappe pas aux exigences multiples des collecteurs. Un paysan arrive à dissimuler des vivres, comme celui dont nous parle Rousseau ; le sol qu'il travaille et qu'il arrose de ses sueurs ne saurait être soustrait aux charges. Taine calcule que la taille et la capitation passent de 66 millions en 1716, à 93 en 1759, à 110 en 1789, et que l'impôt passe de 283.156.000 livres en 1707, à 476.294.000 en 1789. Le petit propriétaire paie pour la plus grande partie la différence. Il lui eût mieux valu se donner moins de tracas, moins de peine pour arriver au même résultat : c'est-à-dire pour manquer de pain.

    La preuve indiscutable de la misère qui désole également la ville et la campagne, c'est l'accroissement formidable des mendiants. Certes, la mendicité est une des plaies constantes de l'ancien régime ; profession légalement reconnue au moyen âge, l'état de mendiant est un état comme un autre ; mais, à partir de la fin du XVIIe siècle, le corps social étant plus malade, ces parasites se développent et pullulent à qui mieux mieux. 

    En 1739, d'Argenson nous raconte qu'ils sont des milliers : "Un conseiller, qui vient de faire un séjour de deux mois dans le Perche, où sont situées ses terres, m'a dit n'y avoir vu qu'un tas de coquins qui ne veulent point travailler et que l'on perd en leur faisant l'aumône. Il a persuadé tout de bon au ministère, que c'est une habitude de paresse qui corrompt les mœurs des provinces. C'est ainsi que j'ai entendu accuser de pauvres enfants sur lesquels opérait un chirurgien, d'avoir la mauvaise habitude d'être criards."

    D'Argenson, du moins, ne se fait aucune illusion sur l'efficacité des mesures si nombreuses prises au XVIIIe siècle contre la mendicité. Malgré les édits les plus sévères, les rafles répétées, malgré les efforts de la charité officielle et privée, la quantité de mendiants valides devient de plus en plus considérable. Le mal est trop profond pour être même allégé par des moyens empiriques. La société a besoin d'un sang nouveau ; l'ancien est trop vicié pour que ces dartres disparaissent. 

Page 347.

    A Paris, le recensement de 1791 comptera 118.784 indigents sur 65o.ooo habitants ; à Lyon, où les institutions de bienfaisance ont toujours eu une floraison si remarquable, 3o.ooo ouvriers attendent leur subsistance de la charité publique, en 1787 ; sur 900 paroissiens à Saint-Malo, 225 sont des miséreux

    Mercier qui nous peint le peuple "mou, pâle, petit, rabougri", a vu les vagabonds, à la porte des couvents, présentant chacun leur écuelle au moine qui porte la soupe, et se jetant sur cette pitance comme des chiens affamés ; véritables chiens de ruisseau en effet, que les voitures écrasent, que les soldats du guet, les "tristes à patte", dispersent à coups de pied et à coups de poing-, et qui s'éloignent en hurlant pour se réunir au coin de la rue voisine. Il y a de tout dans ces fainéants dangereux, des repris de justice de toute marque et de tout calibre, prêts à se transformer en assassins et en émeutiers. 

    A la campagne, ils sont plus dangereux encore : là, les chiens deviennent loups. Contrebandiers à leurs heures ou faux-sauniers, ils tuent, pillent, rançonnent. La maréchaussée, avec ses 3756 hommes, est toujours sur les dents. Ils renouvellent les exploits des voleurs du moyen âge, et torturent leurs victimes pour leur faire avouer où elles ont caché leurs écus. Ils lèvent de nouveaux impôts sur le fermier, et se présentent après le collecteur pour s'emparer du morceau de pain qui peut rester. On en prend jusqu'à 5o.ooo en une fois (1767), et, quand il y a de la place dans les dépôts ou les maisons de force, on les y engloutit par centaines, quelquefois pêle-mêle avec de pauvres diables qui n'ont aucun droit à cet honneur. Mais le logement ne suffit pas ; il faut de l'argent pour nourrir cette engeance ; ils coûtent au roi cinq sous par tête et par jour, de quoi renouveler leur paille, leur eau, leur pain et leur graisse salée. L'opération achevée, c'est comme si on n'avait rien fait. La diminution du nombre des bandits n'est pas sensible. On lit dans la correspondance de Voltaire :

    « La mendicité vient d'être défendue en France ; les maréchaussées ont des ordres sévères à cet égard ; cependant je vois une foule de mendiants sous mes yeux mettre impunément à contribution les villes et les campagnes, et faire parade de leur oisiveté comme d'une vertu. Est-ce pour les favoriser qu'on enlève les véritables pauvres ? »

    Les mêmes plaintes sont sans cesse répétées. On finit par ne plus prendre au sérieux ni les édits ni les mesures qui les suivent, et, après l'expulsion des mendiants qui a lieu en 1764, un Monsieur Nogaret écrit une « Lettre d'un mendiant au Public », une plaisanterie qui a du succès. Le Parlement de Bretagne se plaindra que « les villes soient tellement peuplées de mendiants qu'il semble que tous les projets formés pour bannir la mendicité n'ont fait que l'accroître ». Tous ceux qu'on relâche, après leur avoir fait promettre de travailler, recommencent leur vie de fainéant. Le « mendiant de race », suivant le mot de Mercier, ne veut pas faire autre chose.

    Le voudrait-il que l'état de la société ne lui permettrait pas de se réhabiliter. La vérité est dans cette phrase des procès-verbaux d'une Assemblée provinciale '' : « Excessive en elle-même, la misère des campagnes l'est encore dans les désastres qu'elle entraîne ; il ne faut point chercher ailleurs la source effrayante de la mendicité et de tous les vices. » Dans ce beau pays d'Artois, où Walpole a admiré le spectacle de la félicité publique, « sur 130 maisons, 60 sont sur la table des pauvres » ; là où la moitié des habitants implorent la charité pour vivre, quel système pourrait venir à bout des mendiants de profession ? 

    Arrivent les bourrasques populaires, et ces meurt-de-faim précéderont les ouvriers et les paysans ; habitués aux rencontres avec les soldats du guet et la maréchaussée, moins soucieux d'une existence qu'ils ont exposée si souvent, les chiens et les loups se précipiteront sans quartier, sans merci, seront massacreurs ou massacrés. La faute en est à l'ancien régime : « Toutes les institutions, écrit Taine, semblent d'accord pour multiplier ou tolérer les fauteurs de désordre, et pour préparer, hors de l'enceinte sociale, les hommes d'exécution qui viendront la forcer. »

Marius Roustand


Mesures prises pour lutter contre la misère.

L'enfermement des pauvres !

    Une politique de l'enfermement des pauvres avait commencé en France au 16ème siècle lorsque François 1er avait décidé d'enfermer les pauvres "marauds, vagabonds, incorrigibles, belistres, ruffians, caymans et caymandeuses" dans de petites maisons.

    Sous le règne de Louis XIV, la Fronde ayant engendré une crise économique grave et un développement de la pauvreté, le 27 avril 1656, le pouvoir royal avait créé l'Hôpital général, qui avait pour objectif de rassembler les vieillards, les enfants orphelins et les malades et de mettre au travail les mendiants afin de « sauver leurs âmes ». Il fut presque immédiatement considéré comme une maison de correction et bientôt une « force », c'est-à-dire une prison dans laquelle on enferma également les femmes condamnées qui ne pouvaient être envoyées aux galères. Partout en France, commença une politique d'enfermement des mendiants, vagabonds et prostituées qui furent alors internés dans des asiles publics placés sous le contrôle de l'Hôpital général.

    En août 1670, une ordonnance criminelle avait énuméré quelques pénalités de l'ancien droit : amendes, blâme, châtiments corporels (essentiellement le fouet), bannissement, galères et mort. La prison demeurait un lieu de sûreté (pour qui ?), sans être une peine. De même, dans toute l'Europe, des institutions d'enfermement et de mise au travail des pauvres se multiplièrent.

    C'est ainsi qu'à Paris, les établissements de la Salpêtrière, la Pitié et Bicêtre, eurent à charge d'accueillir selon les termes mêmes de l'Édit de 1656 les pauvres « de tous sexes, lieux et âges, de quelques qualité et naissance, et en quelque état qu'ils puissent être, valides ou invalides, malades ou convalescents, curables ou incurables ».

Hôpital de la Salpêtrière

Ne nous méprenons pas sur le sens du mot hôpital

    Bien que l'Hôpital général comptât dès sa création un médecin, un chirurgien et un apothicaire, il n'était absolument pas un établissement médical. Il comprenait bien sûr, comme plus tard l'Hôtel des Invalides, un service de santé minimal pour ses « pensionnaires ». Il semblerait même qu'une infirmerie ait été construite en 1658.

    L’objectif de l’hôpital était avant tout de « regrouper » les miséreux, aucunement de les assister (sinon en les en leurs offrant charitablement les saints sacrements lors de leur mort.) Malgré tout, les malades « sérieux » devaient être envoyés à l'Hôtel-Dieu, dont la destination proprement médicale s'affirma progressivement à partir de 1656.


Au 18ème siècle, les pauvres deviennent des fainéants délinquants.

    Ce 8 août 2023, je me rends compte que ce paragraphe mérite de devenir un article à lui seul. Celui-ci est déjà si long ! Je traiterai donc ce thème lors d'un prochain article.

En attendant, vous pouvez lire les articles suivants :


Un rouage ignoré.

    Peut-être commencez-vous de mieux comprendre la fonction de ce rouage trop ignoré, que fut la misère, au sein de la machine infernale révolutionnaire ?

    En renversant l'ancien régime dans le but louable d'améliorer la société, les aimables nobles et bons bourgeois, ces "honnêtes hommes" éclairés par l'esprit des Lumières, ouvrirent les portes de l'arène à cette population de "meurt-de-faim". 

    Dans un premier temps, comme nous l'avons vu, ils utiliseront - manipuleront ces désespérés pour créer un désordre qu'ils espéreront momentané, le temps de renverser l'ancien monde. Mais très vite, ils en perdront le contrôle. Ce peuple délivré de ses chaînes, demandera vengeance et pour cela il lui faudra toujours plus de têtes, toujours plus de sang.     Nous le verrons d'ailleurs par la suite, les "grands hommes de la Révolution", contrairement à l'image qu'on nous en donne habituellement, tenteront bien souvent de canaliser ce raz de marée de violence. 

    C’est ce que tentera de faire Danton, lorsqu’à son instigation la Convention instituera un Tribunal criminel extraordinaire, plus tard appelé Tribunal révolutionnaire. Le but de cette cour de justice sera de lutter contre « toute entreprise contre-révolutionnaire, tout attentat contre la liberté, tout complot royaliste ». Mais en faisant allusion à la période de troubles et de massacres que vivait alors la France, Danton déclarera : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être »Le 1er septembre 1793, Danton dira même : "Le tribunal révolutionnaire ne travaille pas assez, il n'y a pas assez de têtes qui tombent, JE DEMANDE UNE TÊTE PAR JOUR !"  Nous aborderons cette période terrible plus tard.

    En attendant, vous pouvez lire mon article qui traite précisément de la Violence sous la Révolution :"A propos de la violence de la tempête révolutionnaire".


Un mot sur la Révolution industrielle...

    Je vous conseille également de lire mon article évoquant l'achat par le Duc d'Orléans des droits sur leurs machines à tisser, dans lequel je traite de la Révolution industrielle. Le capitalisme, moteur de la révolution industrielle, n'a pas créé la misère, il a choisi de la considérer comme une ressource et de l'exploiter, comme toutes les autres ressources naturelles. Cela dit sans jugement de valeur, car l'humanité fonctionne ainsi. Cliquez sur l'image ci-dessous :


Merci de m'avoir lu.

Bertrand Tièche


Post Scriptum :
Les mémoires du Marquis René Louis de Paulmy d'Argenson sont consultables, via la fenêtre ci-dessous, sur le site de la BNF.


Google propose également nombre de ses volumes : 

mardi 4 août 2020

Peuple ou populace ?

Article mis à jour le 3 septembre 2023.
Peuple ou populace ?

    Nous nous étions posés ensemble le 28 juillet dernier, la question de l’usage du mot "brigands" pour désigner les foules en colère, plutôt que celui d’émeutiers. Le mot "émeutier" existait déjà au 18ème siècle, sont l’étymologie le reliant à l’ancien participe passé du verbe émouvoir (agir sur le coup d’une émotion).

    Posons-nous aujourd’hui la question de l’usage du mot populace, plutôt que celui de peuple ; "populace" étant un mot péjoratif (insultant) pour désigner le peuple.
    L’idée m’en est venu hier soir à la suite d'un échange courtois avec un visiteur de ma page. Mon interlocuteur, en toute bonne foi j’en suis sûr, opposait à ce qu’il supposait être mon idéalisation de la Révolution française, les horribles violences de la populace et il évoquait Chateaubriand pour appuyer son dire.

    Un mot au passage pour vous assurer que je n’ai plus l’âge d’idéaliser ni rien ni personne. J’ai depuis longtemps perdu mes illusions et cela me donne d’ailleurs plus de liberté pour penser, y compris pour penser contre moi-même et mes éventuels a priori.

Pourquoi ?

    Pourquoi pour le même événement, selon l'auteur et l'époque, désigne-t-on les acteurs, sous le nom de populace, plutôt que celui de peuple ?

    Il était tard et je tapotais péniblement sur le clavier de mon smartphone. Mais parmi mes arguments, j’essayais d’expliquer à mon interlocuteur qu’un peuple accablé par l’ignorance, la superstition et surtout la misère, ne pouvait finalement que ressembler à une « populace ».     De même, si vous prenez un peuple bien policé, mais que vous décidez de le priver d’instruction et que peu à peu vous le poussez dans la misère en lui retirant progressivement ses biens, il suffira d’une génération à peine pour qu’il devienne "une populace".

Chacun voit le monde à sa fenêtre

François René de Chateaubriand
    Chateaubriand écrit bien, c’est certain. Mais dans le monument à son auguste personne qu’il réalise en rédigeant ses mémoires d’outre-tombe, devons-nous prendre tout ce qu’il dit pour paroles d’évangile, sous prétexte que c’est bien écrit ? Ne doutons pas de sa sincérité bien sûr ! Mais comme disait ma grand-mère : « Sincérité n’est pas vérité ».

    Chateaubriand, comme vous et comme moi, voyait le monde au travers de la petite fenêtre de sa personnalité. Il faut regarder par de nombreuses fenêtres, c’est-à-dire de nombreux témoignages, pour avoir une idée un peu plus précise du monde.

    Un bon exemple est celui de son poignant témoignage sur le cortège des assassins de Foullon et Berthier, passant devant les fenêtres de son hôtel. Je vous avais parlé de ce tragique événement le 22 juillet dernier.


Lisons ce passage, extrait du livre V de ses mémoires d’outre-tombe :

« … j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons ; nous entendons crier : « Fermez les portes ! Fermez les portes ! » Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue ; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique : c’étaient les têtes de MM. Foullon et Bertier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : « Brigands ! M’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. »

    Assurément, cette scène est aussi abominable qu’elle est admirablement écrite. La populace, terme qu’il utilisera souvent par la suite, y est représentée avec toute l’horreur qui fait tant frémir les nostalgiques de l’ancien régime.


    Depuis une autre fenêtre, il y eut un autre témoin de cette scène atroce, qui lui aussi en rendit compte par écrit, non-pas dans d’imposants mémoires construits pour la postérité, mais juste dans une lettre à sa jeune épouse. Ce fut François Noël Babeuf.

    Souvenez-vous, je vous en ai parlé le 22 juillet. Voici un extrait de son courrier :

« Les supplices de tout genre, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares, parce qu’ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé. »

    Plutôt que de vouloir "quitter la France pour quelque pays lointain", afin de fuir ces "cannibales", comme l’écrivit le divin Chateaubriand, Babeuf devient un révolutionnaire, dans le but de rendre sa dignité à ce peuple avilit par ses maîtres.

    Ces deux témoignages bien différents (ces deux petites fenêtres humaines), vous montrent la différence qu’il y a, entre proférer des sentences définitives du haut des tours de son château et faire l’effort de comprendre le pourquoi d’un événement pour essayer ensuite d’améliorer les choses.

Un Chateaubriand bien mal placé...

Arthur Young
    Lorsque je vous ai dit plus haut qu’un peuple maintenu dans l’ignorance, la superstition et l’horrible misère ne pouvait ressembler qu’à une populace, je me suis souvenu un passage d’un livre que j’adore. Il s’agit de l’ouvrage dans lequel l’agronome anglais Arthur Young rendit compte de ses trois voyages en France en 1787, 1788 et 1789. Je vous en conseille très vivement sa lecture. Vous y découvrirez une France du 18ème siècle, bien différente des tableaux champêtres idylliques représentés sur les tapisseries d’Aubusson ou les toiles de Jouy.

    Le 1 er septembre 1788, Arthur Young fit cette description saisissante de Combourg et de son château, celui de notre cher Châteaubriand :

« Combourg. Le pays a un aspect sauvage ; la culture n’est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de Combourg est une des plus ignoblement sales que l’on puisse voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c’est plutôt un obstacle aux passants qu’un secours. Il y a cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s’arrangent d’un séjour au milieu de tant de misère et de saleté ? Au-dessous de ce hideux tas d’ordures se trouve un beau lac entouré de hais bien boisées. »

    Lisez l'article que je lui ai consacré : Les voyages en France d'Arthur Young, à lire absolument."

    Vous voudrez bien convenir avec moi que le domaine de notre immortel écrivain, n’était pas bien reluisant…

Le château de Combourg, si bien décrit par notre ami Arthur Young

Encore une petite question.

    Une dernière question mérite selon moi d’être encore abordée, pour clore momentanément ce sujet (car nous y reviendront, bien sûr).

    Un peuple inculte, sale et affamé est-il obligatoirement méprisable ? Comme dit plus haut, je vous répondrai que cela dépend de la sensibilité, certains diraient du cœur, de celui ou celle qui observe ce peuple. Voilà pourquoi, afin de conclure cet article, je vous donne à lire cette description qu’Arthur Young fit d’une pauvresse qu’il rencontra sur un chemin de Champagne le 12 juillet 1789, alors qu’il cheminait vers Metz :

« En montant une côte à pied pour ma jument, je fus rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du temps ; je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari n’avait qu’un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval : cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 livres) de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards d’avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et autres impôts.
    Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était tout employé à la soupe. — Mais pourquoi, au lieu d’un cheval, ne pas nourrir une seconde vache ? — Oh ! Son mari ne pourrait pas rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les ânes ne sont pas d’un usage commun dans le pays.
    On disait, à présent, qu’il y avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les malheureux de sa classe ; mais elle ne savait ni qui ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits nous écrasent…
    Même d’assez près on lui eût donné de 60 à 70 ans, tant elle était courbée et tant sa figure était ridée et endurcie par le travail ; elle me dit n’en avoir que 28.
    Un Anglais qui n’a pas quitté son pays ne peut se figurer l’apparence de la majeure partie des paysannes en France : elle annonce, à première vue, un travail dur et pénible ; je les crois plus laborieuses que les hommes, et la fatigue plus douloureuse encore de donner au monde une nouvelle génération d’esclaves venant s’y joindre, elles perdent, toute régularité de traits et tout caractère féminin.
    A quoi attribuerons-nous cette différence entre la basse classe des deux royaumes ? Au gouvernement. »

    Après avoir lu cela, je me suis soutenu de l'introduction de l'un des chapitres du livre "Les origines de la France contemporaine", écrit par l'historien Hippolyte Taine. Lisez... 

La Bruyère écrivait juste un siècle avant 1789 : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » — Ils en manquent pendant les vingt-cinq années suivantes, et meurent par troupeau (…) 


Depuis ma petite fenêtre...

    J’espère de tout mon cœur, que mes modestes articles vous aident à voir autrement la Révolution française, voire le temps présent, et ce, même si c’est au travers de ma petite fenêtre.

Merci de m'avoir lu...

Bertrand Tièche


"La famille pauvre" par Jean-Baptiste Greuze, en 1789.