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samedi 5 novembre 2022

Jacobins vs Girondins - L'historien Jean-Clément Martin vous explique ce mythe politique #lisezjeanclémentmartin

 

L'historien Jean-Clément Martin

Le Boss.

    Si l'histoire de la Révolution française vous intéresse, et c'est le cas puisque vous lisez cette page, vous devez connaître l'historien Jean-Clément Martin. C'est actuellement une référence. J'ai lu plusieurs de ses ouvrages. Sa réflexion est intelligente et claire, et surtout elle est exempte, autant faire se peut, d'esprit partisan. Il fait partie de cette nouvelle génération d'historiens qui semble attacher plus d'importances aux faits qu'aux idéologies. (Je rêve d'une époque où l'on parlera de la Révolution française aussi calmement que des guerres sociales romaines.)

    L'étude la Révolution française a tellement souffert de cette guerre de tranchées entre ceux qui la haïssent et ceux qui la vénèrent. Sa pensée ne pouvait donc que me convenir. De plus, il sait utiliser les nouveaux médias et l'on peut écouter nombre de ses conférences ou interviews sur YouTube.


Un mythe nuisible, celui des Girondins ;

    J'ai choisi ce court texte de Jean-Clément Martin à propos d'un mythe aussi pénible que nuisible. Nuisible parce qu'il sert encore d'outil pour penser, de grille de lecture, à nombre de personnes ignorant tout ou presque de la Révolution !

    Rendez-vous compte que Michel Onfray, le ravi de la crèche philosophique, ancien anarchiste hédoniste devenu poujadiste nationaliste grognon, a même publié en novembre 2017 dans le Figaro, un l'éloge de la révolution girondine intitulé "Dégageons les Robespierrots et lançons la révolution girondine !". Ce malheureux n'a pas échappé au piège dans lequel tombent tous les philosophes depuis Platon avec le tyran de Syracuse, celui de se mêler de la politique. 😊 Passons...

Petite minute d'autosatisfaction provinciale

Lisez plutôt des choses intelligentes.

    Ne boudez pas votre plaisir, lisez et écoutez Jean-Clément Martin !

À la suite de ce texte vous découvrirez des liens vers des podcasts et des vidéos du Boss, Jean-Clément Martin.

Un mythe politico-administratif, Girondins versus Jacobins ou Paris contre les provinces ?

 Administration & Education, Revue de l’AFAE., 2013, n° 3, p 137-140

    Parmi les querelles franco-françaises qui structurent notre pays, l’une des plus récurrentes tourne autour du rapport que la « province » entretient avec Paris ou, si on le dit autrement, à propos de l’opposition entre centralisation étatique et autonomie régionale. Car si personne – ou presque - ne se revendique plus « centralisateur » par peur de passer pour un « jacobin » archaïque, vaguement robespierriste, nul n’ose afficher des prétentions trop « décentralisatrices » pour éviter l’accusation de ruiner l’unité républicaine et passer pour un « girondin », voire un contre-révolutionnaire masqué. 

    Comment comprendre que dans un dédoublement proprement schizophrénique nous continuions à nous partager entre la dénonciation de l’hydre étatique et le rejet de l’éclatement provincial ? Le détour par la Révolution française, moment de cristallisation de nos passions, s’impose. 

    Dans l’imaginaire que nous prenons pour notre culture nationale, le couple « jacobins - montagnards » / « girondins », ou « centralisateurs » / « fédéralistes », est l’une des buttes témoins laissées par 1793. Depuis la Révolution française, le centralisme parisien est en effet identifié aux Montagnards confondus avec les Jacobins, notamment avec Robespierre, considéré comme leur meilleure incarnation, défenseur intransigeant de la République une et indivisible. 

    Autour d’eux et de la capitale, tout entière engagée dans la défense nationale, auraient rôdé Girondins et autres fédéralistes, rêvant de fractionner l’unité du pays en fédérations provinciales, quand ce ne serait pas en régions autonomes inspirées de l’Allemagne ou de l’Espagne. La traîtrise girondine aurait été aggravée par des liens plus ou moins affichés avec les royalistes, dont le meilleur exemple aurait été Charlotte Corday qui tua Marat la veille du 14 juillet 1793. 

    La force unificatrice de la France de l'an II, confondue avec celle des armées combattant aux frontières, aurait donc eu à affronter également les forces contrerévolutionnaires et destructrices de l'unité. 

    La dichotomie a l’avantage de la simplicité, mais l’inconvénient d’être une légende. Rappelons d’abord que Montagnards et Girondins furent deux composantes du club des Jacobins jusqu’à la fin 1792, quand les Girondins le quittèrent. A ce moment-là, ces derniers étaient au pouvoir, conduisant la guerre contre l’Autriche et la Prusse, pour laquelle ils mobilisaient toutes les énergies, ne supportant même pas que des municipalités puissent discuter les ordres de l’Assemblée. En parfaits centralisateurs, ils luttaient contre toutes les déviations possibles sur leur droite comme sur leur gauche. 

    En cela ils continuaient la politique centralisatrice, administrative et unificatrice menée depuis Paris (ou Versailles) par la monarchie dès Louis XIV, orientation que la Révolution, en 1792, plus qu’en 1789, reprit à son compte – comme Tocqueville le vit bien, plus tard.

    Ajoutons enfin que ces Girondins perdirent le pouvoir en mai 1793 parce qu’ils ne purent pas envoyer à l’échafaud les chefs sans-culottes, dont Marat. Ce furent eux qui y montèrent, obtenant le statut de victimes et faisant oublier qu’ils auraient pu entrer dans l’Histoire en tant que bourreaux. 

    A vrai dire, les « Girondins » n’ont jamais existé. Le mot « Girondins » rassemble en effet ceux qui, en 1792-1793, se qualifiaient éventuellement de Brissotins, de Rolandins ou de Buzotins et qui auraient été étonnés, alors qu’ils rivalisaient entre eux, qu’on puisse leur trouver une ligne commune, indulgente pour les ennemis de la Révolution et critique vis-à-vis de la prééminence de l’Assemblée nationale. « Girondin » est un mot inventé en 1847 par Lamartine, poète républicain modéré et historien occasionnel qui, pour faire carrière contre le roi Louis-Philippe 1er, écrivit une Histoire des Girondins avec laquelle il obtint un grand succès de librairie. Sous ce titre, il défendait une position républicaine, attachée au drapeau tricolore et hostile au drapeau rouge, récusant donc la révolution sociale et Robespierre. 

    En identifiant un groupe disparate à l’un de ses membres, Vergniaud, avocat à Bordeaux, Lamartine oppose une France provinciale et négociante à la Montagne, considérée comme typiquement parisienne. Si bien que les Girondins sont assimilés à un lobby proche de négociants cosmopolites mais soucieux de l’autonomie locale, contre les Montagnards aussi spartiates que centralisateurs. Les premiers sont donnés pour être partisans de la Révolution douce, ayant par exemple voté pour l’emprisonnement de Louis XVI alors que les seconds recourent à la violence et se prononcent pour la mort du roi. Reconnaissons que Lamartine réussit à faire passer cette vision personnelle comme réalité historique.

    Disons pourtant que ni les origines des députés, ni l’analyse de leurs votes en janvier 1793, ne confirment une distinction claire. Plus que deux groupes antagonistes, il y eut deux pôles cherchant à convaincre la majorité des députés de la justesse de leurs lignes. Au fil des conflits, les rattachements des députés à l’une ou l’autre orientation finirent par constituer des nébuleuses, consacrées parfois par des exclusions voire des condamnations à mort. Ainsi ce fut le plus souvent à titre posthume que les identifications entrèrent dans l’histoire. 

    C’est ainsi que le groupe girondin – gardons le mot puisque nous ne pourrons pas faire oublier l’invention de Lamartine – s’il n’eut pas de ligne unique, ne sut pas maîtriser le procès du roi et finit par être accusé de modérantisme voire de trahison par Robespierre. Si tous, Girondins et Montagnards, furent partisans du libéralisme économique et tous hostiles à un dirigisme d’État, les seconds nouèrent cependant une alliance tactique avec les sans-culottes. Ce mot, lui aussi indécis, recouvre en effet un rassemblement hétéroclite mais bien réel de militants urbains, armés, décidés à tout faire pour donner la victoire à une révolution plus ou moins égalisatrice, au moins communautaire. 

    Sans eux et la force armée dont ils disposent, la guerre, aux frontières et en Vendée, est perdue. Or les sans-culottes veulent que l’État exerce un contrôle économique tatillon sur les prix et les salaires, et ils entendent bien profiter de leur poids militaire pour mettre la main sur le ministère de la Guerre. Les Montagnards sauront s’allier avec eux, avant de s’en débarrasser une fois les victoires acquises. 

    En mai-juin 1793, les Girondins perdent le pouvoir, chassés par un coup d’état réalisé par les sans-culottes avec l’appui des Montagnards. Près d’une centaine de députés girondins sont emprisonnés, une vingtaine d’entre eux exécutée en octobre ; les autres réintégreront la Convention fin 1794 après la mort de Robespierre.

    La division interne aux Jacobins trouve ici son explication ; reste à comprendre l’accusation de fédéralisme. 

    Quelques-uns de ces Girondins battus sont partis qui à Bordeaux, qui à Caen, où des mouvements d’opposition au Paris des sans-culottes se développent. Au même moment, à Lyon, à Marseille ou à Toulon, dans des conditions très complexes, des révoltes anti-sans-culottes naissent également, amalgamant des royalistes heureux de jeter de l’huile sur le feu. 

    Dans l’Ouest en guerre ouverte contre les vendéens et les chouans, les Girondins ne veulent surtout pas affaiblir la République. Si bien qu’ils taisent leurs différends pour faire front commun contre le royalisme. Ce silence n’empêche pas les sans-culottes et les Montagnards de dénoncer comme « fédéralistes » tous ces mécontents bordelais, normands, lyonnais, ou marseillais…. au point de lancer des expéditions armées contre Lyon, Toulon et Marseille, tandis que Caen et Bordeaux font profil bas.

    Le mal était fait. Les Girondins furent assimilés aux fédéralistes, confondus avec la Contre-Révolution, donnant l’impression que le Paris montagnard et sans-culotte avait sauvé la Révolution et donc la République et la France. Quelques mois plus tard, les mêmes sans-culottes perdaient le pouvoir et parfois leur tête, avant que les Girondins ne ressortent des prisons pour revenir à la Convention.

    L’ultime renversement eut lieu en août 1794. Les Jacobins sont alors assimilés aux Montagnards et sont, avec Robespierre, rendus responsables de la Terreur. Tout trouve alors une cohérence autour de l’opposition Girondins/Jacobins, province/Paris, modération/violence, expliquant les conclusions de Lamartine et faisant définitivement oublier qu’il n’y eut jamais de lignes et de groupes clairement opposés l’un à l’autre, mais des arrangements liés aux circonstances et des alliances tactiques, et que tous les députés jacobins, Girondins et Montagnards ne voulaient pas dépendre d’autres forces politiques et défendaient le territoire national. 

    L’éviction des Girondins du pouvoir central au moment où la guerre menaçait le pays et leur lien, même ténu, avec les tentatives de résistance à Paris à l’été 1793, les rangent durablement du côté de la Contre-Révolution. Le succès littéraire de Lamartine interdit de revenir en arrière. La complexité des rivalités est irrémédiablement perdue alors que de grandes figures animent nos Panthéons : d’un côté, les Girondins banquettent la veille de leur exécution et vont à la mort, sereins, de l’autre, les sans-culottes sanguinaires emboîtent le pas à Robespierre, révolutionnaire exalté et sacrificiel. 

    Inutile de penser que les cadres de pensée changeront. S’il reste seulement le sentiment que les faits sont un peu plus compliqués que l’image qu’on en a, la partie ne sera pas perdue. 

Jean-Clément MARTIN

Références : Sur ces brouillages de lignes, Jean-Clément Martin, Contre-Révolution, Révolution et Nation. France 1789-1799, Paris, Le Seuil, Points, 1998 et pour une vision globale, Nouvelle Histoire de la Révolution française, Perrin, 2012.

 

Ci-dessous, quelques liens : 

Le podcast de France-Culture "Paris vs la France. Jacobins, Girondins, aux origines d’une défiance."


Les podcasts de Radio France :



Le Blog de Jean-Clément Martin sur le site de Médiapart :



Ses livres sur le site de la FNAC que l'on trouve partout ailleurs bien sûr !



Vidéo - Rencontre avec Jean-Clément Martin :



Vidéo - La Révolution française de 1789 un live Twitch sur la célèbre chaîne du Youtubeur Nota Bonus, preuve de l'aptitude de l'historien à aller vers les médias nouveaux.



Vidéo - Robespierre, la fabrique d'un monstre.



Vidéo - La Vendée de la mémoire.



mardi 1 novembre 2022

Georges Danton, ou l'étrange réhabilitation

Article en cours de rédaction au 14/02/2023


Monument dédié à Danton, Place Henri Mondor à Paris, 6ème arrondissement

Préambule.

    Je réalise ce jour (20/12/2022), que je ne pourrai pas achever le travail que je m'étais fixé en voulant étudier "autrement" la Révolution française jusqu'en 1794. La tâche est énorme. Au bout de 3 ans, j'en suis encore à 1789 dont je n'ai pas terminé la chronologie. Je vais ralentir mon rythme de travail et continuer de me concentrer sur l'année 1789. On comprend tellement de choses en étudiant 1789, que les années qui suivent semblent aussi logiques qu'inéluctables. Néanmoins je ne puis faire l'impasse sur certains des personnages "vedettes" de la Révolution qui, en 1789, ne sont pas encore au sommet de leur carrière révolutionnaire.

    Danton fait partie de ces hommes. Je l'ai déjà évoqué dans quelques articles, mais son heure de briller vraiment n'est pas encore arrivée en 1789. Je pense donc nécessaire de lui dédier un article spécial, et ce, d'autant plus que pour beaucoup de gens, il est l'un des grands personnages de la Révolution française !

    Comme beaucoup d'autres personnages historiques (comme la chère Olympe de Gouge par exemple), Danton est devenu un personnage conceptuel symbolisant des valeurs dont certaines l'aurait étonné. 

    J'ai lu récemment un commentaire faisant de lui un républicain ! Le magazine Géo et le site d'histoire Hérodote l'appellent "le sauveur de la Révolution" !

    Mais où sont-ils allés chercher cela ?

 

Le monumental Danton

    Rendez-vous compte que Danton est un des rares révolutionnaires à avoir sa statue sur une place parisienne et que de nombreuses rues portent son nom ! Je parle de vrais révolutionnaires, pas de Lafayette (déclaré traître à la Nation le 19 août 1792) dont la statue dans le 8ème arrondissement a été offerte par nos amis américains et encore moins de celle de son comparse Jean-Sylvain Bailly dont la statue de bronze a été fondue par le régime de Vichy en 1941. Il y a tout de même une statue de Bailly en façade de l'Hôtel de Ville de Paris (Puisqu'il fut proclamé Maire en 1789).

    Ci-dessous la statue de Lafayette (première version en plâtre et seconde version en bronze), et les statues de Bailly, celle fondue par Vichy et celle en façade de l'Hôtel de Ville. 

   



Pourquoi Danton ?

    Que lui vaut donc ce traitement de faveur, surtout à lui qui fut tout aussi violent que d'autres, sinon plus ? Et surtout lui, qui figura parmi les plus corrompus de tous les révolutionnaires ? C'est ce que nous allons essayer de comprendre dans cet article.

Georges-Jacques Danton en 1792 (33 ans)

Une étrange réhabilitation

    Sauf le respect que je vous dois chers lecteurs, je me demande si ce ne serait pas précisément son amour immodéré de l'argent qui lui a valu cette sollicitude particulière ? Les ennemis de la Révolution reconnaissant alors en lui un des leurs ? Vous comprendrez mieux ce que je veux dire lorsque vous lirez plus loin cette phrase : "un révolutionnaire qui trahit la Révolution mérite une récompense".

    Robespierre, lui aussi, aurait-il été pardonné s'il avait comme son ami Danton sombré dans la débauche et s'il s'était enrichi en se laissant corrompre et en magouillant sur les ventes d'armes ou de blé pour s'acheter des châteaux comme son ami Danton ?

    Danton, ou plutôt son étrange réhabilitation, pose vraiment question. Je vous conseille de lire l'article consacré à son procès sur le site du ministère de la Justice. On peut y lire que c'est pour "avoir trop prêché la clémence et la modération envers les "suspects" de la Terreur." qu'il a été condamné ! Lui qui a été l'inspirateur du tribunal révolutionnaire et qui disait haut et fort le 1er septembre 1793 : "Le tribunal révolutionnaire ne travaille pas assez, il n'y a pas assez de têtes qui tombent, JE DEMANDE UNE TÊTE PAR JOUR."

    Auprès de qui s'est renseigné le rédacteur de l'article du ministère ? L'histrion haineux Lorant Deutsch ? Ou le sympathique mais pas très sérieux Stephane Bern ? 😉 (Car oui, malgré son histoire France pour les grands-mères, je le trouve sympathique)

Lisez l'article étonnant du ministère de la Justice.

Cette étrange réhabilitation pose donc vraiment question. 


Une question philosophique ?

    Comprendre la réhabilitation de Danton, c'est peut-être aussi comprendre pourquoi de nos jours, les électeurs continuent d'accorder leur confiance à un homme ou une femme politique que l'on sait corrompu, tricheur, ou servant une cause à l'encontre de leurs intérêts.

    Les psychologues nous expliqueront que lesdits électeurs déduisent du comportement d'un politicien corrompu, que le tricheur est forcément plus malin que les autres. De plus, nos cerveaux de primates associent la richesse détenue par un mâle ou une femelle "alpha", à un signe de puissance ; puissance qui bien évidemment les protégera de l'hubris des mâles alpha de la horde voisine. Eh oui braves gens, l'espèce humaine est jeune ! Chronologiquement parlant, nous venons à peine de sortir des cavernes. Voilà pourquoi nous sommes encore accablés par de tels déterminismes anachroniques hérité de notre longue évolution de primates.


Monsieur Loyal

    Voilà pourquoi je vous propose de lire les deux longs textes ci-dessous, écrits chacun à des époques différentes par des historiens eux-aussi fort différents. Ils vous permettront de réfléchir aussi bien sur la personnalité de Danton, que sur la façon d'étudier l'histoire selon les époques ; sans oublier bien sûr la question philosophique posée ci-dessus.

    Ces deux textes sont déjà en accès libre sur le web et je ne ferai que les compléter par des liens et des images pour en faciliter et agrémenter la lecture.

    Je ne serai donc qu'un modeste Monsieur Loyal, ne faisant que présenter les artistes à qui revient tout le mérite de leur travail. Apprenez au passage que le vrai Pierre-Anselme Loyal, qui donna son nom à la fonction de présentateur des numéros de cirques, fut un contemporain de la Révolution dans les années 1780-90 à Paris. 😉

Un Monsieur Loyal de 1840
(Je n'ai pas de fouet, ni de moustaches)

Deux textes pour réfléchir


La Conférence d'Albert Mathiez en 1927

    L'auteur du premier texte fera peut-être sortir quelques-uns de leurs tranchées idéologiques, puisqu'il s'agit d'Albert Mathiez, connu à son époque pour ses sympathies envers le régime bolchévique né de la Révolution russe.

    Mais calmons-nous les amis ! Que savait-on vraiment du régime bolchévique quand ce texte fut écrit, en 1927 ? Il faut également se souvenir de ce qu'était la condition ouvrière dans ces années-là pour comprendre la bienveillance accordée par certains intellectuels à la Révolution russe.

Enfants travaillant dans une mine de charbon
 de Pennsylvanie aux USA en 1911.
Photo de Lewis Hine
(Avant l'horreur communiste) 

    Avant de l'accabler il faut également savoir qu'Albert Mathiez avait commencé son travail sur la Révolution française dès 1910, donc bien avant la Révolution russe !


    La Révolution française a beaucoup souffert par la suite des amalgames faits avec la Révolution russe (Et ne parle même pas des neuneus qui ont comparé par la suite les sans-culottes aux Khmers rouges ! ).
    L'énormité de la Révolution russe a fait de l'ombre à la révolution de 1789 et nombre de demi-habiles ont expliqué les excès de la Révolution russe par ceux de la Révolution française. On a également reproché à ce pauvre Mathiez une certaine bienveillance envers le "monstre de tous les monstres", à savoir Maximilien Robespierre...

Albert Mathiez

Aparté (médical) à propos de Robespierre 😉
 
    On a donc reproché à Mathiez sa compréhension, voire sa sympathie envers Robespierre. C'est hélas ce qui arrive à beaucoup de ceux qui se donnent la peine de s'intéresser vraiment à Maximilien Robespierre, qui est un personnage tellement atypique de cette Révolution.

    Comment effectivement ne pas mépriser un politique de son envergure ? Imaginez-vous que ce méchant drôle se contentait de ses appointements et qu'il avait choisi de vivre dans une modeste chambre louée par le menuisier Maurice Duplay, qui l'avait accueilli chez lui au 366 rue Saint-Honoré (actuel 398), après la fusillade du Champs de Mars (Quand Bailly fit tirer sur les pétitionnaires venus demander la destitution du roi après la fuite de celui-ci). Comment ne pas mépriser en effet un politique qui ne s'enrichit pas lors de son mandat et qui ne se consacra qu'à son travail, c'est-à-dire améliorer la situation du peuple et mener la guerre contre 11 armées étrangères qui avaient envahi la France, sans oublier la guerre civile contre les Vendéens qui attaquaient la France en son sein même ?

Maurice Duplay

    Certains ont cru trouver la faille en lui reprochant sa coquetterie vestimentaire. D'autres demi-habiles, ont trouvé suspect son absence de vie sentimentale, allant jusqu'à le suspecter de mœurs douteuses (douteuses selon eux). Que n'a-t-on pas dit à propos de Robespierre ? Certains neuneus l'ont même accusé de porter des culottes faites de la peau des décapités !

  Au risque de vous choquer (ou de perdre tout crédit auprès de vous), je vous dirais que Robespierre me fait penser à une sorte de Greta Thunberg de la Révolution. Tout comme l'écologiste militante qui veut sincèrement sauver la planète et croit à tout ce qu'elle dit, Robespierre lui aussi croyait sincèrement tout ce qu'il disait (comme le fit remarquer Mirabeau).
    Il aimait vraiment le peuple et il voulait sincèrement lui apporter le bien-être et la justice. Mais tout comme Greta, il lui manquait une forme de compréhension des autres, son empathie était maladroite...
    Je ne suis pas loin de me demander si tout comme Greta, il n'était pas atteint du syndrome d'Asperger, une forme d'autisme plus répandue qu'on ne le pense en politique (Thomas Jefferson, Vladimir Poutine, etc). Peut-être auriez-vous préféré d'ailleurs que je le compare à Poutine ?

    Le Syndrome d’Asperger est un handicap que l’on ne peut pas distinguer à l’œil nu. Sa différence se traduit par de nombreux symptômes : Hypersensibilité, forte dépendance au combat, passions vécues de manière obsessionnelle, réactions froides, contrôle maximum en toute situation, difficultés dans les relations sociales, difficultés à comprendre les métaphores, le sens figuré ou encore l’ironie, troubles dans la communication non-verbale, empathie défaillante, difficulté à prévoir les attitudes et les intentions des autres. Les autistes Asperger ne perçoivent pas instinctivement le "langage invisible" (postures, silences, regards, etc.) qui fait partie des interactions sociales, ce qui provoque en eux des comportements surprenants et inattendus, qui heurtent parfois les conventions sociales. Les autistes Asperger sont réputés directs et intègres… Vous voyez ce que je veux dire ? Un historien sérieux serait-il volontaire pour étudier cette piste ?

    Laissons cette question en suspens. Concernant Danton et Robespierre, je vous propose d'écouter ce podcast de France Culture sur la rivalité entre les deux "amis", en cliquant sur leurs portraits ci-dessous :


Revenons à Danton !

L'article de Jean-François Boisson de 1985

    L'auteur du second texte, Jean-François Boisson, a publié son texte intitulé "Danton : Réflexions sur une histoire interminable", en 1985, dans le numéro 74 de la très sérieuse revue "Raison présente. École – Société". Je n'ai pas trouvé d'informations sûres à propos de Jean-François Boisson. Mais le fait qu'il soit publié dans cette honorable revue montre qu'il bénéficiait pour le moins la confiance de ses pairs.

                                                     

    Il est intéressant de rappeler que deux ans auparavant était sorti au cinéma le très controversé film d'Andrzej Wajda, intitulé "Danton". Controversé car partisan, dithyrambique, voire hagiographique. Raison pour laquelle Jean-François Buisson évoque assez souvent ce film dans son texte.


Un mot sur le film de Wajda

    Concernant Wajda, je vous propose de regarde la bande annonce de son film à la fin de l'article (en bas de page). Il faut pardonner à l'artiste sa vision de la Révolution française. Comme beaucoup de Polonais il a été traumatisé par la Révolution russe et il ne peut s'empêcher de faire des amalgames anachroniques. La grande philosophe Hannah Arendt est allée encore plus loin dans la confusion partisane avec son essai "La révolution et les droits de l'homme".

    Vous pourrez constater dans cet extrait de film, avec étonnement peut-être, à quel point le personnage de Danton, interprété par le truculent et sympathique Gérard Depardieu, est immonde avec Robespierre. Bien sûr, tel que c'est filmé, c'est sensé rendre Danton sympathique...

Le Danton "athlétique" qui a peut-être inspiré Wajda pour confier le rôle à Depardieu.


Le vrai travail de Jean-François Buisson

    Jean-François Buisson réalise néanmoins un vrai travail critique sur les études précédentes concernant Danton, y compris celles de Mathiez. Mais il est malgré tout forcé de reconnaître la validité du travail de Mathiez. Voici ce qu'il écrit à la fin de son texte :

"Même en tenant compte aujourd'hui des correctifs apportés par Lefebvre et quelques autres, il est difficile de vouloir « ignorer » l'éclairage apporté par Albert Mathiez sur la politique de Danton. Personne n'a pu entamer valablement ses analyses et le dernier historien à reprendre le dossier Danton, Frédéric Bluche n'a pas hésité à écrire au début de son livre : 

"Si Mathiez s'est laissé emporter, la raison était insuffisante pour écarter ses arguments les plus gênants" (Danton - Librairie Acad. Perrin, avril 1984, p. 10).

et à ajouter en conclusion :

"Malgré les pièces et démonstrations accablantes apportées par Mathiez (...), malgré l'éblouissante synthèse, sévère mais nuancée, de G. Lefebvre, les thèses d'Aulard et de ses disciples ont la vie dure. Elles l'emportent encore largement dans la conscience historique des Français. L'immense talent du cinéaste polonais Wajda, auteur d'un Danton somptueux mais partial {1983) n'aura rien fait pour clarifier le débat (Idem, p. 487.)

    Les 74 premières pages du livres de Bluches (sur 496) sont consultables dans la fenêtre ci-dessous : 

" Bien entendu" Poursuit-il, "il est prudent de penser que l'histoire de Danton n'est pas achevée ; mais il n'est pas absurde de penser qu'elle a trouvé son terme en recevant ses caractérisations les plus essentielles du travail d'Albert Mathiez. Tant qu'on ne produira pas de pièces nouvelles ni d'arguments invalidants contre son dossier, il sera loisible à tout un chacun de considérer qu'il y a là quelque chose d'incontournable."

    Vous comprenez mieux à présent pourquoi je vous propose ci-dessous de lire la conférence donnée par Mathiez. 

 

Réputé pour sa laideur, nous disposons
malgré tout de nombreux portraits du grand homme.
Celui-ci fait moins peur.


Au travail ! Voici le premier texte.

Avertissement : Il date de 1927, mais ne vous laissez pas décourager par cette ancienneté. Mathiez a eu accès à des documents que nombre d'historiens actuels ne se donnent plus la peine de consulter, car beaucoup se contentent de reprendre ce que les plus anciens ont écrit auparavant. Le "copier-coller" fait des ravages de nos jours. 

J'ai fait apparaître mes explications complémentaires en bleu.


CONFÉRENCE de Mr Albert MATHIEZ,

Professeur à la Sorbonne.


Aux INSTITUTRICES et INSTITUTEURS de L’AUBE
Réunis en Assemblée Générale à l'Hôtel de Ville de Troyes, le 21 Juillet 1927.

MESDAMES, MESSIEURS, mes chers Collègues,


(…) « De quoi s'agit-il ? Il s'agit de savoir si les politiques et les publicistes qui, en 1887 et en 1891, ont élevé une statue à Danton, à Arcis-sur-Aube d'abord, à Paris ensuite au boulevard Saint-Germain, si ces publicistes qui ont prétendu réhabiliter le grand corrompu, un siècle après son supplice, ont eu raison contre la Convention nationale unanime, contre les contemporains unanimes, contre tous les républicains du milieu du XIXe siècle, également unanimes.

Statue de Danton et maison de Danton (Qu'il habita peu) à Arcis-sur-Aube.

  


    Il s'agit de savoir si les modernes et les récents apologistes de Danton, qui s'appellent le Docteur Robinet, M. Antonin Dubost, qui fut président du Sénat, M. Jules Claretie, directeur de la Comédie-Française, Alphonse Aulard, qui fut mon prédécesseur dans la chaire de la Sorbonne, si tous ces hommes ont produit à l'appui de cette réhabilitation tardive, des arguments valables, des arguments décisifs. Il s'agit de savoir si des documents de première importance ne leur ont pas échappé par hasard ; s'ils ont sainement interprété les documents anciens, et, en un mot, s'ils ont mieux jugé et connu Danton que les contemporains qui l'ont vu à œuvre et qui l'ont condamné.

Portraits de Messieurs Robinet, Dubost, Claretie et Aulard.
  


    Tel est le problème que j'ai à examiner : il est simple. Si Danton est innocent, le Comité de Salut public et le Comité de Sûreté générale, la Convention nationale tout entière qui l'ont condamné sont coupables d'assassinat. Et qu'on ne vienne pas me dire que les Comités étaient terrorisés, que la Convention était terrorisée. Des hommes comme Billaud-Varenne, qui fut le premier à demander la tête de Danton qu'il connaissait bien puisqu'il avait été son confident et son secrétaire, des hommes comme le grand Carnot, comme les deux Prieur, celui de la Marne et celui de la Côte-d'Or, comme Collot-d'Herbois, comme Jeanbon Saint-André, comme Cambon qui fut l'accusateur le plus précoce et le plus opiniâtre de Danton, ces hommes-là ne se laissaient pas si facilement terroriser, et par qui ?

Billaud-Varenne (1790), Prieur de la Marne (1790) et Prieur de la Côte d'Or (1795)

 

Lazare Carnot (1753), Jeanbon Saint-André (1795) et Cambon.

  


    Et qu'on ne me dise pas non plus que Robespierre était le dictateur, le terroriseur, puisque, dans l'espèce, c'est lui Robespierre qui fit le plus de difficultés à abandonner Danton, suivant le mot de Billaud-Varenne à la grande séance du 9 thermidor et ce mot de Billaud-Varenne était dans sa bouche un reproche à Robespierre.
Robespierre (1789)

    Et qu'on fasse attention à ceci, Mesdames et Messieurs : ce n'est pas une fois que la Convention nationale a condamné Danton, c'est deux fois. La Terreur était terminée, le prétendu dictateur était à bas; sa tête, à son tour, avait roulé sous le couperet; les Girondins étaient rentrés, la Convention était souveraine, les Comités lui obéissaient, rien ne gênait ses délibérations, quand le 11 vendémiaire an IV, date correspondant au 3 octobre 1795, date anniversaire de la mise en accusation des Girondins, la grande Assemblée décida de célébrer une fête funèbre en l'honneur de ceux de ses membres qui, avaient péri dans les prisons, sur les échafauds, ou qui avaient été réduits à se donner volontairement la mort.

    Sur la proposition du Girondin Hardy, l'Assemblée dressa la liste officielle de ces victimes honorées et regrettées, La liste comprenait 47 noms de Conventionnels : le député de l'Aube Perrin, condamné pour concussion à dix ans de bagne, y figure ; y figurent aussi Camille Desmoulins, malgré sa terrible histoire secrète des Brissotins, Philippeaux, mais vous y chercherez en vain les noms de leurs co-accusés : de Chabot, de Basire, de Delaunay d'Angers, de Fabre d'Eglantine, et de Danton.

    Ces noms manquent tous sur la liste et personne ne se leva sur aucun banc pour réparer ces omissions, personne, pas même Courtois de l'Aube (*), l'âme damnée, le complice de Danton, pas même le boucher Legendre, qui avait essayé de plaider, non sans courage, pour Danton, lors de sa mise en accusation ; personne ne dit mot à cette séance du 11 vendémiaire an IV, et je dis, Mesdames et Messieurs, que cette nouvelle condamnation par omission est une flétrissure infiniment plus grave que la première. Et sous cette flétrissure posthume, la mémoire de Danton est restée accablée jusqu'à l'aurore de la IIIe République.
Louis Legendre dont je vous
conseille de lire la fiche Wikipédia


(*) Juste un mot au passage sur Edme-Bonaventure Courtois de l'Aube, âme damnée de Danton.

Quand sa femme mourut en 1787, la rumeur publique l’accusa de l’avoir empoisonnée. Rapidement remarié, il se déclara partisan de la Révolution et parvint à devenir receveur du district d’Arcis. Il commença alors à s’enrichir. Monté à Paris, il fut employé au garde-meuble de la couronne, avant d’être élu député de l’Aube à l’Assemblée législative en 1791, puis renommé membre de la Convention en 1792. En 1793, il vota la mort de Louis XVI, sans appel, ni sursis. Après la mort du Roi, Courtois se fit discret, mais ne manqua pas de profiter de certaines situations. Fixé auprès de l’armée du Nord en juin 1793, il en revint rapidement, accusé de dilapidations et d’avoir chargé son beau-père de fournir frauduleusement des bœufs pour l’approvisionnement de l’armée. Envoyé dans les départements de l’Indre et du Cher au début de l’année 1794, il fit fermer les églises et éloigner les prêtres de leurs fonctions. Compatriote et ami de Danton, donc opposé à Robespierre, il fut chargé de l’examen des papiers de ce dernier, après sa chute le 9 thermidor an II [27 juillet 1794], et rendit en janvier 1795 un très long et très violent rapport, chef-d’œuvre d’enflure et de mauvais goût. Chargé d’une mission dans les départements de la Meurthe et des Vosges, il fit libérer les détenus politiques, mais continua de poursuivre les prêtres. Il entra alors au Comité de sûreté générale, qui remplaça celui de la Terreur, puis passa en octobre 1795 au Conseil des anciens, comme ex-conventionnel. Il fut réélu par le département de l’Aube en 1798, puis une seconde fois en 1799. Il prit une part très active aux événements du 18 brumaire an VIII [9 novembre 1799] et dénonça Barthélemy Aréna (1765-1829) comme ayant voulu assassiner le général Bonaparte, ce qui lui valut d’entrer au Tribunat. En 1816, il dut s'exiler à Bruxelles. Il mourut peu de temps après son arrivée dans cette ville et la légende raconte que personne ne suivit son cercueil. (Source)


    Les orateurs même qui ont pris la parole le 14 juillet 1891, au pied de la statue qu'on élevait en son honneur au boulevard Saint-Germain, ont reconnu le fait. Le docteur Levrault, qui prit la parole le premier en sa qualité de président du Conseil municipal de Paris, appela Danton le grand calomnié. Pierre Laffitte, chef de l'Ecole positiviste, remercia le Conseil municipal de son initiative pleine d'audace, « je dis d'audace, car il lui en a fallu, pour remonter tout un courant de préjugés contre cette grande mémoire ».
Pierre Lafitte

    Or, remarquez que les soi-disant calomnies avaient pour auteurs les plus grands noms de notre littérature, de notre érudition, des hommes qui appartenaient de tout leur cœur à la Révolution et qui avaient bien servi la République : Lamartine, Louis Blanc, Victor Hugo, Mignet, Léon Cladel, dont tout à l'heure on élevait la statue dans le jardin du Luxembourg, Leconte de Lisle, etc., et bien d'autres ; Michelet lui-même, malgré sa prévention contre Robespierre, ne fut pas du tout convaincu par les plaidoyers du docteur Robinet.

    Il crut à la vénalité du tribun, qu'il appelle « un bravo de l'émeute » qui se faisait payer pour protéger la cour. Il ajoute foi aux accusations portées contre Danton, par tous les contemporains appartenant aux opinions et aux partis les plus variés, par La Fayette et par Mme Roland, par Bertrand de Moleville et par Mme Cavaignac (prononcez Cavagnac) (et lire ses mémoires d'une inconnue), par lord Holland et par Paganel, par Buonarroti et par Levasseur de la Sarthe et par bien d'autres.


 

Mme Cavaignac (vraiment inconnue), Lord Holland (1795) et Pierre Paganel

 


    Mais, Mesdames et Messieurs, je ne rappelle tout cela que pour que ce point-ci soit bien établi, à savoir que mes études et mes conclusions, si elles sont neuves par rapport aux apologies récentes, sont au contraire très conservatrices par rapport au courant général du XIXe siècle ; je n'ai rien innové, j'ai retrouvé et repris une tradition singulièrement forte et j'ai montré, du moins je l'espère, que cette tradition était fondée et que sa légitimité ne peut faire aucun doute.

    C'est le moment maintenant d'examiner les principales accusations sous lesquelles Danton et sa séquelle ont succombé. Vénalité, corruption, entente avec tous les ennemis de la Révolution, les ennemis extérieurs aussi bien que les ennemis intérieurs, pour détruire la République, faire la paix à tout prix, provoquer une Restauration, voilà ce qu'on a reproché à Danton et aux siens, et on ne leur a pas reproché cela seulement au procès du Tribunal révolutionnaire, mais bien auparavant à la tribune des Jacobins et dans la presse dès le mois d'août 1793, et voilà les reproches que reprit Saint-Just, que Robespierre confirma et que la Convention et le Tribunal révolutionnaire, en germinal an II et vendémiaire an IV, ont sanctionnés.
Saint-Just


    Vénalité, corruption, ces deux griefs furent surabondamment prouvés pour plusieurs des co-accusés, des complices de Danton. Chabot, Delaunay d'Angers, Fabre d'Eglantine, le banquier autrichien qui se faisait appeler Frey - le beau-frère dit Chabot - et qui, en réalité, s'appelait Dobruska (1), le fournisseur abbé d'Espagnac, abbé de sac et de corde, qui furent jugés avec Danton, étaient tous réellement coupables. Chabot n'avait pas seulement fait chanter la Compagnie des Indes en liquidation, de concert avec Basire, Delaunay et Fabre d'Eglantine. Il avait fourni le passeport avec lequel le banquier anglais Boyd, agent de Pitt, avait réussi à échapper à la police révolutionnaire. Il était en relations intimes avec le baron de Batz, qui était le principal chef du mouvement royaliste à Paris ; il avait épousé, avec une dot de 200.000 livres, la sœur des espions autrichiens Frey, Chabot était indéfendable.

(1) Junius Frey, né à Brünn le 12 juillet 1753 et guillotiné à Paris le 5 avril 1794, était un peu plus que le banquier décrit par Mathiez. De son vrai nom Moses Dobruška, cet érudit Juif d'origine bohémienne converti au Catholicisme puis anoblit sous le nom de Franz Thomas von Schönfeld était aussi un alchimiste, écrivain et poète. Il rallia la France révolutionnaire en 1792, sous le nom de Junius Frey. Il publia publie en 1793 « Philosophie sociale dédiée au peuple français », une sorte de synthèse des idées de Locke, Rousseau et Kant qu'il considéra comme sa contribution à la Révolution française.


François Chabot, Joseph Delaunay et l'accès au livre de Junius Frey

  

L'abbé d'Espagnac, Claude Basire et Fabre d'Eglantine

  

Accès au livre de Mathiez sur Boyd, William Pitt et le Baron Jean-Pierre de Batz

  


    Fabre d'Eglantine eut beau nier, avec cynisme, les pièces du dossier l'accablaient, il avait participé avec Delaunay à la confection du faux décret de liquidation de la Compagnie des Indes. Et ici, je ne puis que vous renvoyer au livre de 400 pages, où j'ai publié tout le dossier du procès avec deux fac-similés qui lèvent tous les doutes. Jamais, depuis dix ans que ce livre est paru, jamais on ne m'a fait la moindre objection, mais on s'est bien gardé de faire connaître son existence.

Nota : On peut trouver ce livre de Mathiez en réimpression. Si le sujet vous intéresse, je vous suggère la lecture de cette interprétation différente de l'affaire reposant sur le livre publié en 1932 par Henri Houben dont ce compte rendu n'est pourtant guère élogieux.

    Quant à Danton, il fut prouvé au moment même, qu'il était l'ami, le protecteur de tous ces fripons, que ceux-ci comptaient sur lui et ils n'avaient pas tort, puisque Danton les a défendus avec ténacité à plusieurs reprises à la tribune de la Convention, puisque Danton a fini par s'attirer de Billaud-Varenne, le jour de l'arrestation de Fabre d'Eglantine la fameuse réplique que vous connaissez tous : « Malheur à celui qui s'est assis à côté de Fabre d'Eglantine et qui est encore sa dupe ! »

    Basire avait mis en cause Danton dans la première dénonciation qu'il a faite au Comité le 26 brumaire et dont j'ai retrouvé la minute. Il avait affirmé, dans cette minute originale écrite de sa main, que Julien de Toulouse, un de ses coaccusés lui avait dit que Delaunay, le complice de Chabot, lui avait annoncé un plan formé avec Danton de faire une fortune considérable et de la réaliser, que Delaunay préparait contre les compagnies financières un mémoire foudroyant, que Danton avait fait une motion sur la démonétisation des assignats, qui était excellente pour l'Association.

    Sans doute Basire raya ses passages sur la mise au net de sa dénonciation et il n'en fut plus question au Tribunal révolutionnaire, mais Danton qui était alors à Arcis-sur-Aube pour soigner sa santé, accourut aussitôt à Paris dès qu'il fut prévenu par Courtois, son parent et ami, que Chabot et Basire étaient en train de dénoncer l'affaire de la Compagnie des Indes.

    Il vint à Paris pour se défendre, et pour se défendre, Mesdames et Messieurs, il, lança cette campagne pour la clémence ? Il avait bien besoin pour lui-même de cette clémence ? Et rien n'est plus juste que le mot de Saint-Just : « Ils veulent briser les échafauds, parce qu'ils craignent d'y monter ». Au Tribunal révolutionnaire, on n'a pas approfondi la responsabilité personnelle de Danton dans le scandale de la Compagnie des Indes, ou du moins le compte-rendu des séances très succinct qui figure au Bulletin du Tribunal révolutionnaire ne nous permet pas d'en rien savoir.

Danton et Camille Desmoulins se défendent à la Convention


    Ici, je vous apprends que ce bulletin du Tribunal Révolutionnaire n'était pas un bulletin officiel. J'ai montré, dans une étude sur le procès des Hébertistes, que le rédacteur de ce bulletin était sûrement gagné aux Dantonistes. Ce qui le prouve, Messieurs, encore, c'est que le bulletin reproduisit presque in extenso, la longue défense que Fabre d'Eglantine avait fait imprimer avant le procès, et qu'il résuma en quelques lignes la capitale déposition de Cambon, témoin à charge.

(A noter que l'article de Wikipédia sur le procès de Danton défend la thèse totalement inverse en prétendant que seul Cambon a été entendu. Etonnant ? Non, pas vraiment avec Wikipédia.)

    Les débats du Tribunal révolutionnaire ainsi déformés, ne nous permettent pas de nous faire une opinion définitive sur le point précis de la responsabilité personnelle de Danton dans l'affaire du faux décret de liquidation de la Compagnie des Indes.

    Nous sommes obligés de nous servir de documents d'archives qui figurent ou qui ne figurent pas dans le dossier du procès. Bien des choses que les juges et que les jurés du Tribunal Révolutionnaire soupçonnaient sur des indices ont été depuis éclaircies, confirmés par des révélations postérieures, si bien qu'aujourd'hui nous pouvons beaucoup mieux faire le procès de Danton qu'en germinal an II.

    Les contemporains : Saint-Just, La Fayette, Robespierre, Billaud-Varenne, ont eu la conviction que Danton avait été aux gages de la liste civile et des Lameth, et nous possédons aujourd'hui les preuves qui leur manquaient. Ces preuves, je voudrais les exposer. J'exposerai d'abord celles de ces preuves qui touchent à la vénalité et je le chercherai ensuite si Danton a bien gagné l'argent de la Cour et des Lameth et des autres corrupteurs, et enfin si sa politique a servi réellement la cause de la contre-révolution, la cause de l'ennemi, la cause des émigrés.

Mirabeau

    D'abord la vénalité : Le premier des accusateurs posthumes et inattendus de Danton qui s'offre à nous, c'est Mirabeau. Et c'est un accusateur terrible, parce qu'il est à la source de la corruption, parce qu'il parle dans une lettre familière à un ami, sans arrière-pensée, et qu'il lui parle de choses qu'il connaît parfaitement. Un ancien ambassadeur près de la Cour de Sardaigne, M. de Bacourt, a publié en 1851 la correspondance de Mirabeau avec son ami le comte de La Marck.

La voici, en cadeau.


    Le comte de La Marck avait été son introducteur et intermédiaire auprès de la Cour. Un érudit de mérite, M. Jules Flammermont, a retrouvé aux archives de Vienne plusieurs originaux des textes que M. de Bacourt a publiés, et cet érudit, M. Jules Flammermont, a montré que M. de Bacourt s'était permis quelques suppressions dictées par sa piété loyaliste. Mais M. Jules Flammermont, ni personne n'ont contesté que les documents publiés étaient parfaitement authentiques, personne n'a accusé M. de Bacourt d'avoir fait des additions aux textes.
Auguste Marie Raymond d'Arenberg, comte de la Marck


    Pour comprendre la gravité du témoignage dont je vais parler, il faut que vous vous souveniez que Mirabeau s'était vendu à la Cour une première fois au mois de novembre 1789 par l'intermédiaire de Monsieur, Comte de Provence, le futur Louis XVIII, à l'occasion de l'affaire Favras ; il s'était vendu alors pour quatre mois, il se vendit ensuite une seconde fois à l'expiration de ce délai au mois d'avril 1790, pour toute la durée de la Constituante.

Le Comte de Provence, futur Louis XVIII et son agent le Duc de Blacas

 

    Aux termes du premier contrat, dont l'original est entre les mains du duc de Blacas, mais dont un fac-similé a été reproduit en frontispice du tome III du livre de M. Gustave Bord, Autour du Temple, Mirabeau recevait, avec la promesse d'une ambassade, un traitement de 50.000 livres, « à charge d'aider le roi de ses lumières, de ses forces, de son éloquence, dans ce que Monsieur jugerait utile au bien de l'État et à l'intérêt du roi, deux choses que les bons citoyens regardent sans contredit comme inséparables, et dans le cas où M. de Mirabeau ne serait pas convaincu de la solidité des raisons qui pourraient lui être données, il s'abstiendrait de parler sur cet objet ».

    Aux termes du second contrat, négocié celui-ci par le comte de La Marck et par Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche à Paris, Mirabeau reçut 200,000 livres en une fois pour payer ses dettes, plus 6.000 livres par mois, plus quatre billets de 250.000 livres chacun, se montant dans l'ensemble à 1 million, payables à la clôture de l'Assemblée.

Florimont Claude Mercy d'Argenteau

    Or, à la fin de décembre 1790, Mirabeau exposa à la Cour dans ses 47e et 48e notes, la nécessité urgente d'organiser un atelier de police et de propagande secrètes pour connaître tout ce qui se passait dans les clubs, gagner leurs dirigeants, influencer leurs délibérations, répandre de bons écrits dans le public au moyen de folliculaires à gages. Il recommanda, pour diriger cet atelier de police, l'ancien lieutenant civil au Châtelet, Antoine Orner Talon, membre de la Constituante, qui avait des accointances aux Jacobins.
Antoine Omer Talon

    La Marck appuya Mirabeau et l'atelier de police commença à fonctionner en janvier 1791, sous la direction de Talon, qui eut à sa disposition plusieurs millions. Or, au mois de mars 1791, Mirabeau qui avait pris ces gens-là au service de la Cour mit à leur disposition des sommes importantes dont le Ministre des Affaires étrangères, M. de Montmorin, était l'un des distributeurs. Mirabeau ne fut pas content de leur conduite et il écrivit à son ami La Marck cette lettre intime que je vais vous lire in extenso :
Armand-Marc Comte de Montmorin Saint Hérem

    « Il faut que je vous voie ce matin, mon cher comte, La marche des Talon, Sémonville et compagnie est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris et je lui en ai appris hier des choses tout à fait extraordinaires, non seulement relativement à la direction des papiers (c'est-à-dire des journaux) qui redoublent de ferveur pour La Fayette et contre moi, mais relativement à des confidences et à des motions particulières du génie le plus singulier. Et, par exemple, Beaumetz, Chapelier et d'André ont dîné in secretis (en secret), reçu les confidences de Danton, etc., etc. (sic) et, hier au soir, ont fait, en mon absence, la motion de démolir Vincennes pour se populariser. Ils refusent de parler sur la loi des émigrants, de peur de se dépopulariser. Ils demandent à M, de Montmorin, une proclamation du roi qui annonce la Révolution aux puissances étrangères, pour se populariser, etc., etc.

    « Danton a reçu hier 30.000 livres et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro de Camille Desmoulins. ... Enfin, c'est un bois. Dînons-nous ensemble aujourd'hui ? Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ? Enfin, il faut nous voir.

    « Je vous renvoie votre mandat : 1° parce qu'il est au nom de Pellenc, chose dont je ne me soucie pas ; 2° parce que Pellenc est malade à ce qu'il dit, et qu'ainsi il n'irait pas chez M. Samson. Or, mon homme part. Il est possible que je hasarde ces 6.000 livres-là, Mais, un moins, elles sont plus innocemment semées que les 30,000 livres de Danton. Il y a au fond une grande duperie dans ce bas monde à n'être pas un fripon ».

    Cette lettre que Mirabeau a écrite à un moment même, dans tout l'abandon de l'amitié, exprime la déception d'un homme trompé par ceux qu'il paie ; c'est une preuve irréfragable qu'à cette date de mars 1791, quand Louis XVI projetait déjà sa fuite à Varennes, Danton était à la solde de la liste civile, il était un des agents les plus notoires que Mirabeau et Talon avaient enrôlés dans leur bureau de propagande et de police secrète.

    
Un tel document massue, qui n'a pas été écrit pour les besoins de la cause, devrait clore tout débat - c'est déjà ce que disait Louis Blanc - mais puisque les défenseurs à tout prix de Danton ne se sont pas déclarés convaincus, puisqu'ils ont balbutié les arguties les plus pitoyables pour écarter ce texte, qu'ils me permettent de vous soumettre d'autres documents qui ne se bornent pas à confirmer mais qui aggravent singulièrement le témoignage de Mirabeau, documents que ces Messieurs les apologistes n'ont pas connus et que je veux faire comparaître maintenant devant vous.

    Je vais faire comparaître devant vous, le chef même de l'atelier de police : Talon, L'ancien lieutenant civil au Châtelet était un habile homme que les scrupules ne gênaient guère, et qui n'eut jamais toute sa vie qu'une pensée : faire fortune.

    Quand le marquis de Favras, au mois de décembre 1789, avait comploté d'assassiner Bailly et Lafayette, d'enlever le roi, et qu’il avait été découvert par la trahison d'un de ses agents, Talon avait été chargé de l'instruction au Châtelet. Il avait rendu au roi et à Monsieur, à cette occasion, les services les plus signalés, il était intervenu auprès de l'accusé pour l'empêcher de mettre en cause les hauts personnages qui avaient encouragé et subventionné sa téméraire entreprise. Talon avait gardé secret le mémoire justificatif que Favras lui avait remis avant de marcher au supplice, mémoire dans lequel Favras affirmait qu'il n'avait fait qu'exécuter les ordres de Monsieur et de la Reine.

Thomas de Mahy de Favras

    Muni de cette pièce compromettante, Talon était en situation de faire chanter la famille royale, et quand Mirabeau et La Marck le proposèrent à la Cour pour le poste de confiance de chef de la contre-police royale, ils ne manquèrent pas de rappeler l'un et l'autre l'existence de cette pièce compromettante que Talon détenait et ils ajoutèrent qu’il était un homme à ménager. Bien entendu, La Marck, comme Mirabeau lui-même ne se faisait pas la moindre illusion sur le désintéressement de Talon et de ses agents.

    Il écrivait le 26 janvier 1791 : « Il ne faut pas se dissimuler que les gens qu'on emploie à cette œuvre sont poussés par l'espoir de se gorger d'or ».

    Talon a conservé son emploi lucratif jusqu'à la chute du trône, et à ce moment, menacé d'arrestation par la Commune révolutionnaire de Paris, la Commune du 10 août, qui avait mis les scellés sur son domicile, il s'est enfui en Angleterre et, paraît-il, en emportant le reliquat des fonds qui lui étaient confiés, c'est-à-dire 2 millions.

Squelette de Mirabeau sortant de l'armoire de fer. Le 12 septembre 1794,
après y avoir été le premier entré, Mirabeau sera sorti du Panthéon
 à cause des documents découverts dans l'armoire de fer de Louis XVI.

    Compromis à fond par les pièces de l'armoire de fer, frappé d'un décret d'accusation par la Convention, le 3 décembre 1792, déjà perquisitionné à son domicile, Talon séjourna à l'étranger tant que dura la tourmente. Il voyagea aux États-Unis, il parcourut l'Angleterre et se livra à des spéculations heureuses, avec une banque anglaise, la banque Baring et une maison d'Amsterdam, la maison Boucherot, et il devint si riche qu'il pût donner à sa fille, la comtesse du Cayla (Zoé Talon) - qui sera la favorite de Louis XVIII - 300.000 francs de dot.
Zoé Talon en 1801

    Au moment du Consulat, il crut pouvoir rentrer en France, mais la police de Bonaparte était bien faite. On l'arrêta, on le conduisit au Temple et on l'interrogea. Le 28 septembre 1803, M. Pierre Fardel, magistrat de sûreté du premier arrondissement de Paris, lui fit subir un interrogatoire très curieux qui est encore en grande partie inédit, et que je compte publier prochainement dans ma revue. Il est aux Archives nationales sous la cote F7-6374.

Nota : Lire ce document étonnant, page 129 "Magistrat et conspirateur"

    Les questions qui lui furent posées très nombreuses, très précises, avaient été préparées à l'avance par le Ministre de la Justice, Régnier, et Régnier les avait soumises pour approbation à Bonaparte lui-même. Or, voici ce qui concerne notre sujet dans cette pièce absolument inconnue des apologistes de Danton.
Claude Ambroise Régnier (1808)

    A la question : « De quelle fonction particulière et secrète avez-vous été chargé par la Cour ? » Talon reconnut qu'il « avait été chargé de veiller à la sécurité personnelle du roi, sur les différentes oppositions et menées du parti qui était en opposition avec la majorité de l'Assemblée ».

    Sur une nouvelle question au sujet des pièces de l'armoire de fer, il répondit qu'il avait pris différentes mesures pour la sûreté personnelle du roi, qui avait mis à sa disposition des fonds, qu'il avait fait verser entre les mains de M. Randon de la Tour, un des cinq commissaires de la Trésorerie et il précise que les mesures dont il fut chargé consistaient : « 1° à avoir une surveillance générale de police ; 2° des personnes sûres dans la garde nationale et dans les clubs, dans les bataillons que l'on avait soin de faire venir au château ».
Louis XVI éclairant son serrurier Gamain,
fabricant l'armoire de fer dont il révélera
l'existence après la fuite du roi.
(Illustration de "L'histoire des Girondins" de Lamartine)

    On lui demande : A quelle époque avez-vous quitté la France ? Où vous êtes-vous immédiatement retiré ? II répond qu'il a quitté la France le 4 septembre 1792, immédiatement après les massacres de septembre. « Danton, alors ministre de la Justice, me donna un passeport pour le Havre et je m'embarquai pour l'Angleterre ».

    Question : « Qui vous avait donné l'instruction de rallier les anciens Cordeliers, comme vous avez fait du temps de la Cour ?». « - Je n'ai jamais eu aucun rapport avec les Cordeliers. J'ai eu des rapports avec Danton à l'effet de découvrir ce qui pouvait intéresser la sûreté individuelle du roi ». Mais ce n'est pas tout. Talon ne se borne pas à reconnaître, sous la foi du serment, qu'il avait enrôlé Danton dans son équipe de surveillance, et que Danton reconnaissant lui a procuré le passeport qui lui a permis d'échapper à la police révolutionnaire.

    « Quels sont les ministres anglais avec lesquels vous avez eu des relations politiques ou d'amitié ?». « - Je n'ai jamais eu de relations politiques ou d'amitié avec les ministres anglais. Quand il fut question, à cette époque, d'une proposition de négociation relative au roi alors en prison, Danton accepta de faire sauver par un décret de déportation la totalité de la famille royale. J'envoyai à mes dépens un ami pour faire la même communication au roi de Prusse à Coblentz. Il était chargé d'une lettre de M. le duc d'Harcourt pour avoir une confiance à laquelle je n'avais pas le droit de prétendre n'étant pas connu du roi de Prusse.  Il s'adressa à l'archiduchesse Christine, il lui communiqua ses instructions ainsi qu'à l'Électeur de Cologne qui était avec elle. M. de Metternich lui refusa un passeport, pour continuer sa route jusqu'à Coblentz et de vive voix l'assura qu'il écrirait à l'Empereur et au roi de Prusse et lui ajouta que l'Ambassadeur de l'Empereur à Londres me donnerait la réponse. Il revint me trouver à Londres et je fis passer ces détails à M. Pitt, Il me fut démontré, n'ayant pu avoir aucune réponse, que les puissances étrangères, se refusaient au sacrifice pécuniaire demandé pur Danton, qui, cependant, avait mis pour condition que la somme ne lui serait comptée que lorsque la famille royale aurait été remise entre les mains des commissaires chargés de la recevoir. »

    On lui demande encore quel est cet ami qui a été envoyé au roi de Prusse et à l'Empereur. Il répond qu'il s'appelle Esprit Bonnet et demeure à Paris, rue Caumartin. Ce témoignage est d'une sincérité indiscutable. Danton est mort depuis neuf ans, Talon n'a aucun intérêt à charger sa mémoire en racontant la part que Danton a prise avec lui aux efforts tentés pour sauver Louis XVI.

    Remarquez que Talon ne croit pas nuire à la réputation de Danton en racontant ces choses ; pour Talon, resté royaliste, un révolutionnaire qui trahit la Révolution mérite une récompense. Si le juge avait eu le moindre doute sur sa véracité, rien n'était plus facile que d'interroger Esprit Bonnet qui vivait encore ; mais ce témoignage écrasant de Talon n'a pas seulement pour utilité de confirmer le premier témoignage que je vous ai lu, celui de Mirabeau. Nous pouvons le confronter encore avec d'autres aussi écrasants, avec le témoignage de Théodore Lameth dans ses mémoires et avec celui d'un agent de Pitt, Miles.

    Une parenthèse sur les Lameth. Ils étaient trois frères : Alexandre, Charles et Théodore ; ils étaient devenus, après la mort de Mirabeau, les conseillers attitrés de la Cour, qui subventionna leur journal le Logographe, même avant la fuite à Varennes. Les sommes reçues par eux et par leur agent Pellenc, ancien secrétaire de Mirabeau passé à leur service, figurent en quittances dans les pièces de l'armoire de fer.


Les frères Lameth : Alexandre, CharlesThéodore et l'aîné, Augustin

   


    Théodore Lameth nous dit dans ses mémoires déposés à la Bibliothèque nationale en 1883, quatre ans avant qu'on élevât la première statue de Danton, ces mémoires n'ont été publiés qu'en 1913. Il nous dit que Danton sauva son frère Charles resté à Rouen après le 10 août et qu'il lui procura, à lui, Théodore, le passeport qui lui permit de se réfugier en Angleterre et d'échapper aux révolutionnaires. Il ajoute qu'il revint d'Angleterre au moment du procès du roi, qu'il vit Danton à deux reprises, et que Danton lui promit son concours pour sauver le roi au besoin par un coup de force, par une émeute.

Jean-François Delacroix, ami de Danton.

    Il ajoute que Danton avait fait des préparatifs à cet effet avec Delacroix, son collègue à la Convention. Il déclare d'ailleurs formellement dans ses souvenirs, que Danton fit tout ce qui dépendait de lui pour sauver le roi. Il ne laisse pas ignorer que lui, Théodore Lameth, a été mêlé aux efforts du chargé d'affaires d'Espagne Ocariz pour acheter les Conventionnels ; il n'avait pas assez d'argent et essaya d'en avoir de Pitt qui refusa, et Talon indigné s'écria en parlant de Pitt : « il veut un pendant à Charles 1er. » Théodore Lameth précise que Danton répandit l'argent parmi les Conventionnels et que Chabot était alors un des agents de Danton qui voulait sauver Louis XVI.

    « Je ne puis douter de ce qui eut lieu alors, car j'étais revenu d'Angleterre où je n'étais que depuis six semaines, malgré la loi qui condamnait les Émigrés à mort et qui venait d'être rendue, pour voir Danton, que je déterminai aux démarches qu'il fit. »

    Dans une récente communication du 9 novembre 1925, qu'il a faite au journal La Croix, et dont il m'a confirmé le contenu dans une lettre particulière, le comte Lecoulteux de Caumont, descendant direct du célèbre banquier Lecoulteux de Canteleu, a affirmé qu'il résultait des pièces léguées par son ancêtre et de sa correspondance avec Ocariz que Lecoulteux avait versé à Ocariz pendant le procès du roi 2.300.000 francs pour acheter le groupe Chabot et que Chabot avait touché 500.000 livres. Or, Théodore Lameth nous affirme que Chabot n'était ici que l'agent de Danton et cela explique pourquoi Danton défendra Chabot jusqu'à se compromettre, quand Chabot sera mêlé au scandale de la Compagnie des Indes.

Nota : L'Espagne versa plus de 2 millions de pots de vin pour tenter de sauver la tête du roi. Lire également :"La correspondance des agents diplomatiques d'Espagne en France pendant la Révolution"

    Je ne croirai pas que Danton ait reçu chez lui par deux fois un émigré, Théodore Lameth, malgré la rigueur terrible des lois, qu'il lui ait promis son concours pour sauver le roi et sa famille, sans exiger une rémunération. Théodore Lameth nous a dit qu'il agissait de concert avec Ocariz chargé d'affaires d'Espagne, qui tirait sur la banque Lecoulteux. Mais nous avons, pour nous éclairer, un témoignage que j'ai retrouvé aux archives : le témoignage du cousin de Danton, Philippe, qui écrira au Comité de Salut public au moment du procès de germinal, et qui affirmera à plusieurs reprises devant plusieurs témoins, dont j'ai publié les déclarations, que Danton avait reçu des Lameth un paquet d'assignats de 150.000 livres et Philippe dit tenir la chose de la propre femme de Danton.

J'ai retrouvé le témoignage concernant ledit cousin dans un autre ouvrage de Mathiez. Le voici ci-dessous :
  

    Maintenant, que Danton ait employé Talon à soutirer à Pitt le complément des quatre millions qu'il exigeait et qu'Ocariz ne pouvait lui fournir, faute de crédit, ce n'est pas seulement Théodore Lameth qui le dit, c'est un agent diplomatique de Pitt qui l'affirme, et qui l'affirme au moment même avec une précision qui ne laisse rien à désirer. William-Augustus Miles qui appartenait au parti Whig, très lié avec le beau-frère de Grenville, ministre des Affaires étrangères, avait été employé déjà par Pitt dans plusieurs missions de confiance à Liège, à la veille de la Révolution et à Francfort.

    Dans le long séjour qu'il fit en France en 1790 et 1791, il connut beaucoup de révolutionnaires, il observa bien des gens au Club des Jacobins, dont il suivit assidûment les séances. A son retour en Angleterre, il s'efforça d'éviter la guerre entre son pays et la France. Sa correspondance, très intéressante, a été publiée en anglais en deux volumes par son petit-fils, le révérend Popham Miles. Les historiens français ne l'ont pas connue et s'ils l'ont connu, ils n'en ont pas tenu compte, et permettez-moi aussi de vous faire remarquer que cette correspondance a paru en 1890 et que c'est un an plus tard qu'on inaugurait la statue du boulevard Saint-Germain.

    Bien sûr, j'ai retrouvé pour vous ce livre introuvable. Cliquez sur l'image ci-dessous :


    Cette correspondance renferme la minute écrite de la main de Miles, datée du 18 décembre 1792, d'une conversation que Miles vient d'avoir avec l'ancien abbé Noël, le grammairien de la grammaire Noël et Chapsal, un agent de Danton, qui, avait été envoyé à Londres après le 10 août.

 


    Voici cette pièce qui est une confirmation éclatante des témoignages de Théodore Lameth et de Talon lui-même :

    « La personne de confiance envoyée par le Conseil exécutif (c'est-à-dire l'abbé Noël) est venue ce soir à neuf heures et demie. Elle s'est déclarée elle-même amie de l'humanité et, quoique républicaine, elle était parfaitement persuadée que la mort du roi ne serait d'aucune utilité pour le nouveau gouvernement de la France ; qu'après avoir réduit Louis XVI au rang de simple citoyen, la France n'avait plus rien à craindre du monarque détrôné ; que, ce que recherchait la France, ce n'était pas le supplice d'un homme, mais la destruction de la royauté, et que ce dernier objet était maintenant pleinement réalisé. Après ces prémisses, qui furent longues, il me dit qu'il voyait une disposition dans le Conseil exécutif à éviter de répandre le sang de Louis XVI et qu'il supposait que M. Pitt et le gouvernement attachaient quelque importance à ce désir charitable. Il en vint alors à me proposer de me communiquer la seule méthode certaine par laquelle la vie du roi pourrait être sauvée. Il me dit que c'était un individu qui rassemblait à Londres les moyens, mais qu'étant suspect (Talon venait d'être mis en accusation) il lui était impossible de le voir à ce sujet. Il insista sur l'esprit vigoureux de cet individu ; il dit que ses ressources étaient immenses, ses connaissances étendues et qu’ayant eu une part active à la Révolution, qu'étant resté en bons termes avec tous les partis, qu'étant très profondément et confidentiellement engagé dans les affaires du roi, lui seul pouvait réussir dans l'entreprise. Il a demandé alors si je voulais parler de la chose à M. Pitt, mais qu'il ne devait pas être nommé lui-même ; qu'il n'avait plus rien à. dire sur le sujet, sinon de me donner le nom et l'adresse de l'individu (M. Talon, 116 Sloane-Street, à Chelsea), et que j'étais alors libre de faire ce que je jugerais à propos. Je demandai de quelle façon M. Pitt pourrait intervenir. Il me fut répondu que ce devait être secrètement et non ouvertement. Je le priai de s'expliquer. Il dit qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, qu'il m'avait soumis la chose en confidence et que l'affaire, autant qu'elle le concernait, devait en rester là.

    « Soupçonnant que ce pouvait être une feinte de la part du Conseil exécutif pour découvrir si notre gouvernement s'intéressait lui-même à la préservation de le vie du roi et me tendant compte que, si une telle idée devait être admise, l'Angleterre pourrait être accusée de désirer effectuer la contre-Révolution, je crus prudent de paraître extrêmement indifférent à la vie ou à la mort de Louis XVI, si bien que le Monsieur qui vint à moi a lieu de se plaindre de la rudesse et du mauvais accueil qui lui fut fait au sujet du roi. C'était aussi dans l'opinion qu'il était prudent de renforcer à Paris la conviction que M. Pitt, s'était fait à lui-même un devoir de ne pas se mêler du gouvernement intérieur de la France dans aucun cas, sous aucun prétexte, ni directement, ni indirectement. L'observation fut faite que c'était chose secrète. Je répondis que j'avais trop l'expérience du monde pour croire que l'intervention proposée pût rester secrète vingt-quatre heures et que, comme je savais l'aversion de M. Pitt à se mêler des affaires intérieures de la France, relativement à la question qu'on pût penser qu'il interviendrait au sujet du jugement du roi, je devais décliner la proposition, non seulement dans la pleine conviction où j'étais que ce serait chose inutile, mais aussi par raison de délicatesse à l'égard de M. Pitt lui-même.

    « Il exprima le désir que, puisque je ne voulais pas en parler à M. Pitt, ce qu'il avait dit restât confidentiel, entre quatre yeux. Ceci mit fin à la conversation. Je vis qu'il était très satisfait d'apprendre que le ministère était neutre. En sortant, il exprima l'espoir que l'état de la France pût être un exemple pour l'Angleterre et nous détournât de détruire notre excellente Constitution ».

    Ce texte confirme exactement le fond du récit de Talon et de Théodore Lameth, Ainsi voilà encore un fait acquis. Pendant que Danton, à la tribune, provoque les rois, il cherche secrètement à s'entendre avec eux, il leur envoie des émissaires pour leur soutirer des millions, afin de sauver la vie de Louis XVI. Pendant qu'il voue les émigrés au supplice, il les reçoit chez lui, il les protège, il leur donne des espérances.


    J'ai lu aux archives des Affaires étrangères la correspondance de Noël, cet agent de Danton, avec Danton d'une part, et Lebrun, Ministre des Affaires étrangères d'autre part. Il y est question à plusieurs reprises de Talon, désigné par l'initiale T. Il y est souvent question aussi d'argent. « Il faut trois choses décisives en affaires : du positif, du secret et de l'urgent », ou encore ! « Faisons un pont d'or à l'ennemi ». J'ai remarqué aussi que le cousin de Danton, Mergez, le futur général et son demi-frère Recordain, avaient accompagné Noël à Londres, et, dans le dossier, il y a des lettres de Mergez et de Recordain.

    Danton ne se borna pas à donner des promesses verbales à Théodore Lameth ; il est certain qu'il a fait ce qu'il a pu pour sauver le roi, et gagner honnêtement l'argent reçu d'Ocariz, Le 23 décembre, à peu près cinq jours après la tentative fructueuse de Noël auprès de Miles pour ménager une entrevue secrète entre Talon et Pitt, un journaliste endetté, Robert, qui se livrait à toutes sortes d'affaires, par exemple à des spéculations sur le rhum et qui pour cela fut gravement inquiété en 1793, ce Robert, intime ami de Danton, fit aux Jacobins la proposition formelle d'un sursis au procès du roi. « Il dit qu'il ne faut pas que les patriotes s'opposent au délai que pourrait demander Louis Capet. Il ajoute qu'il serait de bonne justice et de saine politique que ce fût un Jacobin qui fit la demande d'un délai pour Louis Capet ».

    Mais cette proposition fut mal accueillie ; Jeanbon Saint André et Albitte protestèrent vivement contre cette motion dilatoire qui surprit les Jacobins ; or, il est évident que cette action de Robert à Paris se liait avec celle des libéraux anglais à Londres, avec lesquels Noël était en relations. Les orateurs libéraux de la Chambre des Communes, et de la Chambre des Lords, Sheridan, Landsdowne, Fox, appuyèrent de leur mieux au moment même l'intrigue dantonienne.
Jeanbon Saint André


    Le 21 décembre, deux jours avant l'intervention de Robert aux Jacobins, Lord Landsdowne propose à la Chambre des Lords que l'Angleterre envoie un ambassadeur spécial pour intervenir auprès de la Convention pour lui dire l'intérêt particulier que la nation anglaise prend au sort de Louis XVI. Pitt répond qu'une telle démarche est impossible, qu'elle dérogerait à la dignité du roi d'Angleterre.

    Une tentative fut faite au moment même auprès de Pitt pour en obtenir l'argent qu'il ne voulait pas donner, par le propre frère de Godoi (ou Godoy - Duc d’Alcudia, Premier ministre d’Espagne) qui vint à Londres tout exprès au début de décembre.
Manuel de Godoy


    Dans les fameuses notes écrites par Robespierre sur le rapport de Saint-Just, on lit au sujet de Danton : « Il ne voulait pas la mort du tyran ; il voulait qu'on se contentât de le bannir, comme Dumouriez qui était venu à Paris avec Westermann, le messager de Dumouriez auprès de Gensonné, et tous les généraux ses complices, pour égorger les patriotes et sauver Louis XVI. La force de l'opinion détermina la sienne et il vota contre son premier avis ainsi que Lacroix, conspirateur décrié, avec lequel il ne put s'unir en Belgique que par le crime ».
Charles-François Dumouriez.
Vainqueur de Valmy, puis traître à la France

    Robespierre a dit la vérité comme toujours. Vous savez, cependant que Danton, au dernier moment, manqua aux royalistes, et qu'il ne se borna pas à appuyer son vote d'une menace déclamatoire contre les tyrans, auxquels il lança en défi une tête de roi, mais qu'il vota aussi contre le sursis au milieu des murmures, des « oh ! oh ! » du côté droit qui ne s'attendait pas à cette cynique volte-face, car pourquoi ce revirement final de Danton ?

    Raison de popularité sans doute. Mais il y a autre chose. Pitt n'avait pas complété la somme que Danton avait fixée à Ocariz ; il avait réclamé quatre millions, Ocariz n'en avait fourni que la moitié. Dumouriez, que sa liaison intime avec Talon, avec Noël et avec Danton, a mis à même d'être très bien renseigné, nous dit, dans ses mémoires, qu'une maladresse de Bertrand de Molleville, ancien Ministre de la Marine de Louis XVI, alors réfugié à Londres, blessa profondément Danton. Bertrand de Molleville avait écrit à Danton, au moment du procès du roi, pour le menacer de révéler les sommes qu'il avait reçues de la Cour, s'il ne votait pas bien. N'ayant pas reçu de réponse de Danton, il mit sa menace à exécution et adressa au Ministre de la Justice, un paquet de documents compromettants pour Danton et pour les Girondins.

    Ce n'est pas seulement Dumouriez qui nous apprend la chose, Bertrand la confirme dans ses mémoires et M. Edmond Seligmann, dans son remarquable ouvrage sur la Justice en France sous la Révolution, au tome II, page 447, note 4, nous affirme que l'envoi de Bertrand est sûrement celui qui est mentionné dans l'inventaire de la Commission des 21 sous le titre ; « Envoi au Ministre de la Justice d'un paquet venu de Londres pour la défense du roi, adressé à Malesherbes, reçu le 24 décembre 1792 ».

    Déjà l'auteur de l'article Danton, dans la vieille biographie Didot, Mallet nous avait révélé que les pièces envoyées par Bertrand de Molleville avaient été étouffées par le Ministre de la Justice Garat, qui était un intime ami de Danton. Et, de fait, les pièces ne se retrouvent plus aujourd'hui dans les dossiers de la Commission des 21, mais il en reste trace dans l'inventaire.

    Il est donc admis surabondamment par les témoignages les plus authentiques que Danton fut aux gages de Louis XVI ; c'est Mirabeau, c'est Talon, c'est Théodore Lameth, c'est Bertrand de Molleville, c'est Dumouriez, qui le proclament, - personnages qui dirigeaient la police secrète de la Cour et qui ont pu apprécier ses services. Ce sont les lettres de l'agent de Danton, Noël, écrites au moment même, à Lebrun et à Danton lui-même, ce sont les lettres de l'agent de Pitt, Miles, les pièces des archives subsistantes qui nous confirment la chose. Un tel luxe de preuves doit entraîner la conviction, mais comme je n'ai rien voulu laisser dans l'ombre, j'ai tenu à procéder à une contre-épreuve et même à une double contre-épreuve. J'ai poursuivi les apologistes de Danton sur leur propre terrain dans leurs derniers refuges, sans espérer du reste les amener à reconnaître leur erreur, mais en les obligeant depuis quinze ans à laisser toutes mes démonstrations sans la moindre réplique.

    Cette double contre-épreuve, dont je veux vous exposer aussi brièvement que possible les résultats, a consisté à rechercher s'il est vrai, comme l'affirment les apologistes, que la fortune de Danton ne s'est pas accrue d'une façon anormale, que la gestion des fonds secrets de son ministère a été loyale et correcte, s'il est vrai que l'accusation portée contre lui dans la presse d'avoir pillé la Belgique au cours de sa mission, avec son acolyte Delacroix, auprès de Dumouriez, ne repose que sur des racontars. Faire la contre-épreuve consistera encore à vérifier par l'étude de l'action politique de Danton, s'il est vrai, comme l'affirment avec intrépidité les apologistes, que cette action fut nette, loyale, républicaine et patriotique ou si, au contraire, les griefs précis apportés par Saint-Just et par Robespierre, adoptés par la Convention et le Tribunal révolutionnaire sont fondés, oui ou non.

    J'ai donc encore deux parties à vous exposer : 1° la fortune de Danton ; 2° sa politique.

    Je vous avais promis d'examiner tout d'abord la fortune de Danton et son action politique dans ses rapports avec l'argent. La fortune de Danton d'abord. Que cette fortune se soit accrue de façon anormale, que sa subite richesse et son train luxueux aient scandalisé les contemporains, cela est si vrai qu'à plusieurs reprises Danton dut présenter des explications à ce sujet ; et ses explications se ramènent toutes à dire que les acquisitions qu'il a faites l'ont été avec le produit du remboursement de sa charge d'avocat au Conseil du Roi, charge qui fut supprimée avec tous les offices de judicature, dès le début de la Constituante. Dès le milieu d'avril 1791, le fumeux Courtois, l'âme damnée de Danton qui sera plus tard chassé du Tribunal pour concussion (Infraction commise par un représentant de l'autorité publique), Courtois dut défendre son ami dans une Lettre au Patriote français.

    Les calomniateurs de Danton, ces « méchants frondeurs, comme dit Courtois, répandaient le bruit que les routes de la fortune s'étaient aplanies sous ses pas, que c'était un homme soudoyé par un parti, un fabricateur de faux assignats ». La brochure de Courtois n'ayant pas coupé court aux mauvais bruits colportés, Danton se défendit lui-même dans le discours qu'il prononça le 20 janvier 1792, lors de son installation à l'Hôtel de Ville de Paris comme second substitut du Procureur de la Commune. Il prit soin de répéter ce qu'avait déjà dit Courtois, ce que répéteront ses apologistes d'aujourd'hui, que ses acquisitions de biens nationaux avaient été faites au moyen du remboursement de sa charge, mais il ne convainquit personne. Sous la Convention, Girondins, Enragés, Feuillants, Hébertistes, etc., ont repris l'accusation avec un ensemble impressionnant et, le 23 frimaire an II, Danton a été réduit à l'humiliation de défendre une seconde fois sa vie privée au milieu des murmures et des interruptions des Jacobins.

    « Vous serez étonné, dit-il, quand je vous ferai connaître ma vie privée, de voir que la fortune que mes ennemis m'ont prêtée se réduit à la petite portion de biens que j'ai toujours eue ». Déjà, le 26 août 1793, dans une séance orageuse des Jacobins, dans une réponse à Hébert, il avait invité ses calomniateurs à aller vérifier chez son notaire l'état de sa fortune. Le journal du Club des Jacobins résume ainsi la fin de son discours : On prétendit qu'il avait assuré une fortune de 14 millions à une femme (Louise Sébastienne Gély) qu'il avait épousée après la mort de la première, parce que, enfin il me faut des femmes, dit Danton. Eh bien, c'est tout bonnement 40.000 livres dont je suis propriétaire il y a longtemps ».

Louise Sébastienne Gély, seconde épouse de Danton
avec son beau-fils Antoine devant un zograscope.

    Vous voyez donc que Danton s'est défendu à plusieurs reprises au sujet de l'accroissement subit de sa fortune et que le reproche que Aulard lui a fait - oh ! le seul reproche - d'avoir méprisé la calomnie, de n'être abstenu de la réfuter, que ce reproche n'est pas fondé. Mais ce qui est vrai, c'est que les protestations de Danton n'ont convaincu aucun de nos contemporains, si elles ont convaincu M. Aulard. La calomnie, pour parler comme Courtois, était si répandue qu'elle a fait le tourment des fils de Danton qui étaient devenus filateurs à Arcis-sur-Aube, et qui ont vécu comme des réprouvés jusqu'à la veille de la Révolution de 1848.

    Or, il arriva, sous le règne de Louis-Philippe, qu'un avocat, homme consciencieux, Nicolas Villiaumé, qui préparait une histoire de la Révolution qui paraîtra en 1850, s'avisa d'interroger les fils de Danton comme il avait déjà interrogé précédemment Albertine Marat, sœur de l’"Ami du Peuple". Rousselin de Saint Albin, le secrétaire de Barras, le vieux Conventionnel Sergent et tous les survivants de la grande époque. Ayant reçu cette lettre de Villiaumé, les fils de Danton, en 1846, se décidèrent à défendre la mémoire de leur père ; ils le firent dans un plaidoyer très travaillé, très minutieux où ils s'efforcèrent, en citant des documents et des chiffres, de prouver que vraiment la fortune de Danton ne s'était pas accrue par des moyens illicites.
Albertine Marat et Rousselin de Saint Albin
 

    Villiaumé fut convaincu par ce plaidoyer familial, surtout lorsqu'il put vérifier aux archives des finances que la charge de Danton lui avait été bien remboursée pour le chiffre mentionné par les fils de Danton, dans leur plaidoyer. Ses lettres aux fils de Danton, que j'ai publiées, prouvent cependant que Villiaumé eut des hésitations, car il leur posa des questions renouvelées notamment sur un certain Pornis, qui aurait gardé pour Danton un dépôt énorme et sur lequel les fils de Danton ont déclaré qu'ils ne savaient rien.

Nicolas Villiaumé, publiciste, économiste et historien


    Un autre des scrupules de Villiaumé est attesté par la demande qu'il fit aux fils de Danton de publier leur plaidoyer afin, dit-il, que les historiens pussent vérifier la vérité de leurs dires. Mais l'autorisation fut refusée et les fils de Danton interdirent à Villiaumé d'indiquer même indirectement qu'ils l'avaient renseigné. Le plaidoyer des fils de Danton a fait le fond de l'apologétique dantoniste jusqu'à nos jours. Ce plaidoyer a été confié, sous le sceau du secret, à Michelet, à Bongeart, au Dr Robinet enfin qui s'est décidé à le publier en 1865 dans son Mémoire sur la vie privée de Danton, mais Robinet a supprimé du document, qui figure aujourd'hui en original dans la collection de la bibliothèque Le Pelletier de Saint-Fargeau, les lignes du début et celles de la fin, lignes qui indiquent que le plaidoyer avait été écrit sous forme de lettre à la demande de Villiaumé et que défense expresse avait été faite à celui-ci de le livrer à la publicité et de faire connaître que les fils de Danton en étaient les auteurs.

Antoine Danton

    Le Dr Robinet et tous ceux qui dérivent de lui ont accepté les yeux fermés les données de l'apologétique familiale. J'ai cru devoir les vérifier par tous les éléments d'information qui m'étaient accessibles ; j'ai fouillé les dépôts parisiens et les archives de l'Aube, mais surtout j'ai soumis chaque document, les anciens comme les nouveaux, à une critique rigoureuse. Et voici brièvement les résultats de mon examen, Quand Danton, clerc d'avoué sans fortune, épousa en 1787 la fille du café de l'École, à Paris, Antoinette-Gabrielle Charpentier, il ne lui est reconnu en tout et pour tout dans son contrat de mariage qu'un capital de 12.000 livres consistant en une moitié de maison qu'il possédait à Arcis en indivis avec sa sœur.

    Il achète sa charge d'avocat aux Conseils, au moment même où il se marie et tout entière à crédit. Sa femme lui apporte une dot de 20.000 livres sur laquelle il rembourse immédiatement 15.000 livres à son beau-père Charpentier, qui lui a prêté cette somme pour acheter sa charge. Il emprunte 30.000 livres à une demoiselle Duhauttoir, demeurant à Troyes, sous la caution de ses tantes maternelles ; il emprunte le reste à quelques autres personnes, si bien que, malgré sa dote, en entrant en ménage, il doit plus de 53.000 livres. Son office est liquidé le 20 avril 1791, et remboursé le 11 octobre suivant pour 69.031 livres, 4 sous, montant approximatif de son prix d'achat.

    Un du garde des rôles et offices de France, constate à cette occasion qu'il n'y a aucune opposition au remboursement opéré au profit de Danton. A cette date, Danton a donc remboursé des obligations contractées pour payer son étude et il ne doit plus rien à personne, La question se pose de savoir de quelle manière et avec quelles ressources il a pu acquitter en moins de quatre ans un capital de 53.000 livres et avec les intérêts, de 60.000 francs. Les apologistes admettent que les bénéfices de son étude lui ont suffi ; or, en soit de façon indubitable, par les recherches très précieuses et très complètes de M. A. Fribourg, on sait que Danton plaida en quatre ans, vingt-deux affaires en tout or la plupart insignifiantes.

    Je remarque que Danton a dû entretenir sa famille pondant ces quatre ans au cours desquels il lui est né deux enfants. Aux 60.000 livres de bénéfices nets qu'il aurait dû faire pour payer ses dettes, il faut ajouter ses dépenses personnelles : les honoraires des clercs, loyer, etc., et je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'études qui se vendent ainsi à raison de quatre fois le produit net. C'est ce qu'il faudrait admettre, si la thèse des fils de Danton est exacte. Je comprends mal que Me Huet de Paisy ait vendu si bon marché à Danton un office si productif.

    J'ai consulté l'inventaire des biens de Danton, dressé en germinal an II, après son supplice, et j'ai vu que Danton avait acheté en deux fois, le 24 mars 1791 et le 12 avril de la même année, trois biens nationaux pour la somme de 57.510 livres. J'y ai vu encore, que le 13 avril 1791, il avait acheté à la demoiselle Piot de Courcelles, acte passé chez Me Audin, notaire à Troyes, une belle maison à Arcis-sur-Aube, située auprès du grand pont, maison qu'il viendra désormais habiter pendant ses villégiatures et où il installera sa sœur et son beau-frère ; cette maison lui coûta 25.300 livres sans les frais d'actes.

    Il acheta donc en quinze jours pour 82.000 livres de propriétés ; il les paya sur-le-champ au comptant. Et il aurait pu, cependant, pour les biens nationaux, attendre et se libérer en ce qui concerne les achats de biens nationaux, en douze annuités. Il n'en fit rien. Il paya de môme au comptant le 13 avril 1791, le jour de l'achat, la maison de la place du Grand-Pont et en 1794, au moment de l'inventaire de ses propriétés, ses quatre acquisitions sont totalement payées. Voilà donc un fait grave. En ce mois d'avril 1791, Danton a à sa disposition 80.000 livres d'argent liquide et cela plusieurs mois avant le remboursement de sa charge, remboursement qui ne fut effectué que le 11 octobre 1791.

    Et, ce n'est pas tout : son office remboursé, Danton continue, avec la passion du paysan, à arrondir ses terres par des achats répétés. Ces nouvelles acquisitions, dont vous trouverez le tableau complet en appendice d'une de mes études dans les Annales révolutionnaires de 1912, se montent à 43.650 livres sans compter les frais d'actes. Si l'on admet avec Courtois, qui a donné cette explication, dans sa Lettre au Patriote français, que le beau-père de Danton, Charpentier, lui a avancé 40.000 livres pour l'aider à payer ses acquisitions d'avril 1791, je demande avec quoi Danton a payé le reste. Ses acquisitions territoriales dépassent 125.000 livres un écart de 56.000 livres à combler, en supposant que Danton ait fait rapporter à son office pendant quatre ans cette somme de 69,000 livres, qu'il avait dû emprunter toute entière - ce que je n'admets pas.

    A sa mort, le soi-disant prêt de 40.000 livres provenant de son beau-père a été remboursé puisqu'il n'est fait aucune mention de cette dette ni d'autres dettes dans l'inventaire de 1794, Danton était devenu grand propriétaire foncier dans le département de l'Aube ; ses domaines ne couvaient pas moins d'une centaine d'hectares et avaient coûté 125.000 livres. La grande ferme de Nuisement, cette métairie dont il parla avec simplicité, à elle seule couvrait 73 hectares de terres. Il possédait encore par moitié avec sa sœur, la maison paternelle d'Arcis-sur-Aube, sise rue du Mesnil et estimée à 12.000 livres.

    Je n'ai pas tenu compte non plus des sommes importantes qu'il a consacrées aux réparations et dont les mémoires figurent aux archives de l'Aube. De plus, j'ai trouvé aux archives de l'Aube, les pièces justificatives d'une donation par laquelle Danton a constitué en faveur de sa mère, une rente viagère de 600 livres annuelle, une autre rente viagère de 100 livres pour sa nourrice, en 1791, et je n'en ai pas tenu compte. Il logeait gratuitement dans sa maison de la rue des Ponts à Arcis toute sa famille.

    Je n'ai pas tenu compte davantage des biens mobiliers qu'il possédait dans quatre domiciles différents. Dans sa maison d'Arcis, trois cavales, deux pouliches, 100 toises de bois, des piles de planches, le tout vendu 6.575 livres, 13 sous, somme à laquelle il faut ajouter le prix de trois juments noires réquisitionnées par l'armée, et dont la valeur restituée aux enfants de Danton, en l'an IV, était de 2.000 livres ; en tout pour la maison d'Arcis, 8.575 livres 13 sous de mobiliers.

    Pour la maison qu'il habitait à Paris, Cour du Commerce, dans l'inventaire détaillé dressé le 25 février 1793 et jours suivants après le décès de sa première femme, figurent entre autres trois pièces de Bourgogne, un mobilier très confortable, le tout prisé 13.910 livres. Troisième mobilier dans la maison de son beau-père, Charpentier, était propriétaire à Sèvres, qui existe toujours : on l'appela la « Fontaine d'Amour ». L'inventaire ici porte : trois vaches, un petit âne, un petit marcassin, dix-huit poulets, vingt-et-une paires de pigeons, une berline, etc. La vente aux enchères produisit 8.102 livres, 11 sous.

    Enfin, quatrième mobilier, dans un appartement que Danton avait loué, au mois de novembre 1793, dans l'ancien château que possédait le duc de Coigny, le mari de la célèbre « jeune captive » d'André Chénior, à Choisy-le-Roi. La vente de ce quatrième mobilier produisit 1.61.7 livres 15 sous, Les quatre mobiliers de Danton valaient donc au total 30.261 livres, 39 sous au bas mot. Je dis au bas mot, car les meubles de la Cour du Commerce ont été prisés au-dessous de leur valeur. Ceux de Sèvres et d'Arcis vendus à une époque où la vente des biens des émigrés et des condamnés était très difficile, en dépit de la baisse des assignats. Enfin les 700 livres de rentes viagères qu'il servait à sa mère et à sa nourrice, représentaient à 4 % un capital de 12.500 livres.

Si je totalise toutes ces sommes, j'arrive aux résultats suivants :

    Danton possédait au moment de son décès, en fortune visible : 12.000 livres de biens patrimoniaux ; 125.000 livres d'acquisitions territoriales ; 30.000 livres de meubles divers ; 12.500 livres de capital de rentes viagères ; soit au total ; 179.500 livres, chiffre de beaucoup inférieur à la réalité, car je n'ai rien dit des 10.000 francs reconnus à sa seconde femme dans son contrat de mariage, ni des 30.000 livres de donation personnelle faite en faveur de cette seconde femme, soi-disant par la tante de Danton, une demoiselle Lenoir, mais en réalité par lui-même, comme il résulte de ses explications aux Jacobins.

    Si j'ajoute 40.000 livres aux 179.500, j'arrive à 219.500 livres montant de la fortune visible, mais il faut retrancher de cette somme les menues dettes de la succession, dont les fils de Danton ont dressé l'état minutieux dans leur apologie, en tout 16,000 livres ; la fortune de Danton dépassait donc 203.000 livres au moment de son décès, en avril 1794, et au moment de son premier mariage en 1787, sept ans auparavant, il possédait en tout et pour tout, une moitié de maison dont il évaluait la valeur à 12.000 livres.

    J'ai montré dans mes études sur la fortune de Danton que le mémoire apologétique de ses fils renferme des inexactitudes et des lacunes. Ils ont prétendu n'avoir hérité que de 84.960 livres et ils en ont conclu que la fortune de leur père ne dépassait pas cette somme. Conclusion inadmissible ; ils ont oublié que leur père s'était marié deux fois, une seconde fois quatre mois après la mort de sa première femme qu'il idolâtrait ; ils ont oublié que la deuxième femme fit valoir des reprises qui s'élèvent aux 40.000 livres reconnues dans le contrat ; ils oublient encore qu'une partie de la fortune de leur père s'est dissipée dans les ventes multiples de l'an 2 et l'an 3.

    Leur valeur ne leur en a été restituée qu'en bons au porteur, c'est-à-dire en papier qui a subi une dépréciation énorme. Ils n'ont pas fait état de la moitié do la maison d'Arcis, et d'une maison située à Paris, dont la vente a produit 27.000 lires ; ils n'ont pas fait état davantage de la succession de leur grand-père maternel, soit 9.000 livres, il me parait certain, qu'à la mort de Danton, sa fortune se montait certainement à plus de 200.000 livres ; Alors je ne suis pas surpris des accusations de vénalité dont il fut l'objet.

    L'Administration de l'enregistrement reçut au lendemain de sa mort de nombreuses donations, dont les auteurs désignaient des individus qui, à les en croire, avaient servi de prête-noms pour d'autres acquisitions encore que Danton aurait dissimulées. On soupçonna même que la maison de Sèvres, achetée au nom de Charpentier en octobre 1792, avait été payée par l'argent de Danton. Charpentier, inquiété, dut faire connaître l'état de ses biens.

    On soupçonnait que l'ancien château de Choisy-le-Roi, où Danton avait un appartement, était sa propriété et l'acquéreur nominal, un certain Fauvel, fut l'objet d'enquêtes persistantes, Les Jacobins d'Arcis témoignèrent leur indignation de « la scandaleuse fortune de Danton », Ils indiquèrent que Danton avait fait des acquisitions dans les environs sous le nom de sa mère, sous le nom d'une cousine, sous le nom d'un certain Bajot dit Torcy. Ces enquêtes n'aboutirent pas, peut-être parce que le 9 thermidor vint promptement les interrompre, peut-être aussi parce que, au Directoire du district d'Arcis-sur-Aube, siégeait Recordain, le second mari de la mère de Danton. Et ce Recordain avait tout intérêt à dissimuler les choses.

    La question se pose : d'où vient l'argent ?

    Je n'ai pas admis que Danton qui a plaidé vingt-deux affaires en quatre ans ait gagné là-dessus de quoi payer sa charge. Sont-ce les fonctions publiques ou est-ce la politique qui l'ont enrichi ? Depuis que son étude est fermée, c'est-à-dire depuis le mois de mars 1791, Danton n'exerce plus de profession. Administrateur du département de Paris, par la grâce de Mirabeau, depuis la fin de 1790, ses fonctions sont gratuites. Il est nommé en 1791 second substitut du Procureur de la Commune de Paris.

    En cette qualité, il touche un traitement annuel de 6,000 livres ; il n’a été ministre de la Justice du 6 août 1792 au 5 octobre suivant, c'est-à-dire pondant 55 jours ; il a été ensuite député à la Convention pendant 19 mois et l'indemnité législative était alors de 18 francs par jour. Admettrons-nous que Danton ait réalisé sur ses appointements de ministre et de député des économies assez fortes pour expliquer ses nombreuses acquisitions, la plupart effectuées et payées bien avant son élévation.

    Il faudrait un robuste optimisme pour soutenir que Danton était un homme économe. Puis ses multiples loyers, son train de vie, coûtaient très cher. La supposition que Danton ait économisé plus de 100.000 livres sur son traitement en deux ans, après la fermeture de son étude, me paraît du domaine de la chimère, Alors on est obligé de prendre au sérieux les accusations et les témoignages des contemporains. On est obligé de consulter les dates. C'est le 10 mars 1791 que Mirabeau se plaint à La Marck, dans la lettre que je vous ai lue, que Danton, qui vient de toucher 30.000 livres, le fait attaquer dans le journal de Camille Desmoulins ; c'est le 24 mars 1791, que Danton soumissionne son premier bien national.

    La Fayette, qui était bien placé pour être renseigné, nous dit, dans ses mémoires, que l'émeute du 18 avril 1791, qui empêcha Louis XVI de se rendre à Saint-Cloud pour faire ses Pâques, fut fomentée par Danton qui fut payé par le roi pour fournir à Louis XVI cette preuve manifeste qu'il n'était plus libre de ses mouvements, mais retenu prisonnier dans son palais. Louis XVI avait alors besoin de justifier sa future fuite et de démontrer à son beau-frère l'Empereur qu'il ne pouvait pas, décidément, s'entendre avec les révolutionnaires. D'après La Fayette, Louis XVI fit tenir à Danton une somme égale au remboursement de sa charge.

    Or, c'est précisément en avril 1791 que Danton a fait, et payé comptant, ses plus importantes acquisitions territoriales ; et c'est quelques jours avant le 10 août 1792 que Danton fait, à sa mère et à ses pioches, don de l'usufruit de sa nouvelle maison d'Arcis-sur-Aube ; et de nombreux témoignages nous affirment qu'à la veille du 10 août la Cour versa de nouveau de l'argent à Danton, et vous pourrez consulter, à ce sujet, les mémoires de La Fayette, de Malouet, de Beaulieu, etc., Consultez surtout la grave déposition de Westermann, commentée dans mon livre : Autour de Danton.

    Les comptes de la liste civile prouvent que le nommé Durand qui servait d'intermédiaire entre la Cour et Danton reçut 10.000 livres le 2 août 1792. En poursuivant ce parallèle, je constate encore qu'à l'époque même où Danton reçoit la visite de l'émigré Théodore Lameth et où son agent Chabot touche 500.000 livres des mains d'Ocariz, c'est-à-dire pendant le procès du roi, de novembre 1792 à janvier 1793. Danton reprend le cours de ses acquisitions dans l'Aube : 13.440 livres pendant cette période ; il y a évidemment des coïncidences troublantes qui renforcent encore le faisceau impressionnant des preuves que nous avons réunies.

    Reste un dernier point à examiner sur lequel je serai bref pour en finir avec cette question de la fortune de Danton. A sa sortie du Ministère de la Justice, Danton, pour se conformer à la loi, dut rendre compte de ses dépenses ministérielles. Il fut, à cette occasion, le 10 octobre 1792, attaqué très vivement par Cambon qui lui reprochait d'avoir encaissé l'argent des dépenses extraordinaires et secrètes, dans sa caisse du département de la Justice, au lieu de laisser cette somme à la Trésorerie, et d'ordonnancer au fur et à mesure ses dépenses. « Le mode suivi par le Ministre de la Justice détruit tout ordre de comptabilité ».

    Cambon lui reproche encore des gaspillages ; il proposa de l'obliger à rendre compte, même de ses dépenses secrètes. Danton se défendit mal ; la Convention lui infligea l'humiliation d'avoir à se justifier à nouveau devant ses collègues du Conseil exécutif, de l'emploi de ses dépenses secrètes et, comme il faisait le mort, les Girondins le mirent de nouveau sur la sellette le 18 octobre, Danton s'excusa comme il put sur les circonstances critiques que le pays avait traversées après le 10 août. « Nous avons été forcés à des dépenses extraordinaires et pour la plupart de ses dépenses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien légales ».

    Cet aveu souleva les tempêtes. Et finalement l'Assemblée par un nouveau décret, ordonna aux Ministres de présenter l'arrêté général qu'ils avaient dû prendre pour approuver l'apurement de leurs dépenses secrètes. Et, pour la seconde fois, Danton fut l'objet d'une défiance extrême de la part de l'Assemblée, défiance d'autant plus grande que le même jour elle avait couvert de fleurs le ministre de l'Intérieur Roland qui, lui, avait affecté de présenter un compte détaillé de toutes ses dépenses.

    Comme le Conseil exécutif ne se pressait pas d'exécuter le nouveau décret, la Convention lui réitéra sou ordre, après les débats scandaleux des 24 et 30 octobre. Alors trois ministres, Clavière, Monge et Lebrun se décidèrent, le 7 novembre, à couvrir Danton ; ils déclarèrent qu'il leur avait donné connaissance de l'emploi des fonds en accompagnant son rapport de la présentation de différentes quittances et pièces justificatives qu'ils avaient eu la faculté de parcourir. Cambon et Brissot refusèrent de désarmer ; ils reprirent leurs critiques. L'Assemblée renvoya la lettre à la commission de l'examen des comptes. La Convention n'a jamais approuvé formellement les comptes de Danton et ne lui a jamais donné quitus.

    Au Tribunal révolutionnaire, Cambon reprendra ses accusations à ce sujet et M. Aulard, lui-même, plein d’indulgence pour Danton, a reconnu qu'il avait eu le tort de prendre comme principal collaborateur au Ministère de la Justice un homme taré : cet homme taré, c'est Fabre d'Eglantine, qui eut la disposition de ses fonds secrets. Or Fabre était criblé de dettes et il passa avec le Ministre de la Guerre Servan, ami de Danton, un marché de souliers qu'il exécuta si mal qu'il provoqua les reproches amers du nouveau Ministre de la Guerre, l’honnête Pache. Si bien que, de quelque côté que l'on considère Danton, on le trouve invinciblement entouré d'hommes d'affaires et d'affaires louches.

    J'ai exposé, dans mes précédents volumes, la carrière de quelques-uns de ces hommes d'affaires, de l'abbé d'Espagnac, des héros Simon, de Choiseau, de Perregaux, je n'y reviens pas. Quant au pillage de la Belgique par Danton et par Delacroix, au moment de la retraite de l'armée française à Neerwinden, j'ai montré, par des pièces d'archives, que la municipalité de Béthune, arrêta trois fourgons chargés de linge fin et d'argenterie expédiés par des créatures de Danton et par son ordre et destinés à lui et à Delacroix.

    Au moment du procès de Danton, le député montagnard Levasseur (de la Sarthe) raconta aux Jacobins que Danton, qui venait d'entrer au Comité de Salut public, quand ses fourgons furent arrêtés, se fit remettre les pièces et les procès-verbaux de la municipalité et du département du Pas-de-Calais, et qu'il put ainsi étouffer l'affaire. Levasseur ajouta qu'il avait eu entre les mains le dossier entier en sa qualité de membre du Comité de correspondance de l'Assemblée.

    J'arrive à la troisième et dernière partie de cet exposé, l'action politique de Danton dans ses rapports avec l'argent.

    J'ai entendu parfois des républicains m'avouer qu'ils croyaient à la vénalité de Danton, que mes démonstrations les avaient convaincus, mais me dire ensuite que peu importait que Danton eût fait sa fortune personnelle puisqu'on même temps, il avait bien servi la France, Ces bonnes gens croyaient encore que Danton avait été le grand républicain, le super patriote que les manuels scolaires continuent de nous représenter depuis 35 ans.

    J'ignore s'ils connaissent l'impudente réponse que le tribun du ruisseau fit à La Fayette qui lui jetait à la tête les 4.000 louis qu'il avait reçus du ministre Montmorin sur les fonds des affaires étrangères : « On donne volontiers 80.000 francs à un homme comme moi, mais on n'a pas un homme comme moi pour 80.000 francs ». Eh, bien non, si l'anecdote est exacte - elle est tout à fait dans la note de Danton - si Danton a fait cette réponse à La Fayette, une fois encore il en a imposé, et les gens qui payaient Danton n'ont pas toujours été volés par lui, ils en ont eu souvent pour leur argent et Robespierre et Saint-Just n'ont pas eu tort de flétrir Danton comme le plus redoutable, parce que le plus machiavélique ennemi de la République et comme le suprême espoir de l'émigration.

    Vous connaissez déjà son rôle dans le procès du roi et dans l'émeute du 18 avril 1791, préface de la fuite à Varennes. Mais je voudrais compléter cette esquisse. Au début de la Révolution, Danton avait joué le démagogue au district des Cordeliers ; il avait protégé Marat contre la force armée qui voulait l'arrêter en janvier 1790 ; il avait mené une violente campagne contre La Fayette ; mais dès qu'il entre au Conseil général de la Commune, au mois d'août 1790, Danton se tait subitement. « Il semble un autre homme », dit son biographe, M. Madelin. La presse elle-même s'étonne de ce changement.

    Que s'était-il passé ? Mirabeau, l'homme de la Cour, s'était rapproché de La Fayette pour la grande Fédération du 14 juillet 1790 ; tout simplement Danton avait conformé son attitude à celle du patron qui le payait. Il cesse d'attaquer La Fayette, quand il est de l'intérêt de Mirabeau que La Fayette ne soit plus attaqué. Il ne se réveille de son long silence que le 10 novembre 1790 pour porter à la barre de la Constituante une véhémente pétition de la Commune et des sections contre les ministres dont il réclame le renvoi.

    Or, je lis à ce moment dans une lettre de La Marck à Mercy-Argenteau, datée du 28 octobre 1790, juste ou moment où commence la campagne de Danton contre les ministres, je lis : « Vous savez peut-être que la démarche contre les ministres a été provoquée par M. de Mirabeau ». Mais, chose plus grave, Danton inculpait ce jour-là tous les ministres sauf celui des affaires étrangères M. de Montmorin, qui était l'homme de la liste civile, qui distribuait les fonds secrets, de concert avec Mirabeau.

    En attaquant les ministres, Danton ne gagnait pas seulement son argent, il rafraîchissait sa popularité qui en avait bien besoin, car il avait subi en août précédent, un échec cinglant. Réélu à la Commune par sa section, celle du Théâtre français, son élection avait été annulée par 42 autres sections parisiennes, car en ce temps-là, on n'était pas élu quand on avait eu la majorité dans son quartier, il fallait que l'élection fût confirmée par toutes les autres sections de Paris, 42 sections sur 48 ont cassé l'élection de Danton. Candidat à la mairie de Paris contre Bailly, Danton avait obtenu 40 voix quand Bailly fut élu par 12.500.

    Du service rendu à Mirabeau au mois de novembre, il fut récompensé en janvier suivant par son élection comme Administrateur du département de Paris, élection difficile qui nécessita plusieurs tours de scrutin et qui ne fut possible que par l'intervention personnelle de Mirabeau auprès des électeurs censitaires qui venaient d'élire un Conseil départemental tout entier modéré.

Alors, Danton reprend sa campagne contre La Fayette, juste au moment où La Fayette est de nouveau en disgrâce. Il n'est d'ailleurs pas scrupuleux sur le choix des moyens : La Fayette le convainc de mensonges et le Conseil du département le force à signer une humiliante rétractation de ses attaques contre La Fayette ; mais Mirabeau meurt le 12 avril 1791, après une nuit d'orgie ; ce sont les Lameth, les rivaux de La Fayette qui deviennent les Conseillers de la Cour, qui tiennent les cordons de la liste civile : immédiatement Danton se met au service des Lameth comme il s'était mis nu service de Mirabeau.

    Vient la fuite du roi à Varennes ; Danton ne songe nullement à la République ; il n'appuie nullement Robespierre qui réclame, lui une consultation du pays, la convocation d'une Convention, pour décider si Louis XVI sera maintenu ou non au trône. Un confident de Danton, Fabre d'Eglantine, écrit alors dans une lettre particulière, que « l'idée d'une démocratie française ne peut pas entrer dans sa tête ». Danton ne songe qu'à un changement de dynastie, il propose aux Jacobins de nommer un garde de la royauté vacante. Ce garde ne peut être que le duc d'Orléans ; il sera désigné quelques jours plus tard avec Laclos, l'âme damnée du prince, pour rédiger la fameuse pétition par laquelle les Jacobins demandèrent le remplacement de Louis XVI, par les moyens constitutionnels, c’est-à-dire par la régence du duc d'Orléans.

    Le jour du massacre des républicains au Champ de Mars, le 17 juillet 1791, Danton, averti le matin par les Lameth de l'imminence de la répression, s'absente immédiatement de Paris. Et, pendant que les Républicains abandonnés par lui sont traqués sans merci, Danton séjourne tranquillement à Arcis-sur-Aube, protégé par le procureur-général-syndic du département, par Bougnot, un ami des Lameth. Il peut gagner l'Angleterre sans être inquiété, bien qu'un mandat d'amener eût été lancé pour la forme, contre lui, Bougnot nous dit qu'il mit le mandat d'amener dans son tiroir et qu'il prévint Danton afin qu'il eût à déguerpir.

    Après avoir échoué aux élections législatives, avec un nombre de voix ridicule, il est enfin élu second substitut du procureur de la commune de Paris avec l'appui de Brissot, au 3° tour et à la majorité relative, en décembre 1791. Notons que les Jacobins, ouvertement conseillés par Robespierre, avaient refusé à Danton leur patronage à la séance du 4 décembre 1791.

    L'attitude de Danton devient dès lors de plus en plus équivoque. Il abjure ses exagérations passées dans son discours d'installation à la Commune le 20 janvier 1792 et donne des gages aux modérés. Quand la question de la guerre est soulevée, il semble s'abord se ranger du côté de Robespierre qui combat, comme vous le savez, avec un courage magnifique, la politique belliqueuse des Girondins au bout de laquelle il voit la dictature militaire. Mais soudain Danton se tait et laisse Robespierre supporter seul tout le poids du combat. Comment aurait-il blessé Brissot, comment serait-il entré en conflit avec la Cour qui désirait la guerre ?

    Les apologistes ont lancé ce défi imprudent aux partisans de la tradition et de la vérité : « Citez-nous, a dit M. Aulard, une seule circonstance où Danton aurait fait le jeu de Louis XVI ! ».

    Danton s'oppose le 26 janvier 1792 aux Jacobins à la proposition de Doppot, qui demande la formation d'une garde citoyenne pour défendre l'Assemblée nationale. Qui pouvait profiter du rejet de la motion de Doppet qui, sinon la Cour qui avait une garde quand la représentation nationale était désaimée ? Le 4 mars, quand les Jacobins délibéraient sur la fête qu'ils organisaient en l'honneur des Suisses de Chateauvieux, délivrés du bagne de Brest, Danton injuriait grossièrement la famille royale alors qu'elle avait souscrit 110 livres pour aider à couvrir les frais de la fête. L'injure est tellement grossière et inattendue que Robespierre proteste contre le langage de Danton. La Cour n'avait-elle pas besoin, à la veille de la guerre, de prouver aux souverains de l'Europe, et à l'opinion universelle que décidément, elle ne pouvait pas s'entendre avec les Jacobins ?

    N'avait-elle pas intérêt à se faire outrager ainsi gratuitement à l'occasion d'un geste généreux ? Toutes les suppositions ne sont-elles pas permises quand, quinze jours après cette algarade, on voit Danton recommandé à la Cour par Dumouriez pour le ministère de la Justice ou pour celui de l'Intérieur, quand la Cour se décide, pour endormir les soupçons, à porter au pouvoir les amis de Brissot, les partisans de la guerre ! Malgré la chaude recommandation de Dumouriez et de Talon, vous savez que Danton ne fut pas choisi comme ministre ; il se répand de, nouveau en violences devant le club, il propose, le 14 juin 1792, d'obliger le roi à répudier sa femme et à la renvoyer à Vienne. Peut-être Marie-Antoinette n'aurait-elle pas mieux demandé que cette obligation assez douce lui fut imposée.

    On répète partout que Danton fut l'homme du 10 août, qu'il organisa et dirigea la glorieuse insurrection qui renversa la royauté traîtresse ; on en a cru trop facilement les rodomontades de Danton.

    Ce n'est pas Danton, c'est Robespierre qui a rédigé toutes les pétitions des fédérés pour demander la déchéance du roi Louis XVI ; ce n'est pas chez Danton, c'est chez Robespierre que logeait le Comité insurrectionnel, à la maison du menuisier Duplay ; ce n'est pas contre Danton, c'est contre Robespierre qu'une information judiciaire fut commencée à la veille de l’insurrection. Dans les huit jours décisifs qui précédèrent la grande journée, Danton voyageait à Arcis-sur-Aube ; il ne revint que le 9 août, c'est-à-dire quand tout était prêt ; ce n'est pas Danton qui rallia les insurgés marseillais et qui les conduisit contre le château, c'est Chaumette, c'est Fournier l'Américain.

    Tous deux nous ont laissé un récit très complet de la journée, ils ne parlent pas de Danton, Le journal de Lucile Desmoulins nous apprend que Danton se coucha dans la nuit fameuse, qu'on vint le chercher plusieurs fois avant qu'il ne se décidât à partir pour la Commune. Tout ce qu'il a raconté devant le Tribunal révolutionnaire au sujet de ses hauts faits à cette occasion n'est que mensonge, par exemple quand il a dit qu'il avait fait l'arrêt de mort contre Mandat, le commandant royaliste de la garde nationale, en réalité il attendit, avant de se prononcer, de voir comment tourneraient les choses.

    Les apologistes triomphent de sa nomination au ministère de la Justice, quand l'émeute fut victorieuse ; ils voient dans cette nomination, une sorte de récompense nationale décernée au chef (les insurgés ; ils oublient que Brissot et les Girondins, qui choisirent Danton, avaient été hostiles jusqu'à la dernière minute à l'insurrection et qu'ils ne nommèrent Danton que pour les aider à refouler le mouvement démocratique et républicain qui les effrayait.

    On a magnifié le rôle de Danton, au Conseil exécutif, on a dit qu'il avait stimulé la défense nationale par son audacieux discours, par la désignation des commissaires envoyés dans les départements pour accélérer les levées d'hommes ; on lui attribue presque la victime de Valmy et, en raison des services rendus dans cette crise, ou jette un voile pudique sur le massacre des prisonniers à Paris et des prisonniers de la Haute Cour à Orléans en septembre.

    Il s'opposa au transfert du gouvernement en province, à Blois, ou dans le Massif Central, transfert proposé par les Girondins. Sou rôle public, vu surtout à travers ses discours grandiloquents, a quelque chose d'impressionnant ; mais regardez son rôle caché. Le 3 septembre, au lendemain de la prise de Verdun, il envoie un de ses agents secrets, le médecin Chevetol, au chef des royalistes de la Bretagne prêts à se soulever, nu marquis tic La Rouarie.

    Chevetel se fait passer auprès du marquis pour un bon royaliste - il le connaissait depuis longtemps. - Il lui assure que Danton est resté royaliste au fond du cœur et que, s'il s'est montré hostile au transfert du gouvernement de Paris dans le Massif Central, c'est dans le seul intérêt de la bonne cause ; il lui remet une lettre de Danton que Théodore Muret a publiée et qui contenait des assurances très suspectes, Danton a voulu tromper La Rouarie ; il a voulu le maintenir on repos par de faux semblants, l'empêcher de soulever l'Ouest quand les Puissions avançaient.

    C'est ce que soutiendra plus tard Chevetel à son retour de Londres où il s'était rendu après son voyage en Bretagne. Avec un homme comme Danton, on n'est jamais bien sûr de ses intentions réelles. On n'aurait pas d'inquiétudes si son loyalisme républicain était au-dessus du soupçon. Je crois, moi, qu'en maintenant le contact avec les royalistes, qu'en envoyant Chevetel à La Rouërie, juste au moment où il envoyait Noël et Talon négocier avec Pitt à Londres, Danton, en bon et malin Champenois, faisait d'une pierre deux coups.

    Si Brunswick était victorieux, s'il s'emparait de Paris, s'il terminait la guerre par la restauration de la Monarchie, Danton invoquerait auprès du roi restauré ses négociations auprès des loyalistes bretons, la protection qu'il avait accordée à tant de loyalistes qu'il avait sauvés des griffes de la Commune ; à Charles Lameth, à Talleyrand, à Adrien Duport, il revendiquerait sa part dans la victoire de l'ordre !

    Au contraire, si les Prussiens étaient repoussés, il se glorifierait auprès des révolutionnaires de n'avoir pas désespéré au plus fort du péril du salut de la patrie et de la révolution, d'avoir empêché l'évacuation de la capitale. Il serait le sauveur de la nation et c'est bien sous celle figure-là qu'il est resté dans la légende. Quand on ne retient de Danton que ses déclarations publiques, pleines de phrases ronflantes, sonores, on s'imagine qu'il n'a jamais douté un seul instant du succès de nos armes, que jamais il n'est entré dans son esprit l'idée de transiger, de négocier avec l'ennemi ; il est resté dans les imaginations l'homme de l'audace. La réalité est toute différente.

    A la veille de Valmy, il offrait à l'Angleterre, par l'intermédiaire de Noël, les colonies espagnoles et l'une de nos Antilles, Tabago, pour la retenir dans la neutralité. Au lendemain de Valmy, il négociait avec le roi de Prusse, par l'intermédiaire du louche Westermann et du roué Dumouriez, et, par ces négociations, le roi de Prusse le jouait et sauvait son armée, épuisée par la maladie, manquant de tout et qu'il aurait été facile d'écraser. Dumouriez, lié avec Danton par toutes sortes d'intermédiaires véreux, reconduisit poliment Frédéric Guillaume jusqu'à la frontière. Danton s'est fait le champion flamboyant de la politique des frontières naturelles. Il a réclamé l'annexion de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, de Genève, la guerre à l'Espagne. Il a enchanté ainsi le cœur du bon docteur Robinet qui le compare à Richelieu.

    Quand il revint au pouvoir, après les défaites de Belgique, après la trahison de Dumouriez, avec lequel il entretint des relations très suspectes, que Jaurès a démêlées et que j'ai précisées après lui, Danton continua à la tribune ses fanfaronnades patriotiques, mais dans le secret de son cœur il désespère de la victoire, il n'a plus qu'une pensée qui ne le quittera qu'avec la vie : faire la paix au plus vite et à tout prix avec l'ennemi, dont il juge la force irrésistible. J'ai consacré à la politique défaitiste de Danton ? il n'y a pas d'autre mot ? Tout un livre Danton et la Paix et je pense avoir montré d'une façon décisive que, pendant son court passage au Comité de Salut public, Danton a multiplié les négociations sociétés les plus suspectes et les plus dangereuses, les plus humiliantes, avec l'Angleterre (missions de Mittchell, de Matthows), avec la Prusse (missions de Déportés et de Dubuisson), avec l'Autriche (missions de Proli et de Dampierre).

    Pour obtenir la paix, il n'est pas de sacrifice que Danton n'aurait consenti. Heureusement Robespierre se mit en travers de ses projets. Le premier Comité de Salut public, le Comité Danton, fut renversé le 10 juillet et le second Comité décida de ne traiter avec l'ennemi qu'à coups de canon. Mais Danton et ses partisans intriguèrent jusqu'à la fin pour soulever le peuple affamé contre la continuation de la guerre. Ils tentèrent de s’opposer à l'envoi de renforts dans la Savoie qui était envahie par les Piémontais. Camille Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, conseillait hautement la paix, et son dernier numéro, qui ne fut publié qu'après sa mort, est une philippique très violente contre la guerre et contre ceux qui la font, contre le Comité de Salut public.

    En essayant de renverser le gouvernement révolutionnaire, Danton et ses amis risquaient d'enlever à la révolution les moyens de vaincre l'ennemi. La paix sans la victoire ne pouvait qu'entraîner la perte de la République, la restauration de la Monarchie. Voilà pourquoi les révolutionnaires furent convaincus que Danton n'avait jamais été sincèrement républicain, qu'il n'avait jamais cessé d'être ce qu'il avait été si longtemps, l'homme de Talon, l'homme de la liste civile, l'homme des Lameth, l'homme de l'émigration, l'homme des royalistes.

    Sur les véritables sentiments de Danton à l'égard de la République, nous sommes aujourd'hui amplement renseignés. Au lendemain même du jour où la République fut proclamée, Danton conseillait au duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, dans une conversation que celui-ci a couchée par écrit, de se populariser à l'armée. « Cela est essentiel pour votre père et pour votre famille, même pour nous », disait Danton. Et il terminait l'entretien en ajoutant : Vous avez de grandes chances de régner ». C'est au cours de cette conversation fameuse, que Danton se glorifia des massacres de Septembre. Faut-il rappeler que le duc d'Orléans, Philippe Egalité, n'avait été nommé à la Convention nationale à Paris, que le dernier de la liste, grâce à l'intervention personnelle de Danton, et malgré les objurgations (critiques ou remontrances) de Robespierre ?

    Danton n'a pas essayé seulement de sauver Louis XVI ; il a tenté, plus tard, aux dires de son ami Courtois, de faire évader la reine, La duchesse de Choiseul ; (la femme du duc de Choiseul, ancien premier ministre de Louis XV), n'avait loin ni, dit Courtois, les fonds nécessaires, et l'affaire n'a échoué que parce que, au dernier moment, la reine ne voulut pas être sauvée seule, mais voulut emmener ses deux enfants. Une preuve sans réplique que Danton était en France le suprême espoir des royalistes et de l'ennemi, cette preuve nous est donnée par le journal de Fersen, le Suédois, qui fut colonel d'un régiment en France, qui sût toucher le cœur de Marie-Antoinette et qui en fut récompensé.

    En août et septembre 1793, quand Fersen, alors réfugié à Bruxelles, apprend que la reine vient d'elle séparée du Dauphin, qu'on va la conduire à la Conciergerie, antichambre de l'échafaud, Fersen ne voit qu'un moyen de la sauver, avant, qu'elle ne comparaisse devant le tribunal. Lui et le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche à Paris, réfugié aussi à Bruxelles, font agir sur Danton, par l'intermédiaire du riche banquier Deribes, qui avait déjà fourni à Louis XVI, au moment de sa fuite à Varennes, de grosses sommes d'argent. Deribes se mit en campagne ; il écrivit à Danton et partit pour Paris au début de septembre ; les diamants pris sur l'ambassadeur de France Sémonville qui fut arrêté par les Autrichiens, au moment de son passage en Valteline, devaient servir à payer l'entreprise.

    Il était trop tard, Danton était tombé du Comité de Salut public, son étoile pâlissait et l'hébertisme dominait depuis la journée du 5 septembre. La reine ne fut pas sauvée. Vous savez que Danton a blâmé le procès de la reine comme il a blâmé le procès des Girondins et qu'il a quitté Paris au début d'octobre pour Arcis, sous prétexte de soigner sa santé, mais peut-être aussi en manière de protestation. Or, quand les coalisés entreprirent, au printemps de 1794, une offensive pacifique pour rejeter sur les seuls révolutionnaires toute la responsabilité de la continuation des hostilités, c'est encore sur Danton, qu'ils comptent pour parvenir à cette fin. Le même agent de Pitt, Miles, avec lequel l'agent de Danton, Noël, s'était abouché au moment du procès du roi, écrit à l'ambassadeur de France à Venise, qui était à ce moment-là Noël lui-même, le 5 janvier 1794, pour le prier d'avertir Danton que le gouvernement anglais était prêt à ouvrir des pourparlers avec le gouvernement français.

    « Communiquez mon adresse sans délai à Danton et demandez-lui de m'indiquer une ville en Suisse où je pourrais conférer avec lui au sujet de la paix ». Il ajoute, dans une nouvelle lettre, que si Danton ne peut pas aller en Suisse, il n'a qu'à envoyer un homme de confiance à Londres, il le recevra dans sa propre maison. « Ce sera mon affaire de lui obtenir un entretien avec le ministre », c'est-à-dire avec Pitt. Or, Miles, agissait d'accord avec son gouvernement. Il est remarquable que la lettre de Miles fût communiquée à Danton par Noël et il ne vous a pas échappé que la campagne des Dantonistes pour la clémence et pour la paix correspondait par conséquent au désir du gouvernement anglais. Les contemporains ont cru que Danton ne servait pas gratis la politique anglaise.

    Il y a, dans une dépêche de notre ambassadeur à Londres, La Luzerne, en date du 29 novembre 1789, un passage, dont M. Aulard n'a jamais parlé, bien entendu, et qui concerne Danton : « J’ai dit au duc d'Orléans (alors en mission extraordinaire à Londres) qu'il y avait à Paris, deux particuliers Anglais, l'un nommé Danton et l'autre nommé Paré, (le clerc de Danton), que quelques personnes soupçonnaient d'être les agents les plus particuliers du gouvernement anglais... Je ne sais si on a fait des recherches pour savoir s'ils existent réellement à Paris ».

    Quand cette dépêche fut écrite à Londres, la notoriété de Danton ne dépassait pas encore son quartier. L'ambassadeur ignorait jusqu'à son nom qui lui est révélé par la police, il est remarquable qu'il croit que Danton est Anglais et il prononce sans doute son nom à l'anglaise « Denntonn ». Au moment, de son arrestation, en germinal, on trouva dans les papiers de Danton une lettre adressée par le Foreign-Office du banquier Perregaux, pour l'inviter à payer des sommes considérables à certaines personnes désignées par des initiales, pour récompenser ces personnes des services rendus à l'Angleterre en soufflant le feu aux Jacobins et en leur faisant prendre des mesures extrêmes. Pour être arrivée chez Danton, cette lettre dut lui être transmise par Perregaux lui-même, comme l'intéressant personnellement. Et, à certains indices, il ne serait pas surprenant que de document ait été communiqué aux jurés du Tribunal révolutionnaire, en chambre du Conseil, pour triompher de leurs dernières hésitations.

    Quand l'agent de Pitt, Miles, apprit la condamnation de Danton, il fit ainsi son oraison funèbre dans une lettre à Noël du 11 avril 1794 : « Danton n'est plus ! Sa chute, je l'ai prédite depuis longtemps, comme le triomphe de Robespierre, d'après la connaissance personnelle que j'ai de ces deux hommes, Danton, en février 1793, aspirait à la régence. J'ai connu alors, par les intéressés eux-mêmes, qu'il a facilité la sortie de France de quelques royalistes. Son caractère n'était pas considéré comme incorruptible ».

    Au même moment, l'ambassadeur américain à Paris, Gouverneur Morris, écrivait à Washington à la date du 10 avril 1794 : « Danton a toujours cru, et c'est ce qui est le plus malheureux pour lui, qu'un système de gouvernement par le peuple était absurde en France, que la foule est trop ignorante, trop inconstante, trop corrompue, pour fournir une administration basée sur la légalité ; qu'habituée à obéir, il lui faut un maître ».  « Il était trop voluptueux pour ses ambitions et trop indolent pour acquérir le pouvoir suprême. Tout son but semble avoir été plutôt d'amasser de grandes fortunes que la célébrité ».

    Ces deux témoignages concordants d'hommes liés bien placés pour être au courant des événements et désintéressés complètement l'un et l'autre en la matière, doivent être retenus par l'histoire. C'est sous l'inculpation capitale de complot contre la République, d'intelligences avec ses ennemis que Danton a succombé. Le complot est certain. Un ami de Danton, l'ancien ministre de l'Intérieur, Garat, nous dit dans ses mémoires, qu'il a reçu des confidences de Danton lui-même quand il revint d'Arcis-sur-Aube, rappelé par le scandale de la Compagnie des Indes ; d'après Garat, ami de Danton, il ne s'agissait rien moins que de la ruine du gouvernement révolutionnaire et du retour de la Monarchie.

    Danton se proposait, d'après Garat, de jeter la division dans les comités, d'en provoquer le renouvellement et s'il échouait à la Convention, de les renverser par un coup de main ; puis, une fois revenu au pouvoir. Danton aurait résolument barré à droite pour faire la paix ; il aurait abrogé la constitution républicaine, rendu aux riches leur influence, en leur accordant la suppression des taxes sur les denrées ; il aurait fait rentrer les émigrés et liquidé la révolution par une transaction avec tous ses ennemis.

    La Restauration ne se serait pas faite en 1814, elle se serait faite vingt ans plus tôt. L'étude attentive de la conduite de Danton et de ses amis pondant les derniers mois de leur vie, prouve lumineusement que Garat n'a dit que la vérité. Il est d'ailleurs très sympathique à Danton. Que les choses se soient passées comme Danton lui en a fait la confidence, je ne puis, pour le prouver, que vous renvoyer ici au IIIème volume de ma Révolution française où j'ai retracé par le menu, la lutte ardente et machiavélique que Danton et ses amis ont livrée au gouvernement à l'époque la plus critique de la Terreur.

Conclusions de la conférence

    J'ai été bien long, je m'en excuse, Mesdames et Messieurs, mais je vous avais prévenus et pourtant je suis loin d'avoir tout dit. J'ai conduit mes recherches, je le crois du moins, sine ira et studio, sans colère et sans haine.

    Pourquoi aurais-je été animé contre la mémoire de Danton ? A l'âge où je terminais mes études, on lui élevait des statues. J'ai appris l'histoire, comme vous, dans des livres qui le glorifiaient et ce n'est que peu à peu et par un travail long et minutieux que je me suis délivré du monceau d'erreurs et de mensonges qu'on m'avait inculqué. Personne ne croira que c'était là le bon moyen pour moi de favoriser ma carrière et d'arriver plus tôt à la Sorbonne. J'ai cru que la vérité avait des droits, je me suis mu résolument à son service dès que la lumière s'est faite dans mon esprit, et aujourd'hui, je vous ai dit ma conviction profonde, fondée sur vingt-cinq ans de travaux dont j'attends toujours et dont j'attendrai longtemps la réfutation.

    Robespierre et Saint-Just et tous les contemporains, je vous l'ai dit, ont bien jugé ces hommes, dont Danton était le chef ; ils n'étaient que des jouisseurs et des profiteurs sans scrupules, l'écume de la France. Ils mettaient la Révolution et le pays on coupe réglée. Ils auraient perdu la République et la patrie s'ils avaient pu triompher des honnêtes gens et des patriotes. Mais une dernière interrogation vous viendra peut-être à l'esprit : Comment se fait-il, direz-vous, qu'après un siècle de distance, ces jouisseurs sans conscience, si justement condamnés, aient pu tromper des écrivains consciencieux et de bons républicains ? D'abord, ces écrivains que j'ai nommés ci qui pour la plupart n'étaient pas des érudits rompus aux méthodes scientifiques, ont été trompés par l'apparence rigoureuse du plaidoyer des fils de Danton, dont ils n'ont pas su vérifier les chiffres, ni contrôler les affirmations.

    Ensuite, ils ont subi l'action personnelle d'un homme qui a occupé au ministère de l'Instruction publique, une très haute situation, d'Arsène Danton, qui fut l'élève de Michelet à l'Ecole normale, qui devint chef de cabinet de Villemain au ministère de l'Instruction publique, et qui termina sa carrière comme Inspecteur général de l'Université sous Napoléon III. Très fier du nom qu'il portait et de sa parenté éloignée avec le grand tribun révolutionnaire, Arsène Danton mit au service de sa réhabilitation, une rare ténacité très bien servie par sa situation au Ministère de l'Instruction publique, qui est en relation avec tous ceux qui tiennent une plume.

    Enfin, l'école positiviste, par une étrange aberration, s'avisa de se choisir un précurseur dans le jouisseur débraillé des Cordeliers. Comme il eût été surpris de se voir doté de celle progéniture intellectuelle ! L'Ecole positiviste, à laquelle appartenaient le docteur Robinet, Pierre Laffitte, Antonin Dubost, a exercé, vous le savez, une considérable influence sur tous les hommes d'État qui ont fondé la IIIe République.

    J'ajouterai encore qu'aux environs de 1880, les circonstances étaient favorables pour cette œuvre de réhabilitation. On sortait du 16 Mai, de l'oppression cléricale, on se détachait de Robespierre, qui ne paraissait pas assez zélé contre la religion. On sortait aussi de la guerre de 1870, on n'avait retenu de Danton, que les phrases à effet d'un patriotisme truculent, on le voyait à travers Gambetta. Enfin, on n'avait vaincu « l'ordre moral » qu'à l'aide de l'union de toutes les forces républicaines étroitement rassemblées. Danton, qui ménagea et qui servit tous les partis, Danton qui tendit constamment la main aux Girondins apparaissait comme le symbole de l'union républicaine indispensable à la victoire.

    Les historiens, qui sont des hommes subissent la pression inconsciente des circonstances et des temps où ils vivent. Ils transposent, dans le passé, de fausses analogies, et cette faute est plus fréquente dans l'histoire de la Révolution que dans toute autre, car celle-ci excite davantage les passions des partis qui vont y chercher des armes pour leurs polémiques.

    J'ai essayé, en abordant ce problème à mon tour, de m'abstraire de toute considération étrangère à la science. La politique n'a rien à voir avec l'histoire digne de ce nom. Ce n'est pas à la politique que l'histoire doit demander des inspirations ou des confirmations, je dis que c'est plutôt le contraire ; c'est l'homme politique, s'il est sincère, qui doit se mettre à l'école de l'historien.

    Un régime représentatif, comme le nôtre, un régime qui n'a de la démocratie que le nom et les apparences, un régime où le peuple pour tous pouvoirs met tous les quatre ans un bout de papier dans une urne, votant pour des hommes qui, le lendemain, le dédaignent et le méprisent, ou le trahissent, ce régime soi-disant démocratique ne repose - Montesquieu l'a dit depuis longtemps - que sur la vertu, sur l'honnêteté foncière, sur la conscience droite et loyale de ses élus. Si l'élu trahit les électeurs, tout s'écroule, le suffrage universel est bafoué puisqu'il n'a pas encore su conquérir chez nous le référendum que nos voisins, les Suisses, pratiquent depuis un demi-siècle.

    Il n'y a pas, Mesdames et Messieurs, deux honnêtetés, une honnêteté privée négligeable et une honnêteté publique seule indispensable, j'estime qu'il n'y en a qu'une, Et si, de l'histoire de Danton, se dégage une leçon, il me semble que c'est celle-là : souvenez-vous en.

Peut-être n'était-il pas inutile de vous le rappeler par le temps qui court, mais vous en jugerez.


Source : Gallica-Bnf


Nota :

Du même auteur et au sujet de la corruption, les plus curieux parmi vous trouveront plaisir cet ouvrage "La corruption parlementaire sous la Terreur". Il vous suffit de cliquer sur le lien précédent ou sur l'image ci-dessous :



 

Voici le second texte

Danton : Réflexions sur une histoire interminable

Jean-François BOISSON

«En fait, on connaît contre une connaissance antérieure (...)».

Bachelard.

1. La République en chantant

En 1972, le chanteur Michel Sardou inscrivait à son répertoire une chanson intitulée Danton :

« Dans les écoles de demain

Au seul mot de « révolution »

Les enfants lèveront leurs mains

La Révolution, c'est Danton (...) » (Ed. Match-France, Paroles de M. Sardou et M. Vidalin.).

    Identifier la Révolution française à Danton pouvait à l'époque laisser assez indifférent. Et puis, sauf à remarquer la perspective pédagogique, voire édifiante du texte, ainsi que le ton de tribun du chanteur, comment s'intéresser sérieusement à une telle chanson, à une simple chanson ?

    Dix ans plus tard pourtant la chanson allait trouver un écho cinématographique dans le film d'Andrzej Wajda : portant le même titre qu'elle, l'œuvre du cinéaste semblait renouer avec une même sensibilité historiographique.

    La question qui se posait, celle en tout cas que je me posais, était de savoir comment réagiraient les historiens de métier et aussi les politiques.

    Allait-on voir renaître une historiographie favorable à Danton, aujourd'hui en France, et quelles pouvaient en être les implications pour la « philosophie » de notre histoire ?

    Pour ce qui est du politique, nous ne pouvons ignorer que le Ministère français de la Culture a contribué au financement du film de Wajda : c'est même ce film qui a bénéficié pour la première fois du nouveau système d'aide directe à la création, en recevant trois millions de nouveaux francs — pour un coût global de 24 millions. Ainsi le film de Wajda, sorti à l'automne 1982, peut-il être considéré comme une production qui a reçu une sorte de caution officielle de l'Etat. Après l'élection de François Mitterrand et la mise en place d'un gouvernement à majorité socialiste, on peut se demander sur quoi repose la politique du choix culturel effectué sur ce film, et force nous est de nous reporter à la conception de l'histoire qui était défendue dans le Projet Socialiste en 1980.

    Que découvre-t-on dans ce texte-programme ? Après avoir lu que le socialisme «ne nie pas et ne peut pas nier l'Histoire », je relève, pour ma part, les explications suivantes :

    C'est le capitalisme aujourd'hui qui spécule sur l'amnésie et l'inculture historique pour couper les hommes de leurs racines et promouvoir l'uniformité des pensées par le truchement de « nouveautés », qui n'en sont pas, dont l'une chasse l'autre comme de vulgaires marchandises (...). Sous Giscard, comme sous le Second Empire, l'enseignement de l'histoire et de la philosophie est de plus en plus réduit à la portion congrue (...). La tâche des socialistes est tout autre. Elle consiste à redonner à notre peuple le sens d'une Histoire à faire et pour cela celui d'une continuité rompue (Projet Socialiste (Club Socialiste du Livre, pp. 159-160).).

    Autant dire que la politique socialiste espère renouer avec l'Histoire aussi bien en reprenant l'initiative de l'action qu'en comblant les vides de la « mémoire ». Tout le problème est de savoir avec quelle histoire au juste il s'agit de renouer.

    Si nous laissions de côté le domaine de l'action politique proprement dite pour nous en tenir au seul enseignement de l'histoire qui aurait la faveur des socialistes, il est probable que nous retrouverions la tendance dominante de l'historiographie sous la troisième République. Après tout, si le septennat de V. Giscard d'Estaing soutient l'analogie avec le Second Empire, rien ne s'opposerait à ce que celui de F. Mitterrand ressemble à la troisième République des Gambetta, des Ferry et des Grevy. Hypothèse hasardeuse, dira-t-on ; mais la redécouverte du personnage de Danton, au carrefour du cinéma polonais et de l'idéologie des droits de l'homme, et avec la bénédiction officielle du Ministère de la Culture, constitue un indice à ne pas négliger : car, à tout prendre, s'il s'agit de rétablir une continuité « rompue », la référence à Robespierre ou aux Sans-Culottes est plus malaisée que le « retour » à Danton, dont Jules Ferry avait déjà dit que, s'il avait eu recours à la terreur, il ne l'avait jamais érigée en maxime !

    Bien entendu, la démonstration reste à faire mais il est patent aujourd'hui que l'idéologie « antitotalitaire » pourrait parfaitement s'alimenter à l'exemple d'un « républicain » comme Danton qui serait mort pour avoir réclamé la fin de la dictature jacobine. Au risque de n'être pas une véritable « nouveauté » et de redire presque mot à mot, la suprême raison donnée par Ferry lui-même :

    La dictature « c'est la dernière citadelle du despotisme » (Cité par Cl. Nicolet, L'Idée Républicaine en France (Gallimard, 1982, p. 94).).

    Tout se passe donc aujourd'hui comme si la seule politique possible, pour les socialistes au pouvoir, était à chercher du côté de ce qu'on appelait au début de la IIIe République, politique « transactionnelle » ou encore politique « des résultats », ou encore selon le mot du positiviste Littré « politique d'opportunité », laquelle serait une stratégie conciliatrice à l'instar de celle dont on créditait à l'époque Gambetta et son « double » historique : Danton lui-même!

    L'enquête politique mériterait d'être approfondie ; je ne souhaitais, et ne pouvais, ici qu'esquisser la plus probable des hypothèses. Par contre sur le terrain de l'historiographie, nous pouvons examiner la situation de manière plus développée.

    Mais avant de voir la faveur recueillie du côté des historiens professionnels par un moderne retour à Danton, il est bon de faire le point sur la véritable idolâtrie dont le personnage a été entouré sous la IIIe République par ses historiens les plus officiels.


2. Un refrain bien connu

    S'il est vrai que les discours sur la Révolution française font sans cesse l'objet de réévaluations, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse, chacun pourrait constater que la figure de Danton a atteint sa cotation maximale en cette fin du 19e siècle qui voit naître, après la chute du Second Empire et au lendemain de la Commune, le régime qui a d'abord pour seul avantage d'être, selon le mot fameux de Thiers, celui « qui nous divise le moins ». Si les « actions » de Danton sont l'objet d'une intense spéculation théorique et historiographique, c'est sans doute parce que l'heure est aux regroupements et aux réorganisations, entre le danger de la réaction et la profonde panique déclenchée par la Commune. L'idéal unificateur étant absent, seules les convergences d'intérêts militent en faveur de la République. Evoquer Danton dans ces circonstances, c'est se donner le modèle au moins imaginaire d'un homme politique qui a tenté et presque réussi la politique de compromis et d'alliance qui aurait dû « sauver la France » à l'époque révolutionnaire comme elle devrait y parvenir en cette fin de 19e siècle. On trouvera un bon exemple de ce fantasme politique unificateur dans l'article Révolution française du Dictionnaire de Pédagogie, sorte de Bible des Instituteurs de la IIIe République, édité dans les années 1880 sous la direction de Ferdinand Buisson. Sous la plume d'Alfred Rambaud, signataire de l'article, on peut lire :

"Danton n'était ni un furieux, ni un sectaire ; c'était un homme d'Etat. Quoiqu'il fût sorti du Ministère (à l'automne 1792), il exerçait encore une grande action sur la diplomatie et la politique : c'était lui qui, à ce moment, conduisait les négociations avec la Prusse pour rompre le faisceau de la coalition ; c'était lui qui, par ses agents secrets, surveillait les complots de la Vendée et de l'émigration. En lui fut alors le génie même de la Révolution : il la poussait à l'action, à l'expansion, pour la sauver de la guerre civile ; il organisait ce que les Girondins avaient rêvé, le soulèvement des peuples contre les rois. Il avait donné des garanties efficaces à la propriété et désavoué publiquement les exagérations de Marat ; bien que ses paroles par une nécessité des temps, fussent parfois d'un violent, ses actes étaient ceux d'un modéré."

    N'eût été l'incompréhension des Girondins, la grande politique dantonienne débouchait sur le salut patriotique en faisant même l'économie de la Terreur :

    Comment les Girondins, continue Rambaud, ont-ils pu méconnaître en Danton le grand indulgent, celui qui devait expier sur l'échafaud le même crime qu'eux-mêmes : la modération ? C'est le malheur de la Révolution que les Girondins aient repoussé les avances de Danton ; eux et lui, avec les sages Montagnards, comme Carnot, Cambon, Lindet, les deux Prieur, ils eussent sauvé le pays sans le faire passer par les angoisses de la Terreur. Danton du moins a tout fait pour conjurer la rupture. Plusieurs des grands Girondins, Vergniaud, Condorcet, Gensonné, n'avaient aucune haine contre lui ; ils eussent consenti à un rapprochement : ce furent surtout Roland, Madame Roland, Buzot, Valazé, Barbaroux, Guadet, qui, obéissant à d'aveugles antipathies, entraînèrent le reste du parti dans une voie funeste (Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction Primaire, deuxième partie, tome 2, p. 1893.).

    En filigrane dans ce texte peu connu, toute la représentation « républicaine » de la politique pour cette fin du 19e siècle : le héros, installé au centre d'une immense toile d'araignée et maîtrisant dans et par l'action toutes les contradictions de l'heure ! Danton méritait bien une statue : il en eut deux, élevées à l'occasion du centenaire de la Révolution, l'une à Arcis-sur-Aube, l'autre à Paris. Sans compter toutes les statues que les historiens lui élevèrent dans leurs travaux !...

    Bien entendu tous les historiens n'eurent pas la piété étroite d'un certain Dr Robinet qui passa sa vie à réhabiliter la mémoire de son idole, à lui tailler un habit d'homme d'Etat hors pair, à faire campagne pour l'érection d'une statue ; mais tous subissaient la fascination pour Danton. Alphonse Aulard, qui inaugura en 1891 une chaire d'Histoire de la Révolution française en Sorbonne, n'échappa pas non plus à cette fascination.

    Il est incontestable qu'une étude plus précise de l'historiographie « d'Antonienne » sous la IIIe République ne laisserait pas de nous étonner et de nous éclairer aujourd'hui.

Comment a-t-on pu fantasmer tellement au sujet de Danton ? L'enquête historiographique ne renvoie pas seulement à un enjeu d'érudition. H est temps de lui conférer une véritable dimension épistémologique.


3. Répétition historique et besoin historiographique

    Il y a quelques années déjà, deux historiens ont entrepris de constituer sur l'historiographie de la Révolution française d'utiles dossiers destinés pour la première fois sans doute à un public plus large que les seuls spécialistes.

    Ainsi, en 1970, Alice Gérard s'est donnée pour tâche de faire « l'Histoire d'une Histoire » en retraçant « l'évolution des perspectives sur la Révolution française » (La Révolution française, mythes et interprétations, 1789-1970 (Flammarion, P. 9).). En 1974, Jacques Godechot met en œuvre un projet voisin en se limitant aux lectures de la Révolution faites par 14 historiens. Situer chaque lecture dans son temps et ainsi esquisser une psycho-sociologie des interprétations proposées, tel est au fond l'objectif de l'auteur :

En fait, dit-il, il existe une véritable chaîne qui lie les uns aux autres tous les historiens de la Révolution, et le meilleur moyen d'essayer de parvenir à une plus grande impartialité n'est pas de les ignorer, mais au contraire de bien les connaître, de savoir pourquoi, comment et dans quelles conditions ils ont écrit, quels ont été leurs idées et leurs buts (Un Jury pour la Révolution (Robert Laffont, 1974, p. 11).).

    Le projet de constituer une « historiographie critique » (Alice Gérard) ou encore de rassembler un « jury » pour la Révolution (Jacques Godechot) est donc lié à la volonté affirmée d'éclairer notre savoir historique. Et il est vrai que chacun pourrait trouver dans les dossiers réunis par nos deux historiens des références précieuses, notamment pour éclairer le cas Danton...

    Toutefois, si l'on veut sortir des innombrables redites auxquelles les historiens semblent plus ou moins condamnés à travers leurs débats périodiquement répétés, il faut aborder prioritairement la question de méthode : Que doit-on faire enfin pour « parvenir à une plus grande impartialité » ? Et pourquoi la connaissance de «la très grande diversité des conditions politiques, économiques, sociales, intellectuelles, sous-jacentes aux différentes options » (A. Gérard, op. cit., p. 12.) des historiens qui débattent permettrait-elle de comprendre mieux comment il faut juger de l'objet historique considéré ?

    A supposer qu'une telle psycho-sociologie éclaire interprétations et controverses, elle ne pourrait que renvoyer, semble-t-il, assez platement pour chaque historien à « son origine nationale, familiale, sociale » (Godechot, op. cit., p. 354.) ou encore à des « options idéologiques plus ou moins explicites » (Gérard, op. cit., pp. 107 et 111.).

    C'est ainsi que si l'on nous explique que « nos connaissances définitives » progressent par le « jeu dialectique de ces controverses » (Gérard, op. cit., pp. 107 et 111.) on ne nous dit pas comment celles-ci peuvent devenir « définitives » véritablement. Jacques Godechot nous décourage encore plus profondément lorsqu'il conclut que l'historien reste, quoi qu'il arrive, toujours partial.

    En nous livrant les matériaux d'une évaluation comparative, l'historiographie ne nous a pas encore livré les principes d'évaluation eux-mêmes. La dialectique des thèses historiques est souvent réduite à une dialectique des sujets historiens, repérés par leurs déterminations sociologiques, ou psychologiques. Dès lors comment ne pas être d'accord avec François Furet, lorsque celui-ci, après avoir reconnu le bien-fondé du projet historiographique, lui reproche son relativisme :

(...) ainsi s'obtient un produit un peu étrange, une sorte d'histoire résiduelle, définie à chaque étape par la part du présent qu'elle véhicule dans son interprétation du passé. Cet exercice est utile incontestablement, et salutaire même, dans la mesure où il est prise de conscience des conditions ambiguës où s'enracinent et se mêlent l'historique et l'actuel ; mais sauf à conduire à la conception d'une histoire complètement relativisée, soumise à la demande sociale, point d'ancrage dans une dérive incontrôlable, il ne peut se borner à la simple constatation de la part du présent dans toute histoire de la Révolution ; il doit être accompagné d'une expertise particulière, aussi précise que possible, des contraintes de notre présent (Penser la Révolution Française (Gallimard, p. 116).).

    En somme, l'espoir historiographique tourne vite court s'il se borne à mettre seulement en évidence la « demande sociale » à l'œuvre dans toute entreprise d'historien. Dès lors il serait insuffisant de rappeler le culte qui a entouré le personnage de Danton sous la IIIe République si l'on ne mettait pas tout en œuvre pour comprendre en quoi tout « retour à Danton », toute revalorisation du personnage, à défaut d'éléments nouveaux, ne serait que retour à l'idolâtrie ancienne. La démarche historiographique, qu'elle s'exerce sur le cas Danton ou sur un autre objet historique, doit à l'évidence s'atteler à une double tâche : d'une part, découvrir, décrire et établir les convergences entre des thèses historiques soutenues à des époques différentes sur un même objet ; d'autre part, promouvoir une véritable « expertise » de ces thèses qui manifeste non seulement, comme dit Furet, la part des « contraintes » de l'époque, mais aussi la part qui lui échappe parce qu'elle appartient enfin à l'ordre d'un savoir scientifique.


4. Sortir du cercle vicieux

    Il serait en effet redoutable de s'en tenir à l'idée d'une histoire « définie à chaque étape par la part du présent qu'elle véhicule dans son interprétation du passé » car alors sa vérité ne tiendrait qu'à une confusion des temps, à une analogie plus ou moins visible mais toujours indue entre passé et présent. L'historiographie, relativiste et venant toujours après-coup, ne pourrait guère prétendre à mieux que d'énoncer ou de dénoncer l’anachronisme ; elle ne pourrait atteindre une « vérité » supérieure à celle de l'histoire proprement dite ; simple « histoire de l'Histoire », elle resterait passible des mêmes confusions, et l'esprit serait inévitablement «au rouet » !

    Pour sortir de ce cercle, il faut donc nécessairement affronter une alternative portant sur la valeur même de la démarche historiographique : ou bien en effet il ne s'agit que de mettre en perspective, de relativiser les travaux des historiens et alors l'examen historiographique n'a qu'une valeur épistémologique faible et, somme toute, bien relative elle-même ; ou bien nous créditons la démarche de l'historiographie d'une portée épistémologique plus vigoureuse en acceptant d'y voir la mise à l'épreuve effective d'un savoir. Mettre à jour «la demande sociale » qui préexiste à la formulation des thèses historiques, comprendre les convergences entre elles sur la base de « demandes sociales » analogues ou voisines, tout cela n'est pas incompatible — au contraire — avec un souci épistémologique bien précis : comprendre pourquoi une thèse ancienne peut être, après débat ou bien oubli, soutenue à nouveau et dans quelles conditions.

    Sans avoir de lumières particulières à faire valoir sur le terrain de l'histoire, la réflexion philosophique ne peut avancer ici qu'une exigence générale de rationalité. A l'inverse, elle ne pourrait que s'étonner devant les interminables débats que lui révèle l'historiographie, notamment en ce qui concerne la Révolution française. A quoi bon multiplier, en effet, lectures et interprétations si, jamais, les nouvelles n'invalident les anciennes ?

    L'historiographie de Danton est particulièrement fertile en redites et en reprises : est-ce à dire que le dossier ne pourrait pas être classé ? En 1932, Georges Lefebvre manifestait quelque irritation déjà devant deux nouveaux livres sur Danton, dont celui de Barthou :

    Deux livres sur Danton, disait-il. Le voilà donc à la mode ? Il y a quelques années, elle s'orientait plutôt vers Robespierre (...) : ainsi, la roue aurait tourné. C'était à prévoir. Les mémoires illustres présentent des phases comme certains astres. On ne peut pas toujours parler de la même chose et, d'ailleurs, les éditeurs ne le permettraient pas ; mais l'occultation n'est jamais très longue ; il se trouve bientôt quelqu'un qui, par sympathie ou par curiosité, vient rendre ses couleurs à l'image apâlie (Sur Danton, in Etudes sur la Révolution Française (P.U.F., 1954, p. 53).).

    Quand on sait quel jugement sévère G. Lefebvre portait à l'endroit des deux livres en question, l'évocation d'un phénomène de mode sous sa plume prend une résonance très forte : s'il y a mode en histoire c'est qu'il y a possible soumission à la « demande sociale » et aussi, simultanément, refus d'en passer par l'expertise, par l'examen critique des thèses possibles en rapport avec les matériaux disponibles sur un dossier.

    Face à ce danger de la mode, que faire ? Une première réponse est, à mon sens, toujours possible, puisque sans sortir du système de la mode, on peut opposer victorieusement une mode à une autre. Mais s'agit-il d'une réponse suffisante ? En tout cas une mode qui domine à un mo¬ ment peut très bien se trouver dominée dans la période suivante. Ainsi la démarche historique qui voudrait se présenter comme science devrait tenter d'élaborer une autre réponse à la mode sous peine de n'être jamais qu'une interprétation ; sous peine que le lecteur n'ait jamais à sa disposition que « des histoires royalistes, des histoires libérales, des histoires jacobines, des histoires anarchistes ou libertaires » (Furet, op. cit., p. 23.) comme le disait très justement F. Furet.


5. L'historien en rupture de mode

    Comment l'historien doit-il élaborer ses réponses pour rompre avec la circularité de la mode ? Suffit-il qu'il soit « robespierriste » pour faire pièce à l'histoire « dantoniste » ? Non, sans doute, si par là on entend sacrifier à une autre mode. Mais alors comment G. Lefebvre pouvait-il se montrer péremptoire à l'égard de livres favorables à Danton sans lui-même se situer à nouveau dans le jeu d'une mode contraire ? Tout le problème est là. Et voilà cinquante ans au moins qu'on se refuse à le tirer au clair, au grand détriment de la démarche historique et de son épistémologie.

    Aujourd'hui pourtant les conditions d'une telle interrogation existent puisque la pratique historienne aspire désormais, si l'on en croit François Furet, à ne plus annoncer « ses couleurs » mais « ses concepts » (Furet, op. cit., p. 26.).

    A suivre François Furet, nous découvrons l'urgence de sortir des oppositions d'école. Il y a donc bien là un souci épistémologique affirmé. Comment se formule-t-il ?

    S'il faut dépasser les oppositions, c'est parce qu'il y a entre toutes les interprétations, en ce qui concerne la Révolution française notamment, une profonde connivence :

(...) toutes ces histoires qui s'affrontent et qui se déchirent depuis cent ans au nom des origines de cet affrontement et de cette déchirure, ont en réalité un terrain commun : elles sont des histoires de l'identité (Idem, p. 23.).

Ainsi, un véritable « mécanisme d'identification » lierait encore aujourd'hui l'historien de la Révolution française à « ses héros » et à « son » événement, de telle sorte qu'il ne pourrait sortir de la série des « histoires commémoratives ». Furet mettrait donc en évidence Y obstacle épistémologique majeur en indiquant que, pour une telle histoire, «la magie de l'anniversaire est faite de la fidélité des héritiers, non de la discussion critique de l'héritage » (Idem, p. 115.).

    C'est grâce à une « mutation de savoir historique » (Idem, p. 24.) — laquelle est déjà amorcée — que l'on pourra « rompre ce cercle vicieux de l'historiographie commémorative » (Idem, p. 23.). L'alternative, pour l'auteur, se résume en ces termes : histoire commémorative ou bien histoire explicative ; et le prix à payer est essentiellement affectif :

(...) Il est sûrement temps de désinvestir (l'historiographie de la Révolution) des significations élémentaires qu'elle-même a léguées à ses héritiers, pour lui rendre ce qui est aussi un primum moyens de l'historien, la curiosité intellectuelle et l'activité gratuite de connaissance du passé (Idem, p. 24. ).

    Par le biais d'une curiosité enfin désintéressée, s'annoncerait alors la conquête de l'objectivité, du moins de l'impartialité. La thèse de Furet rejoint un courant très fort chez les nouveaux historiens puisqu'on la relève, par exemple, chez Paul Veyne, dès 1971 :

    On voit ce qu'est l'impartialité de l'historien ; elle va plus loin que la bonne foi, qui peut être partisane et qui est généralement répandue ; elle réside moins dans le ferme propos de dire vrai que dans la fin qu'on se propose, ou plutôt dans le fait de ne plus se proposer de fins du tout, sauf celle de savoir pour savoir ; elle se confond avec la simple curiosité, cette curiosité qui provoque chez un Thucydide le dédoublement que l'on sait entre le patriote et le théoricien (...) (Comment on écrit l'histoire, essai d'épistémologie (Seuil, p. 81).).

    L'histoire de la Révolution française devrait donc pouvoir échapper au culte des héros, au culte de la personnalité, en développant cet antidote naturel qu'est la curiosité. Les historiens modernes sont invités par conséquent à miser sur le savoir désintéressé pour affronter cette perversion sans cesse renaissante de l'histoire commémorative et introduire enfin une « bonne distance » avec l'objet historique.

Que deviendra donc Danton au crible de la curiosité ? Et Georges Lefebvre avait-il raison de récuser Louis Barthou et les autres « hagiographies » de Danton ? Si même il avait raison, à quel point de vue peut-on dire qu'il avait effectivement raison ? Était-ce parce qu'il récusait par là une « histoire commémorative » parmi d'autres ? Que dirait aujourd'hui un historien moderne en face d'entreprises similaires ?


6. Danton, une expérience cruciale de la curiosité

    La sortie du film de Wajda peut servir de pierre de touche pour connaître les réactions des historiens. Particulièrement celle de François Furet lui-même.

    Si certains historiens manifestèrent des réserves — plus ou moins importantes — pour le film et son scénario, et prirent même la peine de relever les nombreuses erreurs matérielles, les omissions majeures (aucune allusion aux Hébertistes), François Furet cautionna l'entreprise de Wajda par son admiration.

    Cette admiration mérite examen, parce qu'elle n'est pas fondée sur une simple concordance d'opinion mais qu'elle procède d'une approbation d'ordre épistémologique :

(...) Ce film, dit Furet, montre mieux que n'importe quel livre à quel point tout travail historique ne cesse jamais d'être un anachronisme vaincu (Camarade Danton ? Article paru dans Le Nouvel Observateur (14-1-1983).).

    Autrement dit, il faudrait admettre que le « dantonisme » patent du film a subi l'épreuve de la plus saine méthodologie historique. Le scénario de Jean-Claude Carrière, la vision cinématographique d'Andrzej Wajda, avec la garantie fournie par deux consultants historiques, les Professeurs Baszkiewick et Meller, tout semble remplir les conditions exigées par la Nouvelle Histoire. Et si l'on a le sentiment que le « Danton » présenté par le film renvoie plutôt à l'image qu'en donnait la IIIe République qu'avec le bilan critique qu'en avait tracé Lefebvre, il reste à considérer que depuis cinquante ans, de nouveaux documents ou arguments sont intervenus.

    Or, du côté des documents, F. Furet ne signale rien de nouveau et de fait, lorsqu'on voit le film, on a le sentiment que le metteur en scène n'utilise rien qui n'eût été connu il y a cinquante ans. Quant à l'argumentation elle peut passer pour un peu plus nouvelle. A condition toutefois d'admettre que l'idéologie des droits de l'homme, et la lutte contre le « totalitarisme » soient d'invention récente !

    A suivre encore François Furet, ce qui est proprement remarquable dans le film de Wajda, c'est d'avoir su utiliser les suggestions de son histoire, de notre histoire moderne pour restituer la dimension véritable de Danton, celle d'une « voix » et même d'une « gueule » qui réclame « la clémence et la liberté », « dans cette triste fin d'hiver 94 » (Article cité ; sans doute Furet veut-il dire l'hiver 93-94 !). Sa lecture serait « pertinente » parce que « le télescopage des époques » n'a fourni que « l'étincelle » nécessaire à l'intelligence de la revendication dantonienne. Et c'est pourquoi le film « ne cesse pas de nous émouvoir par sa vraisemblance ». Ici pas d'anachronisme, pas d'illusion rétrospective. On ne saurait en dire autant des « histoires commémoratives » que fustigeait Furet, et auxquelles semblent appartenir les plus hostiles à Danton.

    Car enfin, le débat est situé au plus haut niveau par Furet : il ne s'agit de rien de moins pour lui, que de donner raison à Wajda contre ceux qui ont « cru » réunir contre Danton un dossier décisif. Sur quoi s'appuyait donc G. Lefebvre pour établir le bilan de 1932 ? Essentiellement sur le dossier réuni par un autre historien et dont malgré un certain nombre de nuances, il acceptait de reconnaître la validité générale : à savoir Albert Mathiez.

    Or, précisément, c'est à Albert Mathiez lui-même que Wajda pourrait donner des leçons, si l'on en croit l'article de F. Furet. Ce qui sépare Wajda de Mathiez, c'est pour faire bref, leur rapport au Bolchévisme. Tandis que Mathiez, sous le charme de ce Bolchévisme, cède aux prestiges de l'analogie historique et de l'histoire « commémorative », Wajda, au terme d'une catharsis salutaire rendue possible par son histoire polonaise, nous délivre enfin de cette hypothèque qui pesait jusque sur l'historiographie de la Révolution française : grâce à lui, nous savons désormais que le procès Danton était le symptôme d'un mal qui avait rongé la Révolution française comme il devait ronger plus tard la Révolution russe.

    En somme, il s'agirait d'admettre que les preuves les plus accablantes n'ont été réunies que dans la perspective d'un choix partisan de Mathiez contre Danton. Peut-on accepter cet argument ?

    Si personne ne nie que Mathiez a fait preuve d'une compréhension sympathique de la Révolution russe sur la base même de ses études d'historien de la Révolution française, il serait absurde de prétendre que ces mêmes études aient été inspirées par le bolchévisme. Et bien qu'il n'ait pas été insensible aux suggestions de son temps, sa rupture avec l'historiographie de tendance « dantoniste » ne peut pas être mise au compte de la Révolution russe ; ne serait-ce que parce que les travaux où il entreprend de déconstruire la « légende dantonienne » sont antérieurs de plusieurs années à 1917. Si Furet ne l'ignore pas, il fait néanmoins comme si l'initiative de Mathiez avait pour origine cela même que récuse le film de Wajda :

    C'est l'exemple bolchévik qui a ranimé la tradition jacobine, non seulement dans et par le parti communiste, mais aussi dans l'historiographie savante (Nouvel Observateur, art. cit.).

    Dès lors, Mathiez, rapporté à des intentions anachroniques, ne pouvait que nourrir des projets apologétiques envers ce qui se passait et allait se passer en U.R.S.S. :

    Fournisseur posthume des « preuves » qui avaient manqué à Fouquier-Tinville au printemps 94, Mathiez a refait le procès de Danton en prouvant qu'il aimait l'argent. De héros romantique, Danton s'est retrouvé taillé sur mesure pour inaugurer le rôle de la duplicité révolutionnaire et constituer ainsi une présomption de culpabilité contre les accusés des procès staliniens. (Nouvel Observateur, art. cit.)

    Pourtant, n'en déplaise à François Furet, l'étincelle de curiosité n'est pas à chercher dans le contexte de la Révolution russe mais dans celui bien français de la politique radicale sous la IIIe République. Georges Lefebvre l'a bien remarqué ; Albert Mathiez lui-même n'en a pas fait mystère : le monde des « scandales » financiers, celui de la « corruption parlementaire », surtout parce qu'il tranchait si brutalement avec le moralisme affiché du régime, ce monde-là fut le sol même d'où partit la réévaluation du culte dantoniste, dans lequel communiaient les historiens officiels et les hommes politiques les plus en vue. La vigueur polémique de Mathiez correspond à l'importance des contradictions qu'il tente de démêler. Mais bien entendu la question est de savoir si cette vigueur polémique est contrôlée ou non par un travail authentique. A ce sujet, G. Lefebvre n'a pas hésité à rendre justice, face à ceux qui voulaient réhabiliter Danton, au « travailleur si consciencieux, si patient, si obstiné » (Sur Danton, op. cit., p. 62.) que fut Mathiez.


7. Pour une épistémologie de la vénalité

    La démarche de Mathiez s'ouvre au sein d'une société se référant explicitement et constamment à des normes morales. Une telle société n'est pas un phénomène radicalement nouveau, en ce sens que des normes morales sont véhiculées par toutes les sociétés ; mais ce qui est neuf c'est son officialisation dans l'idéologie dominante et même sa dimension étatique : non seulement la référence morale gagne en extension dans les différents milieux, secteurs d'activité et classes sociales, mais l'Etat prend à sa charge la diffusion d'une morale générale, républicaine et laïque qu'il produit et reproduit sur des bases de plus en plus larges grâce à l'institution scolaire obligatoire. C'est en pleine crise économique que Jules Ferry fait passer les lois scolaires bien connues et qu'il donne à l'école sa mission essentiellement morale : c'est le sens de la fameuse lettre qu'il envoie à chaque instituteur, où il prône « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie (...) » (Lettre du 17 novembre 1883.).

    Dès lors, quand l'historiographie « radicale » s'impose comme histoire officielle en liant ses thèses sur la Révolution au culte du « héros » et du « grand Français » Danton, il faut bien qu'elle accepte le verdict de « cette bonne et antique morale » dont les maximes s'affichent désormais majestueusement au tableau noir des écoles primaires de la République. Quand il faudra trancher en particulier sur l'argent de Danton, la plupart se refuseront à voir, pour sauvegarder le bien-fondé de la morale républicaine. Aulard, le chef de file des historiens républicains s'écrira donc : « Quelle naïveté de croire que (Danton) ait reçu de l'argent de la Cour ! ». Et il persistera dans sa cécité, même après que Mathiez et ses élèves aient réussi à constituer un dossier consistant ; comme en témoigne une de ses dernières réflexions, faite à son gendre Albert Bayet :

L'histoire dantoniste ou robespierriste ? Pourquoi pas la géométrie catholique ou protestante ! Ces pauvres gens ne comprennent même pas ce que nous essayons de faire (Rapporté par J. Godechot, Un Jury pour la Révolution, p. 281.).

    L'admiration pour Robespierre développée par Mathiez servait d'alibi pour évacuer ses analyses pertinentes, notamment lorsqu'elles se retournaient contre Danton. On peut aujourd'hui estimer que le Robespierre de Mathiez mérite examen, mais il ne serait pas excessif d'affirmer que son Danton présente des caractéristiques définitives. A moins qu'on ne rentre dans le jeu des dénégations.

    A prendre le parti de Wajda, François Furet prend bel et bien le risque de renouer avec les dénégations d'Aulard. Car il donne à entendre que Mathiez ne voulut mettre fin au culte dantoniste que pour instaurer le culte robespierriste, voire bolchéviste. Nous venons de voir qu'à la date — 1910 — où il commence à publier sur Danton, Mathiez procède selon un tout autre angle d'attaque. Ainsi nous semble-t-il que le réquisitoire de Furet manque son objet :

    Aujourd'hui, dit-il, l'analogie jacobinisme-bolchévisme revient frapper comme un boomerang ceux qui l'ont imprudemment brandie comme une arme, en dévoilant l'insignifiance des interprétations fondées sur la célébration commune des deux héritages. Vénal, Danton ? Wajda n'en parle guère. Il le sait bien sûr, mais à cette question j'imagine sa réaction : la vénalité de Danton n'a aucun rapport avec son procès et sa mort. Le cinéaste polonais répond ainsi au professeur de la Sorbonne à l'autre bout du siècle. Et si sa réponse est plus pertinente, l'interprétation qu'il suggère plus profonde, ce n'est pas nécessairement qu'il est plus intelligent. C'est qu'il vient d'un autre monde et qu'il a vécu un demi-siècle de plus (Article cité.).

    Certes il ne nie pas la vénalité de Danton mais il nie qu'elle ait un rapport quelconque avec sa mort. Si Danton est mort sous Robespierre, il aurait très bien pu mourir sous Staline, victime du même emballement totalitaire. L'histoire « explicative » nous entraînerait donc dans la reconnaissance d'une causalité par fanatisme ; et c'est pourquoi toute interrogation sur la nature des liens qui existeraient entre l'argent et la politique serait rejetée comme impertinente !

    Le principal effet du film de Wajda, c'est justement de mettre entre parenthèses cela même qui avait été considéré comme déterminant par Mathiez, suivi en cela par Lefebvre, à savoir le rôle de l'argent, de l'appropriation, du profit, dans la caractérisation d'une politique bourgeoise, celle que défendait Danton notamment. Après la mort de Robespierre, les brochures de propagande thermidoriennes se gardaient bien d'attirer l'attention sur ces points « délicats » et préféraient opposer, en un stéréotype qui aura la vie dure, l'homme de la modération, de la clémence et de l'Indulgence, Danton, au chef des « cannibales » et des « buveurs de sang », le « tyran » Robespierre. Nous connaissons au moins la réaction de Babeuf devant une brochure de ce genre :

    On veut évidemment faire diversion aux larmes bien justes que le Peuple répand sur la tombe de ses meilleurs et plus sincères amis. On veut lui donner le change, en s'efforçant de faire passer ces regrets sur le souvenir de Danton. Quelle différence entre Danton, le patron de tous les zélateurs de la République des riches, et ceux dont tous les actes et les discours ne respiraient que l'amour du vrai Peuple et de l'Egalité ! Danton aimait la République à la façon du boucher Legendre, son in¬ time ami. Il la voulait, pour mettre les révolutionnaires à la place des princes et gros seigneurs (...). Nous valons bien d'Artois et d'Orléans, disaient, d'après leur maître, ces scélérats entre eux. Oui, répétait constamment Danton ; à chacun son tour. La Révolution est pour ceux qui l'ont faite. Il faut que les révolutionnaires prennent la place de ceux qu'ils ont culbutés que, comme eux, ils aient de l'or, du bien, des terres, des palais, de belles courtisanes et tous les plaisirs réunis (Le Tribun du Peuple, n° 40, du 24 février 1796, note (Coll. 10/18, pp. 343-344).)

    S'il est vrai que le film de Wajda n'use pas du stéréotype thermidorien d'un Robespierre sanguinaire, il n'en reste pas moins que pour Danton il fait un silence presque complet sur ce qui pourrait caractériser socialement et économiquement sa revendication de clémence et de modération. En effet les rares allusions à sa fortune peuvent être facilement mises au compte d'un tempérament, plutôt que d'une politique. Il s'agit là d'une constante du film, puisque la politique de Robespierre est référée sans cesse à sa constitution physique — maladive, froide et abstinente ! Rien à voir avec le bon vivant plein d'énergie virile qu'était Danton et auquel le cinéaste ne manque pas de payer son tribut.

    Furet aurait pu se récrier devant une telle psychologisation, digne de Carlyle ou de Taine. Au lieu de le faire, il a cautionné l'escamotage des enjeux politiques derrière une représentation réduite pour l'essentiel à des conflits de personnes. La vénalité de Danton n'est plus un symptôme de sa politique mais un attribut de son humanité. Et cette caution du journaliste Furet n'est pas un trait nouveau ou de circonstance : l'historien qu'il est avait admis depuis longtemps que cette vénalité n'avait rien à nous apprendre d'essentiel. Dans son histoire de La Révolution française écrite avec Denis Richet, chacun pourra retrouver cette mise au point, à propos de Danton :

Le plus réaliste des hommes politiques de la Convention ? Le plus vénal des aventuriers ? Longtemps enfermé dans ce dilemme, le « problème Danton » a été, par là-même, mal posé. La vénalité est aujourd'hui démontrée, grâce aux documents notariaux, mais que prouve-t-elle ? On voit mal les services que Danton a pu rendre à la contre-révolution, alors que ceux dont il a fait bénéficier la cause révolutionnaire sont éclatants. L'histoire après tout, n'est pas une école de morale (La Révolution Française, Réalités-Hachette, 1965 ; réédition Marabout, n° 299, 1979, ch. 7, p. 213.).

    Dans la mesure où cette argumentation a trouvé assez vite des échos, elle mériterait une grande discussion. Ainsi sous la plume de Gérard Walter je retrouve le même dispositif rhétorique, presque à la lettre :

    Car enfin, qu'est-ce que Danton ? Que lui demandons-nous ? Que cherchons-nous en abordant son ombre posthume ? Est-ce de savoir combien d'argent il a gagné au cours de sa carrière politique, et comment ? Ou quels sont les services qu'il a rendus à la Révolution ? Si l'on entend le juger sous ce dernier rapport, ce n'est pas le bilan de sa fortune qu'il y a lieu de dresser, mais celui de ses actes (...) (Actes du Tribunal Révolutionnaire, Le procès de Danton (Mercure de France, 1968, pp. 404-405).).

    Nous sommes confrontés à un nouveau discours qui peut devenir bien vite un lieu commun de la Nouvelle Histoire. Outre qu'il ne peut servir que les nouvelles tendances de l'idéologie libérale, il ne correspond pas à un réquisit épistémologique d'une science historique fondée sur la curiosité effective.

    Bien curieux, tout au contraire, un raisonnement qui peut faire écrire au même Gérard Walter:

Si l'on est en mesure d'établir que l'activité de Danton a contribué effectivement au triomphe de la Révolution, peu importe s'il a reçu de la Cour ou ailleurs 30 000 livres, ou 300 000, ou même 3 millions (Idem, p. 405.).

    La ligne de démarcation entre savoir et indifférence passe bien en un point sensible de l’explication historique. Admettons qu'il ne faille plus commémorer ni transformer l'histoire en « école de morale » ! Doit-on pour autant tirer un trait sur les comptes de Danton et renoncer à voir clair sur l'inspiration profonde de sa politique ?

    Attaquer la « corruption » de Danton ce n'est pas seulement se situer sur le terrain d'un moralisme étroit, utopique à force de rigueur ; c'est aussi faire éclater la contradiction principale d'une bourgeoisie qui a volontiers recours à la moralisation alors qu'elle-même n'est préoccupée que de ses profits. La IIIe République préférait imaginer Danton honnête pour ne pas avoir à « expliquer » sa politique réelle. C'est en prenant au sérieux le discours moral de la bourgeoisie que Mathiez a pu jeter un regard neuf sur les pratiques qu'elle tend à couvrir de ce discours : Danton était son « idole » ; elle s'en est trouvée brisée ! Aujourd'hui, certains historiens voudraient renvoyer la vénalité aux marges de l'histoire, dans un en deçà qui ne concernerait que notre jugement éthique personnel.


8. Morale ou politique ?

    L'Epistémologie historique de la « curiosité intellectuelle » n'aurait donc pour résultat que d'oblitérer l'interrogation sur les rapports de la morale et de la politique ; plus encore de produire la dissociation de ces domaines. Sans entrer dans une plus longue controverse, je ferai trois séries de remarques :

    1°) Machiavel a exploré cette voie d'une dissociation radicale entre morale et politique, et sa démarche ne manque pas de pertinence. Encore faudrait-il observer que Machiavel lui-même n'ignorait pas le poids réel de la morale : sans donner, bien sûr, raison aux « prophètes désarmés » contre les « prophètes armés », il intégrait la morale aux rapports de force eux-mêmes ; et le Prince était invité à en tenir compte : sinon, pourquoi aurait-il eu à être « parfait simulateur et dissimulateur » ? Si l'action politique n'a pas à répondre, selon Machiavel, à des fins morales, du moins est-il certain que la morale des acteurs en présence n'est pas en dehors du jeu : c'est un élément de réalité.

    Au nom de quelle réflexion politique peut-on esquiver cet élément de réalité ?

    2°) En abordant la question de la morale, il serait nécessaire aussi de dire de quelle morale on parle. Dire que l'histoire n'a pas à être « une école de morale » est une affirmation ambiguë : pertinente si l'on veut dire que l'histoire n'est pas un champ d'expérience pour les valeurs morales de l'historien qui l'étudié ; beaucoup moins si l'historien entend ne jamais prendre en compte les conditions morales dans lesquelles les actions des hommes s'exercent à une époque donnée. La « morale » de Robespierre n'est pas la même que celle de Danton ; elle diffère aussi de celle des sans-culottes, ou des masses paysannes : chaque « morale » rend possible certaines choses en même temps qu'elle en interdit d'autres, exprimant à sa manière le réel qui en constitue l'horizon comme aussi le support.

    Quelle histoire « explicative » faut-il invoquer pour ne pas voir que la « morale » de Robespierre était loin de rendre les mêmes « services » à la Révolution que celle, plus souple, de Danton ?

    3°) Enfin, si l'on tient à récuser l'interrogation « morale » sur la vénalité de Danton, il faut bien voir que cela revient pratiquement à ne voir là qu'une affaire strictement privée. N'y aurait-il pas de rapport organique entre une politique et les intérêts qu'elle sert ? A supposer que la « corruption » de Danton soit exceptionnelle — ce qu'elle n'est pas, surtout parmi les amis de Danton —, à supposer même qu'elle ne soit pas un bon exemple des profits réalisés, disons, plus régulièrement, par la bourgeoisie d'affaires, petite ou grande, à cette époque ; à tout le moins ce type d'enrichissement serait un symptôme à ne pas négliger !

    Entre ceux qui voulaient s'enrichir par la Révolution et ceux qui, du sein même de la bourgeoisie, voulaient les brider, il y a plus d'une nuance. Quel historien peut-il accepter d'escamoter ce point fondamental ? Sans doute Robespierre et Saint-Just, avec d'autres, couraient-ils au-devant de contradictions de moins en moins maîtrisables, en osant accuser, dès l'instauration du Gouvernement Révolutionnaire, ceux pour qui « le patriotisme est un commerce des lèvres » et pour qui, simultanément, « le gouvernement est la caisse d'assurance de tous les brigandages et de tous les crimes » (Rapport de Saint-Just sur le Gouvernement Révolutionnaire (19-10-1793).). Du moins leurs options « morales » risquaient-elles de faire sérieusement obstacle à ceux-ci, qui avec Danton, voulaient « relever le commerce et l'industrie de leurs ruines par une liberté sans limites » (Témoignage de Gohier (cité par Walter, op. cit., p. 410), concordant avec d'autres, notamment celui de Garat.), en un mot se déclaraient, bien dissimulés derrière un discours d'indulgence, farouches partisans d'un libéralisme agressif et antipopulaire. N'est-ce pas ceux-là qui après Thermidor firent régner une terreur plus meurtrière que la Terreur de 1793-1794 ?

 

9. La fin de l'histoire

    Même en tenant compte aujourd'hui des correctifs apportés par Lefebvre et quelques autres, il est difficile de vouloir « ignorer » l'éclairage apporté par Albert Mathiez sur la politique de Danton. Personne n'a pu entamer valablement ses analyses et le dernier historien à reprendre le dossier Danton, Frédéric Bluche n'a pas hésité à écrire au début de son livre : 

    Si Mathiez s'est laissé emporter, la raison était insuffisante pour écarter ses arguments les plus gênants (Danton (Librairie Acad. Perrin, avril 1984, p. 10).)

et à ajouter en conclusion :

    Malgré les pièces et démonstrations accablantes apportées par Mathiez (...), malgré l'éblouissante synthèse, sévère mais nuancée, de G. Lefebvre, les thèses d'Aulard et de ses disciples ont la vie dure. Elles l'emportent encore largement dans la conscience historique des Français. L'immense talent du cinéaste polonais Wajda, auteur d'un Danton somptueux mais partial {1983) n'aura rien fait pour clarifier le débat (Danton (Librairie Acad. Perrin, avril 1984, p. 487).

    Bien entendu, il est prudent de penser que l'histoire de Danton n'est pas achevée ; mais il n'est pas absurde de penser qu'elle a trouvé son terme en recevant ses caractérisations les plus essentielles du travail d'Albert Mathiez. Tant qu'on ne produira pas de pièces nouvelles ni d'arguments invalidants contre son dossier, il sera loisible à tout un chacun de considérer qu'il y a là quelque chose d'incontournable.

    Bien sûr, on pourra regretter une politique culturelle qui, loin de pallier l'amnésie historique, tend à la perpétuer. On pourra aussi regretter que des historiens comme François Furet aient cru bon de cautionner l'entreprise de dénégation en quoi consiste principalement le film.

    Mais il serait dommage que ces regrets ne nous amènent qu'à désapprouver une simple opinion (que nous ne partagerions pas). Le dossier Danton n'est pas un débat d'opinion. Et François Furet lui-même n'a pas accordé son admiration à un point de vue qu'il partageait sans laisser entendre qu'il reposait sur une démarche soigneusement contrôlée : quand il parle d'un « anachronisme vaincu » à propos du film de Wajda, il élève cette œuvre au-dessus de tous les livres d'histoire, et, ce faisant, il lui confère une dignité épistémologique particulière. Wajda et son scénariste accèdent à l'histoire « explicative » qu'il défend tandis que Mathiez est rejeté dans les oubliettes de « l'histoire commémorative ».

    Toutefois, si l'on veut réhabiliter Danton, le présenter sous un angle nouveau, encore faut-il satisfaire aux mêmes épreuves matérielles et argumentatives que Mathiez !

    Il nous a semblé que la « mutation du savoir historique » annoncée par Furet était à ce prix et qu'une curiosité intellectuelle qui ne serait pas fermement décidée à se contrôler elle-même au contact des documents et matériaux amassés, y compris par ses adversaires, ne vaudrait pas mieux qu'une opinion, tout en paraissant plus prestigieuse.

Source :
https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1985_num_74_1_2440#raipr_0033-9075_1985_num_74_1_T1_0110_0000


Voici pour vous donner une idée, la bande annonce du film de Wajda :

    Vous comprendrez très vite que le film ne s'embarrasse pas de la vérité historique et qu'il constitue avant tout une charge contre Robespierre, accusé d'aimer le peuple, sans en être, alors que Danton, lui, est véritablement proche du peuple, puisqu'il en partage les passions bonnes et mauvaises...