jeudi 26 novembre 2020

26 Novembre 1789 : Un Abbé se jette du haut des tours de Notre-Dame. Camille Desmoulins en parle « étrangement ».

 

Notre-Dame de Paris
(Photo prise le 31 mars 2015)
Un article ambigu.

    Dans le numéro 1 de son journal des Révolutions de France et de Brabant publié le 28 novembre 1789, Camille Desmoulins évoque d’une étrange façon le suicide d’un malheureux abbé. Vous allez comprendre en le lisant, pourquoi je trouve étrange sa façon de traiter le sujet.

Camille Desmoulins

    À noter que les événements évoqués par Desmoulins sont souvent difficile à dater dans son journal. Il n’évoque que la date de "jeudi dernier". Raison pour laquelle je me suis permis de supposer qu’il pouvait s’agir du jeudi précédent la parution du numéro 1 de son journal.

Commençons par lire sa relation du tragique événement :

« Jeudi, un Abbé s’est précipité des tours de Notre-Dame. On a trouvé sur lui un paquet de verre pilé, et un fragment de lettre qui contient ses plaintes contre un Supérieur de Séminaire, quelque Busiris* en soutane, que cet infortuné accuse d’être l’auteur de son désespoir : je me souviens que dans mon enfance je disais à mon père, il y a tant de suicides, comment ne s’en trouve-t-il pas que se disent, avant de sortir de ce monde, je veux au moins le délivrer de ses tyrans, et rendre service à la société.

Je n’en mourrais pas moins, j’en mourrai moins coupable.

Il est vrai que, comme il n’y a plus de tyrans en France, ce malheureux Abbé aurait eu une longue route à faire, et il n’avait que quatre livres quatre sols dans sa poche. Oh combien il y a de pauvres diables ! »

(* Busiris est un personnage légendaire de l'Antiquité, célèbre pour sa cruauté.)  

Source : https://books.google.fr/books?id=Jk1FAAAAcAAJ&hl=fr&pg=PA16#v=onepage&q=tours%20de%20notre%20dame&f=false

A quoi pense Desmoulins ?

    Outre le récit dramatique de la mort de ce malheureux désespéré, c’est la réflexion de Camille Desmoulins que je trouve particulièrement étonnante. Que veut-il dire ? Que suggère-t-il ? Il y a tant de suicide affirme-t-il. "délivrer le monde de ses tyrans, et rendre service à la société" ? J’ai eu la nette impression que l’idée de Desmoulins était que les désespérés puissent agir comme des kamikazes contre les tyrans, ou plutôt, comme des terroristes...

    Cette idée n’est pas aussi absurde que ça puisqu'hélas, elle a déjà été de nombreuses fois appliquée dans l’histoire.

    Songeons par exemple aux sept étudiants conspirateurs de l’attentat de Sarajevo, le 12 juillet 1914. Chacun d’entre eux portait une ampoule de cyanure, (qui n’en tua aucun parce que le contenu des fioles était trop délayé ou périmé). Ces jeunes gens étaient prêts à mourir pour tuer l’Archiduc François-Ferdinand d'Autriche et ils moururent effectivement par la suite, sanctionnés par la justice. Voilà à quoi ressemble un "suicide utile" en politique extrême.

Le procès des conjurés, tous prêts à mourir...

    Était-ce bien à cela que songeait Camille Desmoulins ? On peut même imaginer qu’écrivant cela dans son journal, il songeait peut-être à donner des idées à quelques désespérés ? Son affirmation sur le fait qu’il n’y a plus de tyrans en France, n’est guère crédible quand on lit ses articles…

    Cette interrogation m’a plongé dans un abîme de réflexions ! Imaginez la tournure qu’aurait pris la Révolution si cette forme de terrorisme était apparue ! A l’image de la célèbre secte des Assassins de l’Iran médiéval qui tuaient en mourant !

    Des sans-culottes terroristes se jetant contre des carrosses avec des bombes !? Il n'aurait plus manqué que ça pour alimenter la légende noire de la Révolution !



26 Novembre 1789 : Les colons font du chantage et demandent une constitution particulière

 

    Je vous propose de lire avec attention les montions présentées ce jour par ceux que l'on appelait les colons. Il s'agit bien sûr des colonies dans les îles Caraïbes.

    Certains des propos tenus sont, je trouve, sidérants. Ces propriétaires terriens ne veulent pas de la nouvelle constitution sur laquelle travaillent les députés. Voici quelques extraits, ou un "best off", comme je l'explique plus loin. Lire également l'article du 22 octobre 1789 ainsi que celui du 23 novembre 1789.


Monsieur Louis de Curt,
traitre à la France en 1793

Ce qu'il faut savoir du premier intervenant, Louis de Curt. 

    Ce grand serviteur de la France émigra en Angleterre après la mort du Roi et demeura à Londres où il négocia avec le gouvernement anglais le traité de Whitehall entre les Anglais et les colons de Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, ce traité inique permit aux colons français de combattre les troupes révolutionnaires et l'émancipation des Noirs, et aux Anglais de récupérer la lucrative fiscalité sur les plantations de sucre françaises. Ceci dit, vous allez mieux comprendre l'origine des idées qu'il expose ce jour devant l'Assemblée nationale.

Monsieur de Curt député de la Guadeloupe jusqu'en 1792, présente son île comme un petit paradis :
"dans les colonies il n'existe ni dîmes à supprimer, ni féodalité à détruire, ni privilèges à combattre, ni traitants à dépouiller, ni impôts odieux à proscrire"

Il se permet de faire ce qui n'est rien d'autre qu'un odieux chantage :
"Alors, Messieurs, si, abandonnées à elles-mêmes, elles eussent ouvert leurs ports aux puissances commerçantes de l'Europe et de l'Amérique, un bénéfice énorme se présentait à elles dans la concurrence des échanges. Et en effet, dans un tel état de choses, elles achèteraient au rabais tous les objets qu'elles consomment, et vendraient à l'enchère toutes leurs productions ; de manière qu'en dernier résultat, la diminution sur le prix de leurs consommations, et l'accroissement de la valeur de leurs denrées, auraient augmenté de plus du tiers la balance de leurs échanges."

Plus loin, il rappelle l'intérêt que les colons auraient à ne plus commercer avec la France :

"Opposez aux avantages qu'elles trouveraient dans un commerce libre, les bénéfices que la France retire d'un commerce exclusif auquel elles veulent se soumettre ?"

Il menace :
"Vous devez observer encore que sans les colonies vous n'auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine ; ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer."

Encore du chantage :
"vous avez mis la dette de l'Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les richesses seules des colonies peuvent garantir l'exécution de ce décret honorable."

Il conseille de laisser les colons établir leurs propres lois : 

"Laissez donc aux colons réunis, aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu'ils travaillent eux-mêmes au code qu'ils penseront convenir le mieux à leur situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous l'examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu'il ne vous restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection."

Ce qu'il faut savoir du second Orateur François-Pierre Blin.

François-Pierre Blin
    Je ne vais pas m'attarder sur lui, sinon pour vous dire que ce médecin réputé savait nager, puisque de par son talent, il traversa la Révolution non pas sans aventures diverses et variées, mais sans grands dommages.

    Un peu fatigué ce soir, je vous renvoie sur sa bio de Wikipédia qui hésite à en dire du mal tant ce brave homme a su être de tous les camps durant la Révolution.


Ce qu'il faut savoir du troisième intervenant Monsieur Nicolas de Cocherel

    Le procès-verbal de l'Assemblée nationale dit que son discours n'a pas été inséré au Moniteur, mais je vous assure que sa description de la condition des esclaves, va vous étonner !
"Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces de prisons, le souvenir de leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des soins dictés par l'humanité, l'intérêt et la loi."

    Je vais vous étonner encore plus en vous disant qu'il était probablement sincère en s'exprimant ainsi. J'ai en effet découvert qu'il avait fait partie de ces colons de Saint Domingues qui, malgré leurs préjugés raciaux, avaient demandés que leurs affranchis noirs et mulâtres aient des représentants. Le motif évoqué étant que : 

"Par ce généreux procédé de leurs Patrons, ces affranchis en éprouveront un nouveau bienfait qui resserrera de plus en plus les liens qui les attachent à leurs protecteurs naturels." 

Source : https://issuu.com/scduag/docs/sch13058 (Page 3)

    Ces propos de Monsieur de Cocherel sont choquants. Mais rappelez-vous qu'en histoire, jamais rien n'est simple. Ne cédez pas à la vision puérilement binaire de ce que l'on appelle de nos jours, la "cancel culture".

    Je vous ai déjà expliqué dans mon article du 22 octobre 1789 que dans les années 1780, Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, les "libres de couleur" participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne et que ces "libres de couleur" possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue !

   Un dernier détail, le Sieur Nicolas de Cocherel, devait savoir "bien nager", puisque le gouvernement de la Restauration le promut au grade de maréchal de camp, le 23 janvier 1815.

Fin du "Best off"

    Voilà, ça c'était un petit "Best off", je vous laisse lire le détail dans les motions ci-dessous. J'emploie l'expression "best off" à dessein. N'oubliez pas en effet l'immédiate proximité des Etats Unis d'Amérique, pour lesquels le concept de liberté se résumait - à l'époque - à la liberté de commercer et rien de plus, concept que semblaient partager nos députés des Caraïbes.

Digression géopolitique.

 Les USA, peu reconnaissants envers une France qui s'était ruinée pour leur guerre d'indépendance, rechigneront à payer leur dette et feront même la quasi-guerre à la France en 1798 dans les Caraïbes ! Lisez cet article : 27 Octobre 1789 : Necker invite à dîner Morris pour lui suggérer que les Etats-Unis remboursent leur dette à la France

    Nos meilleurs ennemis, les Anglais, feront de leur mieux pour faire échouer la Révolution et mettre aussi la main sur les Caraïbes françaises. Eux aussi d'ailleurs, feront de nouveau la guerre avec les USA en 1812, quand ces gourmands américains voudront annexer le Canada Britannique ! 

    Encore une guerre locale souvent oublié ; les USA auront plus de chance avec le Mexique dans leur appétit d'empire puisque qu'à l'issue de leur guerre contre ce pays voisin, ils en annexeront les deux tiers, dont la Californie où ils découvriront en 1849 l'or que n'avaient jamais trouvé les Mexicains.


Assez digressé ! Soyons studieux et lisons les motions de ces honorables députés !

M. de Curt, député de la Guadeloupe, au nom des colonies réunies, fait une motion pour l'établissement d'un comité destiné à régler la constitution des colonies. Il s'exprime en ces termes :

Messieurs, les ministres du Roi vous ont demandé, le 27 octobre dernier, des éclaircissements sur ce qui concerne les colonies, en vous exposant qu'elles diffèrent en tout de la métropole ; que ces différences tiennent à la nature même et à l'essence des choses : ils vous ont rappelé la nécessité de donner à vos lies à sucre un régime particulier, et des lois qui s'accordent parfaitement avec leur position physique. Ils ont enfin interrogé votre vœu sur les décrets que vous avez déjà rendus, et qu'ils regardent comme impraticables dans vos possessions éloignées.

Vous avez pris en considération ce mémoire d'autant plus intéressant, qu'il n'est fondé que sur des principes reconnus et respectés par toutes les nations de l'Europe qui ont des colonies dans l'archipel américain. Le comité de commerce a été chargé par vous de l'examiner pour vous en faire le rapport.

C'est dans cet état de choses, Messieurs, que les députés des colonies se sont concertés pour approfondir des vérités que les ministres du Roi vous ont indiquées. Elles forment un des plus grands intérêts que vous ayez à régler pour la prospérité de la nation.

Jusqu'à ce moment, Messieurs, respectant les grands travaux dont vous vous êtes successivement occupés, les députés des colonies ont cru devoir garder le silence le plus absolu, et attendre que l'Assemblée nationale fixât son attention sur les possessions éloignées. Aujourd'hui leur silence deviendrait aussi dangereux qu'impolitique. Les ministres ont parlé : ils attendent votre réponse ; mais rien de ce qui intéresse les colonies n'a encore été légalement discuté. Les grandes questions qu'elles présentent n'ont été soumises à aucun examen préparatoire, et s'il vous fallait prononcer, vous n'auriez en général que des bases très incertaines pour fixer votre jugement.

Cependant, Messieurs, les grandes ressources de la nation sont tellement dépendantes du sort des colonies, que la moindre erreur dans le système qui doit les régir, causerait un mal irréparable. Dans les révolutions qui changent la face des empires, on peut autour de soi dépasser le but, sans crainte absolue d'une dissolution inévitable. Témoin de la secousse, le mouvement rétrograde est, pour ainsi dire, sous la main du législateur. Mais à deux mille lieues de tous les pouvoirs, de tous les moyens, la publication seule d'une mauvaise loi serait infailliblement suivie des résultats les plus funestes.

Sans doute, Messieurs, les colonies n'ont point à craindre de pareils malheurs, parce qu'il est dans vos principes de faire préparer les matières importantes sur lesquelles vous avez à délibérer. C'est ainsi que vous avez formé des comités pour tous les objets soumis aux règles du calcul, ou qui, tenant à beaucoup de rapports, exigent les connaissances les plus étendues et des méditations profondes.

Mais ces comités ne peuvent embrasser que l'intérieur du royaume ; et si vous voulez organiser vos colonies d'une manière qui vous assure à jamais les avantages de ces précieuses contrées vous devez former un comité qui s'occupe sans délai d'en perfectionner les moyens.

Telle est, Messieurs, la demande que je suis autorisé à vous faire au nom des colonies réunies. Il s'est élevé, depuis quelques années, tant de questions captieuses sur leur régime, tant d'objections oratoires sur leur importance, tant de doutes ridicules sur la nécessité de les conserver, qu'il est temps de forcer au silence et les orateurs de mauvaise foi, et les apôtres des déclamations académiques, et les spéculatifs qui veulent juger par comparaison, des contrées absolument dissemblables.

Je vous propose donc, Messieurs, de former un comité des colonies, composé de vingt membres pris dans cette honorable Assemblée ; vous penserez sans doute qu'il doit être mi-partie de colons, et mi-partie de négociants : parce que les colonies étant destinées à opérer la consommation du superflu du royaume, et à accroître la richesse nationale par le moyen des changes, les négociants et les colons sont entre eux les seuls légitimes contradicteurs. Je dirai plus, Messieurs : eux seuls sont en état d'instruire votre religion et de vous présenter les meilleures vues sur toutes les parties de ce grand ensemble.

Ce comité ainsi composé, Messieurs, produirait d'abord le bien inappréciable de rapprocher le commerce et les colonies sur leurs réclamations respectives : oubliant les uns et les autres leurs intérêts particuliers pour ne s'occuper que de l'intérêt de l'Etat, ils fixeraient, à force de franchise et de loyauté, le terme où doit s'arrêter le commerce prohibitif. Ils détermineraient de la manière la moins susceptible d'abus tous les moyens qui peuvent empêcher que la contrebande n'enlève au royaume aucun des avantages dont il doit profiter.

Passant ensuite aux lois qui peuvent le plus influer sur la propriété du commerce et de l'agriculture, ils vous indiqueraient la manière de les simplifier : car, Messieurs, tout ce qui n'est point actif, tout ce qui ne donne point un mouvement rapide aux transactions des colonies, y doit être absolument proscrit, comme destructif de l'industrie nationale.

Ils rechercheraient encore jusqu'à quel point il convient de confier aux délégués du pouvoir exécutif le droit de faire des règlements provisoires sur des événements que la prudence humaine ne peut prévoir ni empêcher ; événements auxquels il serait du plus grand danger de ne pas obvier sur les lieux, et sans aucune remise.

Enfin, Messieurs, comme dans les colonies il n'existe ni dîmes à supprimer, ni féodalité à détruire, ni privilèges à combattre, ni traitants à dépouiller, ni impôts odieux à proscrire ; comme il n'y a aucun système de finance à purifier, et que l'assiette des impôts une fois déterminée par les assemblées coloniales, il ne s'agit plus que de surveiller, avec quelque attention, les deux chapitres de recettes et de dépenses ; ce qui est très facile dans les pays où la grande communication ne laisse de secret sur rien, et pour personne ; comme les tribunaux n'ont besoin que d'un petit nombre de lois pour assurer la propriété de chacun -, le comité que j'ai l'honneur de vous proposer pourrait, en très-peu de temps, vous présenter un plan général de constitution, d'administration et de jurisprudence, aussi politique dans son but que simple dans ses moyens, et qui, en assurant le bonheur de tous, autant que l'intérêt de l'Etat peut le permettre, rendrait les colonies florissantes pour le plus grand avantage de la nation.

C'est au nom sacré de la patrie, Messieurs, que je vous invite à accueillir la motion que j'ai l'honneur de vous faire : car, je dois vous le dire, et surtout vous le prouver : si les colons ne consultaient que leurs intérêts personnels ; si leur dévouement à la chose publique pouvait laisser dans leur âme quelque accès aux séductions d'une plus grande fortune ; s'ils ne mettaient pas leur gloire à se sacrifier à l'héroïsme de l'amour du nom français ; enfin, Messieurs, si les colons ne voulaient pas, à tout prix, rester citoyens d'une grande nation à laquelle il ne manquait qu'une constitution sage, pour être la première du monde ; au lieu de vous demander des lois et un régime qui les unissent à jamais, qui les assujettissent même à votre bonheur, ils eussent propagé ce principe impolitique et destructif de vos plus grandes ressources, que les colonies sont plus nuisibles qu'utiles. Alors, Messieurs, si, abandonnées à elles-mêmes, elles eussent ouvert leurs ports aux puissances commerçantes de l'Europe et de l'Amérique, un bénéfice énorme se présentait à elles dans la concurrence des échanges. Et en effet, dans un tel état de choses, elles achèteraient au rabais tous les objets qu'elles consomment, et vendraient à l'enchère toutes leurs productions ; de manière qu'en dernier résultat, la diminution sur le prix de leurs consommations, et l'accroissement de la valeur de leurs denrées, auraient augmenté de plus du tiers la balance de leurs échanges.

Voulez-vous, Messieurs, vous convaincre d'une manière irrésistible, des sacrifices que vous recevez journellement des colonies ? Opposez aux avantages qu'elles trouveraient dans un commerce libre, les bénéfices que la France retire d'un commerce exclusif auquel elles veulent se soumettre. Je pourrais, sans doute à cet égard, fournir des détails qui me paraissaient invraisemblables avant de les avoir approfondis moi-même. J'aime mieux vous présenter les calculs d'un négociant de Bordeaux qui, après avoir parcouru nos îles en homme d'Etat, a publié à son retour d'excellentes réflexions sur ces matières.

Il suppose, Messieurs, 10 millions de denrées coloniales, payées en denrées de votre sol, et de l'industrie de vos manufactures. Voici comme il divise les bénéfices :

Au commerce national 20 % ; 10 au sol et aux manufactures. Même somme pour le fret des vaisseaux employés à cette navigation. Enfin encore 10 % pour les droits, les commissions, les salaires des ouvriers et journaliers employés aux armements.

Il résulte de ce calcul, qui ne peut être soupçonné d'exagération, qu'en ne considérant ces transactions que sous le rapport de l'industrie intérieure du royaume, vous partagez par moitié ce revenu des colonies.

Mais si vous considérez, Messieurs, ces possessions sous les grands rapports politiques, si vous calculez les ressources que vous tirez de leurs richesses territoriales, si vous pesez l'influence qu'elles vous donnent sur toutes les nations commerçantes, vous sentirez plus que jamais la nécessité de les conserver et de les accroître. Car, Messieurs, il n'est plus possible de le dissimuler : vos manufactures n'ont presque plus de débouchés que dans les colonies, à l'exception de quelques modes et de quelques bijoux ; l'Europe ne vous demande en échange que vos sucres, vos cafés, vos cotons, votre indigo ; et quand elle vous demanderait vos blés, il n'est que trop prouvé que la libre exportation des grains peut quelquefois réduire le royaume à la plus fâcheuse extrémité.

Vous devez observer encore que sans les colonies vous n'auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine ; ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer.

Que les colonies occupent 800 grands navires marchands destinés aux voyages de long cours, et 6 à 700 petits destinés au cabotage ; et qu'en donnant une occupation directe à plus de 5 millions d'hommes, un grand mouvement à vos manufactures, elles doublent la valeur des terres, par ce nombre prodigieux de consommateurs qu'elles emploient.

Ce n'est pas tout, Messieurs ; vous avez mis la dette de l'Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les richesses seules des colonies peuvent garantir l'exécution de ce décret honorable. En effet, sur 243 millions de denrées que vous en recevez annuellement, vous en consommez à peu près 80 millions, qui se décuplent par la circulation intérieure. Le reste passe à l'étranger ; et comme les objets qu'ils vous donnent en échange ne s'élèvent tout au plus qu'à 88 millions, il vous reste un solde de 75 millions, qui diminue d'autant l'exportation de numéraire à laquelle vous seriez forcés, pour faire honneur aux intérêts énormes de la dette que vous avez déclarée nationale.

Je termine ici des réflexions qui exigeraient plus de développement, s'il s'agissait de prononcer sur le sort des colonies. Il ne s'agit aujourd'hui que de choisir les meilleurs moyens de travailler à leur organisation. Si j'ai pu vous convaincre que je ne les sollicite qu'au nom de l'intérêt de l'Etat, vous ne balancerez pas à adopter une motion qui m'a paru toute de patriotisme. Vous êtes la première nation de l'univers qui ait admis ses colonies à l'honneur d'être membre du Corps législatif. Nous avons senti vivement le prix d'un acte de justice dont l'éloge commence à vous. Mais n'est-ce pas vous prouver notre gratitude d'une manière qui se rapproche de vos principes, que de vous dévoiler les ressources que vous deviez tirer de nos richesses, et de nous soumettre plus que jamais à vous les conserver par des sacrifices ? Cependant, pour que cet état de choses subsiste, il nous faut une législation particulière qui ne contrarie en rien nos mœurs, nos usages, nos propriétés ; il faut, surtout, qu'elle nous assure la tranquillité sur nos foyers, pendant que nous travaillerons à vous procurer cette espèce de bonheur qui dépend de toutes les commodités de la vie. Laissez donc aux colons réunis, aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu'ils travaillent eux-mêmes au code qu'ils penseront convenir le mieux à leur situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous l'examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu'il ne vous restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection.

Alors, Messieurs, vous pourrez vous reposer plus que jamais sur la foi, sur l'attachement créoles. Vous aurez à deux mille lieues de vous des concitoyens dont vous aurez décrété le bon¬ heur, et qui, toujours fidèles aux intérêts communs, vous enrichiront en temps de paix des fruits de leurs sueurs, et verseront en temps de guerre jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour repousser de leurs foyers tous les ennemis de la France.

Je conclus, au nom des colonies réunies, au décret suivant :

«L'Assemblée nationale décrète qu'il sera nommé, sans délai, un comité des colonies, composé de 20 membres, mi-partie de députés des villes maritimes de commerce et de manufacture, et mi-partie de députés des colonies, pour préparer toutes les matières qui peuvent être relatives à ces possessions importantes. »

(L'Assemblée ordonne l'impression du mémoire de M. de Curt et ajourne la question à samedi prochain.)

 

Lecture par M. Blin d'une adresse de colons-propriétaires de Saint-Domingue, lors de la séance du 26 novembre 1789

Trois cents colons se plaignent de ne pas être représentés

M. Blin monte à la tribune et lit une adresse de colons propriétaires de Saint-Domingue, où il est dit :

1° Les colons qui sont en France ne sont pas représentés.

Ils avaient le droit de donner leurs suffrages ; ils ne l'ont pas fait, ils n'ont pu ni dû le faire ; la conséquence nécessaire est qu'ils ne sont pas représentés. Leurs compatriotes, qui ont eu l'honneur d'être admis parmi vous, n'ont ni leurs pouvoirs ni leurs instructions ; donc ils ne peuvent ni parler, ni agir, ni consentir pour la majeure partie, pour la plus forte portion des propriétaires planteurs. Ce qui serait fait pour la colonie ne pourrait être obligatoire pour cette majeure partie, pour cette plus grande portion, faute de consentement ni réel, ni supposable. Rien cependant de ce qui serait fait ne pourrait être divisible ; donc enfin, rien dans cet état ne peut être réglé pour la colonie.

2° La colonie elle-même n'a pas une véritable représentation.

Nous nous arrêterons uniquement, mais avec force, sur ce grand principe auquel il n'est point d'exception : «Le vœu du plus grand nombre des intéressés à une chose commune est le véritable, le seul vœu. » Le défaut de ce vœu du plus grand nombre rend nul, anéantit entièrement, celui qu'aurait pu former le moindre nombre : cette vérité est sans réplique.

A l'application, nous avons l'honneur de vous assurer, Nosseigneurs, que le plus grand nombre de ceux des colons qui habitent Saint-Domingue même n'a point voté pour la députation, ni pour le choix des députés ; que beaucoup ont manifesté un vœu contraire, par une requête adressée aux administrateurs de la colonie à la fin de l'année dernière. L'île de Saint-Domingue est peuplée d'environ 25,000 habitants blancs, nous estimons qu'en mettant à l'écart les femmes et les non-majeurs, environ 12,000 planteurs et autres avaient le droit de voter en cette circonstance. De ce nombre 4,000 seulement paraissent avoir désiré une représentation et de manière ou d'autre fait le choix des députés. Les vices de forme étant couverts, nos compatriotes ne représenteraient donc tout au plus qu'un tiers des habitants qui sont sur le lieu même ; ils n'ont donc ni le vœu général, ni le vœu prépondérant en nombre ; la colonie n'est donc pas véritablement représentée.

Cette adresse est signée de plus de 300 colons.

M. Blin conclut en demandant à l'Assemblée de décréter que la discussion de toutes motions qui pourraient être proposées relativement à la colonie de Saint-Domingue, ou tout au moins à son régime intérieur, seront suspendue jusqu'à ce qu'en nouvelle connaissance de cause elle ait forme des vœux positifs, certains, et fourni des lumières locales, également avantageuses pour elle et pour la mère patrie.

 

Motion de M. de Cocherel sur l'organisation de Saint-Domingue, lors de la séance du 26 novembre 1789

Saint Domingue n’est ni une colonie ni une province

M. de Cocherel (1). Messieurs, Saint-Domingue, connu jusqu'aujourd'hui sous la fausse dénomination de colonie, n'en est pas une. C'est une contrée qui s'est toujours régie en pays d'Etats par les lois qui lui sont propres.

(1) Le discours de M. de Cocherel n'a pas été inséré au Moniteur.

La dénomination de colonie n'est consacrée que par l'usage et non par le droit, seul imprescriptible.

Dans le droit et dans le fait, une colonie est une émigration d'une partie de la population d'un Etat, envoyée dans une contrée déserte ou conquise par cet Etat, pour habiter et défricher cette contrée au plus grand avantage de cet Etat.

Or, Saint-Domingue, dans son principe, était une province insulaire de l'Amérique, habitée par les naturels du pays, conquise d'abord par les Espagnols, et reconquise ensuite sur eux par une troupe de guerriers, composée de diverses nations, qui y formèrent des habitations, les cultivèrent et en offrirent le produit aux Hollandais en échange des marchandises qu'ils leur apportèrent, ce qui établit, alors un commerce libre parmi eux.

C'est dans cette position que Saint-Domingue se donna à Louis XIV, aux conditions de maintenir ses privilèges et franchises.

Donc Saint-Domingue n'a pas été formé par une émigration envoyée de la France pour l'établir, à son plus grand avantage ; donc Saint-Domingue n'est pas une colonie de la France.

Mais si Saint-Domingue n'est pas une colonie française, elle est encore bien moins une province française.

Une province française est une partie constituante et intégrante de la France, soumise à la même constitution ou susceptible de l'être sous tous les rapports.

Or, Saint-Domingue par sa position ne peut être ni une partie constituante et intégrante de la France, ni être soumis à son entière constitution, ni même susceptible de l'être ; ses rapports sont presque tous différents.

En effet, la France ne peut et ne doit être habitée que par un peuple libre ; son nom en porte l'expression et la nécessité ; son régime, ses mœurs, son climat, ses cultures, ses manufactures, fa constitution, en un mot, annoncent et demandent un peuple libre.

Saint-Domingue, au contraire, est habité par des peuples de diverses couleurs et de différentes origines. Les uns, nés dans le sein de la liberté, Français, Espagnols, Anglais, Hollandais de naissance, habitent cette contrée éloignée ; les autres, arrachés du climat brûlant de l'Afrique par des négociants des ports de mer et soustraits par eux au plus dur des esclavages, qui fait la base et la constitution indestructible de ce peuple barbare, ont été transportés sur les rives fortunées de Saint-Domingue, habitées par une nation libre, hospitalière, qui s'empresse toujours d'obtenir à prix d'argent des négociants français la possession de leurs captifs détenus dans leurs navires. Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces de prisons, le souvenir de leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des soins dictés par l'humanité, l'intérêt et la loi. La sagesse de cette loi même a fixé les limites de leur servitude qui ne s'étend guère plus loin que celle de la discipline sévère observée dans les corps militaires.

Le concours, le mélange de ces peuples divers qui habitent l'Ile de Saint-Domingue, la différence du climat de cette contrée, de ses cultures, de ses manufactures, des mœurs de ses habitants, l'opposition de leur état même exigent donc une constitution autre que celle de la France : Saint-Domingue ne peut donc pas être partie intégrante et constituante de la France, puisque son régime nécessité n'est susceptible que d'une partie de sa constitution : Saint-Domingue ne peut donc pas être regardé précisément comme une province française.

Saint-Domingue ne peut conséquemment être considéré que comme une province mixte, et la seule dénomination qui lui convienne, est celle de province franco-américaine.

A ce titre, elle doit donc avoir une constitution mixte composée de la constitution de la France à qui elle appartient par droit de donation, et d'une constitution particulière et nécessaire à sa position, qui ne peut être réglée et déterminée que par les seuls habitants résidant à Saint-Domingue, qui offriront, à cet effet, par leurs députés à l'Assemblée nationale, le plan d'une nouvelle formation d'assemblée en Etats particuliers et provinciaux : d'où il résultera l'exercice du droit acquis à l'Assemblée nationale, d'examiner cette constitution mixte, mais nécessaire, d'en développer les rapports, d'en discuter les avantages ou les désavantages pour la France, de les peser en dernière analyse, de sanctionner enfin, de renoncer même à la donation de Saint-Domingue, si elle est onéreuse à la France, ou de la conserver, si elle est utile à ses intérêts, mais toujours aux conditions premières de la donation ; de façon que si, après le plus mûr examen, les charges pour la France sont plus fortes que les raisons d'utilité, l'Assemblée nationale pourra prononcer l'abandon de Saint-Domingue, sans pouvoir cependant renverser la constitution propre et nécessaire à son existence, encore moins aliéner l'objet de la donation, parce que les habitants de Saint-Domingue, en se donnant à la France, n'ont pas pu, n'ont pas dû sacrifier leurs intérêts les plus chers au prix de la protection accordée ; au contraire ils ont dû croire améliorer leur sort, et non le détériorer ; c'est un principe du droit naturel adopté par l'Assemblée nationale et que réclameront au¬ près d'elle les députés de Saint-Domingue, au nom de leurs commettants dont l'amour pour la France, plutôt que leur intérêt, sera toujours le plus sûr garant de leur fidélité.

Les députés de Saint-Domingue solliciteront de l'Assemblée nationale, la décision de la question des lois prohibitives, exercées par les négociants des ports de mer, toujours préjudiciables à leur subsistance, à l'amélioration du sort des noirs si justement désirée, au progrès de leurs cultures dont elles empoisonnent le germe.

Ils demanderont au nom de leurs commettants la liberté de tous les nègres résidant en France, tant qu'ils y resteront.

Ils consentiront encore à l'abolition de là traite des noirs, faite par les négociants français, si c'est le vœu de l'Assemblée nationale.




mercredi 25 novembre 2020

25 Novembre 1789 : Des Anglais admiratifs envoient leurs compliments à l'Assemblée nationale

Lisez l'article pour en savoir plus sur cette image 😉

Des Anglais toujours en avance

Fairfax tenant la tête
du roi Charles 1er

    Nos amis Anglais, (toujours en avance), avaient déjà fait deux révolutions avant la nôtre. 

    La première, de 1642 à 1651, appelée la grande rébellion avait renversé le roi Charles 1er et mise sur le trône Oliver Cromwell. Notons au passage qu'ils furent également les premiers à décapiter leur roi, puisque Charles 1er fut décapité à la hache le 30 Janvier 1649 ! 

    La seconde, de 1688 à 1689, appelée la glorieuse révolution, avait renversé Jacques II et entraîné l’accession au trône de Mary II et Guillaume III. 

    On comprendra donc pourquoi les députés de l’Assemblée nationale s’inspiraient très souvent des institutions anglaises dans leurs projets de réformes. Cet intérêt de nos députés trouvait d'ailleurs sa réciproque chez quelques gentlemen d’outre-manche, certaines organisations anglaises s’enthousiasmant à propos de la révolution qui vient de commencer en France. 

Un Duc anglophile.

Duc de la Rochefoucauld

    C’est la raison pour laquelle Monsieur le Duc de la Rochefoucauld présente ce 25 novembre 1789 à l’Assemblée un message adressé par une certaine Société Anglaise de la Révolution. Rien d’étonnant à ce que ce soit lui plutôt qu’un autre député, puisque François-Alexandre-Frédéric de La Rochefoucauld-Liancourt est non-seulement député, diplomate, philanthrope, fondateur de l'École des Arts et métiers de Châlons et agronome, mais c'est aussi un anglophile. Nous avions vu précédemment qu’il avait de nombreux contacts en Grande Bretagne, comme Arthur Young, le célèbre agronome anglais, membre de la société royale d'Agriculture, (qui se rendit célèbre par les récits de ses trois voyages en France, entre 1787 et 1790).


Les admirateurs étrangers.

    Avant que tous les Princes d’Europe se décident à faire la guerre à la France, la nouvelle de la Révolution française, comme le dit le Duc de la Rochefoucauld au début de son intervention, avait effectivement suscité « l'admiration des étrangers ».

D’Emmanuel Kant à Richard Price

Emmanuel Kant

    Certains de ces admirateurs sont très connus, comme le grand philosophe Emmanuel Kant, qui écrira en 1798 :

"Même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie philosophique n’en perd pourtant rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de certaines circonstances favorables et rappelé lors de la reprise de nouvelles tentatives de ce genre. " (…) "Dès le début, la Révolution française ne fut pas l’affaire des seuls Français."

Emmanuel Kant - Le Conflit des Facultés et autres textes sur la révolution. (1798)

 

Richard Price

    D’autres de ces admirateurs sont moins connus, du moins en France, comme Richard Price. Le Gallois Richard Price était non seulement un philosophe de l’éthique plutôt anticonformiste, un prédicateur de la très radicale Newington Green Unitarian Church et un mathématicien statisticien (il a écrit sur des questions de démographie et de finance) ; c’était aussi un pamphlétaire politique, très actif dans des causes radicales, républicaines et libertariennes. Bien que sujet de l’empire britannique, il avait défendu la cause des colons insurgés en Amérique durant la guerre d’indépendance, appelée aussi « Révolution américaine ». Price n’était pas n’importe qui, il avait été visité par les pères fondateurs des États-Unis tels que Benjamin Franklin , Thomas Jefferson et Thomas Paine ; des politiciens britanniques tels que Lord Lyttleton , le comte de Shelburne , Earl Stanhope, le premier ministre William Pitt et même les philosophes David Hume et Adam Smith !

    A l’occasion du 101ème anniversaire de la Glorieuse Révolution le 4 novembre 1789, Richard Price avait prêché un sermon intitulé Un discours sur l'amour de notre pays et avait ainsi déclenché une guerre des brochures connue sous le nom de Controverse sur la Révolution. Price avait établi un parallèle audacieux entre la Glorieuse Révolution de 1688 (celle célébrée par le dîner de la London Revolution Society) et la Révolution française de 1789, affirmant que la première avait propagé des idées éclairées et ouvert la voie à la seconde. Price avait exhorté le public à se débarrasser des préjugés nationaux et à embrasser la « bienveillance universelle », un concept de cosmopolitisme qui impliquait le soutien à la Révolution française et le progrès des idées « éclairées ». 

    L’homme politique irlandais Edmund Burke attaquera Price dans son célèbre pamphlet contre la Révolution française, publié en novembre 1790. Cette polémique inspirera le caricaturiste James Gillray, graveur de l’estampe ci-dessous, sur laquelle on voit le nez de Burke, renifler le rat Price. On peut remarquer à terre, le texte du fameux discours prononcé le 4 novembre 1789 par Price devant la London Revolution Society.

"L'athée républicain dérangé dans ses machinations de minuit"


La London Revolution Society

    Cette association s’était constituée en 1788, sous prétexte de commémorer le centenaire de la Glorieuse Révolution de 1688 et du débarquement de Guillaume III. Elle entretiendra par la suite une correspondance avec de nombreux clubs jacobins à Paris et ailleurs en France. Elle deviendra la London Corresponding Society avant de s’éteindre peu à peu. Certaines sources disent que ses membres désapprouvaient les méthodes devenues violentes des Jacobins français (Dans ce cas, ils ignoraient probablement toutes les actions engagées par leur Ministre William Pitt, pour créer le désordre en France, désordre générateur de violence : impression de faux assignats, financements de groupes révolutionnaires violents, soutient aux nobles émigrés, etc.). Mais d’autres sources affirment que cette société, comme d’autres à l’époque, devinrent peu à peu inactives sous l’effet de la réaction conservatrice du gouvernement anglais de 1792–1794. Elles furent en effet victimes de procès pour sédition. William Pitt le Jeune lança même en 1794 des procès pour trahison.


Retour à l’Assemblée nationale

    Revenons au sein de l’auguste Assemblée nationale et écoutons le duc de la Rochefoucauld lire le message adressé par nos amis anglais :

Présentation par M. le duc de la Rochefoucauld d'une adresse de la société anglaise de la Révolution, lors de la séance du 25 novembre 1789.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1878_num_10_1_3894_t1_0256_0000_3

M. le duc de la Rochefoucauld :

Les opérations de l'Assemblée nationale ont excité la reconnaissance de tous les Français et l'admiration des étrangers ; c'est un hommage étranger que j'ai l'honneur de vous présenter.

"La société qui se rassemble à Londres pour célébrer l'anniversaire de la révolution de 1688 a cru devoir offrir à l'Assemblée nationale de France un hommage pur, qu'aucune prévention de nation à nation n'a pu empêcher. Cette société est présidée par lord Stanhope ; elle a pour secrétaire le docteur Price ; tous les deux sont célèbres par leurs lumières dans les sciences, et par leur zèle pour les libertés publiques ; elle est composée de trois cents membres aussi distingués par leurs talents que par leur naissance.

Cette société, dégagée de toute prévention nationale et se réjouissant de tous les triomphes que la liberté et la justice remportent en France sur le pouvoir arbitraire, présente à l'Assemblée nationale ses félicitations et le plaisir qu'elle ressent en voyant que bientôt les deux premières nations participeront en commun aux bienfaits de la liberté civile et religieuse. Elle espère, et c'est l'objet de tous ses vœux, que l'influence du glorieux exemple donné par la France aux autres nations concourra puissamment à rendre le monde entier heureux et libre.

On avait déjà, selon l'usage, fait circuler plusieurs toasts patriotiques, lorsque le docteur Price, si avantageusement connu par des écrits aussi lumineux que pleins d'énergie en faveur de l'indépendance de l'Amérique, proposa une motion qui fut adoptée à l'unanimité.

Il a été résolu unanimement que copie de ladite résolution serait signée par le président au nom de la société, et envoyée à l'Assemblée nationale de France."

Copie d'une lettre de lord Stanhope à M. le duc de la Rochefoucauld.

"Du 6 novembre 1789.

C'est avec une grande satisfaction que j'ai l'honneur de vous envoyer deux résolutions unanimes d'une assemblée très-nombreuse et très-respectable, de la société établie en Angleterre, pour célébrer la fameuse révolution de 1688. Ces motions ont été reçues avec l'approbation la plus marquée, et des acclamations réitérées. Oserai-je vous prier, de la part de l'assemblée, de présenter ces résolutions à l'Assemblée nationale de France ? Je vous prie de me croire avec le plus grand respect et sincère attachement,

Monsieur le duc,

Votre très-humble, etc.

Signé : Stanhope."

Extrait d'un billet du docteur Price à M. le duc de la Rochefoucauld.

"Stackent, près Londres, le 9 novembre 1789.

L'adresse de félicitations à l'Assemblée nationale de France qui se trouve ci-jointe, ayant été proposée par le docteur Price , il espère que le duc de la Rochefoucauld ne trouvera pas mauvais qu'il l'accompagne de quelques lignes, pour l'informer qu'elle a été adoptée, avec une ardeur que l'on peut difficilement exprimer, par une assemblée composée du comte de Stanhope, du lord-maire de Londres, de plusieurs membres du parlement d'Angleterre, et de plus de 300 personnes de distinction réunies, à l'occasion de l'anniversaire de la révolution anglaise, pour célébrer cet événement. Si les expressions de leur admiration, si les souhaits de prospérité qu'ils prient le duc de la Rochefoucauld de présenter pouvaient paraître une témérité de leur part, ils espèrent que l'Assemblée nationale de France voudra bien excuser cette démarche, comme l'effet d'une effusion de zèle dans la cause générale de la liberté publique, qu'aucunes considérations d'inconvenance n'ont pu retenir. Les représentants de la France travaillent pour le monde autant que pour eux, et le monde entier est intéressé à leur succès."

"To the national Assembly of France.

The Society for commemorating the revolution in Great Britain, disdaining national partialities, and rejoicing in every triumph of liberty and justice over arbitrary power, offer to the national Assembly of France their congratulations on the revolution in that country, and on the prospect it gives, to the two first kingdoms in the world, of a common participation in the blessings of civil and religious liberty. They cannot help adding their ardent wishes for an happy settlement of so important a revolution, and at the same time expressing the particular satisfaction with which they reflect on the tendency of the glorious example given in France, to encourage other nations to assert the unalienable rights of man-kind, and thereby to introduce a général reformation in the governments of Europe, and to make the world free and happy.

Resolved that the said resolution be signed by the chairman in the name of this meeting, and that it be by him transmitted to the national Assembly in France.

The two foregoing resolutions passed unanimously.

By order of the meeting.

Signed : STANHOPE, chairman of the meeting . London, november 4 th. 1789."

Traduction de la lettre de lord Stanhope, écrite, au nom d'une société de Londres, à l’Assemblée nationale.

"La société réunie pour célébrer la révolution de la Grande-Bretagne, dédaignant toutes les préventions nationales, et se réjouissant de tous les triomphes que la liberté et la justice remportent sur le pouvoir arbitraire, présente, à l'Assemblée nationale de France ses félicitations sur la révolution opérée dans ce royaume, et sur la perspective qu'elle ouvre aux deux premiers empires du monde, de participer en commun aux bienfaits de la liberté civile et religieuse. La société ne peut s'empêcher d'unir ses vœux ardents pour l'heureux et complet succès d'une révolution si importante, et en même temps d'exprimer la satisfaction qu'elle éprouve en réfléchissant sur l'influence du glorieux exemple donné en France pour encourager les autres nations à assurer les droits inaliénables de l'humanité, à amener une réforme générale dans les gouvernements de l'Europe, et à rendre le monde entier heureux et libre.

Arrête que la présente déclaration sera signée par le président, au nom de la société, et adressée par lui à l'Assemblée nationale de France.

Les deux résolutions ci-dessus ont passé à l'unanimité.

Par ordre de l'assemblée.

Signé : STANHOPE, président.

Londres, 4 novembre 1789."

Décision d'envoyer les remerciements du Président à Lord Stanhope, lors de la séance du 25 novembre 1789

"La lecture de cette adresse produit dans l'Assemblée une grande sensation, qui se manifeste par des applaudissements réitérés.

Sur la motion de M. le duc de Liancourt, il est unanimement décidé que M. le président écrira à lord Stanhope, pour lui témoigner la vive et profonde sensibilité de l'Assemblée à la démarche que fait près d'elle la Société de la révolution."


Post Scriptum : 

    Je comprends que certains d'entre vous soient étonnés d'apprendre qu'il y a eu deux révolutions en Angleterre, alors que c'est toujours la noblesse qui constitue la partie la plus riche de ce pays qui, de plus, est toujours une monarchie dans laquelle trône une souveraine richissime.
    Mon humble avis est que la noblesse anglaise a su garder son pouvoir et même l'agrandir, en ne rechignant pas, au contraire de la noblesse française, à se lancer dans le monde des affaires. Arthur Young lui-même, dans ses récits de voyages en France, s'étonnait de voir cette noblesse française majoritairement oisive, laissant dépérir ses terres. Les nobles anglais, eux, travaillaient, ils investissaient, comme de vrais capitalistes qu'ils étaient devenus. Les nobles français furent dépossédés par la nouvelle classe bourgeoise, qui peu à peu les déposséda de leurs privilèges.
    Un des rares représentants de la noblesse française et pas le moindre qui ait su adopter ce profil d'homme d'affaires, ce fut le Duc d'Orléans. Lire l'article du 12 Novembre 1789.
    Ce n'est ni bien ni mal, c'est juste de la physique humaine. Les évolutions ont été différentes, car l'environnement culturel était différent.
    Les révolutionnaires anglais n'étaient donc pas de vrais révolutionnaires, au sens où on l'entend de nos jours. Mais à y bien regarder, les députés de l'Assemblée nationale constituante ne l'étaient guère plus. Les Anglais ont néanmoins décapité leur roi Charles 1er à la hache, ce qui ne semble guère émouvoir les historiens qui pleurent sur la mort de Louis XVI.

    Quant à l'effet bénéfique de la Révolution française sur les revenus des plus pauvres. Au risque de vous décevoir, il n'y en eut aucun. Les études de l'économiste Thomas Piketty l'ont explicitement démontré.