Je vous propose de lire avec attention les montions présentées ce jour par ceux que l'on appelait les colons. Il s'agit bien sûr des colonies dans les îles Caraïbes.
Certains des propos tenus sont, je trouve, sidérants. Ces propriétaires terriens ne veulent pas de la nouvelle constitution sur laquelle travaillent les députés. Voici quelques extraits, ou un "best off", comme je l'explique plus loin. Lire également l'article du 22 octobre 1789 ainsi que celui du 23 novembre 1789.
Ce qu'il faut savoir du premier intervenant, Louis de Curt.
Ce grand serviteur de la France émigra en Angleterre après la mort du Roi et demeura à Londres où il négocia avec le gouvernement anglais le traité de Whitehall entre les Anglais et les colons de Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, ce traité inique permit aux colons français de combattre les troupes révolutionnaires et l'émancipation des Noirs, et aux Anglais de récupérer la lucrative fiscalité sur les plantations de sucre françaises. Ceci dit, vous allez mieux comprendre l'origine des idées qu'il expose ce jour devant l'Assemblée nationale.
Monsieur de Curt député de la Guadeloupe jusqu'en 1792, présente son île comme un petit paradis : "dans les colonies il n'existe ni dîmes à supprimer, ni féodalité à détruire, ni privilèges à combattre, ni traitants à dépouiller, ni impôts odieux à proscrire"
Il se permet de faire ce qui n'est rien d'autre qu'un odieux chantage :
"Alors, Messieurs, si, abandonnées à elles-mêmes, elles eussent ouvert leurs ports aux puissances commerçantes de l'Europe et de l'Amérique, un bénéfice énorme se présentait à elles dans la concurrence des échanges. Et en effet, dans un tel état de choses, elles achèteraient au rabais tous les objets qu'elles consomment, et vendraient à l'enchère toutes leurs productions ; de manière qu'en dernier résultat, la diminution sur le prix de leurs consommations, et l'accroissement de la valeur de leurs denrées, auraient augmenté de plus du tiers la balance de leurs échanges."
Plus loin, il rappelle l'intérêt que les colons auraient à ne plus commercer avec la France :
"Opposez aux avantages qu'elles trouveraient dans un commerce libre, les bénéfices que la France retire d'un commerce exclusif auquel elles veulent se soumettre ?"
Il menace :
"Vous devez observer encore que sans les colonies vous n'auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine ; ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer."
Encore du chantage :
"vous avez mis la dette de l'Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les richesses seules des colonies peuvent garantir l'exécution de ce décret honorable."
Il conseille de laisser les colons établir leurs propres lois :
"Laissez donc aux colons réunis, aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu'ils travaillent eux-mêmes au code qu'ils penseront convenir le mieux à leur situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous l'examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu'il ne vous restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection."
Ce qu'il faut savoir du second Orateur François-Pierre Blin.
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François-Pierre Blin |
Je ne
vais pas m'attarder sur lui, sinon pour vous dire que ce médecin réputé savait
nager, puisque de par son talent, il traversa la Révolution non pas sans
aventures diverses et variées, mais sans grands dommages. Un peu fatigué ce soir, je vous renvoie sur sa bio de Wikipédia qui hésite à en dire du mal tant ce brave homme a su être de tous les camps durant la Révolution.
Ce qu'il faut savoir du troisième intervenant Monsieur Nicolas de Cocherel
Le procès-verbal de l'Assemblée nationale dit que son discours n'a pas été inséré au Moniteur, mais je vous assure que sa description de la condition des esclaves, va vous étonner !
"Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces de prisons, le souvenir de leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des soins dictés par l'humanité, l'intérêt et la loi."
Je vais vous étonner encore plus en vous disant qu'il était probablement sincère en s'exprimant ainsi. J'ai en effet découvert qu'il avait fait partie de ces colons de Saint Domingues qui, malgré leurs préjugés raciaux, avaient demandés que leurs affranchis noirs et mulâtres aient des représentants. Le motif évoqué étant que :
"Par ce généreux procédé de leurs Patrons, ces affranchis en éprouveront un nouveau bienfait qui resserrera de plus en plus les liens qui les attachent à leurs protecteurs naturels."
Ces propos de Monsieur de Cocherel sont choquants. Mais rappelez-vous qu'en histoire, jamais rien n'est simple. Ne
cédez pas à la vision puérilement binaire de ce que l'on appelle de nos jours,
la "cancel culture".
Je vous ai déjà expliqué dans mon article du 22 octobre 1789 que dans les années 1780, Dans trois quartiers du Sud de
Saint-Domingue, les "libres de couleur" participaient à
44 % des transactions foncières à la campagne et que ces "libres de
couleur" possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue !
Un dernier détail, le Sieur Nicolas de Cocherel, devait savoir "bien nager", puisque le gouvernement de la Restauration le promut au grade
de maréchal de camp, le 23 janvier 1815.
Fin du "Best off"
Voilà, ça c'était un petit "Best off", je vous laisse lire le détail dans les motions ci-dessous. J'emploie l'expression "best off" à dessein. N'oubliez pas en effet l'immédiate proximité des Etats Unis d'Amérique, pour lesquels le concept de liberté se résumait - à l'époque - à la liberté de commercer et rien de plus, concept que semblaient partager nos députés des Caraïbes.
Digression géopolitique.
Nos meilleurs ennemis, les Anglais, feront de leur mieux pour faire échouer la Révolution et mettre aussi la main sur les Caraïbes françaises. Eux aussi d'ailleurs, feront de nouveau la guerre avec les USA en 1812, quand ces gourmands américains voudront annexer le Canada Britannique !
Encore une guerre locale souvent oublié ; les USA auront plus de chance avec le Mexique dans leur appétit d'empire puisque qu'à l'issue de leur guerre contre ce pays voisin, ils en annexeront les deux tiers, dont la Californie où ils découvriront en 1849 l'or que n'avaient jamais trouvé les Mexicains.
Assez digressé ! Soyons studieux et lisons les motions de ces honorables députés !
M. de Curt, député de la Guadeloupe, au nom des colonies
réunies, fait une motion pour l'établissement d'un comité destiné à régler la
constitution des colonies. Il s'exprime en ces termes :
Messieurs, les ministres du Roi vous ont demandé, le 27 octobre
dernier, des éclaircissements sur ce qui concerne les colonies, en vous exposant
qu'elles diffèrent en tout de la métropole ; que ces différences tiennent à la
nature même et à l'essence des choses : ils vous ont rappelé la nécessité de
donner à vos lies à sucre un régime particulier, et des lois qui s'accordent
parfaitement avec leur position physique. Ils ont enfin interrogé votre vœu sur
les décrets que vous avez déjà rendus, et qu'ils regardent comme impraticables
dans vos possessions éloignées.
Vous avez pris en considération ce mémoire d'autant plus
intéressant, qu'il n'est fondé que sur des principes reconnus et respectés par
toutes les nations de l'Europe qui ont des colonies dans l'archipel américain.
Le comité de commerce a été chargé par vous de l'examiner pour vous en faire le
rapport.
C'est dans cet état de choses, Messieurs, que les députés
des colonies se sont concertés pour approfondir des vérités que les ministres
du Roi vous ont indiquées. Elles forment un des plus grands intérêts que vous
ayez à régler pour la prospérité de la nation.
Jusqu'à ce moment, Messieurs, respectant les grands travaux
dont vous vous êtes successivement occupés, les députés des colonies ont cru
devoir garder le silence le plus absolu, et attendre que l'Assemblée nationale
fixât son attention sur les possessions éloignées. Aujourd'hui leur silence
deviendrait aussi dangereux qu'impolitique. Les ministres ont parlé : ils
attendent votre réponse ; mais rien de ce qui intéresse les colonies n'a encore
été légalement discuté. Les grandes questions qu'elles présentent n'ont été
soumises à aucun examen préparatoire, et s'il vous fallait prononcer, vous
n'auriez en général que des bases très incertaines pour fixer votre jugement.
Cependant, Messieurs, les grandes ressources de la nation
sont tellement dépendantes du sort des colonies, que la moindre erreur dans le
système qui doit les régir, causerait un mal irréparable. Dans les révolutions
qui changent la face des empires, on peut autour de soi dépasser le but, sans
crainte absolue d'une dissolution inévitable. Témoin de la secousse, le
mouvement rétrograde est, pour ainsi dire, sous la main du législateur. Mais à
deux mille lieues de tous les pouvoirs, de tous les moyens, la publication
seule d'une mauvaise loi serait infailliblement suivie des résultats les plus
funestes.
Sans doute, Messieurs, les colonies n'ont point à craindre
de pareils malheurs, parce qu'il est dans vos principes de faire préparer les
matières importantes sur lesquelles vous avez à délibérer. C'est ainsi que vous
avez formé des comités pour tous les objets soumis aux règles du calcul, ou
qui, tenant à beaucoup de rapports, exigent les connaissances les plus étendues
et des méditations profondes.
Mais ces comités ne peuvent embrasser que l'intérieur du
royaume ; et si vous voulez organiser vos colonies d'une manière qui vous
assure à jamais les avantages de ces précieuses contrées vous devez former un
comité qui s'occupe sans délai d'en perfectionner les moyens.
Telle est, Messieurs, la demande que je suis autorisé à vous
faire au nom des colonies réunies. Il s'est élevé, depuis quelques années, tant
de questions captieuses sur leur régime, tant d'objections oratoires sur leur importance,
tant de doutes ridicules sur la nécessité de les conserver, qu'il est temps de
forcer au silence et les orateurs de mauvaise foi, et les apôtres des
déclamations académiques, et les spéculatifs qui veulent juger par comparaison,
des contrées absolument dissemblables.
Je vous propose donc, Messieurs, de former un comité des
colonies, composé de vingt membres pris dans cette honorable Assemblée ; vous
penserez sans doute qu'il doit être mi-partie de colons, et mi-partie de
négociants : parce que les colonies étant destinées à opérer la consommation du
superflu du royaume, et à accroître la richesse nationale par le moyen des
changes, les négociants et les colons sont entre eux les seuls légitimes
contradicteurs. Je dirai plus, Messieurs : eux seuls sont en état d'instruire
votre religion et de vous présenter les meilleures vues sur toutes les parties
de ce grand ensemble.
Ce comité ainsi composé, Messieurs, produirait d'abord le
bien inappréciable de rapprocher le commerce et les colonies sur leurs
réclamations respectives : oubliant les uns et les autres leurs intérêts
particuliers pour ne s'occuper que de l'intérêt de l'Etat, ils fixeraient, à
force de franchise et de loyauté, le terme où doit s'arrêter le commerce
prohibitif. Ils détermineraient de la manière la moins susceptible d'abus tous
les moyens qui peuvent empêcher que la contrebande n'enlève au royaume aucun
des avantages dont il doit profiter.
Passant ensuite aux lois qui peuvent le plus influer sur la
propriété du commerce et de l'agriculture, ils vous indiqueraient la manière de
les simplifier : car, Messieurs, tout ce qui n'est point actif, tout ce qui ne
donne point un mouvement rapide aux transactions des colonies, y doit être
absolument proscrit, comme destructif de l'industrie nationale.
Ils rechercheraient encore jusqu'à quel point il convient de
confier aux délégués du pouvoir exécutif le droit de faire des règlements provisoires
sur des événements que la prudence humaine ne peut prévoir ni empêcher ; événements
auxquels il serait du plus grand danger de ne pas obvier sur les lieux, et sans
aucune remise.
Enfin, Messieurs, comme dans les colonies il n'existe ni
dîmes à supprimer, ni féodalité à détruire, ni privilèges à combattre, ni
traitants à dépouiller, ni impôts odieux à proscrire ; comme il n'y a aucun
système de finance à purifier, et que l'assiette des impôts une fois déterminée
par les assemblées coloniales, il ne s'agit plus que de surveiller, avec
quelque attention, les deux chapitres de recettes et de dépenses ; ce qui est
très facile dans les pays où la grande communication ne laisse de secret sur
rien, et pour personne ; comme les tribunaux n'ont besoin que d'un petit nombre
de lois pour assurer la propriété de chacun -, le comité que j'ai l'honneur de
vous proposer pourrait, en très-peu de temps, vous présenter un plan général de
constitution, d'administration et de jurisprudence, aussi politique dans son
but que simple dans ses moyens, et qui, en assurant le bonheur de tous, autant
que l'intérêt de l'Etat peut le permettre, rendrait les colonies florissantes
pour le plus grand avantage de la nation.
C'est au nom sacré de la patrie, Messieurs, que je vous
invite à accueillir la motion que j'ai l'honneur de vous faire : car, je dois
vous le dire, et surtout vous le prouver : si les colons ne consultaient que
leurs intérêts personnels ; si leur dévouement à la chose publique pouvait
laisser dans leur âme quelque accès aux séductions d'une plus grande fortune ;
s'ils ne mettaient pas leur gloire à se sacrifier à l'héroïsme de l'amour du
nom français ; enfin, Messieurs, si les colons ne voulaient pas, à tout prix,
rester citoyens d'une grande nation à laquelle il ne manquait qu'une
constitution sage, pour être la première du monde ; au lieu de vous demander
des lois et un régime qui les unissent à jamais, qui les assujettissent même à
votre bonheur, ils eussent propagé ce principe impolitique et destructif de vos
plus grandes ressources, que les colonies sont plus nuisibles qu'utiles. Alors,
Messieurs, si, abandonnées à elles-mêmes, elles eussent ouvert leurs ports aux
puissances commerçantes de l'Europe et de l'Amérique, un bénéfice énorme se
présentait à elles dans la concurrence des échanges. Et en effet, dans un tel
état de choses, elles achèteraient au rabais tous les objets qu'elles
consomment, et vendraient à l'enchère toutes leurs productions ; de manière
qu'en dernier résultat, la diminution sur le prix de leurs consommations, et
l'accroissement de la valeur de leurs denrées, auraient augmenté de plus du
tiers la balance de leurs échanges.
Voulez-vous, Messieurs, vous convaincre d'une manière
irrésistible, des sacrifices que vous recevez journellement des colonies ?
Opposez aux avantages qu'elles trouveraient dans un commerce libre, les
bénéfices que la France retire d'un commerce exclusif auquel elles veulent se
soumettre. Je pourrais, sans doute à cet égard, fournir des détails qui me
paraissaient invraisemblables avant de les avoir approfondis moi-même. J'aime
mieux vous présenter les calculs d'un négociant de Bordeaux qui, après avoir
parcouru nos îles en homme d'Etat, a publié à son retour d'excellentes
réflexions sur ces matières.
Il suppose, Messieurs, 10 millions de denrées coloniales,
payées en denrées de votre sol, et de l'industrie de vos manufactures. Voici
comme il divise les bénéfices :
Au commerce national 20 % ; 10 au sol et aux manufactures.
Même somme pour le fret des vaisseaux employés à cette navigation. Enfin encore
10 % pour les droits, les commissions, les salaires des ouvriers et journaliers
employés aux armements.
Il résulte de ce calcul, qui ne peut être soupçonné
d'exagération, qu'en ne considérant ces transactions que sous le rapport de
l'industrie intérieure du royaume, vous partagez par moitié ce revenu des
colonies.
Mais si vous considérez, Messieurs, ces possessions sous les
grands rapports politiques, si vous calculez les ressources que vous tirez de
leurs richesses territoriales, si vous pesez l'influence qu'elles vous donnent
sur toutes les nations commerçantes, vous sentirez plus que jamais la nécessité
de les conserver et de les accroître. Car, Messieurs, il n'est plus possible de
le dissimuler : vos manufactures n'ont presque plus de débouchés que dans les
colonies, à l'exception de quelques modes et de quelques bijoux ; l'Europe ne vous
demande en échange que vos sucres, vos cafés, vos cotons, votre indigo ; et
quand elle vous demanderait vos blés, il n'est que trop prouvé que la libre
exportation des grains peut quelquefois réduire le royaume à la plus fâcheuse
extrémité.
Vous devez observer encore que sans les colonies vous
n'auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine ;
ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance
maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer.
Que les colonies occupent 800 grands navires marchands
destinés aux voyages de long cours, et 6 à 700 petits destinés au cabotage ; et
qu'en donnant une occupation directe à plus de 5 millions d'hommes, un grand
mouvement à vos manufactures, elles doublent la valeur des terres, par ce
nombre prodigieux de consommateurs qu'elles emploient.
Ce n'est pas tout, Messieurs ; vous avez mis la dette de
l'Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les
richesses seules des colonies peuvent garantir l'exécution de ce décret
honorable. En effet, sur 243 millions de denrées que vous en recevez
annuellement, vous en consommez à peu près 80 millions, qui se décuplent par la
circulation intérieure. Le reste passe à l'étranger ; et comme les objets
qu'ils vous donnent en échange ne s'élèvent tout au plus qu'à 88 millions, il
vous reste un solde de 75 millions, qui diminue d'autant l'exportation de numéraire
à laquelle vous seriez forcés, pour faire honneur aux intérêts énormes de la
dette que vous avez déclarée nationale.
Je termine ici des réflexions qui exigeraient plus de
développement, s'il s'agissait de prononcer sur le sort des colonies. Il ne
s'agit aujourd'hui que de choisir les meilleurs moyens de travailler à leur
organisation. Si j'ai pu vous convaincre que je ne les sollicite qu'au nom de
l'intérêt de l'Etat, vous ne balancerez pas à adopter une motion qui m'a paru
toute de patriotisme. Vous êtes la première nation de l'univers qui ait admis
ses colonies à l'honneur d'être membre du Corps législatif. Nous avons senti
vivement le prix d'un acte de justice dont l'éloge commence à vous. Mais
n'est-ce pas vous prouver notre gratitude d'une manière qui se rapproche de vos
principes, que de vous dévoiler les ressources que vous deviez tirer de nos
richesses, et de nous soumettre plus que jamais à vous les conserver par des
sacrifices ? Cependant, pour que cet état de choses subsiste, il nous faut une
législation particulière qui ne contrarie en rien nos mœurs, nos usages, nos
propriétés ; il faut, surtout, qu'elle nous assure la tranquillité sur nos
foyers, pendant que nous travaillerons à vous procurer cette espèce de bonheur
qui dépend de toutes les commodités de la vie. Laissez donc aux colons réunis,
aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu'ils
travaillent eux-mêmes au code qu'ils penseront convenir le mieux à leur
situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes
connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous
l'examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu'il ne vous
restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection.
Alors, Messieurs, vous pourrez vous reposer plus que jamais
sur la foi, sur l'attachement créoles. Vous aurez à deux mille lieues de vous
des concitoyens dont vous aurez décrété le bon¬ heur, et qui, toujours fidèles
aux intérêts communs, vous enrichiront en temps de paix des fruits de leurs
sueurs, et verseront en temps de guerre jusqu'à la dernière goutte de leur sang
pour repousser de leurs foyers tous les ennemis de la France.
Je conclus, au nom des colonies réunies, au décret suivant :
«L'Assemblée nationale décrète qu'il sera nommé, sans délai,
un comité des colonies, composé de 20 membres, mi-partie de députés des
villes maritimes de commerce et de manufacture, et mi-partie de députés des
colonies, pour préparer toutes les matières qui peuvent être relatives à ces
possessions importantes. »
(L'Assemblée ordonne l'impression du mémoire de M. de Curt
et ajourne la question à samedi prochain.)
Lecture
par M. Blin d'une adresse de colons-propriétaires de Saint-Domingue, lors de la
séance du 26 novembre 1789
Trois cents colons se plaignent de ne pas être représentés
M. Blin monte à la tribune et lit une adresse de colons
propriétaires de Saint-Domingue, où il est dit :
1° Les colons qui sont en France ne sont pas représentés.
Ils avaient le droit de donner leurs suffrages ; ils ne
l'ont pas fait, ils n'ont pu ni dû le faire ; la conséquence nécessaire est
qu'ils ne sont pas représentés. Leurs compatriotes, qui ont eu l'honneur d'être
admis parmi vous, n'ont ni leurs pouvoirs ni leurs instructions ; donc ils ne
peuvent ni parler, ni agir, ni consentir pour la majeure partie, pour la plus
forte portion des propriétaires planteurs. Ce qui serait fait pour la colonie
ne pourrait être obligatoire pour cette majeure partie, pour cette plus grande
portion, faute de consentement ni réel, ni supposable. Rien cependant de ce qui
serait fait ne pourrait être divisible ; donc enfin, rien dans cet état ne peut
être réglé pour la colonie.
2° La colonie elle-même n'a pas une véritable
représentation.
Nous nous arrêterons uniquement, mais avec force, sur ce
grand principe auquel il n'est point d'exception : «Le vœu du plus grand nombre
des intéressés à une chose commune est le véritable, le seul vœu. » Le défaut
de ce vœu du plus grand nombre rend nul, anéantit entièrement, celui qu'aurait
pu former le moindre nombre : cette vérité est sans réplique.
A l'application, nous avons l'honneur de vous assurer,
Nosseigneurs, que le plus grand nombre de ceux des colons qui habitent
Saint-Domingue même n'a point voté pour la députation, ni pour le choix des
députés ; que beaucoup ont manifesté un vœu contraire, par une requête adressée
aux administrateurs de la colonie à la fin de l'année dernière. L'île de
Saint-Domingue est peuplée d'environ 25,000 habitants blancs, nous estimons
qu'en mettant à l'écart les femmes et les non-majeurs, environ 12,000 planteurs
et autres avaient le droit de voter en cette circonstance. De ce nombre 4,000
seulement paraissent avoir désiré une représentation et de manière ou d'autre
fait le choix des députés. Les vices de forme étant couverts, nos compatriotes
ne représenteraient donc tout au plus qu'un tiers des habitants qui sont sur le
lieu même ; ils n'ont donc ni le vœu général, ni le vœu prépondérant en nombre
; la colonie n'est donc pas véritablement représentée.
Cette adresse est signée de plus de 300 colons.
M. Blin conclut en demandant à l'Assemblée de décréter que
la discussion de toutes motions qui pourraient être proposées relativement à la
colonie de Saint-Domingue, ou tout au moins à son régime intérieur, seront
suspendue jusqu'à ce qu'en nouvelle connaissance de cause elle ait forme des vœux
positifs, certains, et fourni des lumières locales, également avantageuses pour
elle et pour la mère patrie.
Motion
de M. de Cocherel sur l'organisation de Saint-Domingue, lors de la séance du 26
novembre 1789
Saint Domingue n’est ni une colonie ni une province
M. de Cocherel (1). Messieurs, Saint-Domingue, connu
jusqu'aujourd'hui sous la fausse dénomination de colonie, n'en est pas une.
C'est une contrée qui s'est toujours régie en pays d'Etats par les lois qui lui
sont propres.
(1) Le discours de M. de Cocherel n'a pas été inséré au
Moniteur.
La dénomination de colonie n'est consacrée que par l'usage
et non par le droit, seul imprescriptible.
Dans le droit et dans le fait, une colonie est une
émigration d'une partie de la population d'un Etat, envoyée dans une contrée
déserte ou conquise par cet Etat, pour habiter et défricher cette contrée au plus
grand avantage de cet Etat.
Or, Saint-Domingue, dans son principe, était une province
insulaire de l'Amérique, habitée par les naturels du pays, conquise d'abord par
les Espagnols, et reconquise ensuite sur eux par une troupe de guerriers,
composée de diverses nations, qui y formèrent des habitations, les cultivèrent
et en offrirent le produit aux Hollandais en échange des marchandises qu'ils
leur apportèrent, ce qui établit, alors un commerce libre parmi eux.
C'est dans cette position que Saint-Domingue se donna à
Louis XIV, aux conditions de maintenir ses privilèges et franchises.
Donc Saint-Domingue n'a pas été formé par une émigration
envoyée de la France pour l'établir, à son plus grand avantage ; donc Saint-Domingue
n'est pas une colonie de la France.
Mais si Saint-Domingue n'est pas une colonie française, elle
est encore bien moins une province française.
Une province française est une partie constituante et
intégrante de la France, soumise à la même constitution ou susceptible de
l'être sous tous les rapports.
Or, Saint-Domingue par sa position ne peut être ni une
partie constituante et intégrante de la France, ni être soumis à son entière
constitution, ni même susceptible de l'être ; ses rapports sont presque tous
différents.
En effet, la France ne peut et ne doit être habitée que par
un peuple libre ; son nom en porte l'expression et la nécessité ; son régime,
ses mœurs, son climat, ses cultures, ses manufactures, fa constitution, en un
mot, annoncent et demandent un peuple libre.
Saint-Domingue, au contraire, est habité par des peuples de
diverses couleurs et de différentes origines. Les uns, nés dans le sein de la
liberté, Français, Espagnols, Anglais, Hollandais de naissance, habitent cette
contrée éloignée ; les autres, arrachés du climat brûlant de l'Afrique par des
négociants des ports de mer et soustraits par eux au plus dur des esclavages,
qui fait la base et la constitution indestructible de ce peuple barbare, ont
été transportés sur les rives fortunées de Saint-Domingue, habitées par une
nation libre, hospitalière, qui s'empresse toujours d'obtenir à prix d'argent
des négociants français la possession de leurs captifs détenus dans leurs navires.
Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces de prisons, le souvenir de
leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en
entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans
cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des
soins dictés par l'humanité, l'intérêt et la loi. La sagesse de cette loi même
a fixé les limites de leur servitude qui ne s'étend guère plus loin que celle
de la discipline sévère observée dans les corps militaires.
Le concours, le mélange de ces peuples divers qui habitent
l'Ile de Saint-Domingue, la différence du climat de cette contrée, de ses
cultures, de ses manufactures, des mœurs de ses habitants, l'opposition de leur
état même exigent donc une constitution autre que celle de la France : Saint-Domingue
ne peut donc pas être partie intégrante et constituante de la France, puisque
son régime nécessité n'est susceptible que d'une partie de sa constitution :
Saint-Domingue ne peut donc pas être regardé précisément comme une province
française.
Saint-Domingue ne peut conséquemment être considéré que
comme une province mixte, et la seule dénomination qui lui convienne, est celle
de province franco-américaine.
A ce titre, elle doit donc avoir une constitution mixte
composée de la constitution de la France à qui elle appartient par droit de
donation, et d'une constitution particulière et nécessaire à sa position, qui
ne peut être réglée et déterminée que par les seuls habitants résidant à
Saint-Domingue, qui offriront, à cet effet, par leurs députés à l'Assemblée
nationale, le plan d'une nouvelle formation d'assemblée en Etats particuliers
et provinciaux : d'où il résultera l'exercice du droit acquis à l'Assemblée
nationale, d'examiner cette constitution mixte, mais nécessaire, d'en développer
les rapports, d'en discuter les avantages ou les désavantages pour la France,
de les peser en dernière analyse, de sanctionner enfin, de renoncer même à la
donation de Saint-Domingue, si elle est onéreuse à la France, ou de la
conserver, si elle est utile à ses intérêts, mais toujours aux conditions
premières de la donation ; de façon que si, après le plus mûr examen, les
charges pour la France sont plus fortes que les raisons d'utilité, l'Assemblée
nationale pourra prononcer l'abandon de Saint-Domingue, sans pouvoir cependant
renverser la constitution propre et nécessaire à son existence, encore moins
aliéner l'objet de la donation, parce que les habitants de Saint-Domingue, en
se donnant à la France, n'ont pas pu, n'ont pas dû sacrifier leurs intérêts les
plus chers au prix de la protection accordée ; au contraire ils ont dû croire
améliorer leur sort, et non le détériorer ; c'est un principe du droit naturel
adopté par l'Assemblée nationale et que réclameront au¬ près d'elle les députés
de Saint-Domingue, au nom de leurs commettants dont l'amour pour la France, plutôt
que leur intérêt, sera toujours le plus sûr garant de leur fidélité.
Les députés de Saint-Domingue solliciteront de l'Assemblée
nationale, la décision de la question des lois prohibitives, exercées par les
négociants des ports de mer, toujours préjudiciables à leur subsistance, à
l'amélioration du sort des noirs si justement désirée, au progrès de leurs
cultures dont elles empoisonnent le germe.
Ils demanderont au nom de leurs commettants la liberté de
tous les nègres résidant en France, tant qu'ils y resteront.
Ils consentiront encore à l'abolition de là traite des noirs,
faite par les négociants français, si c'est le vœu de l'Assemblée nationale.