Avant-propos et remerciements à Rachel Hammersley.
République ???
Les Français ont souvent l'impression d'avoir inventé la République et pour beaucoup d'entre eux, la république est presqu'un synonyme de démocratie. Bien peu se posent la question de l'origine de cette idée de république et de ses diverses significations. Certains évoqueront la République de Platon, qui était un système anti-démocratique, voire totalitaire, ou alors la République romaine (res publicae = la chose publique), que les révolutionnaires de 1789 idéalisèrent tant, parce qu'elle avait chassé les rois, mais qui couvrit une période de conquêtes incessantes et se termina en guerres civiles sanglantes. Si l'on y regarde de près, on constate très vite qu'il y a des différences énormes entre certaines républiques ! Comparons la première république française de 1792 qui, entre autres, repoussa les armées prussiennes, avec la 3ème République de 1871 qui se rendit aux Prussiens presque sans combattre ! Et que dire de certaines républiques contemporaines comme celles d'Iran ou de Chine ? Alors qu'est-ce que la république ? Comment cette idée a-t-elle réussi à traverser les siècles et surtout que signifie-t-elle vraiment ? Nous allons voir comment elle renaquit de ses cendres peu avant la Révolution.
Rachel Hamersley
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L'historienne Rachel Hammersley |
L'historienne anglaise Rachel
Hammersley, étudie les idées républicaines qui
ont irrigué sont pays et le nôtre durant les 17ème et 18ème siècle. Ses recherches s’inscrivent
dans le cadre de « l’histoire intellectuelle ». Vous n’êtes probablement pas familiers de cette expression. L’histoire intellectuelle a pour objectif d’étudier
les penseurs et leurs idées, mais en tenant compte de l’environnement
intellectuel de leur époque, ainsi que de leurs situations personnelles (les
philosophes trouveront cela très nietzschéen). D’origine anglaise, l’expression
« histoire intellectuelle » pose problème en langue française, (l’histoire
ne pouvant pas être une intellectuelle). Les Anglais l’apparentent à une
histoire de la pensée politique et les Français qui ne la reconnaissent pas
comme une discipline en histoire, semblent vouloir la classer du côté de la
philosophie. Pour ma part, j'aime beaucoup cette façon britannique d'intellectualiser l'histoire. Ce qui est certain, c'est que le travail de cette historienne a éclairé d'une lumière nouvelle ma vision de notre révolution. Je lui dois 90% de ce qui est écrit dans mon article et je lui en suis reconnaissant !
A propos de l'Angleterre, savez-vous que certains Anglais songent à remplacer leur monarchie par une république ? C'est un autre sujet, mais si vous souhaitez en savoir plus, cliquez sur l'image ci-dessous...
L'AFFAIRE RUTLEDGE
Rütli ? Rutledge ?
Dans ma base de données, à la date du 26 Novembre 1789, figurait
cette simple ligne : « Le Procureur du Châtelet entend le chevalier
James de Rutledge, arrêté pour avoir proposé un crédit de 3 millions à des
boulangers alors que l’approvisionnement de la capitale est du ressort de la
municipalité. ».
Rutledge ? Tandis que je m’étonnais de la consonnance
de ce nom peu commun, un autre nom me revint à l’esprit, celui de Rütli. L’ami Colson, dont je consulte régulièrement la correspondance de 1789, n’avait-il pas évoqué un Rütli
dans une affaire de boulangerie ? Je tape "Rütli" dans la barre de recherche du blog (à droite), et je retrouve aussitôt l’article que
j’avais publié le 10 Novembre « La pénurie de farine et le manque de pain sont-ils organisés ? ». Au passage je corrige (hélas) une faute de frappe dans le
titre et je relis l’article. Si vous ne l’avez pas lu, je vous le conseille
vivement. J’y avais beaucoup travaillé. Il contient beaucoup d’informations
précieuses. Je vais d'ailleurs devoir le mettre à jour prochainement, car en travaillant sur le présent article, j'ai découvert des informations étonnantes qui montrent que, non, l’approvisionnement de la capitale n'était pas uniquement du ressort de la municipalité...
J’ai très vite retrouvé le passage du courrier écrit par
Colson le 8 novembre 1789, dans lequel il mentionnait ce Rütli, le voici (mais
allez quand même lire l’article) :
« Un sieur chevalier de Rütli, et ceci a l'air certain,
a donné, dit-on, de l'argent à un boulanger pour l’engager à ne pas cuire ; celui-ci, qui s'est trouvé bon patriote, a accepté l'argent pour servir de preuve
et, à l'instant même, a fait arrêter le séducteur. Le sieur de Rütli, à ce
qu'on rapporte, n'a pu dire autre chose pour se justifier sinon qu'il avait
donné l'argent pour s'amuser et pour voir si le boulanger l'accepterait. On dit
qu'on a aussi arrêté plusieurs de ceux qui voulaient enlever le pain et les
farines. »
Vous aurez noté au passage que les deux versions du présumé
forfait de Rutledge sont différentes ! Colson nous rend compte de la
version de la rue, qui n'est bien sûr pas la version officielle.
Je vous donne souvent à lire des extraits des lettres
d’Adrien Joseph Colson. Les courriers régulièrement envoyés par cet avocat
parisien à son ami de province, nous donnent une bonne idée des informations
qui circulaient dans Paris. C’est souvent l’occasion de constater que les
contemporains, y compris des gens instruits comme Colson, étaient plutôt mal
informés. Mais il n’y a rien d’étonnant à cela, la tempête révolutionnaire
était propice aux averses de rumeurs ! Et des rumeurs il y en avait beaucoup !
Vérification faite, le Rütli de Colson était donc bien le chevalier
James de Rutledge. L’enquête que nous allons mener sur ce personnage très peu
connu de la Révolution, va nous mener de surprises en surprises.
De qui Rutledge est-il le nom ? 😉 (J'adore cette formulation pleine de mystères)
Au vu de mes premières recherches, il m’a d’abord semblé que
le personnage était une sorte d’original, ne serait-ce que par le nombre de ses
talents, ainsi que celui de ses patronymes ! On lui prête en effet les
qualités d’écrivain, d’essayiste, de pamphlétaire, d’avocat, de journaliste et
l’homme se prétendait même économiste à ses heures. De plus le quidam est connu
sous les noms et pseudos suivants :
- James Rutlidge,
- Jean Rutlidge,
- Jean-Jacques
Rutlidge,
- Chevalier Rutledge,
- Chevalier Rutlidge,
- Chevalier de Rütli,
- Jean-Jacques
Rutledge,
- Rutofle de Lode,
- K. S. Wexb.,
- Docteur Stearne,
- M.R.C.B. (Monsieur
Rutledge Chevalier Baronnet),
- M. L. C. R. G. A. (Monsieur le Chevalier de
Rutledge, Gentilhomme Anglais),
- L'Auteur de la Quinzaine anglaise,
- Monsieur L.
C. R.
Et j’en ignore peut-être d’autres ! N’oublions pas que l’usage du
pseudo était la plupart du temps indispensable au 18ème siècle en raison de la
censure. On risquait gros à écrire ou parler librement. Est-il nécessaire de
rappeler que la liberté d’opinion n’existait pas avant la révolution ? Ce
qui est sûr, c’est qu’un certificat de baptême a été retrouvé au nom de J.J.
Rutlidge !
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James Francis Edward Stuart James III d'Angleterre |
En cherchant un peu, on finit par apprendre que Jean-Jacques Rutledge, né en 1742 à Dunkerque, était le fils de Walter Rutledge, d’origine
irlandaise et de Marguerite Lefebvre Dessalhumière, native de Dunkerque. La
famille Rutledge venait de la province de
Connaught en
Irlande. Son père, armateur à Dunkerque, avait été fait chevalier baronnet en
1748 par
James III d'Angleterre (et VIII d'Ecosse) pour ses services rendus au
prince de Galles Charles lors de la
rébellion jacobite de 1745,
(dont
l’échec mis fin aux espoirs des Stuart de regagner la couronne
britannique). Jean-Jacques avait hérité de son père ce
titre de chevalier baronnet. Jean Jacque Rutledge est mort à Paris le 31 Mars 1794 (
de mort
naturelle et pas sur l’échafaud comme le prétendent certaines sources). Mais
entre ces deux dates, il a eu une vie très remplie, comme nous allons le découvrir !
Il existe une biographie de Rutledge "en apparence" assez complète, dans le dictionnaire en ligne des journalistes du 18ème siècle,
mais celle-ci ne le valorise guère. On le voit qualifié de "verbiageur", "se prenant pour un économiste" et
autres appréciations aussi peu amènes.
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Les scribouilleurs ! |
La période révolutionnaire a été parcourue par une grande
variété de ces personnages quelque peu fantasques, un peu aventuriers, mais
toujours scribouilleurs invétérés ! Ces enfants du dix-huitième siècle
avaient bien compris que la plume était une arme presqu’aussi dangereuse que
l’épée. Mais la plupart de ces bretteurs de papier dont les pamphlets
enflammaient les tavernes et provoquaient parfois des émeutes, sont tombés dans l’oubli. J’étais près de conclure mon article en me disant que
j’avais probablement affaire avec l’un de ces olibrius picaresques. Je pensais
même citer la phrase de Victor Hugo sur les scribouilleurs : « Il
faut bien que le scribouillage ait le présent puisqu'il n'a pas l'avenir » (Hugo,
Correspondance, 23 décembre 1866). Mais le manque de talent est-il vraiment la
seule raison pour laquelle Rutledge serait tombé dans l’oubli ? Les critères
pour passer à postérité sont parfois bien mystérieux...
Raisonner et déraisonner sur le blé.
Au XVIIIe siècle, beaucoup de gens se prenaient pour des
économistes et proposaient des plans pour redresser les finances. Souvenons-nous
du plan de Chantoiseau, évoqué dans mon article du 18 novembre 1789 ! Beaucoup également dissertaient sur le problème des blés (rappelons-nous que
c’est ce qui a conduit Rutledge en prison). Par bien des côtés, le XVIIIe siècle
est aussi le siècle du blé ! En 1770, Voltaire avait écrit dans l’article "Blé", de l’ouvrage "Questions sur l’Encyclopédie par des amateurs" (page 342) :
"Vers l’an 1750 la nation rassasiée de vers, de
tragédies, de comédies, d’opéras, de romans, d’histoires romanesques, de
réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la
grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les
blés".
Ecrire sur le blé, source de subsistance comme de richesse,
c’était s’attaquer aux choses sérieuses, dans ce siècle ou la famine sévissait
régulièrement et où des fortunes se faisaient en spéculant sur le blé. C’était
aussi poser des questions d’économie politique dont les réponses remettaient en
cause la société. Pensons également aux physiocrates dont le système économique
reposait sur une vision nouvelle de l’agriculture. Tous ceux qui faisaient
profession de penser, se devaient donc d’écrire sur le blé et chacun le faisait
avec plus ou moins de talents, de Necker à Marat, en passant par Rutledge.
Mais Rutledge n’était-il vraiment qu’un scribouilleur ?
Il me fallait vérifier cela !
Je découvris d’abord que le bonhomme avait effectivement
beaucoup écrit. La BNF recense pas moins de soixante-dix ouvrages de ce
prolifique plumitif ! C’est beaucoup, mais c’est toujours moins que Marat dont la BNF recense 238 textes divers et variés.
Si vous le souhaitez, vous pouvez même acheter certains des
ouvrages de Rutledge en cliquant sur l'image ci-dessous.
Pour ma part, j’ai acheté « Paris et Londres en
miroir lettres de voyage extraites du "Babillard" », édité
par Raymonde Monnier (je vous en reparlerai à la fin de cet article).
De plus en plus intrigué, l’idée me vint de chercher sur des
sites anglais. C’est en découvrant cette présentation de Rutledge sur une page anglaise de Wikipedia, que j’eu l’impression de tenir enfin quelque chose :
AD 1789. Jean Jacque Rutledge (1742-1794) fils de
Walter, est devenu un éminent et prolifique journaliste, essayiste, romancier,
dramaturge, traducteur et commentateur social pendant la Révolution française (1789-1799). En tant
que républicain, il partageait les vues de gauche de ses confrères Cordeliers (Société
des Amis des droits de l'homme et du citoyen) et défendait les droits des classes
populaires. Il a été très influencé par les écrits du philosophe et
théoricien politique anglais James Harrington (1611-1677). En
1789, Rutledge a été arrêté et brièvement emprisonné pour avoir prétendument « correspondant avec des ennemis de l'État ».
Je cliquai sur le lien du livre de Rachel Hammersley et
c’est en commençant de le parcourir que je compris que je venais de
« tomber sur du lourd ». Je venais de découvrir la connexion entre
les républicains anglais et la Révolution française !
Le livre de l'historienne Rachel Hammersley.
(Je l'ai acheté sur Amazon car je ne l'ai pas trouvé ailleurs.)
Les révolutionnaires français et les républicains anglais.
Le club des Cordeliers, 1790-1794
Rachel Hammersley
Publié en 2004.
La lecture de ce
livre m'a fait découvrir une véritable mine d'informations et évidemment, je vous en conseille la lecture. Le problème, c’est qu’il
est écrit en Anglais. Après avoir longtemps hésité, je me suis finalement
décidé à en traduire des extraits. Je ne tire aucun profit de ce site, aussi je
ne pense pas créer de tort à cette historienne en agissant ainsi. J’espère que
mon modeste travail de traduction servira à la faire connaître et que cela vous
donnera envie d’acheter son livre. L'idéal serait même qu'il soit traduit et publié en France.
Comme il est d’usage sur ce site, je fais apparaître en italique
bleu les passages traduits du livre et mes commentaires sont en noir. Le livre de Rachel Hammersley contient de très nombreuses notes, que je ne reproduis pas, bien évidemment, à vous de les découvrir en achetant son livre.
Voici le texte de présentation du livre, figurant en 4ème de couverture :
"Suite aux événements cataclysmiques de 1789, certains des acteurs
de la Révolution ont commencé à prendre au sérieux la possibilité d'une
république française. Diverses idées se sont développées sur la forme que cela
devrait prendre et les modèles sur lesquels il pourrait être fondé. Certains
ont fait appel aux modèles de la Grèce et de la Rome antiques, d'autres aux
républiques modernes comme Genève ou les États-Unis d'Amérique. Cependant, un
petit nombre de penseurs - centrés sur le club radical des Cordeliers basé à
Paris - se sont tournés vers les écrits des républicains anglais des XVIIe et
XVIIIe siècles pour obtenir des conseils sur la réalisation des anciens idéaux
républicains dans le monde moderne. Cet ouvrage propose une histoire
intellectuelle du Club des Cordeliers à travers une analyse approfondie des
textes, et en cartographiant les relations entre leurs auteurs. Il retrace les
origines du Club en 1789-90 et expose les objectifs et les idées qui le
sous-tendent. L'accent est mis principalement sur les membres individuels du
club et leurs traductions et emprunts des œuvres de Marchamont Nedham, James Harrington, Algernon Sidney et Thomas Cordon. Il montre comment les Cordeliers
ont adapté et développé ces idées pour les mettre au service des circonstances
et des préoccupations contemporaines. Les chapitres suivants démontrent que,
même après l'établissement d'une république française en 1792, les membres du
Club des Cordeliers ont continué à utiliser les idées républicaines anglaises
pour répondre à des questions clés telles que la forme que la nouvelle constitution
française devrait prendre et le gouvernement doit réagir à la situation de
guerre au pays et à l'étranger. Ce livre soulève des questions importantes sur
le républicanisme français et son lien avec la tradition républicaine plus
large. À cet égard, il intéressera non seulement les historiens de la
Révolution française, mais aussi les théoriciens politiques, les historiens
intellectuels et les historiens de l'Angleterre du XVIIe siècle. RACHEL
HAMMERSLEY est maître de conférences en histoire à l'Université de Newcastle."
Avant d’en venir à l’affaire
des boulangers qui fut cause de l’incarcération de Rutledge, je vais vous faire découvrir le début du chapitre 3, qui aide à mieux comprendre l'homme et le courant de pensée dans lequel il s'inscrit. J'ai complété ma traduction avec des commentaires et des liens.
Le chapitre 3 commence par quatre citations de
Théophile Mandar à propos de Rutledge. Tout le monde ne connaît pas Mandar,
raison pour laquelle je vous le présente d’abord en quelques lignes.
Théophile Mandar avait 30 ans en 1789. Malgré sa très petite
taille, il fut l’un des grands hommes de la Révolution ; grand par ses
actions, ses idées et ses engagements, connu pour ses écrits, aussi bien du Tsar
de Russie que de Napoléon 1er ; mais pas assez grand selon les historiens,
pour que son nom puisse rester dans les mémoires. Il fut l’un des premiers à
entrer dans la Bastille le 14 Juillet, même si la violence le répugnait. Il se
déclara contre le
serment des tyrannicides, prêté aux Cordeliers, suite à la fuite du roi en juin 1791 et il tentera même de faire interrompre les massacres de septembre 1792,
en cherchant l’appui de Robespierre
(qui m'a beaucoup déçu) et de Pétion, mais en vain. Peut-être
comprendrez-vous mieux en lisant la suite, pourquoi les historiens l’ont laissé
sur le bas-côté.
Mais revenons au chapitre trois du livre de Rachel Hammersley.
Le Creuset de Jean Jacques Rutledge: Un texte Harringtonien.
« Quel spectacle morale et politique la fin du
dix-septième siècle offrait-elle en France (dit J. Rutledge, dans son éloge de
Montesquieu) au petit nombre de mortels capables de ne pas être éblouis par le
clinquant des fausses grandeurs, et par l'enflure de ces avantages
d'ostentation, dont le propre est de déguiser aux nations, et surtout aux
nations vaines, leur néant réel sous des apparences décevantes » : Théophile Mandar, « Des insurrections », 113.
« Rutledge, quoiqu'en disent tes ennemis, tu es un
grand-homme ! » Théophile Mandar.
« Ces paroles furent couvertes de murmures et
d'applaudissements, M. De Rutledge, dont l'éloquence peut être comparée au
cours tranquille d'un fleuve profond, et qui imprime tous ses sentiments à ceux
qui l'entendent, avait depuis longtemps la parole : il me précéda à la tribune.
Mais si on l'écouta avec plaisir, on attendait mon discours dans la plus grande
impatience »: ibid. 470-1n
Comme le démontrent ces citations de « Des
insurrections », Théophile Mandar connaissait clairement Jean Jacques
Rutledge et ses œuvres. Les deux hommes se sont probablement connus au Club des
Cordeliers au début des années 1790. En plus d'être membres du club, Mandar et
Rutledge partageaient également un intérêt pour les idées républicaines
anglaises du XVIIe siècle. Tout comme Mandar avait traduit le texte républicain
de Marchamont Nedham (un journaliste anglais républicain du 17ème siècle), Rutledge
s'était inspiré des travaux et des idées de James Harrington.
Après cette courte présentation de Rutledge (L'historienne y reviendra plus loin), Rachel Hammersley nous dresse le portrait de James
Harrington, ce républicain anglais du 17ème siècle, plutôt mal connu en France.
James Harrington
James Harrington est né en 1611, à Upton dans le
Northamptonshire. Presque aucun papier ou manuscrit personnel n'a survécu et on
en sait peu sur ses débuts. Il n'y a aucune preuve claire qu'il ait joué un
rôle dans la première guerre civile (1642-6), (A) mais en 1647, il a été
employé par le Parlement en tant que gentleman de la chambre à coucher de
Charles 1er, qui était retenu captif par les forces parlementaires à Holdenby House. Harrington a déménagé avec le roi dans plusieurs autres endroits et n'a
été séparé de lui que peu de temps avant le régicide.
Le principal ouvrage de Harrington, The Commonwealth (B) of
Oceana (C), a été publié en 1656 (il a été enregistré dans le registre des libraires
(D) le 19 septembre 1656 et a été imprimé au début de novembre).
Quelques explications...
(A) Guerres civiles
Les Britanniques désignent sous l’expression « guerres
civiles » ce que nous appelons leurs deux révolutions. A noter que les
américains utilisent également cette expression pour désigner ce que nous
appelons « Guerre de sécessions ». Des historiens contemporains,
comme Annie Jourdan, soulignent le fait que la Révolution française
constitua également une « guerre civile ». Pour changer un peu, je vous propose ces 4 podcasts de France Inter qui vous éclaireront sur les deux révolutions anglaises (qui précédèrent la nôtre) :
(B) Commonwealth
Avant d'entrer dans le marché commun européen puis de sortir de l'Europe Unie, le Royaume Uni avait déjà son Commonwealth. Il s'agit d'une association internationale composée du
Royaume-Uni et des anciens États ayant constitué son Empire.
Mais ce mot a une origine plus ancienne et
quelque peu différente. Son sens premier est celui d'"intérêt général", ou
de "bien commun". Il est également traduit en français par
"l’Etat". Commonwealth désigne donc également un pays ou une
communauté indépendante, en particulier une république démocratique. Dans
sa traduction française, l’ouvrage de Harrington porte le titre de
"République d’Oceana".
(C) Oceana :
Les trois volumes en français sont disponibles par les liens ci-dessous :
Volume 1 : https://books.google.fr/books?id=X-pCAAAAcAAJ&hl=fr&pg=PT8#v=onepage&q&f=false
Volume 2 : https://books.google.fr/books?id=OuoTAAAAQAAJ&hl=fr&pg=PT5#v=onepage&q&f=false
Volume 3 : https://books.google.fr/books?id=gNw5Q50Vi-gC&hl=fr&pg=PP7#v=onepage&q&f=false
Le texte en anglais, accompagné de nombreux autres de
Harington : https://oll.libertyfund.org/title/toland-the-oceana-and-other-works
(D) Le registre des libraires
En anglais Stationers'
Register, était à partir de la seconde moitié du XVIe siècle,
le livre où devaient être enregistrés le nom et le descriptif des textes
anglais destinés à l'impression ; il était tenu à jour par « l’honorable
compagnie des Papetiers et Faiseurs de journaux » (Worshipful Company of Stationers and Newspaper Makers) de Londres.
Retour au livre.
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Oliver Cromwell |
Le cadre historique dans lequel Oceana a été rédigé, correspondait au Protectorat de Cromwell. Bien qu'il ait été dédié à Oliver Cromwell, en tant que Lord Protector, il est clair que le but d'Harrington
était de critiquer et d'offrir une meilleure alternative au Commonwealth
(Instauré par Cromwell après l’exécution du roi Charles 1er en 1649) sous
lequel il vivait. En effet, Blair Worden (Historien) est allé jusqu'à qualifier la dédicace
d'anti-dédicace.
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La dédicace |
L'œuvre est divisée en plusieurs parties. Dans une brève introduction
constituée de deux discours préliminaires, Harrington expose les bases
théoriques de ses idées. Dans le premier, il se concentre sur les principes de
gouvernement selon les anciens ou « l'ancienne prudence (sagesse) ». Dans le
second, il traite des principes du gouvernement depuis la chute de l'empire
romain, qu'il appelle « la sagesse moderne ». Il explore ensuite l'application
pratique de ces théories dans « Le conseil des législateurs » et « Le modèle du
Commonwealth Oceana» (le corps principal de l'ouvrage) où il cherche à
démontrer comment la sagesse antique pourrait être ressuscitée dans le monde
moderne et comment une république classique pourrait être établie dans
l'Angleterre du XVIIe siècle. L'ouvrage se termine parcorollaire » dans
lequel Harrington expose les implications de la forme de gouvernement qu'il a
proposée. Son application des idées républicaines classiques, à l'Angleterre du
XVIIe siècle, reposait sur sa conviction que le pouvoir politique suivait
l'équilibre de la propriété. Ainsi, il a souligné l'importance de la propriété
foncière. Comme J. G. A. Pocock l’a expliqué dans son introduction aux travaux
politiques de Harrington, «à l'hypothèse machiavélique que les armes constituent
le fondement de la citoyenneté, Harrington ajoute l'hypothèse que la terre est
le fondement des armes ».
Oceana a suscité beaucoup de critiques et la plupart des
travaux ultérieurs de Harrington ont consisté à étayer et reformuler les idées
exposées dans ce texte. Celles-ci comprenaient des réponses directes à des
critiques particulières, comme le « Pian piano, ou, Relations entre H.
Ferne, Dr en divinité et, J. Harrington esq. à l'occasion de la censure par les Docteurs du Commonwealth d'Oceana, et du « Politicaster ou d'un discours comique en
réponse au livre de M. Wren intitulé la monarchie revendiquée contre l'OCEANA
de M. Harington », et des ouvrages tels que Aphorismes politiques et
Un système de politique dans lesquels les idées exprimées dans Oceana étaient reformulées sous forme aphoristique. Harrington travaillait probablement sur un
système de politique au moment de la restauration de la monarchie, en 1660 ; le
manuscrit de cet ouvrage aurait été saisi lorsque Harrington fut arrêté par les
autorités le 28 décembre 1661. Pendant son séjour en prison, Harrington
souffrit d'une sorte de dépression physique et mentale. Il fut libéré en 1662
et il vécut à Westminster jusqu'à sa mort quinze ans plus tard.
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John Toland |
Oceana a été rééditée, avec beaucoup d'autres œuvres de
Harrington, par John Toland en 1700, sous le titre « The Oceana de James
Harington et ses autres œuvres, avec un rendu détaillé de sa biographie par
John Toland ». Une édition ultérieure, qui comprenait des œuvres laissées
en dehors du volume de Toland, parut en 1737. C'est par ces deux éditions que
Harrington et ses œuvres devinrent largement connus dans les mondes anglophone
et francophone. La connaissance des œuvres de Harrington en France est due
en grande partie aux articles publiés de 1700 et 1737, dans la presse francophone
huguenote (Protestante). Un article sur Harrington, sous le titre « Rutland » (le
comté dans lequel il avait résidé), écrit par le chevalier de Jaucourt (qui
lui-même avait une origine huguenote) a été publié dans l'Encyclopédie. Les
traductions françaises complètes des œuvres de Harrington ne parurent qu'en
1795. Néanmoins, à partir du milieu des années 1780, Rutledge chercha à la fois,
à présenter Harrington et ses idées à un public français, et à inciter les
Français à lire les œuvres de Harrington par eux-mêmes.
Rachel Hammersley revient alors sur notre ami Jean-Jacques
Rutledge.
Jean Jacques (James) Rutledge est né à Dunkerque le 5 août
1742. Sa mère était française et originaire de Dunkerque mais ses parents
paternels étaient irlandais. Par conséquent, Jean Jacques avait reçu une
éducation bilingue et il possédait une connaissance approfondie et un respect
pour les littératures, cultures et politiques française et anglaise. Son père,
Walter Rutledge, travaillait comme armateur à Dunkerque.
C'est en raison de son
implication dans la cause jacobite que Jean Jacques avait obtenu le titre de
baronnet et pendant un certain temps, avant la Révolution, il s'est fait
appeler «le chevalier Rutledge».
Nota : Ce point mériterait quelques éclaircissements, puisqu'il semble que Jean-Jacques ait hérité ce titre de son père Walter Rutledge, comme nous l'avons vu plus haut.
Suivant la tradition familiale, Jean Jacques
lui-même rejoignit un régiment de cavalerie franco-irlandais en 1760 et
combattit dans ses rangs pendant la guerre de Sept Ans. Lorsque la guerre se
termina et que le régiment fut dissous, Rutledge se rendit en Italie où il fut
impressionné par le système vénitien de gouvernement. Il revint à Lille où il épousa
la fille d'un armateur. La famille de Rutledge et celle de sa femme souffraient
de problèmes financiers chroniques. C'est pour cette raison que Rutledge alla s'installer
à Paris en 1775 et tenta de faire carrière en tant que journaliste, romancier
et dramaturge.
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Thamar se trouve p.106 |
Une première grande œuvre de Rutledge « Thamar », une
tragédie, était déjà parue en 1769. Elle fut suivie de plusieurs traductions
d'œuvres anglaises dont « Le Retour du philosophe », une traduction
du village abandonné d'Oliver Goldsmith, puis en 1776, d’une version française
d'une œuvre attribuée à John Andrews (1736-1809) « Un compte rendu du
caractère et des manières des français ; avec des observations occasionnelles
sur les Anglais (1770) ». À bien des égards, cet ouvrage a donné le ton à
ses écrits ultérieurs, avec sa comparaison entre les Anglais et les Français.
Rutledge pensait que les deux nations pouvaient apprendre beaucoup de la
littérature et de la politique de chacune, et tout au long de sa vie, il a
cherché à provoquer un rapprochement anglo-français.
L'intérêt prérévolutionnaire de Rutledge pour Harrington
Rutledge avait déjà appris à connaître et à s'intéresser aux
œuvres de Harrington avant le déclenchement de la Révolution, et il écrivit à
son sujet dans « Calypso ». Ce périodique prétendait être écrit par « une société de gens du monde et de gens de lettres » et avoir eu sept
collaborateurs. En réalité, Rutledge y travaillait probablement seul. Le
contenu du périodique reflétait très bien les propres intérêts de Rutledge, qui
allaient du théâtre à la politique ; et, une fois de plus, les relations
anglo-françaises étaient centrales. De plus, des extraits du « Babillard » et des « Essais politiques » y furent intégrés.
En avril 1785, Rutledge consacra deux numéros entiers à
Harrington, sa vie et ses œuvres. Rutledge y fit part dès le premier article,
de son intention de se consacrer à Harrington. Il expliqua qu'un correspondant
avait écrit à l'un des associés de Calypso pour demander une copie du travail
de Harrington, après qu'il ait été cité dans un numéro précédent. Dans ce
numéro, au milieu d'un article à propos des Observations de Mably sur le
gouvernement et les lois des Etats-Unis d'Amérique, Rutledge avait affirmé que
Mably et Montesquieu avaient lu et avaient été fortement influencés par les
œuvres de Harrington, et il avait exhorté ses lecteurs à lire Harrington (dans
l'original) pour eux-mêmes (pour se faire leur opinion). La valeur des travaux
de ce théoricien politique peu connu résidait, selon Rutledge, dans ses
conseils sur la manière d'établir un gouvernement démocratique stable et réussi
: "M. Mably est bien placé pour sentir fermement et pour reconnaître que la
pensée de l’infortuné Harrington a été construite « d’une main
ferme », et offre la base sur laquelle tous les législateurs philosophes,
quel que soit le gouvernement, peuvent solidement poser et élever l'édifice de
la constitution démocratique la plus égale et la plus durable."
En réponse (à son prétendu interlocuteur), Rutledge reconnu
que les œuvres de Harrington étaient rares - en particulier à Paris - et il
proposa donc à la place, de dire à ses lecteurs tout ce qu'il savait sur
l'Anglais. Dans le premier numéro, l'accent fut mis sur la personnalité et sur
la vie de Harrington. Rutledge fit explicitement référence aux récits de la vie
de Harrington par John Toland et Anthony Wood, et sa version s'inspire fortement
de la leur. Rutledge était particulièrement désireux de décrire et de souligner
l'importance des voyages de Harrington en Europe ; projetant peut-être ainsi
l'influence de ses propres voyages. A ce propos, il affirma qu'Harrington avait
décidé de visiter l'Europe afin d’observer « les hommes et leurs coutumes ». Pour
Rutledge, la tournée européenne de Harrington avait profondément influencé sa
pensée et laissé sa marque sur ses futurs écrits. Rutledge n'avait aucun doute
qu'en Hollande, première étape de son voyage, Harrington aurait été étonné de
la rapidité avec laquelle le pouvoir et la prospérité avaient émergé une fois
que cette nation avait acquis sa liberté. De plus, Rutledge suggérait que
c'était probablement cette expérience qui avait conduit Harrington à méditer
sur des sujets tels que l'art des législateurs et les principes fondamentaux et
les effets nécessaires de diverses constitutions. Rutledge mentionna également
le séjour de Harrington en France, et suggéra que, en plus d'apprendre la
langue française Harrington avait passé son temps à rassembler des notes sur
les mœurs et la politique françaises. En Italie, nota Rutledge, c'était Venise
qui avait impressionné Harrington, tout comme elle avait impressionné le jeune
Rutledge lors de sa visite. Rutledge prétendit que Harrington préférait Venise
à tous les endroits qu'il avait visités, dans la mesure où il ne cessa pas par
la suite de donner la préférence à la constitution originale et purement
démocratique de cette république sur toutes celles de l'univers, et il exhorta
tous ceux qui le pouvaient, à lire les idées de Harrington sur Venise pour leur
profit. C'était aussi en Italie, selon Rutledge, que Harrington s'était
familiarisé avec les œuvres de Donato Giannotti et de Machiavel, « les maîtres
de tous ceux qui souhaitent étudier le grand art de gouverner les peuples ».
Après avoir décrit en détail la tournée européenne de Harrington, Rutledge évoqua
ensuite brièvement la vie de celui-ci, depuis son retour en Angleterre jusqu'à
la publication d'Oceana en 1656.
Dans le deuxième numéro de Calypso consacré à Harrington,
Rutledge tourna son attention vers Oceana elle-même. Il commença par décrire la
structure de l'œuvre. Il évoqua les deux discours préliminaires, la section
intitulée « Le conseil des législateurs », « Le modèle du Commonwealth d'Oceana»
et « Le corollaire ». Bien qu'il ait reconnu qu'il s'agissait du corps principal
de l'œuvre, Rutledge ne semblait pas intéressé par « Le modèle du Commonwealth
d'Oceana ». Ce fut probablement en partie, parce que, comme Rutledge lui-même
l'a noté, il ne s’agissait pas simplement d’une république imaginaire et
qu’elle était fermement calquée sur l'Angleterre. L'intérêt de Rutledge
résidait plutôt dans les préliminaires de l'ouvrage et, en particulier, dans le
récit de Harrington relatif aux causes de la guerre civile anglaise et à
l'établissement de la république anglaise. Harrington avait montré, affirma
Rutledge, que la guerre civile avait éclaté en Angleterre non pas à cause des
actions ou des fautes des personnes impliquées, mais plutôt en raison de
changements à long terme. En particulier, il souligna le rôle joué par le
glissement depuis le règne d'Henri VII, de l'équilibre de la propriété
(propriété foncière) en Angleterre vers les communs. Rutledge fit l'éloge de
l'hypothèse selon laquelle l'empire résulte de l'équilibre de la propriété et il insista sur le fait que la découverte
pouvait à juste titre être attribuée à Harrington. Rutledge détailla ensuite
quelques-unes des caractéristiques clés des deux discours préliminaires de
Harrington. Dans le premier, qui portait sur la sagesse ancienne, Rutledge
souligna, entre autres, la distinction entre empire (domaine) direct et étranger, la loi
agraire, l'égalité, les élections et la rotation des fonctions. Il salua
Harrington comme le premier écrivain à avoir examiné ces questions importantes
en détail. En ce qui concerne le second discours, dont l'accent était mis sur
la sagesse moderne, Rutledge se référa de nouveau au récit de Harrington concernant
les causes de la guerre civile anglaise et les origines de la république anglaise : « ou plutôt de l’anarchie à laquelle ce nom fut prostitué sous
Cromwell ». Enfin, il décrivit le chapitre du livre de Harrington intitulé « Le conseil des législateurs ». Il semblait impressionné par l'idée de Harington, de
revenir sur la théorie et la pratique des législateurs anciens et modernes et
d'examiner les gouvernements populaires dans l'histoire, afin de constituer une
base sur laquelle développer un modèle idéal de gouvernement. Après avoir
décrit Oceana elle-même, Rutledge examina également les tentatives faites pour
mettre en pratique les idées de Harrington. Il évoqua le Rota Club et l'ami de
Harrington et compatriote républicain Henry Neville, qui avait cherché à
introduire une forme de gouvernement "harringtonienne" dans
l'Angleterre du XVIIe siècle. La discussion en deux parties de Rutledge sur
Harrington se termina par un compte rendu détaillé de la vie de Harrington
après la restauration de la monarchie en 1660, qui comprenait une traduction de
l'interrogatoire de Harrington par Lord Lauderdale, le chevalier Carteret et
Edward Walker tel qu'il figurait dans l'édition de Toland des œuvres de
Harrington.
Un an plus tard, en 1786, Rutledge publia
un autre ouvrage, intitulé Éloge de Montesquieu, dans lequel il renvoya aux
numéros d'avril de Calypso et où il souligna à nouveau l'importance des idées
de Harrington. Cet Eloge était une réponse un peu tardive à un concours de
rédaction parrainé par l'Académie de Bordeaux. Alors que de nombreuses élégies
à Montesquieu avaient été produites, à la fois en réponse à ce concours et
autrement, la version de Rutledge était certainement unique. Son originalité
résidait dans le parallèle que Rutledge établissait entre Montesquieu et
Harrington.
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Montesquieu |
Rutledge décrivait Montesquieu comme un homme de génie, au
motif qu'il avait traité «la politique de nouveau » à une époque où la politique
des philosophes s'était évanouie et avait été remplacée par les atrocités
systématiques de la tyrannie. Il suggéra qu'en rejetant les préjugés en faveur
de la raison, Montesquieu avait été influencé par la Hollande et l'Angleterre,
qui étaient les nations les plus avancées et civilisées de son temps. Rutledge
se tourna alors explicitement vers Harrington, notant que celui-ci, tout comme Montesquieu,
avait cherché à écraser le despotisme et avait ramené la politique dans une
nation qui n'avait auparavant connu que la poésie et la littérature. Non
seulement Rutledge faisait ressortir des similitudes entre les idées de ces
deux écrivains politiques, mais il allait jusqu'à suggérer, malgré le
traitement bref et plutôt cinglant de Montesquieu de Harrington dans L'esprit
des lois, que Montesquieu admirait beaucoup Harrington et que les œuvres du
Français représentait le développement parfait des idées de son prédécesseur
anglais. De plus, Rutledge induisait que les deux écrivains étaient
républicains dans l'âme, considérant, en particulier dans le cas de
Montesquieu, qu’ils étaient limités et contraints par le contexte dans lequel
ils écrivaient. Rutledge reconnaissait cependant une différence importante
entre leurs idées. Montesquieu avait expliqué qu’il existait trois formes
simples de gouvernement (républiques, monarchies et despotismes), sur
lesquelles reposaient tous les systèmes mixtes. En revanche, Harrington n'avait
identifié que deux formes distinctes : celle dans laquelle la nation est dirigée
par un maître et celle dans laquelle la nation se gouverne elle-même.
Cependant, Rutledge insistait sur le fait que cette différence était davantage
due à des circonstances qu'à des idées. Harrington avait démontré ce
gouvernement monarchique, tel qu'il était généralement défini :
"Ce n'est qu'une question de raison, une chimère imposante, qui
cherche à abuser du peuple et dont les cœurs et les esprits des bons princes se
persuadent, pour ainsi dire, par habitude et sans se rendre compte de la
réalité, tandis que leurs agents perfides font chaque jour manifester
l'imposture."
Alors que Rutledge reconnaissait que Montesquieu n'avait jamais tenu ce langage, il insistait sur le fait qu'il avait soutenu les
mêmes idées.
Il est donc évident que, dès le
milieu des années 1780, Rutledge connaissait Harrington et ses œuvres et les
croyait dignes de considération par les Français. Après le déclenchement de la
Révolution, les travaux de Rutledge sur Harrington ont été lus et présentés
comme ayant une pertinence contemporaine. En 1789, l'abbé François Jean Philibert Aubert de Vitry publie un ouvrage intitulé "Jean
Jacques Rousseau à l'Assemblée nationale" dans lequel il fait
référence à Rutledge et, en particulier, à ses travaux sur Harrington. Aubert
de Vitry a affirmé que Rutledge avait travaillé, pendant plus de vingt ans, sur
un livre qui devait être basé sur les idées de Harrington, et il a insisté :
"Il ne tardera sûrement pas à paraître, puisque nous sommes
enfin assez mûrs pour le lire, puisque nous sommes volontiers disposés à profiter
des idées [et] du plan sublime de l'ami du malheureux Charles 1er, qui sera
toujours considéré, par ceux qui le connaissent, comme l'un des écrivains
politiques les plus vertueux parce qu'il a toujours vécu sa vie selon ses
principes."
Aubert de Vitry a ensuite conseillé à ses lecteurs de lire
plusieurs des ouvrages existants de Rutledge, dont Calypso et Éloge de
Montesquieu.
L'affaire des Boulangers (Nous y voila ! )
Vers la fin des années 1780, Rutledge
commença à tourner son attention de la littérature vers la politique et de
l'écriture vers l'action. Son dernier roman « Alphonsine ou les dangers du grand monde » paraît en
1789. La même année, il est entraîné dans « l'affaire des boulangers », qui
l'entraîne dans une âpre dispute avec Jacques Necker, aboutit à son
emprisonnement et le conduit finalement à s'associer avec les Cordeliers.
En février 1789, dans le contexte d'une crise
d'approvisionnement à Paris, Rutledge avait rédigé un Mémoire au nom des
boulangers de la ville. Les boulangers parisiens étaient sommés de payer
une amende parce qu'ils auraient tenté d'augmenter le prix du pain qu'ils
produisaient. Leur situation avait été portée à l'attention de Rutledge par
l'un des leurs, Sulpice Garin. Il rencontra Rutledge au début de 1789 et
exprima sa propre colère et celle de ses collègues contre « quelques individus » qui monopolisaient le grain fabriqué dans la ville depuis un certain temps. Il
se plaignait notamment de deux frères, Eloi-Louis et Dominique-César Leleu, qui
dirigeaient les moulins de Corbeil près de Paris.
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Corbeil au XVIIe siècle |
Sachant que Rutledge lui-même
avait un intérêt dans la question de l'approvisionnement et qu'il était
expérimenté dans l'écriture pour le public, Garin soumit une proposition à
Rutledge: qu'il prenne la défense de la communauté des maîtres boulangers
contre les monopoles. Rutledge accepta. Dans son Mémoire, Rutledge expliqua
que les boulangers avaient été contraints à leurs pratiques actuelles pour
éviter la ruine personnelle. Le vrai blâme, soutenait-il, incombait à la
société Leleu, qui avait fixé un prix élevé aux denrées alimentaires de base et
avait également cherché à limiter les ventes et les livraisons pour servir ses
propres intérêts. En conclusion, Rutledge insistait sur le fait que « cetteentreprise était à elle seule, la véritable et unique détentrice d’un monopole
qu’elle exerçait de fait. ». Rutledge exhortait les boulangers à signer une
pétition demandant l'aide du gouvernement.
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Cliquez sur l'image pour accéder au mémoire. |
Rutledge enchaîna ce Mémoire avec un second, qui parut l'été suivant
et fut lu au bureau des subsistances de l'Assemblée nationale. Il eut un
impact plus important que le premier Mémoire et Rutledge obtint le soutien du
bureau. Il reçut également une lettre de Necker accueillant favorablement ses
demandes au nom des boulangers et lui demandant son assistance pour
l'élaboration d'une législation en matière d'approvisionnement de la capitale
qui pourrait être proposée à l'Assemblée nationale.
En réponse aux accusations de Rutledge, les frères Leleu
produisirent deux brochures : Un « Compte rendu au public par les sieurs
Eloi-Louis & Dominique-césar Leleu », et des « Observations des
sieurs Eloi-Louis et Dominique-césar Leleu ». Dans le premier, ils
exposèrent les objectifs des moulins et magasins de Corbeil. Ceux-ci
comprenaient le maintien de l'abondance sur les marchés de Paris, le maintien
du prix du blé à un bon rythme et la rupture du pouvoir des monopoleurs et des
spéculateurs. Ils fournirent également fourni détails sur l'administration de
l'établissement au cours des quatorze dernières années. En particulier, ils
cherchèrent à démontrer, contrant ainsi les accusations de Rutledge, qu'ils
avaient non seulement rempli les tâches qui leur avait été demandées, telles
que stipulées dans leur contrat avec le roi de 1774, mais qu'ils l'avaient fait
dans un esprit de patriotisme et dans l’intérêt du public plutôt que pour leur
propre profit privé. Dans "Observations", ils répondirent directement au Second
Mémoire de Rutledge, réfutant systématiquement les diverses « erreurs »
de ce texte, y compris l'existence alléguée d'une « compagnie de Corbeil »
et l’insinuation qu'ils avaient exporté des céréales pour faire du profit alors
que Paris faisait face à une pénurie.
Les frères Leleu avaient des amis haut placés. Dans un
extrait des registres du conseil d'État du roi, que les frères Leleu avaient
joints à leur Compte rendu, le roi aurait pris le parti des frères contre
Rutledge, dont il aurait condamné le premier Mémoire comme étant injurieux, calomniateur et diffamatoire. Aux « Observations »
était jointe une lettre de Necker aux frères Leleu, datée du 26 septembre 1789
(précisément à l'époque où Necker demandait son aide à Rutledge), dans laquelle
il exprimait sa conscience qu'ils avaient fait l'objet d'attaques et promettait
que justice serait faite.
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Camille Desmoulins |
Probablement averti de la trahison de Necker, Rutledge compris
qu'il était en danger. Il n'écrivit rien de plus sur la question, mais la cause
ne faut pas abandonnée pour autant. Le rôle de Rutledge dans l'attaque contre les
frères Leleu fut repris par un autre futur membre du Club des Cordeliers,
Camille Desmoulins. Dans sa « Réplique aux deux mémoires des sieurs Leleu »,
Desmoulins fit explicitement référence à Rutledge et se présenta comme le
successeur de Rutledge :
« C'est le chevalier de Rutlidge qui a rédigé le
pamphlet accusant les frères Leleu pour la communauté des boulangers. . . Il
nous permet de prendre soin de sa réputation ; et sans en dire plus sur le motif
de son silence très respectueux, nous continuerons à prouver qu'il n'est pas un
calomniateur ».
Poursuivant la cause de Rutledge en répondant à
l'Observation des frères Leleu, Desmoulins exposa les « mensonges » qu'elle
contenait. En particulier, il insista sur le fait que, contrairement à ce
qu'ils prétendaient, ils avaient exporté du grain de Corbeil et que, dans cette
action et dans d'autres, ils avaient agi uniquement dans leur propre intérêt.
Malgré la tentative de Rutledge de prendre ses distances vis-à-vis deboulanger », il fut arrêté à l'automne 1789 sur ordre de Necker le 2
novembre (1). À sa sortie de prison en janvier 1790, il produisit toute une série
d'écrits attaquant le directeur général des finances. En même temps, il se rapprocha
du quartier des Cordeliers pour demander leur soutien et leur protection, s'associa
à diverses personnalités du district et, lorsque le club fut créé plus tard
cette année-là, il en devient un membre influent, bien que controversé. Il y exerça
les fonctions de secrétaire de club pendant un certain temps et son journal « Le
Creuset », paru en 1791, a été décrit comme l’organe (journal) des
Cordeliers.
(1) Hasard ? Dans le supplément au Numéro 305 du Journal de Paris en date du dimanche 1er Novembre 1789, était publié le mémoire en défense des frères Leleu (page 1409 à 1414). Le lendemain, Rutledge était arrêté. Cliquez sur le l'image ci-dessous pour y accéder.
Le 3 janvier 1791, Rutledge commença à publier Le Creuset.
Bien que tous les numéros du journal aient été publiés en 1791, ce ne fut pas
la date imprimée sur la page de titre. Au lieu de cela, Rutledge adopta
l'expression «l'an deuxième de la liberté». Cette forme de référence à 1789 fut
finalement adoptée par l'Assemblée nationale, mais seulement en janvier 1792,
un an après la parution du journal de Rutledge. Les Cordeliers parlaient déjà
depuis quelque temps de 1789 comme de l'année de la liberté. Rutledge publia Le
Creuset au sein de sa propre maison d'édition (l'imprimerie du Creuset) au n°219
de la rue Saint Martin. Il était disponible à partir de là et dans divers
autres bureaux à travers la ville, y compris chez l'ami de Rutledge et collègue
cordelier Jean Honoré Dunouy au Café de la Place-Royale, rue des Egouts. (Il
s’agit de la rue de l’Égout Sainte Catherine, correspondant à l’actuelle rue de
Turenne au niveau de la Place des Vosges).
Le titre complet du journal était « Le Creuset : ouvrage
politique et critique ». Le sens de « le creuset » est presque identique au
mot anglais « creuset » (Bien sûr puisque c’est un mot d’origine française), un
melting pot (littéralement « un pot à fondre »), et par extension un outil
de test ou d’essai. Rutledge expliqua dans le premier numéro que son intention
était de fournir une analyse impartiale et indépendante des événements, au jour
le jour où ils se produisaient. Le journal devait à l'origine paraître deux
fois par semaine (bien qu'au fur et à mesure que l'année avançait, son
apparition devenait plutôt erratique). Il pouvait être acheté par mois, par
trimestre ou par année (Rutledge n'avait évidemment pas prévu quand il s'était
lancé dans le projet que le journal ne paraîtrait que six mois, le dernier
numéro paraissant le 30 juin 1791), et Rutledge semble l’avoir considéré comme
un organe national. Le prix était le même pour les clients de l'extérieur de
Paris que pour ceux de la ville, et les frais de port étaient inclus. A
plusieurs reprises, il s'adressa explicitement à ses lecteurs en province. En particulier, Rutledge semble avoir tenu à informer ces lecteurs provinciaux
des événements de la capitale et des débats menés à l'Assemblée nationale et
dans les clubs Jacobins et Cordeliers. La position polémique du Creuset était
typique du Club des Cordeliers de l'époque. Les principales cibles de l'attaque
de Rutledge étaient Bailly (le maire de Paris), le marquis de Lafayette
(commandant de la garde nationale parisienne) et le comte de Mirabeau.
|
Bailly et Lafayette. Les deux ne font qu'un. |
Alors
que le but apparent du Creuset était de fournir une analyse des événements
quotidiens pour tous les patriotes à travers le pays, son objectif sous-jacent
était de plaider en faveur de l'établissement d'un gouvernement démocratique en
France. Afin de justifier à la fois son cas et de montrer comment une
démocratie pouvait être mise en pratique en France, Rutledge faisait appel aux
idées de Harrington. Rutledge ne reconnut pas dans Le Creuset qu'il s'inspirait
des œuvres de Harrington. Pourtant, il ne fait aucun doute, pour quiconque
connaît les idées de Harrington, qu'elles furent la base principale sur
laquelle reposait la plus grande partie de la théorie politique développée dans
le Creuset. Dans le premier numéro, Rutledge adopta l'axiome de Harrington
selon lequel le pouvoir politique repose sur l'équilibre de la propriété (foncière).
Au début du deuxième numéro, Rutledge expliqua qu'il allait raconter une
histoire issue du travail d'un « grand ami de la liberté et de la justice
sociale, qui n'est plus connu ». Il rapporta l'histoire décrite par
Harrington dans Oceana, des deux filles partageant un gâteau : les filles se
rendent compte que la seule façon pour elles de partager équitablement le
gâteau qu'on leur a donné, est que l'une d'elles le coupe en deux et que
l'autre choisisse quelle moitié elle veut. Harrington appliqua cette analogie à
la politique, pour souligner l'importance de séparer la discussion sur la
politique de la prise de décision, et Rutledge l'a repris dans le même but.
Enfin, à partir du cinquième numéro du Creuset, sans reconnaître que les idées exposées
n'étaient pas les siennes, Rutledge se lança dans une traduction des six
premiers chapitres de « A system of politique de Harrington ». En
plus de s'inspirer des œuvres et des idées de Harrington lui-même, Rutledge
manifesta également un vif intérêt pour les sources qui avaient été au cœur de
la pensée de Harrington, en particulier les œuvres de Machiavel et le modèle de
la république de Venise.
Que Rutledge ait choisi de s'appuyer sur Harrington pour
promouvoir la démocratie n'est pas entièrement surprenant. Alors que Harrington
préférait un gouvernement mixte à un gouvernement purement démocratique, et qu'il
acceptait l'idée aristocratique de la supériorité du mérite liée à la richesse
et à la naissance, il y avait divers aspects de sa pensée qui étaient
ouvertement démocratiques. Celles-ci comprenaient une répartition plus
équitable des terres qui découlerait de l'imposition d'une loi agraire, de
faibles qualifications de propriété pour la citoyenneté et une emphase sur la
politique locale - tout cela donnerait l'occasion à une grande partie de la
population de participer au gouvernement. La préférence de Rutledge, du moins
à ce stade, pour Un système de politique, par rapport à l'Oceana, mieux connue,
était probablement due aux différences de structure entre les deux œuvres. Là
où Oceana a été conçue comme un modèle constitutionnel pour l'Angleterre du
milieu du XVIIe siècle, un système politique a été écrit sous la forme
d'aphorismes politiques, ce qui a beaucoup facilité la reprise de points
particuliers et leur application à d'autres circonstances.
Dans le premier numéro du Creuset, Rutledge abordait la
question des causes de la récente révolution en France : « Quelles ont été
les causes radicales et permanentes, et quelles sont les causes accessoires et
accidentelles, qui ont dû provoquer, et qui ont effectivement nécessité la révolution ? ». Plutôt que de se lancer simplement dans une réplique, il
expliqua qu'il croyait nécessaire de revenir aux principes de base afin que son
auditoire comprenne pleinement son argumentation. Il commença ainsi par
expliquer que toutes les relations réciproques de commandement et d'obéissance
partagent un même fondement. Ce fondement est la capacité à assurer la
subsistance. Un individu n'obéira à un autre que par nécessité, et par
conséquent un individu ne pourra commander avec succès aux autres que s'il
possède les matériaux de leurs besoins naturels ou moraux, dont le contrôle
dépend de la possession de la terre :
« Mais ce sont ceux du premier de ces deux ordres de
besoins, qui forment le lien primitif qui détermine toute subordination politique : empire et sujétion procèdent donc de subsistance.
La terre qui produit la subsistance, est en même-temps la
racine et la base de I'empire. La terre étant l'appui de la cause et de Ia
force de tour empire : les modes du partage de Ia terre entre les parties
constituantes de tout empire, deviennent, par une conséquence matérielle, les
causes productrices de la répartition de la puissance entre les membres
constituants, et dans l’ensemble de chaque empire ».
Bien que Rutledge n'ait pas révélé les origines
haringtoniennes de cette théorie dans Le Creuset, il l'avait fait dans sa
précédente revue Calypso :
« Que l'Empire, ou puissance coactive, suive toujours
le sort de la balance de la propriété Nationale, soit dans une seule, un petit
nombre, ou une multitude de mains ; c'est une vérité fondamentale & sensible
de la Politique, dont la découverte nous parait justement attribuée au célèbre
Harrington » (Rutledge, Calypso, iii. 29.56)
Sur la base de ce principe, Rutledge suggéra, toujours à la
suite de Harrington, que l'établissement de différentes formes de gouvernement
- monarchie, aristocratie et démocratie - dépendait de la propriété des moyens
de subsistance au sein de l'État. Le fondement économique de la démocratie a
été décrit par lui ainsi :
« Enfin, si aux deux hypothèses précédentes on
substitue celle des habitants d'une région, au nombre de plusieurs millions,
parmi lesquels tous, au du moins la plupart, soient chacun en possession de
quelque portion de sa surface productive, surtout avec la condition qu'il ne
puisse jamais y avoir entre leurs propriétés respectives, une inégalité
prépondérante; par un effet non moins naturel de toutes les causes productrices
du genre et des modifications du gouvernement civil parmi les hommes, les deux
nécessités, matérielle et morale, établiront dans cette dernière région la
démocratie »: (idem, Le Creuset, i. 13. 57)
Après avoir établi ses principes Harringtonien, Rutledge continua
à appliquer ces principes à l'histoire française, tout comme Harrington les
avait appliqués à l'histoire de l'Angleterre.
Dans Oceana, Harrington avait soutenu que le premier pas
vers la guerre civile en Angleterre avait été les actions de Panurgus (Désignant
Henry VII dans Oceana) qui, en cherchant à réduire le pouvoir de la noblesse et
à renforcer celui de la monarchie, avait permis que la terre, et par conséquent
le pouvoir, tombent entre les mains du peuple. Ce mouvement, combiné à celui
accompli par le successeur de Panurgus, Coraunus (Henry VIII), qui avait d’une
façon similaire transféré du pouvoir ecclésiastique entre les mains du peuple, avait
fait en sorte qu'à la fin du XVIe siècle, l'équilibre du pouvoir en Angleterre
avait changé. Le pouvoir foncier était désormais dominé non par la noblesse,
comme cela était naturel dans une « monarchie tempérée », mais par le peuple.
Ainsi, Harrington avait présenté la guerre civile anglaise du milieu du
dix-septième siècle comme une tentative inévitable de mettre le pouvoir
politique en conformité avec le nouvel équilibre de la propriété foncière. (Il
s’est en effet passé la même chose au dix-huitième siècle en France avant la
Révolution, quand la haute bourgeoisie du Tiers Etat a souhaité obtenir un
pouvoir correspondant à sa richesse.)
Dans le récit parallèle (quoique moins détaillé) de Rutledge
sur l'histoire de France, c’était le cardinal Richelieu qui endossait le rôle du
Panurgus de Harrington :
« Ecrasés depuis des siècles, par les Nobles, de la
part de qui l'oppression était plus directe, et plus aperçue par conséquent,
les peuples se figurèrent la justice aux côtés du Monarque. Les
infortunés ! Ils prenaient comme tous les misérables, le fantôme à qui
leur espoir donnait une consistance trompeuse, pour une consolante
réalité ! L’agent despotique du suzerain [Richelieu] sut mettre à profit
cette illusion, non pour ceux qui en étaient dupes, mais contre le petit nombre des grands vassaux, que les prédécesseurs du Prince lui avait laissé à
détruire': ibid. i. 17 18. 58
Sur cette base, Rutledge conclut que, depuis l'époque de
Richelieu, les conditions économiques en France avaient été propices à un
gouvernement démocratique. Son échec à être mis en œuvre, prétendit-il, était
dû aux actions des ministres de Louis XV et de Louis XVI.
S'appuyant sur le rapport qu'il avait établi entre la possession
de la terre et l'exercice du pouvoir politique, Harrington s'était rendu compte
qu'il ne suffisait pas simplement d'établir un gouvernement populaire sur
l'équilibre approprié de la propriété. Pour maintenir la stabilité, il fallait
également s'assurer que l'équilibre ne changerait pas par la suite, rendant alors
le gouvernement de nouveau instable. La solution de Harrington au problème
était d'adopter une loi agraire, conçue pour maintenir l'équilibre de la
propriété approprié à la forme de gouvernement. Suite à sa discussion sur le
lien entre l'équilibre de la propriété et la forme de gouvernement dans le
premier numéro du Creuset, Rutledge a continuait donc à plaider pour les
avantages d'une loi agraire.
Alors qu'une forme de droit agraire avait été préconisée par
certains autres écrivains à la fin du XVIIIe siècle en France, la définition et
la description de Rutledge révélait l'influence des vues de Harrington sur ses
idées. En effet, il fit une distinction claire entre cette proposition et d'autres
propositions de même nature :
« Cet échantillon de doctrine blessera très
vraisemblablement quelques lecteurs plus prompts à s'alarmer des mots,
qu'attentifs à se pénétrer des choses : celui de loi agraire réveillera dans
leur pensée, l’idée d'un partage exactement ou à peu près égal, entre tous les
membres d'une société politique, de la surface productive ou des fortunes
représentatives »: Rutledge, Le Creuset, i. 14.
Compte tenu de cette attitude, Rutledge se vit contraint
d'expliquer plus précisément sa propre compréhension d'une loi agraire :
« La seule loi agraire, qui soit praticable et qui
puisse être envisagée comme efficacement sociale, ne sera jamais que celle qui
se bornera à proscrire dans les propriétés, les inégalités assez grandes pour
que le citoyen qui en serait investi, ou le petit nombre de ceux qui s'en
seraient emparés, pussent faire la loi à tous les autres » : ibid' i. 14-1561
Nota : Cette idée est à comparer avec celle de Babeuf qui rêvait de
réaliser un partage des terres strictement équitable entre tous les citoyens,
qui serait revenu à créer « 6 millions de manoirs de 11 arpents » et
qui aurait abouti à terme à une suppression de la propriété. Lire l'article du 30 septembre 1789.
Mise à jour au 15/03/2021 :
Dans l'introduction du livre que j'ai acheté "Paris et Londres en miroir, extraits du Babillard de Jean-Jacques Rutlidge.", rédigée par l'historienne Raymonde Monnier, mon intuition au sujet de Babeuf s'est trouvée confirmée. Celle-ci précise en effet que l'historien Victor Daline a relevé l'intérêt que Babeuf portait aux essais périodiques et aux théories sociales de Rutledge, à la fin de l'ancien régime.
Rutledge liait l'idée d'une loi agraire à celle d'une
constitution, et faisait reposer sur cette base sa tentative de persuader
l'Assemblée nationale d'instituer une loi agraire. Il se réjouit de la redistribution
des biens du Clergé, qui avait eu lieu en novembre 1789 ; et il justifia cette
redistribution comme le fondement d'une nouvelle loi agraire :
« Nous avons établi comme principe ailleurs que l'absence
de loi agraire conduit à l'absence et à la privation de toute constitution.
Les législateurs ont-ils jamais eu une si belle chance, de
poser avec discernement et avec l'assurance d'une couronne de gloire
immortelle, les bases d'une loi agraire vraiment rentable, sur les débris du
féodalisme tyrannique [et] du cléricalisme ? » : ibid. i. 147.
Pour Rutledge, la loi agraire offrait une alternative
bienvenue aux propositions économiques d'autres révolutionnaires et, en
particulier, au système d’assignats de Clavière. Ce projet, qui visait à
résoudre la crise financière dans laquelle se trouvait la nation française, était
né de la conviction de Clavière que le gouvernement républicain devait être
rendu compatible avec la société commerciale. Le régime d'assignat de Clavière fut
adopté par l'Assemblée nationale et les assignats furent reconnus comme monnaie
à partir d'avril 1790.
Rutledge s'opposa explicitement au système d'assignat de
Clavière et il en critiqua divers aspects dans Le Creuset. En particulier, il se
dit préoccupé par le fait que sous le système de Clavière, le trésor public
restait toujours entre les mains de l'exécutif. (Souvenez-vous des deux jeunes
filles devant partager équitablement un gâteau dans le Oceana de Harrington,
l’une coupe les deux parts et l’autre choisit sa part.)
Il s'inquiéta également des implications d'un système reposant
sur du papier-monnaie, notamment parce que la valeur des assignats fluctuerait
et risquerait d'être discréditée à mesure que le nombre en circulation se multiplierait.
Pour cette raison, il présenta le système d'assignat comme un simple retour du
genre de pratique, associé au nom de John Law, qui avait été discrédité plus
tôt dans le siècle : « Accaparer l'argent, y substituer dans la circulation
un papier qui se discrédite à mesure qu'il se multiplie, n'est rien d'autre que
raviver les pratiques de Law. »
Dans une note N°67 (page 101), Rachel Hammersley précise :
« Plus tard dans Le Creuset (i. 402) Rutledge décrivit l'invention des
assignats forcés comme une idée funeste empruntée à Necker et il fit de nouveau
établi un parallèle avec John Law : « génie non moins mais incomparablement
plus funeste que celui de l’Ecossais Law »
Rutledge était particulièrement préoccupé par la menace que
le système d'assignat présentait pour une répartition équitable des terres. S'adressant
à l'Assemblée nationale, Rutledge fit le reproche suivant :
« Vous avez eu l’inconséquence de faire des assignats
forcés & sans ordre ! Vous avez omis d'établir les lois suivant lesquelles
les citoyens pourraient posséder, & au-delà desquelles aucun d'entre eux ne
pourrait envahir une portion, nécessaire ou nuisible à autrui, du domaine,
agraire commun. » (Rutledge, Le Creuset, i. 490).
Selon Jean François de La Harpe, Rutledge fut ridiculisé au
Club des Jacobins pour avoir parlé d'une loi agraire en leur sein. C'est
probablement pour cette raison que Rutledge se tourna vers le système
alternatif d'une banque foncière (reposant sur les terres).
Dans une note N°70 (page 101), Rachel Hammersley précise :« Si Rutledge critiquait Law dans Le Creuset, Law lui-même avait défendu
l'idée d'une banque foncière au début du XVIIIe siècle, avant son mandat de
directeur général des finances françaises : « Essai sur une banque foncière » de
John Law, éd. A. Murphy, Dublin 1994. Law lui-même n’avait d’ailleurs pas été
le premier à préconiser une banque foncière. Des systèmes similaires avaient
été proposés en Angleterre pendant les années 1690. (D. Rubini, «Politics and
the battle for the banks, 1688-1697 »). Il n'y a cependant aucune preuve que
Rutledge ait eu connaissance des propositions antérieures de banque foncière. »
Rutledge avait d'abord exploré l'idée d'une banque foncière
dans ses Essais politiques de 1777. Dans ce travail, il préconisait une réforme
à la fois économique et politique. La création d'une banque foncière devait
s'accompagner d'une forme de gouvernement plus populaire, fondée sur le mérite
plutôt que sur la propriété. Par ces moyens, affirmait-il, les inégalités
pourraient être réduites et l'économie française mise au niveau de celle des
Anglais :
« Elle en causera Ia subdivision ; elle multipliera
& enrichira, avec plus de répartition, la classe agricole, & par
contre-coup, celles qui lui sont accessoires, c'est-à-dire tout le corps
politique dont elle est le soutien et la nourrice » : ibid. 125.
Quand la Révolution française éclata, Rutledge vit là une
opportunité pour la mise en œuvre de ses idées de réformes politiques et
économiques. Sur le plan économique, il soutint la proposition de réserve
foncière élaborée par Jacques Ferrières.
Jacques Annibal Ferrières, l'auteur du Plan d'un nouveau
genre de banque nationale et territoriale, était un négociant qui avait
déménagé de Lyon à Paris au début de la Révolution. Dès son arrivée dans la
capitale, il avait présenté pour examen son projet de banque territoriale à
l'Assemblée nationale. Il se disait alors qu’il s’agissait-là du fruit de
dix-huit années d'étude et de préparation. Le projet était explicitement conçu
comme une solution aux problèmes financiers rencontrés par la France à
l'époque. La proposition de Ferrières s’appuyait fermement sur le foncier (les
terres). Il présentait ainsi une alternative aux propositions spéculatives et à
la solution des assignats qui avait été adoptée par l'Assemblée nationale. Se
fondant sur un système qui existait déjà à Lyon, Ferrières proposait la
création d'une trésorerie (caisse) dans chaque département de la nation, avec
une trésorerie générale à Paris. Tout propriétaire foncier (qu'il s'agisse
d'une collectivité ou d'un particulier) pourrait hypothéquer sa propriété à l'un
de ces trésors en échange d'un contrat écrit. Le contrat pourrait alors, soit
être conservé par le propriétaire, pour remboursement à une date ultérieure,
soit être échangé, circulant dans toute la France et même à l'étranger comme
tout autre bien négociable. Un signe (lettre ou numéro) connu uniquement de
l'emprunteur et des administrateurs garantirait la propriété. L'intérêt, fixé à
4 pour cent, serait réparti entre l'administration du système (1,5 pour cent)
et le Trésor national (2,5 pour cent), ce dernier étant utilisé pour rembourser
la dette nationale. En étant basé sur la terre plutôt que sur du papier ou du
fictif, Ferrières affirmait que ce système garantirait la valeur des contrats
et qu’ils ne seraient donc pas soumis aux fluctuations habituelles. Le 27 mars
1790, le plan fut présenté à l'Assemblée nationale par l'un de ses membres
Jérôme Pétion. Une discussion animée s'ensuivit et il fut finalement décrété
que les comités des finances et de l'agriculture et du commerce nommeraient
chacun six membres pour examiner le plan ; que son auteur devrait se mettre à
la disposition de ces commissaires pour répondre aux questions ; et que le plan
devrait être publié et distribué.
Nota : Ce projet du lyonnais Jacque Annibal Ferrière est à rapprocher de celui de Mathurin Roze de Chantoiseau, vanté par Marat le 14 novembre 1789. Voire mon article du 18 Novembre 1789.
Dans « Rappel
des assignats », Rutledge critiqua la plupart des membres de la commission
et qualifia leur rapport d'« arbitraire et louche ». La même année,
il publia un autre ouvrage, « Sommaire d'une discussion importante »,
dans lequel il s'adressa aux opposant qui s’étaient exprimés contre le plan de
Ferrières et contre sa propre défense. Rutledge commença par critiquer Pétion
pour ne pas avoir suffisamment essayé de faire accepter les propositions de
Ferrières. En effet, Pétion, notait Rutledge, avait été converti au système
d'assignats de Clavière. Rutledge critiqua ensuite explicitement les objections
de trois opposants au système de Ferrières.
Suite à ce rapport défavorable, on n'entendit plus guère
parler du plan de Ferrières jusqu'à l'été 1791, lorsque Rutledge devint l'un
des commissaires nommés par le Club des Cordeliers pour l'examiner. Lors de la
réunion du 30 juin, les commissaires présentèrent leur rapport, dans lequel ils
louèrent le plan en termes extravagants. Pour Rutledge au moins, la banque
territoriale (foncière) de Ferrières offrait la solution idéale aux récents
troubles financiers. Plus important encore, elle offrait une alternative à la
mesure impopulaire d'une loi agraire qui, néanmoins, réduirait les inégalités
de propriété foncière et garantirait l'équilibre de la propriété - permettant
ainsi de faire jouer les idées Harringtoniennes dans la France du XVIIIe
siècle.
Si le système « loi agraire / banque foncière » a
fourni la pierre angulaire des propositions économiques de Rutlidge, c'est le
gouvernement démocratique qui était au cœur de son système politique. Au cœur
de la conception de la démocratie de Rutlidge était sa croyance en l'égalité de
tous les citoyens et leur droit de participer aux fonctions militaires et
politiques de l'État. Pour ces raisons, il critiqua, comme ses confrères
Cordeliers, l'adoption par l'Assemblée nationale de la distinction entre
citoyens actifs et passifs.
La suite sur le passionnant livre de Rachel Hammersley qu'il faut acheter et lire, voire traduire en français.
Le Babillard
Cliquez sur l'image ci-dessous si vous souhaitez l'acheter.
Voici le texte de présentation figurant en 4ème de couverture :
Ces Lettres de voyage publiées par Rutlidge à la fin des
années 1770 constituent un essai particulièrement réussi de son périodique Le
Babillard. Elles éclairent l'itinéraire de cet écrivain original des secondes
Lumières, qui a participé à quelques-uns des grands débats intellectuels de son
époque avant de s'engager, en moraliste éclairé, dans le républicanisme libéral
de la période révolutionnaire. Le tableau parallèle de Londres et de Paris que
deux jeunes voyageurs envoient au Babillard plonge le lecteur au cœur de la
société des villes, de ses intérêts et de ses chimères. En « spectateur moral et politique », l'auteur croise le regard et la parole de ses correspondants qui
dialoguent avec les étrangers, discutent des opinions et des modes, notent les
disparités et les ressemblances. Médiateur engagé des deux cultures, anglaise
et française, ouvert aux idées et à l'esthétique modernes, Rutlidge garde ainsi
une distance critique et observe avec ironie la société et les mœurs. Les
essais sur la langue, la littérature et le théâtre vivant font écho aux
controverses du temps. Des promenades publiques aux divers lieux de la
sociabilité culturelle, le récit mêle critique littéraire et réflexion sociale
sur les thèmes à l'ordre du jour : sur le peuple et l'espace urbain, sur le
patriotisme et l'esprit public, sur les pratiques contrastées de l'éloquence en
France et en Angleterre. L'échange épistolaire est comme une métaphore de la
vertu du commerce culturel pour détruire les préjugés réciproques et apprendre
aux peuples à se connaître. Publiées dans le contexte de la guerre
d'Indépendance des colonies d'Amérique, ces Lettres invitent à la réflexion
politique sur le rapport de la liberté et des mœurs. En contrepoint de la
vanité des titres et des modes, elles suggèrent un modèle pour l'avenir,
l'image d'un peuple libre promu à une dignité nouvelle.
Vous trouverez également une bonne critique de ce livre sur une page des Annales historiques de la Révolution française, en cliquant sur l'image ci-dessous :
Conclusion
C'est parce que je suis conscient de la modestie, pour ne pas dire l'insignifiance, de mon blog, que j'ai fini par conclure que je ne causerais aucun tort à Rachel Hammersley, en publiant d'aussi longs extraits de son ouvrage. Mais cela m'a tout de même posé un problème de conscience durant quelques mois. Je ne suis même pas encore sûr à ce jour de publier cet article.
J'espère que vous avez aimé découvrir cet étonnant Rutledge (ou Rutlidge). De mon côté, j'ai été séduit par sa volonté de trouver ce que les peuples anglais et français avaient de commun, car je me suis toujours plus préoccupé dans ma vie de ce qui rapprochait les gens, que de ce qui les éloignait.
Néanmoins, comme je l'ai déjà dit ailleurs sur ce site, chacun ne reconnait dans l'histoire que ce qui lui ressemble. Raison pour laquelle je vous propose de découvrir cette autre biographie de Rutledge, sur la page d'un pseudo-historien qui projette allègrement ses préjugés de classe sur certains acteurs de la Révolution. Cliquez sur l'image de ce triste sire pour y accéder. 😉