dimanche 29 novembre 2020

Basset, graveur et marchand d’estampes, religieuses puis révolutionnaires !

Paul-André Basset, représenté en haut, à gauche

La Révolution en images !

Introduction très personnelle 😉

    Je me demande toujours si mon site est visité et si mes articles sont lus, car j'ai bien peu de retours. Malgré mes 759 abonnés, j'ai très peu de "likes" sur ma page Facebook (régulièrement censurée par Facebook qui refuse même que je lui paye des publicités pour ma page, sous prétexte que celle-ci est politique !)

    Imaginez donc, quelle ne fut pas ma joie, quand un lecteur m'a contacté en janvier 2023 pour me dire qu'il s'intéressait depuis longtemps au petit monde des marchands d'estampes de la rue Saint-Jacques et plus particulièrement à Paul-André Basset. C'est lui qui m'a gentiment signalé l'existence de l'estampe ci-dessus, sur laquelle sont représentés tous les marchands d'estampes de la rue Saint-Jacques, dont Paul-André Basset qui figure en haut à gauche. Je l'en remercie chaleureusement !

Paul-André Basset,
représenté à la droite de Le Clerc.

Comment j'ai rencontré Basset.

    J’avais choisi d'interpréter le rôle du marchand d'estampe Paul André Basset à l’occasion du tournage d’une émission de Mac Lesggy sur la chaîne de télévision M6, « L’histoire au quotidien », pour laquelle l’association de reconstitution historique dont j’étais membre avait été sollicitée afin d'y faire de la figuration. Vous trouverez en bas de l'article la vidéo de l'émission.

    J’ai conservé ensuite ce rôle, parce qu’il me permettait de raconter la Révolution française d’une façon originale et amusante lors de nos prestations publiques, rien qu’avec des estampes ! 

    Des estampes, il y en a eu beaucoup durant la Révolution ! On a répertorié plus de 600 modèles différents, rien que sur la période s’étalant entre le printemps 1789 (les états généraux et les débuts de la Révolution) et l’été 1792 (chute de la monarchie et guerres révolutionnaires) et cela continua ensuite, bien sûr !

    Le citoyen Basset était l'un de ces marchands d'estampes, et celle qui illustre cet article nous prouve qu'il a réussi à traverser la Révolution sans trop de soucis, puisqu'elle date de 1806.

    Cet article va non seulement vous le présenter, lui et sa famille, mais il va également évoquer le petit milieu des imagiers de la rue Saint-Jacques, leurs liens avec l’ordre religieux des Trinitaires et plein d'autres choses encore, comme la fabrication des estampes !

Vous avez dit Basset ?

    Paul André Basset était graveur ; fabricant et marchand de papiers peints et d'estampes. Il tenait une boutique rue Saint Jacques à Paris, dont il avait hérité de son père André. Celle-ci se situait en plein cœur du quartier Latin, à l’angle de la rue des Mathurins, juste en face du couvent des Mathurins. Basset avait de l’humour puisqu’il avait choisi de représenter un chien Basset sur l’enseigne à sa boutique.

Détail d'une estampe
(Orthographe d'époque !)

Où trouver sa boutique ?

    La boutique se situait à l'angle de la rue Saint-Jacques et de la rue des Mathurins. Ne cherchez plus cette rue des Mathurins de nos jours, car elle a disparu. Voyez ci-dessous, une planche extraite du plan de Paris que le prévôt des marchands Michel-Etienne Turgot avait fait réaliser entre 1734 et 1739 par Louis Bretez professeur de perspective. Sur cette représentation du quartier Latin, on voit très bien le couvent des Mathurins (en rose), ainsi que l’immeuble de la maison Basset (en vert), juste en face. J’ai même ajouté un agrandissement !

Source BNF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b530111615/f15.item


    Je profite de l'occasion pour vous présenter également cette autre jolie vue de Paris de l'époque, sur laquelle j'ai également signalé l'emplacement du couvent et de la maison Basset.

Estampes représentant la boutique de Basset !

    Les trois estampes que je vous présente ci-dessous ont été datées de 1790. Elles évoquent la sécularisation des moines, c’est-à-dire le retour au monde profane de ces pieux citoyens ! 
    Elles présentent l’intérêt de nous donner deux représentations (inversées) de la boutique de la maison Basset, depuis lesquelles nous voyons chaque fois un colporteur franchissant le pas de porte, chargé d’estampes à vendre. Le sujet a dû avoir du succès puisque visiblement il a été copié et que la troisième comporte une légende en anglais.

Le joli moine, profitant de l'occasion.

Le moine qui se fait séculariser.

Le joli moine - The pretty monk.
    
Un mot sur la rue Saint-Jacques.

    Saviez-vous que la rue Saint Jacques était le cardo maximus, c'est-à-dire la rue centrale et principale de la Lutèce Gallo-romaine ?

Le couvent des Mathurins.

    Depuis le 13ème siècle, le couvent des Mathurins accueillait dans son cloître les assemblées de l'université toute proche (jusqu'en 1764, date à laquelle, après l'expulsion des jésuites, elles furent transférées dans le collège Louis-le-Grand). Il abritait aussi au Moyen Âge la halle aux parchemins, où ceux-ci étaient entreposés avant d'être vendus. La bibliothèque des Mathurins détenait au 18ème siècle entre cinq à six mille ouvrages, parmi lesquels quelques manuscrits précieux.

Couvent des Mathurins au XVIIe siècle
Source : La Dormeuse

Les confréries.

    Cinq confréries du quartier Saint-Jacques étaient hébergées dans le couvent : celle de saint Jean l'Évangéliste pour les libraires, imprimeurs et papetiers (dits « suppôts de l'Université ») ; celle de saint Charlemagne pour les messagers-jurés de l'université ; celle de sainte Barbe pour les paumiers (fabricants de balles pour le jeu de Paume) et tripotiers (tenanciers des « tripots », qui étaient à l'origine les salles de jeu de paume) ; celle de saint Nicolas pour les huiliers et chandeliers ; et celle de la sainte Trinité et Rédemption des Captifs. 

    Cette dernière dépendait de l'ordre religieux des Trinitaires, qui avait été créée en 1198 par Jean de Matha et Félix de Valois, avec pour objectif de réunir d’importantes sommes d’argent afin de racheter dans les états barbaresques d’Afrique du Nord les chrétiens qui y étaient maintenus en esclavage. 

    Cette mise en esclavage des chrétiens par les musulmans, qui dura plusieurs siècles, s’est quelque peu perdue dans les mémoires semble-t-il. Mais ne polémiquons pas, ce n’est que de l’histoire et n’étaient-ce pas les chrétiens qui avaient commencé à chapouiller les musulmans avec les croisades ? Et ne parlons surtout pas non-plus des treize siècles de traite négrière par les Musulmans, c'est hors sujet et politiquement très incorrect. Mais de grâce, ne vous méprenez pas sur mon propos, toutes les cultures sans exception, ont de semblables dossiers dans leurs archives ! 😈

Rachat d'esclaves chrétiens
Source : La Dormeuse.
Les Trinitaires.

    L’ordre religieux des Trinitaires est aussi remarquable pour l’intérêt qu’il portait précisément aux estampes. C’est ce que j’ai découvert en lisant une soutenance d’Emmanuelle Bermès, une docteure en histoire travaillant à présent à la BNF, intitulée « Le couvent des Mathurins de Paris et l’estampe au XVIIIe siècle ». Je vous en conseille bien sûr la passionnante lecture.

    Emmanuelle Bermès explique que cet intérêt des Trinitaires pour les images « correspondait à une préoccupation caractéristique du temps : depuis le concile de Trente, les estampes faisaient l’objet d’une attention toute particulière de la part de la hiérarchie ecclésiastique. L’utilisation de l’estampe pour établir le contact entre les religieux et les fidèles pouvait prendre une telle ampleur qu’il n’est pas excessif de parler de propagande. » Les religieux avaient en effet compris avant bien d’autres, le formidables pouvoir des images sur les fidèles. On prêtait même des guérisons miraculeuses à des estampes appliquées sur le corps de malades ! (Sans commentaire).

    Le couvent Saint-Mathurin, la maison parisienne de cet ordre, se trouvait, explique-t-elle « rue Saint-Jacques, dans un quartier où, au XVII e siècle, les graveurs et les marchands d’estampes rejoignaient les libraires et imprimeurs qui y étaient déjà installés en raison du voisinage de l’Université. »

    Les religieux possédaient également plusieurs maisons tout autour de leur couvent et dans le quartier environnant : en 1634, ils avaient seize maisons dans leur censive, et possédaient vingt-deux autres maisons et boutiques qu'ils louaient à des particuliers, notamment des artisans. Les derniers religieux de l'ordre quittèrent les lieux en août 1792. Les bâtiments conventuels furent vendus à des particuliers en 1799. Quant à l'église elle-même, elle fut démolie en 1863 en même temps que les bâtiments claustraux situés contre l'Hôtel de Cluny au moment de l'aménagement de la rue de Cluny.

Graveur d'estampe en 1643

La période pieuse des Basset. 😇

    On peut imaginer que les Basset aient fait partie à une époque de la confrérie de saint Jean l'Évangéliste, celles des « suppôts de l'Université ». Il est même fort probable que leur boutique ait appartenu aux Trinitaires. Ce qui est sûr en revanche, c’est que les Basset, père et fils, ont bien gravé et vendu des estampes religieuses. Une exposition leur a même été consacrée par le musée de l’Image de la ville d’Epinal ! Cliquez sur l'image ci-dessous pour y accéder. En revanche je ne sais pas si certaines de leurs estampes ont permis des guérisons miraculeuses. 😉


La période révolutionnaire des Basset ! 😈

    Les Basset ont donc su s’adapter à l’esprit du temps, puisqu’ils ont laissé de côté les estampes religieuses dès 1789, pour "coller au plus près de l’actualité" et illustrer la Révolution ! La maison Basset fut en effet très active durant la période révolutionnaire. Malgré une perquisition qui eut lieu dans son magasin le 16 janvier 1794, pour y chercher des "signes de féodalité", Paul André Basset traversa la Révolution sans trop d’encombres, puisqu’il prit sa retraite en 1819. La petite entreprise des Basset fut reprise successivement par divers membres de la famille, toujours à la même adresse, rue Saint Jacques avant de disparaître après 1865.

Parlons des estampes.

Estampes, eaux fortes ou aquatinte ?

Ces trois mots désignent des techniques d'impressions légèrement différentes.

Estampes ?

    
Les estampes sont la plupart du temps directement gravées sur une plaque de cuivre par le graveur. Celui-ci utilise un outil à graver en métal trempé appelé burin, avec lequel il creuse des rainures dans la planche habituellement de cuivre. Cette méthode dite « à la pointe sèche » exige souvent des efforts considérables de la part du graveur et permet de réaliser des traits fins.

Eaux fortes ?

Eau-forte coloriée
    
Pour réaliser une eau-forte, le graveur prépare la planche de métal en la recouvrant d’un produit cireux de réserve. À l’aide d’un outil ressemblant à une aiguille, il gratte un motif sur la surface cireuse, exposant ainsi le métal en dessous. Le graveur immerge ensuite la planche dans un bain d’acide qui mord doucement le métal exposé, créant les creux et les rainures désirés. Plus le temps d’immersion est long, plus les creux seront profonds et plus les traits seront foncés à l’impression. Le produit cireux de réserve est ensuite enlevé, la planche est encrée et la gravure est réalisée au moyen d’une presse. A noter que les textes et légendes devaient être gravés à l’envers sur les plaques, ce qui donnait lieu parfois à quelques oublis sur certaines estampes qui étaient néanmoins tirées (avec des mots à l’envers). Les couleurs étaient ensuite appliquées avec des pochoirs.

Aquatintes ?

Aquatinte, 1785.
    L’aquatinte ou aquateinte est un dérivé de l’eau-forte où l’on utilise également des acides pour mordre la planche de métal. Au lieu de se servir d’un outil ressemblant à une aiguille pour gratter un produit cireux de réserve, le graveur vaporise, verse, saupoudre ou brosse une réserve antiacide en poudre ou en liquide directement sur la planche. En variant l’épaisseur et l’intensité de la teinte de la résine, le graveur peut obtenir des zones avec des variations de ton subtiles ou spectaculaires. Après le bain d’acide, la planche de métal est encrée et le papier est imprimé comme dans le cas d’une eau-forte ou d’une estampe normale. Les aquatintes permettent d’obtenir des variations de tons très subtiles.

Source utilisée pour ces 3 paragraphes : Musée canadien de l'histoire.

Comment s'y retrouver ?

    Beaucoup des images que je montre sur ce site sont des eaux fortes bien qu'on les appelle communément des estampes. Mais on y trouve aussi des aquatintes, des lithographies, des gravures au pointillé, des manières noires...

    Dans un autre article que je vous conseille, je vous parle des "vues d'optiques", ces images que l'on regardait au travers d'un zograscope...

    En résumé, le terme « estampe », venant de l'italien « stampa » qui signifie « presse », on désigne en fait sous ce nom toute impression réalisée à l'encre sur un support souple à partir d'une matrice qu'on grave ou sur laquelle on dessine.

Graveurs en taille-douce, au burin et à l'eau forte.
Abraham Bosse, 1643
La valeur et le prix.

    Les estampes de chez Basset n’étaient pas vraiment des œuvres d’art, comme celles de Joseph Longueuil dont j’ai parlé le 16 novembre. Longueil était un véritable artiste, spécialisé dans la reproduction d’œuvres de peintres et dessinateurs célèbres. La gravure de Longueil imprimée en noir et blanc que je vous avais présentée, étaient vendue 3 livres, c’est-à-dire 60 sols (ou sous).

    Les estampes gravées chez Basset étaient plus modestes et même parfois proches de la caricature que de l’œuvre d’art, du moins à l’époque révolutionnaire. Les graveurs d’estampes étaient rétribués de 5 à 10 sous la plaque gravée.

Une presse à estampes et un graveur à droite

    Chaque exemplaire imprimé était ensuite vendu entre 9 et 15 sous, soit dans la boutique, soit par des colporteurs comme celui que nous voyons sur ces trois estampes.

    Même si les estampes de chez Basset étaient moins chères que celle des maîtres graveurs, tout le monde ne pouvait pas se les offrir. En 1789, le salaire d’un travailleur journalier parisien variait entre 12 et 20 sous (plus souvent 15), et celui d’un artisan variait entre 20 et 50 sous.

    Pour vous donner une meilleure idée, sachez que le 14 juillet 1789, une miche de pain coûtait 14 sous (de 1 à 3 sous la livre selon la qualité du pain). Entre janvier 1787 et juillet 1789, le prix du pain avait augmenté de 75%...

    Vous apprendrez dans la vidéo que je vous propose ci-dessous, que comparés au revenu actuel d'un travailleur, ces 14 sous équivalaient à plus de 56 de nos euros actuels !

La vidéo !

    Voici la vidéo de l'émission qui avait été diffusé sur la chaîne de télévision M6 en octobre 2015. La qualité est médiocre, mais le contenu est plutôt bien, si on le compare à celui d'autres émissions abordant le thème devenu si délicat de la Révolution française.


Quelques photos de la "réincarnation" de Basset ! 😉

Le bonhomme à droite, c'est Basset !

Au fond, l'échoppe de Basset
et Basset dansant la Carmagnole 😂

La "start-up" de Basset, sur le tournage.

Liens utiles vers quelques articles intéressants sur le sujet :

29 Novembre 1789 : Fédération des gardes nationales du Dauphiné et du Vivarais

 

    A l’Etoile, près de Valence, les Gardes nationales du Dauphiné et du Vivarais se fédèrent. Il s'agit de la première réalisation d’une fédération locale d’envergure.

"Nous Soldats citoyens de l'une et l'autre rive du Rhône, réunis fraternellement pour le bien de la chose publique, jurons à la face du Ciel, sur nos cœurs et sur nos armes consacrées à la défense de l'Etat, de rester a jamais unis pour le Soutien des Loix émanées de l'asemblée Nationale."

Orthographe de l'époque...


    En Ardèche (Vivarais), pour obéir à la proclamation de la loi martiale du 21 octobre 1789, le vicaire de Brauchastel bénit un drapeau rouge fabriqué pour l'occasion !

Source Généanet


samedi 28 novembre 2020

28 Novembre 1789 : Adresses à l'Assemblée des nègres libres et des citoyens de couleurs (droits de l'homme à géographie variable)

Gravure d'Agostino Brunias - 1779

Quand l'histoire n'est pas politiquement correcte.

    A toutes les époques, certains tentent de réécrire l’histoire, parfois même sous couvert de bonnes intentions. Notre époque n’échappe à cette règle et une nouvelle mode venue des USA, commence à faire des ravages, la cancel culture.

    Cette année 2020 par exemple, la commission scolaire de San Francisco va renommer 44 écoles publiques afin de retirer les noms de personnages en lien avec l’esclavage, l’oppression ou le racisme, tels que Lincoln, Washington et Jefferson.
    Chez nous, à Paris, la statue de Voltaire installée dans le square Honoré-Champion dans le 6e arrondissement de Paris est régulièrement barbouillée de peinture rouge par d’ardents défenseurs des libertés, sous prétexte que le grand homme aurait eu des intérêts dans le commerce colonial. Bientôt ces grands esprits reprocheront à Jules César de n'avoir pas été écologiste et à Charlemagne de n'avoir pas été gay-friendly. Ce qui ne les empêchera pas d'avoir dans leurs poches des smartphones avec du cobalt extrait par des enfants esclaves au Congo.
Concernant Voltaire, lisez absolument mon article "Il fait sauver le soldat Voltaire !"

    Ce genre d’absurdité n’est possible que si l’on ignore tout de l’histoire ou que l’on se contente d’une vision manichéenne et surtout naïve de celle-ci.

    Je ne vais pas entrer dans une longue dissertation sur le bien et le mal (je l'ai déjà faite). Lisez tout simplement ci-dessous, cette adresse des nègres libres colons américains lue lors de la séance du 28 Novembre 1789. Ne butez pas sur le substantif « nègre » cela veut tout simplement dire noir et c’est ainsi qu’ils se désignent eux même, tout simplement parce qu’ils sont noirs de peau (en espagnol, noir se dit negro).

    N'ayez crainte, je ne donne pas dans le révisionnisme et oui, bien sûr, l'esclavage est une abomination, et je suis trop heureux que la 1ère République ait aboli ce fléau en 1794 !

    Mais lisez plutôt le texte ci-dessous, que j'ai déjà publié en date du 23 novembre 1789 en raison de son importance, et on se retrouve ensuite.

Adresse des nègres libres colons américains, lors de la séance du 28 novembre 1789

RÉCLAMATIONS

Des nègres libres, colons américains, adressées à l'Assemblée nationale (1).

(1) Cette pièce a été intégralement insérée au Moniteur.

Le nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre, au contraire, est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie.

D'après cette vérité, il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre qu'il est évident que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé.

D'après ce principe, le nègre libre dans l'ordre social doit être classé avant le mulâtre ou homme de couleur ; donc les nègres libres doivent au moins espérer, comme les gens de couleur, une représentation à l'Assemblée nationale, si ces derniers obtiennent cette faveur qu'ils viennent solliciter : les nègres libres se reposent à cet effet sur la haute sagesse des représentants de la nation ; ils réclament d'ailleurs les bons offices des députés de Saint-Domingue, leurs patrons et leurs protecteurs naturels, qui ne souffriront point une exclusion injurieuse à la pureté de leur origine ; ils ne doutent pas que les députés de Saint-Domingue ne dévoilent, avec toute l'énergie dont ils sont capables, l'ingratitude des gens de couleur, qui semblent dédaigner les auteurs de leur être, qui les ont oubliés volontairement dans la demande qu'ils viennent de former au tribunal de la nation, en lui faisant une offre patriotique de 6 millions, sans daigner les y comprendre.

Mais les nègres libres, colons américains, plus généreux que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir eux-mêmes à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions ; ils ont lieu de croire qu'il sera reçu avec le même enthousiasme, et qu'il leur méritera les mêmes bontés ; étant en beaucoup plus grand nombre que les gens de couleur, non moins fondés en droits et en pouvoirs, ils ne seront pas plus embarrassés qu'eux à réaliser ce faible don patriotique.

Vous avez bien lu ? Ce sont des noirs qui parlent des métis (en termes d'aujourd'hui) :

"Le nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre, au contraire, est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie."

"D'après cette vérité, il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre qu'il est évident que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé."

"Mais les nègres libres, colons américains, plus généreux que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir eux-mêmes à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions."

    Vous attendiez-vous à ce que des noirs parlent ainsi des métis ? 

    N'êtes-vous pas étonné de les voir ainsi en capacité d'offrir à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions ?

    Souvenez-vous de cette délégation d’homme de couleur, venue demander à l’Assemblée l’égalité des droits le 22 octobre 1789. Je vous avais expliqué dans cet article que ces citoyens de couleur étaient des propriétaires, possédant eux aussi des esclaves !

    Même s’ils étaient placés dans une situation juridique inférieure à celle des « blancs », ces hommes de couleur appartenaient à une classe sociale très dynamique économiquement en cette fin du XVIIIème siècle à Saint-Domingue, en Martinique et dans une moindre mesure en Guadeloupe et en Guyane. Il y avait un transfert croissant de propriétés de terres et d’esclaves des « blancs » vers les gens de couleur. 

    Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, dans les années 1780, les libres de couleur participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne. Les libres de couleur possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue et 5 % en Guadeloupe, à la fin du XVIIIe siècle. Ceux de la Martinique étaient dans une situation intermédiaire entre la Guadeloupe et Saint-Domingue. A Saint-Denis de la Réunion, 61 % des chefs de familles libres de couleur recensés possédaient des esclaves.

Source : https://journals.openedition.org/lrf/1403

    Hélas, mille fois hélas, ni les noirs ni les métis n'obtiendront l'égalité des droits. Un courant abolitionniste existait pourtant bien au sein de l'Assemblée nationale. Il était mené par l'Abbé Grégoire et soutenu par quelques personnalités, dont Robespierre. "Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! " dira celui-ci le 13 mai 1791, dans un discours défendant la citoyenneté des gens de couleur et luttant contre la constitutionnalisation de l’esclavage. Hélas, ces quelques abolitionnistes se heurtaient au lobby des colons. (15 % des députés de l’Assemblée nationale avaient des propriétés dans les colonies et un nombre encore plus grand avait des intérêts dans le commerce colonial).


    Je vous ai dit plus haut que l’esclavage avait été aboli en 1794, le 4 février pour être précis. Mais soyons réaliste, en 1794, la situation avait changé. La France était en guerre. Les colonies échappaient au contrôle de la Convention nationale, du fait du péril anglais sur l'océan. Saint-Domingue avait déjà aboli l'esclavage le 29 août 1793, mais la nouvelle n'était parvenue à Paris qu'en octobre. Ceux qui jusque-là s'étaient opposés à l'abolition de l’esclavage, virent là un moyen de mobiliser les populations des îles contre les Anglais qui envahissaient les colonies. Danton déclara même à cette occasion « Maintenant l’Angleterre est perdue ».

"Libres aussi" (1794)

     Je vous laisse réfléchir à tout cela et lire la suite, c'est-à-dire une adresse des citoyens libres de couleur, puis un discours non prononcé de Monsieur Cocherel.

    Mais auparavant, je vous signale que si vous cliquez sur l'image ci-dessous, vous accéderez à une magnifique galerie de tableaux et gravures réalisés par le peintre Agostino Brunias à la Dominique, au XVIII e siècle. Rappelez-vous malgré tout, que la réalité n'était peut-être pas aussi belle que ce que la vision de l'artiste...

Adresse des citoyens de couleur à l'Assemblée nationale, lors de la séance du 28 novembre 1789

Nota : Ce texte a été publié le 23 Novembre 1789.

Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises adressée à MM. les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale (1).

(1) Ce document n'a pas été inséré au Moniteur.

Messieurs, l'Assemblée nationale vous a renvoyé l'adresse, les mémoires, les pièces et les demandes des citoyens de couleur, des îles et colonies françaises. Vous devez incessamment en faire l'examen et le rapport. Quelque confiance que nous ayons dans vos lumières, et surtout dans votre justice et votre humanité, nous croyons devoir vous soumettre encore quelques réflexions, non pas sur le fond de l'affaire, elle n'en est pas susceptible ; mais sur la forme de la réunion des citoyens de couleur, ainsi que sur l'élection et la présentation de leurs députés.

Nous disons, Messieurs, que le fond de l'affaire, l'objet le plus important pour les citoyens de couleur, n'est plus susceptible de réflexions ; car, indépendamment du principe qui réside dans tous les cœurs, excepté peut-être dans celui des colons blancs, la question est jugée ; et il ne s'agit plus que de faire l'application de la loi.

L'Assemblée nationale a décrété, et le Roi a solennellement reconnu :

1° Que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ;

2° Que la loi est l'expression de la volonté générale, et que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ;

3° Enfin, que chaque citoyen a le droit, par lui ou par ses représentants, de constater la nécessité de la contribution publique et de la consentir librement.

Avant ces trois décrets, les citoyens de couleur auraient invoqué les droits imprescriptibles de la nature, ceux de la raison et de l'humanité. Aujourd'hui, Messieurs, ils attestent votre justice, ils réclament l'exécution de vos décrets.

Français, libres et citoyens, ils sont, quoi qu'en disent leurs adversaires, les égaux de ceux qui, jusqu'à ce moment, n'ont cessé de les opprimer.

Français et justiciables, ils ont, comme le reste des citoyens, le droit de concourir à la formation de la loi qui doit les régir ; de cette loi dont ils seront incontestablement les soutiens, l'objet et les organes.

Enfin, citoyens et contribuables, ils ont, comme tous les membres de l'empire, le droit inhérent à cette qualité, de CONSTATER la nécessité de la contribution publique et de la CONSENTIR librement.

Ces principes, puisés dans la loi constitutionnelle de l'Etat, serviront de base au jugement que vous allez préparer. Il est impossible que l'Assemblée nationale s'en écarte. Ses décrets sont précis ; ils doivent être exécutés. La couleur, non plus que le préjugé, ne peuvent en altérer, en modifier les conséquences. Les droits de l’homme, les droits du citoyen, s'élèvent toujours au-dessus des vaines considérations dont le règne a cessé ; et nous sommes encore à concevoir comment il peut se trouver des esprits assez pervers, des citoyens assez malintentionnés pour chercher à les faire revivre.

Les citoyens de couleur ne craignent donc pas les efforts impuissants des ennemis, que l'amour-propre et la cupidité pourraient leur susciter. La loi constitutionnelle de l'Etat leur est un garant assuré du succès qu'ils doivent obtenir. L'Assemblée des législateurs français ne peut point hésiter ; elle ne saurait varier dans ses principes.

Cependant, Messieurs, on fait aux citoyens de couleur deux objections qui méritent d'être examinées.

PREMIÈRE OBJECTION.

On prétend que les colonies, ayant presque toutes des députés à l'Assemblée nationale, sont suffisamment représentées. On observe que, dans les contrées, surtout comme Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe, où l'on n'a jamais connu la distinction d'ordres qui régnait en France ; où, comme le disaient les prétendus commissaires de Saint-Domingue (lorsqu'ils disposaient à leur gré de celte importante colonie, lorsqu'ils avaient le courage de hasarder, à cet égard, toutes les allégations qui paraissaient les plus favorables à leur cause), «les habitants sont tous propriétaires, tous égaux, tous soldats, tous officiers, tous nobles, » il importe peu dans quelle classe les députés aient été choisis (1).

(1) Voyez cette foule d'écrits que de prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait paraître pour parvenir à leur admission. Voyez surtout leur Lettre au Roi, du mois d'août 1788.

Vous connaissez, Messieurs, cette première objection, et vous y avez répondu d'avance.

Sans doute la distinction d'ordres n'existait pas dans nos colonies ; et, sous ce point de vue, les prétendus commissaires de Saint-Domingue pouvaient avoir raison, lorsqu'il s'agissait uniquement d'élire, comme ils l'ont fait, les députés des colons blancs.

Mais, s'il n'existait pas de distinction d'ordre, il y avait, et il existe encore, à la honte de l'humanité, une distinction de classes.

D'abord, on ne rougissait pas de mettre à l'écart et d'abaisser au nombre des bêtes de somme ces milliers d'individus qui sont condamnés à gémir sous le poids honteux de l'esclavage.

Ensuite, on faisait une grande différence entre les citoyens de couleur affranchis et leurs descendants, à quelque degré que ce fut, et les colons blancs.

Ceux-ci, coupables encore de l'esclavage qu'ils ont introduit, qu'ils alimentent, qu'ils perpétuent, et dont ils ont cependant la barbarie de faire un crime irrémissible aux citoyens de couleur, ceux-ci, disons-nous, étaient seuls dignes de l'attention du Corps législatif ; aussi, vous avez vu, Messieurs, qu'ils n'ont agi, qu'ils ne se sont présentés que pour les blancs. Ils vous ont donné un aperçu de leur origine, de leur population, de leurs services, de leurs droits, nous dirions presque de leur excellence ; mais, dans aucun cas, dans aucune circonstance, ils ne vous ont parlé des citoyens de couleur, ils leur en ont constamment refusé la qualité ; jamais ils ne les ont considérés comme ayant des droits à la représentation ; on n'a pas même pensé qu'il fût possible de les y appeler. Les infortunés ! Ils n'étaient ni ducs, ni comtes, ni marquis, ni chevaliers (1) ; ils n'avaient pas même de prétention à la noblesse. Ils sont hommes, c'est leur unique titre ; et les blancs qui se faisaient auprès de l'Assemblée nationale un mérite de l'égalité, qu'ils supposaient encore existante dans la colonie, n'avaient garde de descendre jusqu'à eux.

(1) Remarquez la liste des prétendus commissaires de Saint-Domingue :

Sur neuf, il y a deux ducs, deux comtes, trois marquis, un chevalier et un gentilhomme. Quelle heureuse égalité ! Quelle admirable représentation pour une colonie composée de négociants et de planteurs ! Pour faire disparaître la distinction des rangs, chacun prend celui qui lui convient ; il se décore du titre qui le flatte. Il n'y a que l'homme de couleur, s'il faut en croire ses généreux adversaires, qui ne doive avoir ni rang, ni place, ni titre, ni qualité ! Les humiliations et le mépris, voilà son lot !

Cette circonstance n'a pas échappé à l'Assemblée nationale, et vous vous rappellerez, Messieurs, que, lorsque les députés de Saint-Domingue furent admis, on parla de cette classe, au nom de laquelle nous nous présentons aujourd'hui ; qu'il y eut en sa faveur une réclamation et des observations qui prouvèrent que l'Assemblée lui réservait une place, et que, lorsque les citoyens de couleur se présenteraient, on ne pourrait pas leur opposer l'admission des colons blancs.

Nous en trouvons encore la preuve dans le rapport du comité de vérification, en faveur de l'île de Saint-Domingue.

Parmi les raisons que donnaient ceux des membres du comité qui pensaient qu'il fallait accorder 12 députés à cette colonie, on voit « qu'ils s'appuyaient spécialement sur ce qu'il n'y avait que 40,000 habitants dans l'île, et que les esclaves et GENS DE COULEUR NE POUVAIENT PAS ÊTRE COMPTÉS, puisque les uns n'avaient rien à défendre, ET QUE LES AUTRES N'AVAIENT PAS ÉTÉ APPELÉS A LA NOMINATION DES DÉPUTÉS. »

Ce que nous disons par rapport à Saint-Domingue, s'applique avec la même force à celles des colonies qui ont obtenu l'honneur d'une représentation. Les députés de la Guadeloupe et de la Martinique ne sont, comme ceux de Saint-Domingue que les députés des blancs. LES BLANCS SEULS les ont nommés. Nous lisons encore, dans le rapport de la Guadeloupe, page 39, « que les gens de couleur n'ont pas été appelés à la nomination des représentants, et qu'ils ne doivent pas entrer en ligne de compte. «

Nous sommes donc, Messieurs, recevables et fondés à nous présenter. L'objection résultant de l'admission des blancs, ne peut donc pas nous être opposée ; et ce serait vainement qu'on chercherait à s'en faire contre les citoyens de couleur un titre qui tournerait entièrement à leur avantage. Il ne serait pas juste, en effet, que les députés des blancs, qui sont les oppresseurs, et, nous ne pouvons pas vous le dissimuler, les ennemis naturels des citoyens de couleur, fussent encore chargés de les représenter, de stipuler, de défendre leurs intérêts. Ce n'est pas sur eux que nous devons nous reposer du soin de déterminer les bases de la constitution qui fixera désormais les rangs, les droits et les prérogatives de la classe la plus nombreuse, la plus infortunée, et cependant la plus utile des colonies.

SECONDE OBJECTION.

Vaincus sur cette première partie de leur système, réduits au silence, forcés de convenir que les citoyens de couleur doivent être représentés, les députés des colons blancs se retrancheront dans leur seconde objection : à défaut de moyens, ils auront recours à la forme, ils critiqueront notre Assemblée, le mode de nos élections ; ils soutiendront que nous ne sommes pas les représentants des colonies ; que, n'étant pas valablement élus, nous ne pouvons pas être admis, et qu'il faut nous renvoyer à une assemblée coloniale...

Voilà, sans doute, Messieurs, l'objection la plus spécieuse que nos adversaires puissent nous opposer ; mais cette objection disparaîtra devant les observations que nous allons vous proposer.

D'abord, il faut bien considérer qu'il n'en est pas de la position de la colonie, ainsi que l'ont très-bien observé les prétendus commissaires de Saint-Domingue dans les différentes brochures qu'ils ont publiées, comme de la métropole.

En France, les communications sont toutes promptes et faciles : elles sont, au contraire, lentes et difficiles avec les colonies ; et tandis qu'on emploierait un temps précieux à demander, à solliciter des ordres, à les donner, à les faire exécuter, à provoquer des assemblées, à préparer les objets de demande, à les discuter, à les rédiger, à nommer des députés, à les envoyer en France, la première session de l'Assemblée nationale tendrait à satin ; la constitution serait achevée, et les citoyens de couleur recevraient des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ; ils supporteraient des impôts dont ils n'auraient pas constaté la nécessité, dont ils n'auraient pas consenti la répartition.

Ces moyens présentés, avec succès, d'abord par les colons blancs de Saint-Domingue, avant même que l'Assemblée nationale fût constituée, et tout récemment par les colons de la Martinique et de la Guadeloupe, ne seront pas inutilement invoqués par les citoyens de couleur. S'il pouvait y avoir une exception, elle devrait être à leur avantage, puisqu'ils se sont présentés beaucoup plus tard, et qu'ils arrivent au moment où l'Assemblée va s4occuper de leur constitution.

L'intention manifestée des représentants de la nation a toujours été de voir, d'entendre toutes les parties intéressées, de les rapprocher les unes des autres, de conserver les droits de tous les citoyens, de les admettre tous, à la représentation qui leur est due.

En second lieu, comment pourrait-on blâmer les citoyens de couleur de ne s'être pas réunis dans les colonies ; de n'avoir pas formé ces assemblées primaires, auxquelles tous les citoyens sont admis, et dans lesquelles on peut recevoir et donner tous les pouvoirs nécessaires pour constituer un représentant légal ?

Vous n'ignorez pas, Messieurs, que les lettres de convocation pour la formation des Etats généraux, n'avaient pas été adressées dans les colonies ; que, non-seulement on n'y avait point indiqué qu'il ne s'y était pas formé d'assemblées primaires, mais que, par les lois anciennes, par les lois encore existantes, il était défendu, sous les peines les plus sévères, de les provoquer.

Vous savez que cette défense générale dans toutes les colonies, universelle pour tous les habitants, était encore plus expresse pour les citoyens de couleur ; que toute assemblée, toute espèce de réunion de leur part étaient et sont encore réputées et punies comme un attroupement. Mais ce que vous ignorez peut-être, ce dont votre justice ne pourra qu'être indignée, c'est que, peu contents de livrer à la rigueur des lois les citoyens de couleur qui sont accusés, ou même qui paraissent suspects, de les soumettre à la justice des tribunaux, qui ne sont et nui ne peuvent être composés que de leurs pareils , les blancs s'érigent en vengeurs des délits qu'il leur plaît de supposer,-les voies de l'ait leur sont permises, et les citoyens de couleur, victimes de leur zèle et de leur dévouement pour la chose publique, auraient été, dans cette circonstance, exposés à périr sous les coups que leurs cruels oppresseurs auraient jugé à propos de leur porter (1).

(1) On sent bien que nous ne parlons ici que de l'abus. Dans quelques mains qu'elles reposent, les lois ne perdent rien do leur saint caractère ; mais, dans les colonies, l'exécution en est exclusivement dévolue aux blancs ; et l'expérience n'a que trop appris qu'elles sont presque toujours muettes et sans vigueur, lorsqu'il s'agit de punir les excès des blancs envers les citoyens de couleur.

Il a donc fallu renoncer, jusqu'à ce qu'il se fût introduit un nouvel ordre de choses, à toutes assemblées, à toutes réunions partielles dans les différentes colonies ; il a fallu céder à la nécessité.

Mais était-il juste de renoncer également aux réclamations légitimes, que les citoyens de couleur sont dans le cas de former, et plus encore au succès qu'elles doivent avoir ?

Il y aurait de la barbarie à le supposer ; et ces préjugés affreux, dont les citoyens de couleur se plaignent avec tant d'amertume, seraient peut-être moins affligeants que le refus désespérant d'une admission à laquelle ils ont autant de droits que leurs concitoyens.

Au surplus, à défaut de ces assemblées primaires et locales, à défaut d'une réunion coloniale qu'il ne leur a pas été possible de provoquer, les citoyens de couleur nouvellement arrivés et résidant actuellement en France se sont rapprochés, pour s'occuper de leurs intérêts ; il se sont réunis dans le cabinet, sous la présidence d'un citoyen revêtu d'un caractère public ; ils étaient et sont encore assez nombreux. Ils ont délibéré, ils ont rédigé des cahiers, ils ont offert une partie de leur fortune, et ils réaliseront incessamment leurs offres ; ils ont élu des députés, et ils les présentent à l'Assemblée nationale.

Cependant les calomnies de leurs ennemis sont parvenues jusqu'à eux ; ils ont publié que « l'assemblée des citoyens de couleur était tout au plus composée de douze personnes, que les autres signatures étaient ou surprises ou supposées. »

Pour écarter, pour dissiper ces bruits injurieux, les citoyens de couleur ont appelé dans leur assemblée un notaire du Châtelet, et ils ont réitéré en sa présence, dans un acte authentique, tous les articles de leurs délibérations. Nous vous prions de vouloir bien l'examiner

Vous y trouverez tout ce que les citoyens de couleur avaient consigné dans leurs premiers procès-verbaux ; vous y remarquerez l'unanimité des sentiments et des opinions, l'offre généreuse et volontaire du don patriotique du 1/4 de leurs revenus, évalué à 6 millions, et de la 50e partie de leurs propriétés ; vous y trouverez la confirmation, et une nouvelle élection de leurs députés ; enfin, et c'est ici la preuve la plus formelle delà calomnie que nous avons été forcés de repousser vous y verrez, qu'au lieu de douze personnes dont on a prétendu que les assemblées étaient composées, il s'en est trouvé quatre-vingts, qui ont toutes concouru à la ratification des arrêtés qui avaient été pris dans les précédentes assemblées.

Voilà, Messieurs, et vous pouvez en juger par l'expédition des actes qui vous ont été remis, voilà les citoyens qu'on calomnie et que l'on poursuit avec autant d'acharnement. Ce sont ces mêmes citoyens qu'on voudrait vouer à la honte, au mépris, à l'oubli ; qu'on voudrait éloigner du milieu des représentants de la nation ; auxquels on voudrait interdire le droit acquis de concourir à la formation de la loi et de consentir la répartition de l'impôt.

Votre justice ne se laissera pas séduire par les allégations de nos ennemis ; elle ne se laissera pas éblouir par leurs promesses ; elle ne sera pas ébranlée par les craintes chimériques, qu'ils ont cependant le courage de présenter comme des moyens (1).

(1) Croirait-on qu'ils osent avancer que les préjugés sont au-dessus de la loi ; qu'ils sauront bien la rendre inutile ; que son exécution sera dans leurs mains, et que nulle autorité ne pourra les forcer à reconnaître pour leurs égaux, des gens qu'ils sont accoutumés à traiter avec le dernier mépris !

Croirait-on que, dans leur impuissance, quelques-uns d'entre eux ont eu la témérité de tourner leurs regards vers une terre étrangère, comme si les citoyens de couleur étaient à leur disposition ; comme si les citoyens de couleur n'avaient pas fait le serment de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour la conservation de l'Etat, et la défense personnelle du souverain ?

Non, Messieurs, la justice est inaccessible à toutes les considérations : elle mettra dans sa balance l'homme à côté de l'homme, l'homme libre à côté de l'homme libre, le citoyen sur la même ligne que le citoyen.

Elle prononcera en faveur des citoyens de couleur comme elle a prononcé en faveur des colons blancs ; les moyens, les raisons sont absolument les mêmes.

Les députés de Saint-Domingue ont été élus à Paris.

Les députés de la Martinique ont été élus à Paris.

Les députés de la Guadeloupe ont été élus à Paris.

Pourquoi donc les citoyens de couleur ne pourraient-ils pas avoir été élus à Paris ?

Les prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait, dans leurs écrits multipliés, un pompeux étalage de leurs prétendus pouvoirs, ils se sont fortement appuyés de cette prétendue inspiration qui, SUIVANT EUX, a mis leurs commettants dans le cas d'effectuer, à 2,000 lieues, ce qui se projetait, ce qui même n'était pas encore arrêté dans la capitale ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les colons de la Martinique ont été plus modestes ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les colons de la Guadeloupe ont été beaucoup plus vrais ; et ils ont également réussi.

Ils ont dit naturellement « qu'ils n'avaient reçu aucun pouvoir de leur colonie ; qu'ils ne s'étaient déterminés à faire des démarches que parce que Saint-Domingue avait réussi.

Pour éviter les lenteurs, que nous avons le même intérêt à prévoir, ils ont fait à Paris une assemblée composée de 36 PERSONNES, qui ne sont pas toutes résidantes à la Guadeloupe et dont plusieurs n'y ont point de propriétés. Ils ont imprimé quelques discours. Ils ont arrêté des députations. Ils ont écrit au Roi, au ministre de la Marine, au premier ministre des finances ; ils ont reçu, le 8 août 1789, une lettre du ministre de la Marine, qui leur annonce que, les députés de Saint-Domingue ayant été admis dans l'Assemblée nationale, il est très-juste qu'ils s'y adressent pour obtenir d'y être représentés (1). »

(1) Voyez le Rapport adressé à l'assemblée coloniale do la Guadeloupe, par M. de Curt.

Enfin, ils ont remis une adresse à l'Assemblée nationale, et ils sont parvenus à faire admettre deux députés.

Ce serait, Messieurs, abuser de vos moments, que d'insister sur l'identité, sur l'analogie de toutes ces démarches, avec celles des citoyens de couleur, et plus encore sur les conséquences d'un pareil jugement :

1° Saint-Domingue ayant été admise, il était très juste que les autres colonies fussent également représentées ; le ministre de la Marine l'avait annoncé.

Mais si cela était très-juste par rapport aux blancs, il l'est au moins autant pour les citoyens de couleur : ils doivent obtenir une représentation quelconque. Ils y ont d'autant plus de droits, que leurs adversaires ont été reçus ; et, qu'abstraction faite du principe qui les appelle à la jouissance des mêmes avantages, à l'exercice des mêmes droits, il est de toute justice qu'ils se trouvent continuellement en mesure de les attaquer, de les combattre ; de donner sur la constitution, qui les intéresse, les éclaircissements qu'on ne peut attendre que des naturels du pays.

2° Si l'Assemblée nationale a pensé que quelques citoyens de Saint-Domingue et de la Martinique avaient pu élire leurs députés à Paris ;

Si elle a jugé tout récemment, sur le rapport de M. Barrère de Vieuzac, « que 36 personnes qui ont déclaré être originaires ou propriétaires de la Guadeloupe avaient pu élire à Paris et faire admettre 2 députés à l'Assemblée nationale » ;

A plus forte raison doit-elle décider que les citoyens de couleur, qui sont 3 fois plus nombreux ; qui ne pouvaient ni se rapprocher dans les colonies, ni se réunir, sans s'exposer aux peines les plus sévères, ont pu se rapprocher, s'assembler et nommer, à Paris, les représentants qui demandent aujourd'hui leur admission.

Indépendamment de leur titre primitif, de leur droit au fond, de l'infaillibilité des décrets, dont ils ne cesseront de s'étayer, les citoyens de couleur ont encore l'avantage d'avoir rempli toutes les formalités que l'on pouvait exiger d'eux.

Leurs assemblées ont été précédées de l'avis qu'ils en ont fait donner aux chefs de la commune (1) ; leurs délibérations n'ont été décidément commencées que lorsque les blancs ont refusé de s'unir à eux ; les ministres du Roi ont été prévenus ; l'Assemblée nationale les a déjà reçus, elle a décrété en leur faveur la liberté d'assister à la séance, dans laquelle ils ont été admis ; Leurs Majestés ont bien voulu recevoir, agréer leurs hommages ; le 22 octobre 1789, les citoyens de couleur ont eu l'honneur de leur être » présentés ; Monsieur a également consenti à les recevoir ; en un mot, ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir : Ils ont fait autant et plus que les commissaires, les députés des colons blancs ; ils se présentent avec les mêmes titres, les mêmes droits, le même zèle, et certainement avec plus d'intérêt et de nécessité. Pourquoi donc y aurait-il dans la décision une différence qui ne se trouve ni dans les principes, ni dans les faits ?

(1) M. le Maire et M. le commandant général en ont été informés.

Recevez, Messieurs, l'hommage respectueux que nous devons à vos lumières, et surtout au patriotisme qui vous soutient au milieu des fonctions honorables et pénibles que nous ambitionnons de partager.

Nous sommes avec la plus profonde vénération, Messieurs,

Vos très-humbles et très-obéissant serviteurs.

De Joly ; Raimond aîné ; Ogé jeune ; Du Souchet de Saint-Réal ; Honoré de Saint-Albert, habitant de la Martinique ; Fleury,

Commissaires et députés des citoyens de couleur des îles et colonies françaises.

Paris, ce 23 novembre 1789.

Discours non prononcé de M. de Cocherel sur la demande des mulâtres, lors de la séance du 28 novembre 1789

Observation de M. de Cocherel, député de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale sur la demande des mulâtres (1).

(1) Le Moniteur n'a reproduit ce document que d'une façon très-incomplète.

Messieurs, lorsque les députés de Saint-Domingue sont venus solliciter leur admission à l'Assemblée nationale, ils vous ont annoncé qu'ils étaient les représentants des communes de leur pays ; ils vous ont déclaré qu'ils n'y connaissaient point la distinction des ordres ; ils vous ont dit qu'ils n'en connaissaient qu'un, celui d'hommes libres ; ils vous en ont présenté l'état de population qu'ils ont fait monter à environ 40,000 hommes ; vous avez fixé le nombre de leurs députés en raison de cette population seulement, sans vouloir avoir égard à l'importance, à la richesse de la province qu'ils représentent et à l'étendue de son territoire, principe que vous venez cependant de consacrer depuis cette époque, par un de vos décrets.

Vous avez donc jugé l'île de Saint-Domingue suffisamment représentée.

Cependant aujourd'hui une réunion de quelques individus isolés à Paris, connus dans les colonies sous le nom de mulâtres, et dénommés à Paris gens de couleur, vient réclamer contre une représentation que vous avez jugée légale.

Mais permettez-moi, Messieurs, de faire quelques questions d'abord à M. le rapporteur du comité de vérification, avant de répondre à cette réclamation : il serait intéressant qu'il nous apprît de combien de membres était composé le comité, lorsqu'il a donné son avis. On m'a assuré qu'il ne s'y était trouvé que neuf commissaires, que leurs opinions avaient été très-partagées, que quatre ou cinq membres, au plus, avaient été de l'avis du rapport arrêté dans le comité (1).

(1) Nota. Il est très à propos de remarquer encore que dans le nombre de cinq honorables membres qui ont voté en faveur des mulâtres, était M. le curé Grégoire, qui venait de répandre contre les habitants des colonies un libelle incendiaire, où, entre autres nouveaux principes de morale, proclamés charitablement par M. le curé, on lit ceux-ci :

Page 11. « Ainsi l'intérêt et la sûreté seront pour les blancs la mesure des obligations morales. Nègres et gens de couleur, souvenez-vous-en. Si vos despotes persistent à vous opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre. »

Page 29. « Convient-il que nos esclaves deviennent nos égaux ? Je crains bien que cela ne soit le fin mot ! Pauvre vanité ! Je vous renvoie à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : tirez-vous-en, s'il se peut. »

Page 35. « Puissé-je voir une insurrection générale dans l'univers pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, etc. »

Page 36. « Il ne faut qu'un Othello, un Padrejan, pour réveiller dans l'âme des nègres les sentiments de leurs inaliénables droits. »

Page 37. « Parce qu'il vous faut du sucre, du café, du tafia, indignes mortels ! Mangez plutôt de l'herbe et soyez justes. »

Je ne fais que citer, et je ne me permets aucune réflexion sur les principes religieux et pacifiques de M. le curé, insérés dans son libelle : c'est aux représentants de la nation, assemblés, à les apprécier et à les juger.

Ce libelle a été remis à chacun de Messieurs, avec la plus grande publicité, par mandement de M. le curé d'Emberménil.

 

Cependant, Messieurs, l'importance de la question dont il s'agit, d'où dépend, dans ce moment, le sort des colonies, méritait toute l'attention du comité ; nous espérons que vous voudrez bien y suppléer, en ordonnant que toutes les pièces soient déposées préalablement sur le bureau, afin que l'Assemblée en prenne elle-même communication, ou bien qu'elle ordonne qu'elles soient remises aux députés des colonies, pour y répondre.

Je demanderai ensuite comment est formée et composée cette espèce de corporation.

Est-ce des colons ? Ces colons sont-ils affranchis ? De laquelle des quatorze colonies françaises sont ces colons ? Ces colons sont-ils propriétaires dans les colonies ? Ces colons ont-ils des pouvoirs ? En quel nombre sont ces pouvoirs ? Sont-ils donnés par des propriétaires libres résidant dans les colonies ? Ces pouvoirs sont-ils légaux ? Les procurations qui énoncent ces pouvoirs sont-elles passées par devant notaires ? Sont-elles légalisées dans les formes prescrites par les juges des lieux ? Quel est l'état de ces soi-disant colons ? N'est-ce pas, peut-être, celui de la bâtardise, celui de la domesticité ?

Je demanderai encore si ces hommes, quoique gens de couleur, ne peuvent pas être nés en France, sans avoir pour cela aucuns rapports, aucunes propriétés à Saint-Domingue ? Ces gens de couleur ne peuvent-ils pas être nés dans les colonies étrangères ? Voilà ce qu'avait à examiner, Messieurs, votre comité de vérification ; c'est à quoi se borne son institution, toute autre question lui est étrangère et appartient à votre comité de constitution. Votre comité de vérification ne pourrait pas même vous proposer, dans cet état de cause, un mode de convocation pour nos assemblées, sans sortir des bornes qui lui sont prescrites par votre règlement.

Au reste, en supposant à quelques-uns de ces hommes de couleur toutes les qualités requises pour appuyer leurs réclamations, je leur demanderai s'ils veulent former une classe particulière, s'ils prétendent à une distinction d'ordre, si leur projet est de se séparer des communes des colonies composées d'hommes libres, en sollicitant cette représentation qui détruirait tous les principes de l'Assemblée nationale ? Je demanderai à laquelle des 14 colonies françaises on voudrait attacher les deux députés privilégiés, proposés par le comité de vérification ? Je demanderai quel sera le bailliage de ces 14 colonies, que ces deux députés auraient la prétention de représenter ? Je demanderai, enfin, si l'Assemblée nationale peut enlever aux provinces le droit de nommer elles-mêmes leurs députés, en permettant à des individus isolés de s'assembler à cet effet, hors de leur patrie, et d'en faire eux-mêmes le choix le plus irrégulier ?

D'après toutes cette considération, je me résume et je dis que s'il est prouvé que les gens de couleur sont propriétaires libres des colonies, il est prouvé par là même qu'ils composent les communes des colonies, dont la représentation a été calculée et fixée, par un décret de l'Assemblée nationale, en raison de la population des communes des colonies ; cette population n'a pas augmenté depuis ce décret, qui a consacré les droits et l'admission des députés à l'Assemblée nationale. Les réclamations des gens de couleur ne pourraient donc être accueillies sans détruire votre premier décret ; et dans cette hypothèse, la députation des colonies deviendrait tout au plus nulle ; leurs députés cesseraient, en conséquence, de s'asseoir parmi vous, Messieurs, mais ce ne serait point assurément une raison pour y faire admettre les gens de couleur.

En deux mots, ou la nomination des députés des colonies est légale, ou elle ne l'est pas. Si elle est légale, les gens de couleur sont représentés parce qu'ils composent les communes ; si elle ne l'est pas, les députés des colonies doivent se retirer. Voilà à quoi se réduit uniquement la question qui vous est soumise ; et vous ne pouvez prononcer, sous aucun rapport, en faveur des gens de couleur, sans attaquer et annuler votre premier décret d'admission des députés de Saint-Domingue à l'Assemblée nationale. Mais comme vous l'avez déclaré vous-mêmes irrévocable, je demande que l'Assemblée décrète qu'il n'y a pas lieu à délibérer.

Et je suis d'autant plus fondé, Messieurs, dans mon opinion, qu'elle n'est que le résultat de la vôtre.

En effet, Messieurs, rappelez-vous qu'une corporation des plus grands propriétaires des colonies, résidant actuellement en France, a cru devoir également faire des réclamations à votre tribunal, contre la nomination des députés de Saint-Domingue, qu'ils ont jugée illégale par le défaut de convocation de tous les habitants libres, qui composent la colonie de Saint-Domingue : vous avez rejeté leurs réclamations.

Mais ne seraient-ils pas fondés à se présenter de nouveau aujourd’hui à votre tribunal, si vous légitimiez la corporation des gens de couleur, assemblés à Paris ? Ne seraient-ils pas également autorisés à s'assembler dans le royaume, pour protester contre l'admission illégale de leurs députés, et n'auraient-ils pas le droit de les rappeler, par la raison qu'ils auraient été nommés sans convocation et sans leur participation ?

Cet exemple ne serait-il pas dangereux pour d'autres provinces, dont quelques habitants également isolés, et peut-être mécontents, se croiraient fondés à s'assembler partout où ils se trouveraient, même hors de leurs provinces et, à rappeler leurs députés, s'ils le jugeaient nécessaire à leurs intérêts particuliers ? Que deviendrait alors votre décret, qui enlève ce droit à nos propres et véritables commettants ?

J'abandonne ces réflexions, Messieurs, à votre sagesse ; mais permettez-moi seulement de vous observer que l'Assemblée nationale, ayant rejeté le comité national demandé par les députés des colonies, a manifesté l'intention où elle est de ne rien préjuger, de ne rien arrêter sur les questions relatives à la constitution des colonies, qui lui seraient présentées : celle qui vient d'être soumise à votre examen est sans doute de ce nombre, puisqu'elle tient essentiellement à la constitution des colonies ; je demande donc qu'il ne soit rien statué à cet égard par l'Assemblée nationale, que préalablement elle n'ait reçu du sein des colonies mêmes leurs vœux légalement manifestés dans un plan de constitution propre à leur régime, qui sera présenté à l'examen de l'Assemblée nationale.

Je vais vous proposer, en conséquence, un décret, dicté en ce moment par la prudence ; croyez, Messieurs, qu'il vous conservera à jamais vos colonies, dont la perte occasionnerait à la métropole des maux incalculables. Rien ne périclite, rien ne vous presse de prononcer isolément sur la question prématurée qui vient de vous être présentée ; elle ne pourra dans aucun temps échapper à votre examen ; elle ne sera point oubliée dans le plan de constitution qui vous sera proposé par les colonies légalement assemblées, lorsque vous l'ordonnerez, et que vous pourrez vous en occuper ; votre sagesse, d'ailleurs, doit rassurer les gens de couleur et dissiper leurs craintes. Les nègres libres, qui ont Je même droit que les gens de couleur, seront également appelés ; plus sages que les gens de couleur, plus reconnaissants que leurs enfants, ils se tiennent à l'écart dans ce moment, mais leur confiance en nous est pour nous un nouveau titre de défendre leurs intérêts comme les nôtres, ils nous seront toujours aussi chers ; nous en contractons avec eux un nouvel engagement dans le sanctuaire même des représentants de la nation.

Nous serons fidèles à notre serment.

Voici donc le décret que je propose :

L'Assemblée nationale, considérant la différence absolue du régime de la France à celui de ses colonies, déclarant par cette raison que plusieurs de ses décrets, notamment celui des droits de l'homme, ne peuvent convenir à leur constitution, a décrété et décrète que toute motion relative à la constitution des colonies, serait suspendue et renvoyée à l'époque où elle recevra du sein même de ses colonies leurs vœux légalement manifestés dans un plan de constitution qui sera soumis à un sérieux examen de l'Assemblée nationale, avant d'être décrété.