mardi 21 janvier 2020

21 Janvier 1789 : Décès du Baron D’Holbach, pourfendeur du luxe (et de la religion).

 



    Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach, né 8 décembre 1723 dans la région d’Allemagne de Rhénanie-Palatinat, décède à Paris le 21 janvier 1789. Cet homme exceptionnel était à la fois un savant et un philosophe matérialiste (un athée si vous préférez).

    Il a beaucoup écrit et sa pensée reflète l’esprit de son temps. Il est moins connu que les savants et philosophes français de la même époque (RousseauDiderotVoltaireCondorcet, etc.). La raison en est peut-être qu'il écrivait moins joliment que les précités, à moins que ce ne soit là une marque regrettable de chauvinisme (ou alors ses écrits destructeurs vis-à-vis de la religion ont été mal reçus par nos "bien-penseurs"). 

    A propos de la religion, je vous conseille de lire sur l’un de mes autres blogs l’extrait de l'un de ses ouvrages, "La contagion sacrée", qui traite avec érudition et vigueur de ce sujet délicat. Cliquez sur l'image ci-dessous : 


    J’ai souhaité vous donner à lire cet extrait de son livre intitulé : « Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale ». Le texte choisi évoque la richesse et le luxe. Il contient quelques vigoureuses charges contre le luxe, son industrie et ses adeptes, que j’apprécie beaucoup, je vous l’avoue. 

    Je suis souvent irrité d’entendre le discours si convenu sur l’industrie du luxe française. Cette industrie, dont beaucoup sont si fiers, est une survivance de l’ancien régime, un reliquat de notre servitude.  « Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, et parviennent souvent à se tromper eux-mêmes » nous dit avec justesse le baron d’Holbach. Mais plus grave encore, cette industrie qui masque sa vacuité sous le fard des arts, est totalement inutile à la société. Nous venons de constater en cette période de pandémie mondiale qu’un simple masque de papier à 1 euro était plus utile qu’un sac à main Vuitton à 3000 € et que, hélas, mille fois hélas ! Notre malheureux pays disposait de plus de sac à mains Vuitton que de masque FFP2. De même, nous avons pu vérifier que ceux qui, d’après notre monarque, n’étaient « rien », étaient plus utiles à la survie du pays qu’un consultant payé entre 5000 et 10000 € par mois pour expliquer aux autres comment faire, sans n'avoir jamais rien fait lui-même que de médiocres Powerpoints. 

    Concernant les arts, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, je pense que ceux-ci ne dépendent pas de la richesse ni du luxe. J'ai plutôt le sentiment que le luxe dénature les arts. On peut constater cela dans certaines dérives de l’art contemporain (pas tout l’art contemporain, rangez vos pistolets), où certaines œuvres produites ne nécessitent même plus le talent ni le savoir-faire de l’artiste ; l’opportunité de faire de l’argent avec rien étant l’ultime fantasme d’une certaine forme du capitalisme (les bulles financières).

(Si vous disposez d'un peu de temps, vous pouvez lire en cliquant sur l'œuvre d'art ci-dessous, une réflexion très personnelle sur l'art comptant pour rien.) 😉

"Flaque d'eau" de l'artiste Koji Enokura

    J’ai évoqué la crise sanitaire, mais que dire encore de la crise économique !? Pas besoin de sortir d’une grande école de commerce, pour comprendre qu’un pays qui produit des objets du quotidiens, des machines-outils, des tracteurs ou des médicaments se porte mieux sur la place du commerce international qu’un pays qui fabrique des fanfreluches pour les riches et leurs quelques malheureux courtisans !

    Les avis du Baron d’Holbach sur ce que devrait être le devoir des riches dans la société sont plus que jamais d’actualité (y compris pour certains patrons de ces industries du luxe).

    Bien sûr, les puissants de l’époque n’ont pas tenu compte des conseils avisés de ce brave homme. L’état de corruption de la société était déjà trop avancé, et hélas, la Révolution n’a pu guérir la société de cette maladie qui la rongeait.

    De nos jours on continue de vouer un culte au luxe et l’on se presse avec dévotion dans les files d’attentes pour visiter le château de Versailles. Mais les dorures de Versailles sont faites du sang, des larmes et de la sueur des malheureux. (Lisez cet article sur la construction du Palais de Versailles).


Une digression sur Versailles.

    Vous dit-on lorsque vous visitez ce palais, qu’avant de le construire, en 1620, il  a d’abord fallu assécher les étangs et marais qui se trouvaient à son emplacement ? Puis réaliser d’énormes travaux pour puiser l’eau de la Seine et la canaliser, dont l’énorme machine de Marly construite en 1681, qui nécessita en permanence durant des années de coûteux travaux de réparations ? 

    Le pharaonique chantier du château mobilisa quant à lui 36.000 hommes dont environ 30.000 soldats, (soit environ 10 % de l’armée). Les ouvriers, le plus souvent réquisitionnés, travaillaient 11 heures par jour, 220 jours par an. Les accidents mortels étaient si nombreux que chaque matin de nombreuses charrettes partaient du chantier emportant les morts. En 1685, une fièvre paludéenne tua en très peu de temps 6.000 ouvriers. Puis ce fut la fièvre typhoïde. Aussi fallut-il sans cesse se réapprovisionner en main-d’œuvre. Il semblerait que ce chantier ait fait mourir au total un peu plus de 10 000 ouvriers, sans que soient ici comptés les charpentiers, les maçons ou encore les miroitiers et installateurs divers. Je ne pense pas que la construction des pyramides ait fait autant de victimes (pour le cas où vous l’ignoreriez, celles-ci n’ont pas été construites par des esclaves, comme dans les films américains, mais principalement par les paysans égyptiens, hors périodes de travaux aux champs).

La construction du château de Versailles

Une digression sur les perruques

    L’explosion du luxe et sa contamination des autres classes fut l’un des phénomènes les plus révélateurs de la maladie qui rongeait le 18ème siècle. Le scandale des emperruqués, en 1731, constitue un autre triste exemple.  On a retrouvé dans les notes d’un inspecteur de police dénommé Duval ce court texte anonyme évoquant le scandale des « emperruqués » aux fausses chevelures emplies de farine, alors que les pauvres n’avaient pas de pain.

« Dieu nous donne les blés non pour en faire profanations extravagantes, sacrilèges. Les perruques consomment plus d’une livre de farine par jour. C’est un grand scandale. Un grand scandale aussi dans l’Église quand des évêques, ecclésiastiques et religieux portent cet ornement par vanité, osent célébrer nos saints, la tête ainsi couverte avec indécence.

Maudit usage des amidons. Les boutiques des fariniers sont de plus en plus enfarinées. Alors que les pauvres n’ont pas de pain. »

Extrait de l’excellent ouvrage d’Arlette Farge, Vies oubliées, au cœur du XVIIIe siècle
Source image : Couleur XVIIIe

    En disparaissant le 21 Janvier 1789, le baron d’Holbach n’a donc pas assisté à la chute de l’ancien régime, mais il est incontestable que ses écrits ont dû inspirer nombre des hommes et femmes courageux qui firent le choix de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, en 1789.

    Voici à présent les extraits que je vous ai choisis. Bien sûr, comme il est d'usage sur ce site, vous pouvez accéder au livre complet via une fenêtre sur le site de la BNF, Gallica, en bas de cet article.

 J'ai mis en gras les passages "forts" et l'orthographe est d'époque.

Chapitre VIII "Des lois morales pour les Riches & les Pauvres"

Page 122 

"On convient assez généralement que les richesses corrompent les mœurs : il faut donc en conclure que bien des gouvernements ont un profond mépris pour les mœurs, & les regardent comme inutiles à la félicité d'un pays ; surtout en voyant les soins qu'ils se donnent pour allumer la soif de for dans les cœurs des sujets» & pour tâcher de leur ouvrir chaque jour de nouveaux moyens d'augmenter la masse de la richesse nationale. On voit de profonds Politiques ne parler à leurs concitoyens que de nouvelles branches de commerce, d'entreprises lucratives, de conquêtes avantageuses ; ce qui prouve que ces spéculateurs , peu scrupuleux sur la Morale, s'imaginent que leur chère Patrie serait très heureuse en y faisant arriver les richesses du monde entier. Néanmoins tout peut nous convaincre que si les Dieux, dans leur colère, exauçaient leurs vœux insensés, leur pays, au lieu d'être une île fortunée, deviendrait plutôt le séjour de la corruption, de la discorde, de la vénalité, de la mélancolie, de l'ennui, qui toujours accompagnent la licence des mœurs.

Les Anglais sont le peuple le plus riche & le plus mélancolique de l'Europe. La liberté même ne peut leur inspirer de la gaieté; ils craignent de la perdre , parce que chez eux tout entre dans le commerce.

Les Souverains commettent une très grande faute lorsqu'ils montrent beaucoup d'estime pour les richesses; ils excitent dans les esprits un embrasement général qui ne pourra s'éteindre que par l'anéantissement de la Société. L'avarice est une passion ignoble, personnelle, insociable, & dès lors incompatible avec le vrai patriotisme, avec l’amour du bien public & même de la vraie liberté. Tout est à vendre chez un peuple infecté de cette épidémie sordide ; il ne s'agit que de convenir du prix. Mais comme dans une nation ainsi disposée, & peu sensible à l’honneur, tout se paie argent comptant, le gouvernement n'est jamais assez riche pour acquitter les services qu'on rend à la Patrie. L'honneur, le véritable honneur, toujours inséparable de la vertu, ne se trouve qu'où la vertu réside : la liberté ne peut longtemps subsister dans des âmes avilies; elle ne peut être sentie & défendue que par des âmes nobles & désintéressées.

Le Commerce, fournissant aux citoyens des moyens de se débarrasser de leurs productions, mérite l'attention de tout gouvernement occupé du bonheur de ses sujets : les meilleures lois que le législateur puisse donner sur cet objet consistent à le protéger & lui donner la liberté la plus grande. Mais si le gouvernement éclairé doit sa protection & sa faveur au Commerce vraiment utile, à celui qui met la nation à portée d'échanger ses denrées superflues contre les choses nécessaires qu'elle est obligée de tirer des étrangers ; ce même gouvernement n'ira pas sacrifier les intérêts du Commerce utile à ceux d'un Commerce inutile & dangereux, qui ne s'occuperait que des objets frivoles du luxe & de là vanité: ils ne sont propres qu’à corrompre les nations. Le Commerçant utile est un homme précieux à son pays, & mérite d’être encouragé par le gouvernement ; le commerçant & l'artisant des marchandises de luxe sont des empoisonneurs publics, dont les denrées séduisantes portent partout la contagion & la folie. On peut les comparer à ces navigateurs qui, voulant dompter sans peine des nations sauvages, portent aux hommes des armes, des couteaux, de l'eau de vie, & aux femmes des colliers, des miroirs, des jouets de nulle valeur. 

En un mot, pour fixer les idées nous appellerons Commerce utile celui qui procure aux nations des objets nécessaires à leur subsistance , â leurs premiers besoins , & même à leur commodité & à leur agrément : nous appellerons Commerce de luxe ou Commerce inutile & dangereux , celui qui ne présente aux citoyens que des choses dont ils n'ont aucun besoin réel, & qui ne sont propres qu'à satisfaire les besoins imaginaires de leur vanité. Le Législateur serait très imprudent s'il favorisait une passion fatale que s'il ne peut réprimer ou punir, il ne doit au moins jamais encourager.

Le châtiment le plus doux qu’un Souverain devrait infliger au Luxe serait de le charger d'impôts, & de témoigner pour lui le mépris le plus marqué. Les impôts mis sur le luxe seraient très justes, vu qu'ils ne pourraient tomber que sur les riches, & qu'ils épargneraient les indigents. Les riches eux-mêmes ne pourraient pas s'en plaindre, parce que les objets de luxe n'étant pas d'une nécessité absolue, ils seraient les maîtres de les supprimer pour se soustraire à la taxe. Des impôts très forts sur les Palais somptueux, sur les Jardins, sur des Parcs immenses , sur des équipages, sur tant de valets que l'ostentation arrache à la culture, fur des chevaux sans nombre, etc. ne pourraient manquer de produire à l'Etat des revenus d'autant plus considérables, que la vanité, mère du luxe, est une passion opiniâtre, & qui finirait peut-être par faire imaginer qu'une taxe forte, annonçant l'opulence, doit attirer la considération du public à celui qui s'en trouve chargé.

Mais dans les nations infectées par le luxe, les médecins, faits pour guérir ce mal, en sont plus atteints que les autres ; ils le regardent comme un mal sacré, auquel il n'est pas permis de toucher ; ils aimeront mieux faire vendre le grabat d'un laboureur hors d'état de satisfaire un exacteur, que d'obliger un curieux à payer pour un tableau, ou une courtisane pour les bijoux & pierreries qu'elle a tirés de ses amants. Le luxe a tellement fasciné les habitants de quelques contrées, que les besoins les plus réels font forcés de céder aux besoins de la vanité. Tel homme se refuse de manger, pour épargner de quoi se montrer dans un carrosse ou sous un habit somptueux.

Les partisans du Luxe ne manqueront pas de nous dire, que les folles dépenses des riches font travailler le pauvre & le mettent à portée de subsister; mais on leur répondra que le vrai pauvre qu'il faudrait encourager, c'est le cultivateur : celui-ci, sans cesse accablé pour satisfaire aux demandes du gouvernement, ne tire aucun profit du luxe, qui lui enlève souvent les coopérateurs de ses travaux, devenus nécessaires pour grossir dans les villes la troupe des valets fainéants dont les riches & les grands aiment à se voir entourés. Nous dirons encore que le luxe déprave les indigents: il les rend paresseux ; il leur fait naître mille besoins qu'ils ne peuvent satisfaire sans danger ou sans crime. Ceux qui ne subsistent que par la vanité ou les fantaisies d'un public en démence, font souvent de très malhonnêtes gens. Rien de plus déplorable que les effets du luxe ou de la vanité bourgeoise, quand elle vient à gagner les classes inférieures. C’est ce luxe qui détermine tant de marchands à faire des banqueroutes, que la loi ne devrait pas traiter avec la même indulgence que des faillites occasionnées par des malheurs imprévus. C'est la fatuité des maîtres, copiée par leurs domestiques, qui remplit les villes de tant de valets fripons. Ces mêmes valets portent la débauche, la passion du jeu, la vanité, jusque dans les villages & les campagnes. Enfin ce sont les vices enfantés par le luxe qui conduisent tant de malheureux au gibet, & tant de jeunes filles à la prostitution.

Rien ne serait donc plus digne de l'attention d'un bon gouvernement, que de réprimer la vanité progressive des citoyens, de les contenir dans les bornes de leur état, de les engager à vivre suivant leurs facultés. Pour donner en effet du LUXE une définition exacte que l’on a si longtemps cherchée, il semble qu'on pourrait dire que c'est une vanité jalouse qui fait que les hommes à l’envi s'efforcent de s’imiter, s'égaler, ou même de se surpasser les uns les autres par des dépenses inutiles, qui  excédent leur état ou leurs facultés. Cette définition paraîtrait pouvoir convenir au luxe sous quelque point de vue qu'on l’envisageât. Un Souverain qui, par une vaine ostentation, ruine son Etat pour élever des Palais, pour se faire une cour plus brillante, pour entretenir des armées plus nombreuses que ses revenus ne le comportent, annonce un luxe plus ordinaire, mais plus blâmable sans doute par ses conséquences, qu’un homme du peuple qui se montrerait dans les rues couvert d'habits dans lesquels on verrait l’or se mêler à la soie ; avec cette différence pourtant que ce dernier n'est que ridicule, parce que nos yeux n'y sont pas accoutumés, tandis que la folie plus commune du premier, le rend évidemment coupable de dissiper en dépenses frivoles des sommes qu'il devrait employer à des objets utiles & nécessaires au bien être de ses sujets.

Le luxe des Souverains est pour une nation le plus grand des malheurs. Les lois fondamentales de tout gouvernement équitable devraient à cet égard contenir la vanité trop commune à ceux qui sont destinés par état à mettre un frein aux passions des autres. La Monarchie fut de tout temps regardée comme le gouvernement lé plus propre à faire naître & à propager le luxe. Ceux que leurs fonctions approchent du Monarque s'efforcent de l’imiter ; communément ils prétendent que c'est pour lui faire honneur ou pour lui plaire, tandis que réellement ils se ruinent dans la vue de se distinguer du vulgaire, avec qui leur vanité souffrirait de les voir confondus. Les riches, quoique d'un rang inférieur, veulent copier les courtisans & les grands, parce que ceux-ci jouissent d'un pouvoir qui toujours en impose. Enfin les citoyens des classes moins élevées imitent autant qu'ils peuvent ceux des classes supérieures, afin de jouir pendant quelques instants du plaisir passager d'être confondus avec leurs supérieurs , ou du moins pour se soustraire au mépris & aux outrages auxquels l'indigence est souvent exposée. Le luxe pénètre plus lentement dans les Républiques, parce que l'homme du peuple y craint moins ses supérieurs, qui d'ailleurs ne sont pas livrés au faste qu'on voit régner dans les cours des Rois.

Dans des nations opulentes la richesse seule est honorable, la pauvreté devient un vice, & l'indigence est rebutée par l'opulence toujours altière. Sous le despotisme, toujours vain & superbe, la pauvreté, la faiblesse, sont communément écrasées. Si des gouvernements plus équitables & plus humains rendaient les grands & les riches plus justes , plus affables, moins dédaigneux pour leurs inférieurs, il y a lieu de croire que ceux-ci seraient moins pressés de sortir de leur sphères ; alors chaque citoyen, plus content de son état, ne chercherait pas à faire illusion aux autres par des airs de fatuité , dont l’objet est communément de chercher à persuader qu'on possède des avantages qu’on na pas réellement.

C'est encore l'arrogance insultante des grands, qui plus ou moins bien imitée par les petits, est la source primitive des ridicules & des travers nationaux, que l’on remarque chez la plupart des habitants de certaines contrées. C'est visiblement de la cour que sont émanés ces airs d'importance, ces manières affectées, cette suffisance dédaigneuse, cette fatuité que copie si gauchement l'homme du commun, en un mot, toutes les impertinences qui rendent quelquefois un peuple entier méprisable aux yeux des étrangers : dans une nation infectée de cette vanité épidémique un homme sensé ne croit voir qu’une troupe de pantomimes, de baladins, de comédiens. Personne ne veut être soi ; chacun jusqu'aux valets, tâche par ses airs & ses manières de passer pour un homme de conséquence. II est bien difficile de trouver une tête solide, un caractère estimable dans un fat, dans un petit-maître, dans un important dont le cerveau n'est rempli que de vent & de bagatelles.

Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, & parviennent souvent à se tromper eux-mêmes. Un fat finit quelquefois par se croire un homme d'importance. Une courtisane, par son luxe, veut être prise en public pour une femme de qualité, dont souvent elle a chez elle le ton & les manières. Plus un état est vil par lui-même, & plus ceux qui s'y trouvent placés cherchent à se relever par des signes extérieurs de grandeur ou d'opulence. Les grands des cours despotiques d'Asie se distinguent par une magnificence & par un luxe effréné; esclaves avilis & rampants dans la présence d'un Sultan orgueilleux, ils tâchent de paraître quelque chose aux yeux de la populace étonnée. La puissance réelle, la vraie grandeur, n'ont nul besoin des secours du faste pour se faire respecter. Un bon Prince rougirait de devoir au vain attirail du luxe la vénération qu'il mérite par lui-même. L'ostentation, l'étiquette, la magnificence, ce que les courtisans appellent la splendeur du trône, ne sont faites le plus souvent que pour cacher aux yeux des peuples la petitesse & la sottise de ceux qui les gouvernent. Rien n’est plus déplacé que la vanité dans un puissant Monarque : cette passion puérile coûte pour l'ordinaire bien des larmes à ses sujets , obligés de travailler sans relâche, sans jamais pouvoir la satisfaire. Le soulagement des peuples constitue la splendeur des grands Rois.

On a reconnu dans tous les siècles les dangers du Luxe répandu dans les classes inférieures du peuple ; on a fait de vains efforts pour le réprimer par des Lois somptuaires : mais des législateurs, aveuglés eux-mêmes par la vanité qu'on respire dans les cours, n’ont pas vu que c'était pour imiter les grands que les petits se livraient à mille dépenses ridicules : ils n'ont pas vu que c'était par le Souverain & sa cour que, pour être efficace , la réforme des mœurs aurait dû commencer : enfin ils n'ont pas vu que des lois somptuaires, faites pour les citoyens d'un rang inférieur, ne pouvaient que les avilir de plus en plus, en donnant aux grands encore plus de vanité. Il ne faut donc pas s'étonner si les lois somptuaires ont été presque toujours aussitôt violées ou éludées que publiées.


Lutter contre le luxe introduit chez un peuple, c'est combattre une passion inhérente à la nature humaine. Chaque homme veut, autant qu'il peut, imiter, égaler ou surpasser ses semblables, & sur tout copier ceux qu'il croit ou plus heureux ou plus puissants que lui ; il souffre toutes les fois qu'il y faut renoncer. Dans une Monarchie fastueuse le luxe finira par se déceler, plus ou moins, jusque dans les dernières classes de la Société.

La meilleure des Lois somptuaires serait l'exemple d'un Prince ennemi du luxe & du faste, ami de la simplicité. Cet exemple serait bientôt suivi par les grands de la cour, toujours prêts à recevoir les impressions de leur maître. Dès-lors la modestie deviendrait le signe de la grandeur, du crédit, de la puissance. Pour s'assimiler à leurs supérieurs, les autres citoyens adopteraient sans peine une mode peu coûteuse, & qui cesserait de leur rappeler leur infériorité.

Bien plus, il résulterait de cette conduite des avantages inestimables pour les Grands & les Nobles, qu'un luxe habituel dévore, dont les affaires se dérangent perpétuellement à la cour, qui ne peuvent y paraître sans se croire obligés d'y représenter. De son côté le Monarque ne se verrait pas forcé de se ruiner lui-même, ou plutôt d'écraser son peuple pour fournir aux demandes d'une foule de courtisans obérés, qu'une sage économie mettrait dans l'abondance.

Les femmes, communément si touchées des vains jouets du luxe, prendraient du goût pour la simplicité, aussitôt qu'elle deviendrait la mode de la cour, une marque de grandeur, un moyen de mériter les regards favorables du Prince , dont on se croirait obligé de prendre les manières & le ton.

C'est ainsi que, par le secours de la vanité même , on parviendrait a guérir les plaies que la vanité du luxe fait à tant de nations. C'est le faste des Souverains qui force leurs sujets de se ruiner à leur exemple.

Le luxe de représentation, qui consiste à se faire suivre incessamment de tout l'appareil du faste, & qui trop souvent devient pour la vanité des gens en place le plus grand des besoins, est une source de ruine pour eux & pour les autres. En quittant la cour du Prince l’homme en place va porter son luxe dans la province, qui bientôt s'en trouve infectée; il dérange ses propres affaires & détruit celles des autres. Le gouvernement le plus prodigue ne peut pas subvenir au faste que la vanité des grands croit nécessaire à leur rang ou a leur dignité.

Mais un gouvernement sage devrait prendre des voies plus directes encore pour réprimer le luxe insolent & scandaleux que viennent étaler en public des femmes consacrées à la débauche. Une Police sévère devrait punir le vice lorsqu'il ose s'élever des trophées aux yeux des nations. Si le gouvernement ne peut empêcher le désordre caché, il doit du moins l’empêcher de se montrer avec un éclat propre à irriter la vertu & à corrompre l'innocence. De quels yeux des femmes honnêtes, des épouses vertueuses, des filles innocentes, doivent-elles voir le fort brillant que la débauche procure à des prostituées, que leurs amants ont la folie de transformer en Déesses ?

 Les apologistes du Luxe nous diront que la suppression à la cour & dans les villes produirait une diminution considérable dans les revenus de l’Etat, empêcherait une nation renommée par son goût & ses modes de mettre les autres peuples à contribution , enfin rendrait inutile une multitude d'hommes qui tirent leur subsistance de la vanité de leurs concitoyens.

Un Satyrique célèbre de l'antiquité faisait dire aux hommes avides de son temps, que l’argent devait être le premier objet des recherches ; que la vertu viendrait après l’argent. C’est le langage que semblent tenir à leurs sujets bien des gouvernements qui passent pour éclairés ; c’est celui d’un grand nombre de spéculateurs qui, séduits par les avantages frivoles que le luxe procure, ne voient pas le cortège des maux qu'il entraîne à sa fuite. Nous leur répondrons donc qu'un Etat bien organisé, réglé par une sage économie, par des citoyens honnêtes & modérés, n'a pas besoin de la masse énorme de richesses qui devient nécessaire pour mettre en action les avides sujets d'une nation corrompue par le luxe, où les revenus que l'Etat tire avec violence de vingt villages suffisent à peine pour payer à son gré les prétendus services, ou plutôt la négligence & l’impéritie d'un Courtisan ou d'un Grand. Un Gouvernement corrompu n'est jamais assez riche; mais un Gouvernement honnête est servi par d'honnêtes citoyens, sur les cœurs desquels l'amour de la Patrie, le désir de la vraie gloire, agissent plus fortement que l'argent. C'est insulter la vertu que de la payer : ainsi, l'on ne peut trop le répéter, les bonnes mœurs sont plus utiles aux nations que les richesses. Une trop grande opulence pervertit les peuples comme les individus : c'est dans la médiocrité que se trouve le plus communément la tranquillité, le vrai bonheur.

L'expérience de tous les temps nous prouve que les peuples les plus riches ne sont rien moins que les peuples les plus fortunés : leur opulence les rend communément ambitieux, arrogants ; ils veulent pour l'ordinaire prescrire des lois aux autres : leur insolence leur attire des ennemis nombreux; vous les voyez perpétuellement en guerre : les revenus ordinaires de l’Etat ne pouvant suffire aux entreprises téméraires d'un Gouvernement altier, il redouble les impôts , il contracte des dettes , que son crédit funeste lui permet d'accumuler : la nation gémit alors sous des taxes multipliées; semblable à ces riches obérés & mal-aisés, elle ne peut jamais arranger ses affaires; elle est pauvre, quoique remplie de citoyens opulents ; mais ces mauvais citoyens, enrichis aux dépens de leur pays, se livrent au vice, au luxe , à la paresse ; plongés dans la débauche, & tout occupés de leurs plaisirs, ils ne s'embarrassent ni du fort de la Patrie ni du bien-être de leurs concitoyens.

Une nation heureuse est celle qui renferme un grand nombre de bons citoyens. Les bons Princes font de bonnes lois ; & ces lois font les bons sujets. Le bon citoyen est celui qui est utile à son pays, dans quelque classe qu'il se trouve placé : le pauvre remplit sa tâche sociale par un travail honnête, ou dont il résulte un bien solide & réel pour ses concitoyens : le riche remplit la tâche lorsqu'il aide le pauvre à remplir la sienne ; c'est en secourant l’indigence active & laborieuse, c'est en payant ses travaux, c'est en lui facilitant les moyens de subsister, en un mot, c'est par la bienfaisance que le riche peut acquitter ses dettes envers la Société. C’est donc en détournant l’esprit des citoyens riches des fantaisies insensées & nuisibles du luxe & de la vanité, pour le porter vers la bienfaisance utile à la Patrie, que le Législateur établira chez lui l’harmonie sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de félicité pour personne.

 

L'ambition devient communément la passion de celui que ses richesses dispensent de songer à sa subsistance ; le Législateur peut donc se servir avec avantage du désir que le riche a de s'élever de plus en plus, d'être distingué de la foule des citoyens, pour tourner ses vues du côté de l’utilité générale. L'homme opulent qui se rendrait utile à sa patrie par des travaux publics, par des défrichements considérables, par des dessèchements qui augmenteraient la culture & la salubrité, par des canaux qui faciliteraient le commerce intérieur & les arrosements des terres, n'aurait-il pas des droits fondés à la reconnaissance publique ? Un grand, un riche, qui dans leurs domaines doteraient l’indigence pour favoriser la population, établiraient des manufactures capables d'occuper les pauvres, banniraient le désœuvrement & la mendicité, ne mériteraient-ils pas des distinctions, des honneurs, des récompenses à plus juste titre que tant de nobles ou de grands qui absorbent toutes les faveurs du Prince, pour avoir assidûment végété, intrigué, cabalé dans une cour, ou pour s'être ruinés par un faste nuisible pour eux-mêmes & pour les autres.

Si une éducation plus sociable apprenait aux riches, aux nobles, à être citoyens, si les préjugés inhumains de la grandeur ne lui faisaient pas croire que les peuples sont des esclaves destinés à repaître sa vanité, si un orgueil insensé n’étouffait pas d'ordinaire dans les cœurs des hommes les plus opulents & les plus distingués d'un Etat tout sentiment de pitié, de reconnaissance , d'affection sociale ; ne devraient ils pas être plus flattés d'exercer sur leurs inférieurs l’empire si doux de la bonté qui fait aimer, que l'empire tyrannique de l’injustice & de la vanité qui fait toujours détester ? Les hommes qui passent pour les heureux de la terre ne devraient-ils pas être plus touchés du plaisir solide & pur de répandre le bonheur autour d'eux, que des plaisirs frivoles, mêlés d'amertume & d’ennui, que l’on éprouve dans des villes bruyantes , dans des festins somptueux , dans des cours corrompues qui ne rassemblent que des envieux, des ennemis, & d’où la gaieté véritable est à jamais exclue ? Les vains plaisirs du luxe, la complaisance puérile qu'excite passagèrement le faste, la possession d'un bijou ou d'un meuble précieux, peuvent-ils être comparés aux plaisirs toujours renaissants de la libéralité, à la complaisance intérieure que produit à tout moment le spectacle si doux d'hommes rendus heureux par des bienfaits ? Quel spectacle de la ville, quelle fête brillante de la cour, a droit de plus remuer un cœur sensible que la vue de campagnes devenues fécondes, de cultivateurs rendus à leurs jeux innocents, de la nature entière transformée par ses soins? La vie est remplie des joies les plus pures, lorsqu'on connait le plaisir de faire du bien.

Voilà les sentiments que l'éducation devrait inspirer à la noblesse, ainsi qu'à l’opulence ; la Législation devrait les fortifier, le Souverain les récompenser. La Morale, toujours en état de prouver à tout citoyen que son intérêt se trouve lié avec celui de ses associés, convaincra les riches que faire du bien c'est placer utilement son argent, c'est se procurer du profit, de l'honneur & de la gloire : la bonté ne peut dégrader aucun mortel. Sous l'autorité d'un bon gouvernement, dont il secondera les vues, le Noble vertueux peut régner lui-même dans ses terres ; il préférera cet empire au plaisir insensé de faire éprouver à ses vassaux un pouvoir tyrannique, une morgue insupportable, de mauvais traitements qui ne lui attireraient que de la haine. C'est ordinairement par leur faute que les puissants de la terre sont détestés de leurs inférieurs; les injustices des grands produisent & nourrissent les méchancetés des petits. En liant les mains des riches si souvent prêtes à nuire , le Législateur rétablirait promptement un équilibre nécessaire pour faire fleurir les mœurs, & pour rendre ses Etats opulents & fortunés.

Dans tout gouvernement bien ordonné l’agriculture, les manufactures, le commerce, doivent s'attirer les soins attentifs de l’administration, jouir de sa protection constante, s'exercer avec liberté. Voilà les sources légitimes de la richesse de l’Etat & de celle du citoyen. Le sol est la base de la félicité nationale : c'est le sol qui doit fournir à tout un peuple sa subsistance, ses besoins, ses agréments & ses plaisirs. Assez d'écrivains zélés & vertueux ont prouvé par des ouvrages multipliés, l'attention que le gouvernement doit donner à l'Agriculture, de laquelle, comme d'un tronc, partent toutes les branches & les rameaux de l’économie politique. On ne peut rien ajouter aux vues utiles que l’amour du bien public leur a dictées. Dans un ouvrage qui n'a que la Morale pour but, il suffira de répéter qu'elle est toujours d'accord avec la saine Politique. "

 

 

Vous pouvez lire le texte intégral (mais avec l'orthographe de l'époque) dans cet exemplaire de 1776, mis à disposition par la BNF. Mais on peut aussi le trouver en format papier, avec un peu de chance...





 


mercredi 1 janvier 2020

Via Futura Sciences : Histoire de l'impôt avant la Révolution.

 Article de l'historienne Isabelle Bernier, provenant du site Futura-science.com


    A quoi bon écrire un article sur ce sujet lorsqu'on en trouve un aussi bien rédigé que celui-ci ? Par expérience, je sais que bien souvent, avec le temps, des articles finissent par disparaître de certains sites. Alors, une fois n'est pas coutume, je reproduits ci-dessous cet excellent article de l'historienne Isabelle Bernier sur le site Futura-science.

Source :


Parmi la multitude d’impôts et de taxes ayant existé sous l’Ancien Régime, la taille est certainement l’impôt direct le plus connu et le plus controversé. Cette taxe levée exclusivement par le roi à partir du XVe siècle, ne prend pas la même forme dans tout le royaume mais concerne tout de même plus de 85 % de la population française.

Quand on évoque l'administration fiscale avant la Révolution, il faut imaginer un découpage territorial du royaume correspondant à différents régimes fiscaux.

La répartition de l’impôt sur le territoire 

La taille est un impôt direct dont le montant global, appelé brevet, est fixé chaque année par le Conseil du roi. C'est également au sein du Conseil que se décide la première répartition sur l'ensemble du territoire, entre les « généralités » et les « pays d'états ».

En 1789, il existe vingt-neuf généralités : ce sont des circonscriptions financières confiées aux intendants, commissaires du roi représentant l'État dans les provinces du royaume. Les généralités sont subdivisées en « élections », entités territoriales chargées à leur tour de répartir l'impôt au niveau des paroisses fiscales. Les « généralités » représentent environ 60 % du territoire du royaume.

Les « pays d'états », quant à eux, disposent d'assemblées provinciales (les « états ») de députés des trois ordres (Tiers-État, noblesse, clergé) qui fixent l'impôt et gèrent sa perception, en le répartissant entre les diocèses fiscaux qui le transmettent aux collectes des paroisses. Au XVIIIe siècle, subsistent les « états » suivants : Bretagne, Bourgogne, Languedoc, Provence (tous quatre, appelés grands pays d'états) puis Flandre, Artois, Bresse, Bugey, Dauphiné, ainsi que les petits pays d'états du Sud-Ouest (Béarn, Bigorre).

Enfin, les « pays de libre imposition » sont directement administrés par les intendants et à l'entière disposition du souverain en matière de fiscalité : leur point commun est d'avoir été conquis depuis le règne de Charles IX (roi de 1560 à 1574). Les régions frontalières concernées se situent autour des villes de Lille, Valenciennes, Metz, Nancy, Strasbourg, Besançon, Perpignan et Bastia.

Découpage du territoire français correspondant aux trois régimes fiscaux de la Taille en 1789.

Comment définir la taille ?

Créée en 1439, la taille pourrait être considérée comme un ancêtre de l'impôt sur le revenu. Elle frappe plus de 85 % de la population française : noblesse, clergé et bourgeoisie des villes en sont dispensés. L'unité perceptrice de base est la paroisse : la perception de la taille produit une somme globale qu'il faut faire remonter à la généralité (via l'élection), puis au Trésor royal, grâce aux receveurs généraux. Des « asséeurs », choisis parmi les paroissiens, sont chargés de dresser la liste des imposables et de répartir l'impôt entre les « feux » (foyers fiscaux). Les habitants d'une même paroisse sont solidaires devant l'impôt : si un foyer fiscal fait défaut, c'est l'ensemble de la communauté qui s'engage à régler le montant exigé.

Il existe deux types de taille :

La taille réelle : l'impôt est réglé sur le bien foncier sans appréciation des circonstances personnelles (nombre d'enfants, âge, métier, revenus...) du propriétaire.

La taille personnelle : l'impôt est appliqué sur les revenus de la personne en tenant compte des circonstances personnelles et de toutes ses activités (artisan, marchand, agriculteur, rentier...). Ceci implique des enquêtes approfondies et régulières effectuées par le collecteur de la paroisse (l'asséeur).

Dès le XIVe siècle, en Languedoc, les « compoix » (ancêtres des matrices cadastrales dans les régions de langue occitane) donnent la nature, la surface et la valeur des biens fonciers, pour le prélèvement fiscal. Ils sont révisés régulièrement afin de tenir compte des changements de propriétaires ou des défrichements. La taille réelle s'applique ainsi à tous les pays disposant de compoix, c'est-à-dire Guyenne, Quercy, Languedoc, Provence, Dauphiné, Bourgogne mais aussi Alsace, Flandre et Artois.

Des déséquilibres importants existent entre pays d'élections et pays d'états : les pays d'élections assujettis à la taille personnelle sont les plus imposés. Au niveau des paroisses, la répartition de la taille subit l'appréciation arbitraire des collecteurs, puisque le calcul de l'impôt s'estime en fonction de la valeur des biens de chacun, d'où de nombreux abus.

Budget simplifié du Royaume de France en 1789.
La taille figure dans la catégorie "impôts directs" des recettes.

À savoir

Vers 1610, la taille représente environ 60 % des revenus de la monarchie, 25 % vers 1715. L'État a multiplié les sources de financement, en élargissant la gamme des impôts directs, indirects et en recourant de plus en plus à l'emprunt. En 1789, la monarchie est incapable de faire face aux dépenses courantes sans emprunter, la taille représente encore 15 % des recettes dans le budget royal. Quant au remboursement de la dette, il correspond à 50 % des dépenses dans le budget de 1789. À titre de comparaison, en 2018, la charge de la dette dans le budget de l'État s'élève à 11,6 % de ses dépenses.

Auteur : Isabelle Bernier.



Post Scriptum : 

    Je vous conseille également cet excellent article de l'historienne Isabelle Bernier, intitulé :"Les Français et le livre sous l'Ancien Régime."

Janvier 1789 : Sieyès publie sa brochure "Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?"


    En ce premier mois de l'année 1789, Emmanuel-Joseph Sieyès, connu également sous le nom de l'abbé Sieyès, publie sa brochure qui deviendra célèbre "Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?". Il va en vendre plus de 30.000 en un mois, ce qui est énorme à l'époque !

Découvrons ensemble cet homme d'exception avant de lire son pamphlet.

Emmanuel-Joseph Sieyès.
Penseur de l'idée de la Nation
(Source image)

Adversaire déclaré de la noblesse

    L'abbé Sieyès s'était déjà fait connaître en 1788 avec son pamphlet "Essai sur les privilèges", qui constituait une véritable charge contre la noblesse et ses privilèges héréditaires. Benjamin Constant dira de lui : « Personne jamais n'a plus profondément détesté la noblesse ».

    Penseur libéral s'inscrivant dans la tradition de Locke, Sieyès, partant de la théorie politique, montrait dans son essai l'inutilité fonctionnelle de cette classe de privilégiés que représentait la noblesse. Il concevait celle-ci comme un corps intermédiaire faisant écran entre l'autorité commune et le citoyen ; une sorte de nation dans la nation s'excluant volontairement du corps social par son mode de vie dont le château de campagne était la manifestation géographique et symbolique.

    La noblesse constituait celui lui, un fardeau pour l'économie française ; celle-ci cultivant un mépris du travail et par la même des métiers seuls capables d'enrichir la nation. Les aristocrates ne produisant rien par eux-mêmes, ces privilégiés dépensaient toute leur énergie dans une « mendicité » devenue mendicité d’État.

    Sieyès considérait même les nobles comme des étrangers à la nation, les aristocrates étant selon lui les descendants des envahisseurs germaniques (les Francs) qui avaient envahi, puis occupé la France gallo-romaine (je vous rappelle que Charlemagne parlait allemand). Sieyès proposait de « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles nobles qui conservaient la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits ».

(Pour info, sous une monarchie, être "sujet" signifie que l'on est assujetti au roi, sous-entendu par droit de conquête.)

    A noter que Sieyès parlait de la noblesse en tant que corps social constitué. Rappelons en effet que la noblesse désigne également une qualité du cœur, que l'on peut retrouver aussi bien chez des hommes du commun (ou Tiers-Etat) que chez des aristocrates. Raison pour laquelle certains aristocrates, nobles de cœurs se rallieront aux idéaux de la Révolution.

    Sieyes demande que la représentation nationale de la population française soit proportionnelle à son poids démographique. Le Tiers état représente alors environ 97% de la population française...


Le premier sociologue

    Sieyès fut l'un des pionniers de la sociologie. Une cinquantaine d'année avant Auguste Comte, il forgea dans un manuscrit le néologisme « sociologie » ! Sieyès ne s'attarda pas à conceptualiser plus avant ce terme nouveau. Mais il eut à cœur de développer un « art social » : la connaissance positive de la société devant servir à la gouverner.

"L’objet du physicien (celui qui étudie la nature qui se dit physis en Grec), déclarait Sieyès, c’est d’expliquer les phénomènes de l’univers physique. Puisque cet univers existe indépendamment de lui, le physicien doit se contenter d’observer les faits et d’en démontrer les rapports nécessaires. Mais la politique n’est pas la physique, et le modèle de la nature ne s’applique pas aux affaires humaines." 

    Pour Sieyès, la société est une construction artificielle, un édifice ; la science de la société devrait donc être, à proprement parler, une architecture sociale. 

Petit aparté :

    Tout cela est parfaitement exact. Darwin nous aidera plus tard à comprendre que nos comportements humains sont hérités de notre évolution "naturelle" et que l'art social ne peut pas ignorer les déterminismes naturels dont nous avons hérités et qui régissent hélas nos comportements sociaux.

    Trop de penseurs avant Sieyès (et après lui aussi hélas) ont conçus des systèmes sociaux pour des êtres humains tels qu'ils voulaient qu'ils soient et non-pas tels qu'ils étaient. Tout cela parce qu'ils ignoraient, volontairement ou non, les règles à la fois biologiques et culturelles qui régissent les comportements humains. Comment bâtir une société nouvelle si l'on fait fi des propriétés des matériaux qui la constitueront ? Certains despotes iront même jusqu'à vouloir fabriquer de nouveaux hommes pour les adapter à leur modèle de société utopique, ce qui à chaque fois, constitua le premier pas vers l'enfer.

Un des penseurs de la Révolution

    Indiscutablement, l'abbé Sieyès fut l'un de ces brillants esprits qui forgèrent de précieux outils conceptuels pour penser la Révolution. Cette compréhension de la société constituée de corps sociaux, ou plutôt de classes sociales aux intérêts divergents, permit de mieux comprendre l'origine de nombre de problèmes.

    La représentation symbolique du paysan accablé, portant sur son dos la noblesse et le clergé, qui eut tant de succès dans les mois qui précédèrent les Etats généraux de mai 1789, doit surement beaucoup à la diffusion de la pensée de Sieyès dans la société.

Médaille éditée pour les Etats généraux
(Ma collection personnelle)


Un mot sur le clergé

    Ne nous y trompons pas, si parmi les fardeaux que doit supporter le malheureux paysan, figure également le clergé. Il s'agit là du haut-clergé, dont les postes sont exclusivement réservés à la noblesse et donc d'une simple extension de celle-ci. Raison pour laquelle, de très nombreux représentant du bas clergé prendront une part très active à la Révolution.

    Ce sont des curés du bas clergé qui, à l'appel de Sieyès, rejoindront ceux du tiers état à partir du 12 juin 1789. C'est un abbé qui distribuera de la poudre à fusil au peuple dans les rues de Paris le 13 juillet. C'est un abbé qui conduira sable au clair l'attaque de la Bastille le lendemain. C'est un abbé qui prononcera un discours incendiaire contre les riches le 27 septembre lors de la bénédiction des drapeaux de la garde nationale au sein de Notre Dame ! Mais de tout cela nous reparlerons quand le moment sera venu.

Sieyès sera l'un des acteurs principaux lors des Etats Généraux.

    Ce sera lui qui après avoir défendu le 16 juin 1789 sa motion sous le titre d'Assemblée nationale (proposée par Legrand), obtiendra 491 voix contre 90 pour celle-ci. Ce qui fera naître cette Assemblée nationale toute puissante qui décidera par un premier décret, qu'elle aura la responsabilité de la perception des impôts et le service de la dette. C'est-à-dire, le premier acte révolutionnaire de grande importance.

    Nous retrouverons régulièrement Sieyès durant toute la Révolution et à chaque fois, ses agissements seront empreints de son intelligence brillante.

Filons la métaphore...

    On dit chez les motards, qu'un bon motard est un vieux motard (excusez l'image). Je pourrais filer la métaphore en disant qu'un révolutionnaire intelligent est un vieux révolutionnaire. Sieyès était probablement très intelligent et surtout très compétent dans cette science sociale nouvelle dont il avait établi les prémisses ; car en excellent connaisseur de la mécanique humaine et de ses comportements sociaux, il survécut à tous les courants dangereux de la Révolution et mourut à 88 ans en 1836 ! Il connut une éclipse sous la Convention, se fit discret sous la période dite de la Terreur, puis il réapparu après la chute de Robespierre le 9 thermidor an II. En tant que spécialiste en droit public, il anima alors les débats sur la Constitution de l'an III puis poursuivit sa carrière politique sous le Directoire avant d'être l'un des principaux instigateurs du coup d'État de Bonaparte le 18 brumaire an VIII. Il rédigera à cette occasion sa dernière constitution qui, sous une forme remaniée, devient celle du Consulat.

Coup d'état du 18 Brumaire (9 Novembre 1799)

Revenons-en à la fameuse brochure ! "Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?"

Ce petit ouvrage est connu pour son introduction :

« Qu'est-ce que le Tiers-État ? Le plan de cet Écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire.

1º Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout.

2º Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.

3º Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »

    Dans cet ouvrage, Sieyès poursuit sa réflexion entamée dans son ouvrage de 1788 évoqué ci-dessus. Mais il dépeint la situation présente et apporte des solutions, c'est-à-dire les réformes à réaliser.

    Dans la perspective des Etats Généraux, il préconise que le vote de chaque ordre se fasse proportionnellement à sa représentativité réelle dans la nation. Cela donnera évidemment l'avantage au Tiers-Etat qui représente près de 98 % des Français ! Mais cela montre également que le corps social que constitue la noblesse, non seulement ne représente rien, mais aussi et surtout est totalement inutile à la Nation. Raison pour laquelle il poursuit ainsi :

« Qui donc oserait dire que le Tiers-état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est enchainé. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la Nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout. Mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres.

On verra si les réponses sont justes. Nous examinerons ensuite les moyens que l’on a essayés, et ceux que l’on doit prendre, afin que le Tiers-État devienne, en effet, quelque chose. Ainsi nous dirons :

4º Ce que les Ministres ont tenté, et ce que les Privilégiés eux-mêmes proposent en sa faveur.

5º Ce qu’on aurait dû faire.

6º Enfin, ce qui reste à faire au Tiers pour prendre la place qui lui est due. »

    On retrouve dans ce pamphlet l'idée forte défendue dans l'essai de 1788, à savoir que la noblesse, avec ses privilèges, est à exclure du pouvoir, car elle ne défend que ses intérêts particuliers. Les privilégiés, bien que minoritaires, constituent un fardeau pour la Nation.

Naissance de l'idée de Nation.

    Selon Sieyès, la nation est le seul principe constituant possible dans l'État, et cette nation ne s'exprime que lorsqu'elle est dotée d'une Constitution. Raison pour laquelle la première tâche à laquelle se consacre l'Assemblée nationale dite constituante sera la rédaction d'une constitution.

"La Nation française"
Cachet des Procès-Verbaux de l'Assemblée nationale.

    L'unité du pouvoir se dégageant de la diversité sociale, il est impossible dans ce contexte de conserver des ordres imperméables entre eux, et la représentation doit être individualiste, souveraine et générale. L'idée de Nation constitue un nouvel outil conceptuel pour penser une société nouvelle. C'est le nom du nouveau contrat social devant unir les Français.

    Sieyès postule que la nation existe avant tout, qu'elle est l'origine de tout, que sa volonté est toujours légale et qu'elle est la loi elle-même. La nation est un donné, et non un construit, il sera nécessaire de donner des institutions à celle-ci, afin qu'elle puisse organiser le bonheur du peuple. Tout ce que nous allons découvrir ensemble tout le long de cette année 1789 résulte de cette idée nouvelle de Nation.

Assiettes "Vive la Nation"



Mais de quel Tiers-état parle-t-on ?

Confusion

    Le Tiers-état est communément considéré comme un corps homogène que l'on assimile au Peuple. C'est une source de confusion et même d'incompréhension de nombre d'événements de la Révolution française.

Un nouveau corps est apparu au sein de la société.

    Bien évidemment, la noblesse couvre de son mépris l'ensemble des roturiers de la société. Mais c'est oublier qu'un nouveau corps social a émergé au sein du Tiers-état, c'est celui que constitue la bourgeoisie ! Cette nouvelle classe sociale, riche par son travail (industrie, commerce, banque), influente et éduquée, n’a pas cessé de s’accroître, donnant naissance à une nouvelle élite. Mais cette nouvelle élite, qui paie des impôts, n'a aucun pouvoir politique. Vous voyez le problème ?

Ce nouveau corps social rest constitué d'environ 14% de la population française, le reste du peuple inclus dans le Tiers-état constitue près de 84% de la population. La noblesse ? Seulement 1%...

Deux formules pour mieux comprendre.

    En décembre 1788, le ministre des Finances Jacques Necker avait présenté ainsi ce nouveau paradigme dans un discours :

"Il y a une multitude d'affaires dont elle seule (La nouvelle classe bourgeoise) a instruction", c'est-à-dire connaissance. Quelles affaires ? Les transactions commerciales, les manufactures, le crédit public, l'intérêt et la circulation de l'argent. C'est-à-dire qu'un état bien ordonné doit admettre la participation des plus éminents citoyens."

Barnave dans sa prison

    En 1793, Antoine Barnave, l’avocat du Dauphiné devenu député puis chef des Feuillants, écrira dans le livre qu'il rédigera en prison, "De la Révolution et de la Constitution", cette formule qui a elle seule résume la Révolution de 1789 :

« Une nouvelle répartition des richesses implique une nouvelle répartition des pouvoirs ».



Vous comprendrez très vite en lisant les articles sur cette année 1789, que le Tiers état était en vérité constitué de deux parties distinctes, dont les intérêts divergeaient...


Un peu de lecture ?

Vous pouvez aisément lire "Qu'est-ce que le Tiers-Etat" en clichant sur ce lien :
https://fr.wikisource.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_que_le_tiers_%C3%A9tat_%3F

Et voici dans la fenêtre ci-dessous, la copie du texte original, scannée sur le site de la BNF :