|
Station du métro aérien "Quai de la Gare" |
Il existe à Paris une station sur la ligne 6 du métro,
dénommée « Quai de la Gare ». Son nom ne vient pas de la Gare d’Austerlitz
toute proche ni d'aucune gare ferroviaire d'ailleurs, mais de l’ancienne gare fluviale, (gare d’eau à l’époque), connue
sous le nom de "Gare de l’Hôpital" ou "Gare de la Plaine d’Ivry", construite à la
fin du règne de Louis XV ; construite mais jamais achevée...
Une garre avec deux « r ».
Vous pouvez voir cette gare fluviale sur quelques plans de
Paris du XVIIIème siècle, dont celui que je vous propose ci-dessous, qui date de
1792. Vous remarquerez une fois de plus l’orthographe d’époque qui écrit garre,
avec deux « r ».
|
Quartier de la Gare à Paris en 1792 |
J’ai trouvé intéressant de comparer cet extrait d'un plan de 1792, sur laquelle est représentée cette gare fluviale, avec une vue aérienne
du Paris de 2020, via Google Earth. On reconnait encore l’hôpital de la Salpêtrière
qui existait déjà, ainsi que le « Jardin du Roy », devenu le « Jardin
des Plantes ». En revanche, il ne subsiste plus rien de la gare fluviale,
si ce n’est le nom du quartier et celui de la station de métro.
Plus de trace non-plus de la Bièvre, cette petite rivière
qui se jetait dans la Seine pas loin dudit jardin du Roy (elle s'écoule à présent dans une conduite sous-terraine). J’ai signalé l’embouchure
de celle-ci par un canard, mais j’aurais plutôt dû mettre un castor, puisque le
nom de la Bièvre vient du mot gaulois "bebros" désignant les castors.
Certains plans
anciens de Paris, dont celui-ci, la désignent également sous le nom de rivière
des Gobelins. Ces gobelins n’avaient rien à voir avec les trolls folkloriques
des contes et légendes, ni avec ceux des jeux vidéo. Les Gobelins étaient une
famille de teinturiers d’origine flamande, qui était venue sous le règne du roi
François 1er, installer ses ateliers au bord de cette petite rivière, (qui a
donc dû en voir de toutes les couleurs).
Un projet original
L’idée de cette gare était née en 1753 des réflexions d’un dénommé
Destouches, qui l’avait soumise à la ville de Paris, sans suites. Sa destination aurait été
de permettre à des bateaux de stationner sans risque pour décharger ou
embarquer des marchandises. Le bassin ainsi créé aurait été isolé de la Seine
par une estacade permettant le halage hors de l’eau des bateaux. Totalement isolé
de la Seine, le bassin aurait été approvisionné en eau par la Bièvre toute
proche.
Ce n'est qu'en 1762 qu’un nouveau projet sera finalement retenu, celui de l’architecte
Pierre-Louis Moreau-Desproux. Il s’agira d’une gare d’eau d'une
superficie de 9 hectares pouvant recevoir jusqu’à 450 bateaux. Située au début
du quai d'Ivry, au niveau du bac de la Rapée, la gare serait constituée d’une
demi-lune de 270 toises de longueur sur 108 de largeur (1 toise =
1.949 mètre) et environ 5 pieds de profondeur (5 x 0.325 = 1.625m) dans
les plus basses eaux. A chaque extrémité se trouveraient deux canaux de chacun de
8 toises de large (15.6m) servant l'un d'entrée et l'autre de sortie, couverts
d'un pont de pierre de 4 toises d'épaisseur, à une seule arche, avec escaliers de
chaque côté. Ce bassin serait séparé de la rivière par une levée de terre de 6
toises de largeur sur 4 toises de hauteur au-dessus des plus basses eaux, ayant
dans son milieu une chaussée de pavé de 4 toises de largeur aboutissant par
chaque bout aux ponts, bordée du côté du bassin d'une berge en pente douce de
8 toises de largeur construite en meulière avec mortier,
de chaux, de sable, distribuée d'escaliers. La partie circulaire du
bassin serait elle aussi, bordée d'une levée de 6 toises avec une chaussée au milieu.
Le petit bâtiment que vous voyez sur la carte au milieu de l'arc de cercle aurait abrité le logement du
gardien, des bureaux et un corps de garde.
Les travaux commencèrent en 1764, mais ils ne furent
jamais terminés, même si le projet paraît l'être sur ce plan de 1792. Mais il
en va des plans comme d’autres documents, on y représente parfois les choses
telles que l’on voudrait qu’elles soient et pas nécessairement telle qu’elles
sont. Je vous ai déjà appelé à la prudence concernant ce sujet, avec le
magnifique plan de Bretez. La preuve en est que sur le plan de Paris en 1797, il n’y a
plus aucune trace de cette gare ! Regardez ci-dessous.
Le plan complet se trouve ici : "Plan géométral de Paris et de ses Fauxbourgs", 1797.
Il vous faudra lire l'article jusqu'au bout pour connaître la cause probable de l'inachèvement de ce chantier. 😉
Fluctuat nec mergitur ?
Il y a une bonne raison pour laquelle la devise latine de la
ville de Paris signifie « Flotte mais ne coule pas » et que son blason représente un bateau. Paris a en
effet eu la particularité d’être un port important depuis la plus haute
antiquité, si ce n’est même depuis la nuit des temps !
Parmi les plus vieux monuments gaulois de l’antique Lutèce
que l’on ait retrouvés, figure en première place les vestiges morcelés du pilier des nautes, érigé au 1er siècle de notre ère par une riche
confrérie de bateliers.
Plus d’info sur le site du Musée Carnavalet en cliquant
sur l’image ci-dessous :
|
Un élément du pilier des Nautes (1er siècle) |
Quant à "la nuit des temps", sachez
qu’ont été retrouvés sur la rive droite de la Seine (en face de la Gare d’eau),
lors de la construction du palais omnisports de Bercy, une dizaine de pirogues
dont les deux plus anciennes datent de 4800-4300 av.
J.-C !
Plus d’info sur le site du Musée Carnavalet en
cliquant sur l’image ci-dessous :
|
Pirogue datant du néolithique, trouvée à Bercy |
Revenons à notre 18ème siècle révolutionnaire et
amusons-nous à compter le nombre de bateaux dessinés sur le plan de Bretez, que
je vous ai précédemment présenté. Le compte achevé, on peut se faire une bonne
idée de l’importance de la navigation sur la Seine !
Pour accéder au magnifique plan complet de la ville, cliquez sur l'image ci-dessous, qui représente l'ile Louvier (qui n'est plus une île depuis 1847).
Pourquoi mettre à l’abri les bateaux ?
Il y avait déjà de nombreux ports à Paris. La fonction de
cette gare était principalement de protéger les bateaux qui y seraient halés. Protéger
de quoi ? Fort probablement de la glace !
En effet, l’Europe a
traversé un petit âge glaciaire durant les XVIIème et XVIIIème siècles. D’après
certains chercheurs, en forçant les hommes à s'adapter à des conditions de vie devenues très rudes, cette courte ère glaciaire aurait même conduit aux progrès techniques et politiques du siècle des Lumières !
Ce qui est certain, c’est
qu’elle a grandement éprouvé les gens qui l’ont vécue. Le début du XVIIIème
siècle avait débuté par le terrible hiver de 1709 et d’autres hivers rigoureux
suivirent. Le climat de la France ressemblant tout à coup à celui de la
Scandinavie ou du Canada, il devient courant de voir chaque hiver, les fleuves
et rivières geler. Lorsque les températures remontaient, la débâcle survenait, c’est-à-dire
que les rivières charriaient de gros blocs de glace qui causaient des dégâts
importants, maisons sur les rives emportés, ponts brisés et bateaux fracassés.
Je vous renvoie au témoignage de notre ami Colson, en date du 27 Janvier 1789.
|
Une débâcle. |
Mauvais esprit 😈
D’importantes sommes d’argent ont dû être dépensées en pure perte, sur ce
chantier qui occupa par moment jusqu’à 1800 ouvriers !
Si j’avais mauvais esprit, je dirais qu’il est un peu regrettable qu'il n’ait pas été utilisé pour
abriter les malheureux qui vivaient dans des conditions immondes le long des
berges de Paris, plutôt que pour protéger les bateaux. Souvenons-nous du témoignage du général Thiébault dans ses mémoires, qui décrit ce qu’il vit à Paris en 1784 : « ces caves infectes où
vivaient, le long des quais, cent mille de ces misérables, qui, dix fois l'an,
étaient submergés par des pluies ou par les crues de la Seine, et souvent, de nuit,
étaient forcés de porter leurs paillasses à la pluie ou dans la boue, pour ne
pas être noyés ».
Lire mon article "A propos de la terrible misère au 18ème siècle".
Bon esprit 😇 (me faisant découvrir une cause probable de l'inachèvement du projet)
En y réfléchissant bien, j'ai fini par deviner la raison probable pour laquelle le projet avait été abandonné.
Le mauvais côté de mon expérience professionnelle m'a d'abord fait supposer une sordide affaire de marché public, ou d'entrepreneur mettant la clé sous la porte sans payer les ouvriers. Mais le bon côté de mon expérience d'ingénieur m'a fait repenser aux aspects techniques et réglementaires de certaines opérations de travaux publics que j'ai été amené à conduire, précisément dans cette zone de Paris. En effet, il faut le savoir, ce secteur de Paris, ainsi que celui de la ville limitrophe d'Ivry, se situent en zone inondable. Pour cette raison, tous les projets d'aménagement urbains sont soumis à de strictes contraintes réglementaires, (qui ne vont tout de même pas jusqu'à interdire de construire des quartiers neufs sur lesdites zones).
Je suis donc allé sur le site de la Préfecture et j'ai récupéré le zonage réglementaire du Plan de Prévention du Risque Inondation. La zone bleue correspond aux zones urbanisées situées en
zone inondable. Au sein de cette zone, deux variantes sont définies : une zone
bleu sombre, qui correspond à des secteurs de bâtis importants exposés à des
niveaux de submersion potentiellement supérieurs à un mètre, et une zone bleu
clair correspondant au reste de la zone inondable, exclusion faite des zones
verte et rouge. (Voir détail des explication sur le PPRI).
J'ai représenté sur l'extrait ci-dessous, l'emplacement de l'ancienne gare d'eau. Vous pouvez constater qu'il se trouve en zone inondable...
|
Extrait du PPRI |
Source : Plan PPRI de Paris.Plus d'infos sur le site de la Préfecture en cliquant sur l'image ci-dessous :
Qui l'eût cru ! (Jeu de mot)
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir un plan équivalent de celui de l'actuel PPRI, sur lequel était représentée la crue de 1740, la plus importante crue relevée au 18ème siècle !
Regardez vous-même !
Conclusion
La Seine n'étant régulée à l'époque par aucun bassin de stockage (Voir ce lien), ses crues étaient plus fréquentes et plus importantes que de nos jours (Voir plus haut le témoignage du général Thiébault), sans parler des risques de débâcles de glaces, que le réchauffement climatique a éloigné de nos soucis.
L'emplacement choisi pour créer cette gare destinée à mettre à l'abri des bateaux était donc loin d'être le meilleur. Il est même fort probable que le chantier lui-même ait été inondé.
Si quelqu'un m'apporte une autre explication, je lui en serai bien sûr reconnaissant et je mettrai à jour cet article immédiatement. 😊
Post Scriptum : En fait, Paris n'est peut-être pas si "nec mergitur" que ça ! 😉