"On convient assez généralement que les richesses corrompent
les mœurs : il faut donc en conclure que bien des gouvernements ont un profond
mépris pour les mœurs, & les regardent comme inutiles à la félicité d'un
pays ; surtout en voyant les soins qu'ils se donnent pour allumer la soif
de for dans les cœurs des sujets» & pour tâcher de leur ouvrir chaque jour
de nouveaux moyens d'augmenter la masse de la richesse nationale. On voit de
profonds Politiques ne parler à leurs concitoyens que de nouvelles branches de
commerce, d'entreprises lucratives, de conquêtes avantageuses ; ce qui prouve
que ces spéculateurs , peu scrupuleux sur la Morale, s'imaginent que leur chère
Patrie serait très heureuse en y faisant arriver les richesses du monde entier. Néanmoins tout peut nous convaincre que si les Dieux, dans leur colère,
exauçaient leurs vœux insensés, leur pays, au lieu d'être une île fortunée,
deviendrait plutôt le séjour de la corruption, de la discorde, de la vénalité,
de la mélancolie, de l'ennui, qui toujours accompagnent la licence des
mœurs.
Les Anglais sont le peuple le plus riche & le plus
mélancolique de l'Europe. La liberté même ne peut leur inspirer de la gaieté;
ils craignent de la perdre , parce que chez eux tout entre dans le commerce.
Les Souverains commettent une très grande faute lorsqu'ils
montrent beaucoup d'estime pour les richesses; ils excitent dans les esprits un
embrasement général qui ne pourra s'éteindre que par l'anéantissement de la
Société. L'avarice est une passion ignoble, personnelle, insociable, & dès
lors incompatible avec le vrai patriotisme, avec l’amour du bien public &
même de la vraie liberté. Tout est à vendre chez un peuple infecté de cette
épidémie sordide ; il ne s'agit que de convenir du prix. Mais comme dans une
nation ainsi disposée, & peu sensible à l’honneur, tout se paie argent
comptant, le gouvernement n'est jamais assez riche pour acquitter les services
qu'on rend à la Patrie. L'honneur, le véritable honneur, toujours inséparable
de la vertu, ne se trouve qu'où la vertu réside : la liberté ne peut longtemps
subsister dans des âmes avilies; elle ne peut être sentie & défendue que
par des âmes nobles & désintéressées.
Le Commerce, fournissant aux citoyens des moyens de se
débarrasser de leurs productions, mérite l'attention de tout gouvernement
occupé du bonheur de ses sujets : les meilleures lois que le législateur puisse
donner sur cet objet consistent à le protéger & lui donner la liberté la
plus grande. Mais si le gouvernement éclairé doit sa protection & sa faveur
au Commerce vraiment utile, à celui qui met la nation à portée d'échanger ses
denrées superflues contre les choses nécessaires qu'elle est obligée de tirer
des étrangers ; ce même gouvernement n'ira pas sacrifier les intérêts du Commerce
utile à ceux d'un Commerce inutile & dangereux, qui ne s'occuperait que des
objets frivoles du luxe & de là vanité: ils ne sont propres qu’à corrompre
les nations. Le Commerçant utile est un homme précieux à son pays, & mérite
d’être encouragé par le gouvernement ; le commerçant & l'artisant des
marchandises de luxe sont des empoisonneurs publics, dont les denrées
séduisantes portent partout la contagion & la folie. On peut les comparer à
ces navigateurs qui, voulant dompter sans peine des nations sauvages, portent
aux hommes des armes, des couteaux, de l'eau de vie, & aux femmes des
colliers, des miroirs, des jouets de nulle valeur.
En un mot, pour fixer les idées nous appellerons Commerce
utile celui qui procure aux nations des objets nécessaires à leur subsistance ,
â leurs premiers besoins , & même à leur commodité & à leur agrément :
nous appellerons Commerce de luxe ou Commerce inutile & dangereux , celui
qui ne présente aux citoyens que des choses dont ils n'ont aucun besoin réel,
& qui ne sont propres qu'à satisfaire les besoins imaginaires de leur
vanité. Le Législateur serait très imprudent s'il favorisait une passion fatale
que s'il ne peut réprimer ou punir, il ne doit au moins jamais encourager.
Le châtiment le plus doux qu’un Souverain devrait infliger
au Luxe serait de le charger d'impôts, & de témoigner pour lui le mépris le
plus marqué. Les impôts mis sur le luxe seraient très justes, vu qu'ils ne
pourraient tomber que sur les riches, & qu'ils épargneraient les indigents.
Les riches eux-mêmes ne pourraient pas s'en plaindre, parce que les objets de
luxe n'étant pas d'une nécessité absolue, ils seraient les maîtres de les
supprimer pour se soustraire à la taxe. Des impôts très forts sur les Palais
somptueux, sur les Jardins, sur des Parcs immenses , sur des équipages, sur
tant de valets que l'ostentation arrache à la culture, fur des chevaux sans
nombre, etc. ne pourraient manquer de produire à l'Etat des revenus d'autant
plus considérables, que la vanité, mère du luxe, est une passion opiniâtre,
& qui finirait peut-être par faire imaginer qu'une taxe forte, annonçant
l'opulence, doit attirer la considération du public à celui qui s'en trouve
chargé.
Mais dans les nations infectées par le luxe, les médecins,
faits pour guérir ce mal, en sont plus atteints que les autres ; ils le
regardent comme un mal sacré, auquel il n'est pas permis de toucher ; ils
aimeront mieux faire vendre le grabat d'un laboureur hors d'état de satisfaire
un exacteur, que d'obliger un curieux à payer pour un tableau, ou une
courtisane pour les bijoux & pierreries qu'elle a tirés de ses amants. Le
luxe a tellement fasciné les habitants de quelques contrées, que les besoins les
plus réels font forcés de céder aux besoins de la vanité. Tel homme se refuse
de manger, pour épargner de quoi se montrer dans un carrosse ou sous un habit
somptueux.
Les partisans du Luxe ne manqueront pas de nous dire, que
les folles dépenses des riches font travailler le pauvre & le mettent à
portée de subsister; mais on leur répondra que le vrai pauvre qu'il faudrait
encourager, c'est le cultivateur : celui-ci, sans cesse accablé pour satisfaire
aux demandes du gouvernement, ne tire aucun profit du luxe, qui lui enlève
souvent les coopérateurs de ses travaux, devenus nécessaires pour grossir dans
les villes la troupe des valets fainéants dont les riches & les grands
aiment à se voir entourés. Nous dirons encore que le luxe déprave les
indigents: il les rend paresseux ; il leur fait naître mille besoins
qu'ils ne peuvent satisfaire sans danger ou sans crime. Ceux qui ne subsistent
que par la vanité ou les fantaisies d'un public en démence, font souvent de
très malhonnêtes gens. Rien de plus déplorable que les effets du luxe ou de la
vanité bourgeoise, quand elle vient à gagner les classes inférieures. C’est ce
luxe qui détermine tant de marchands à faire des banqueroutes, que la loi ne
devrait pas traiter avec la même indulgence que des faillites occasionnées par
des malheurs imprévus. C'est la fatuité des maîtres, copiée par leurs
domestiques, qui remplit les villes de tant de valets fripons. Ces mêmes valets
portent la débauche, la passion du jeu, la vanité, jusque dans les villages
& les campagnes. Enfin ce sont les vices enfantés par le luxe qui
conduisent tant de malheureux au gibet, & tant de jeunes filles à la
prostitution.
Rien ne serait donc plus digne de l'attention d'un bon
gouvernement, que de réprimer la vanité progressive des citoyens, de les contenir
dans les bornes de leur état, de les engager à vivre suivant leurs facultés.
Pour donner en effet du LUXE une définition exacte que l’on a si longtemps
cherchée, il semble qu'on pourrait dire que c'est une vanité jalouse qui fait
que les hommes à l’envi s'efforcent de s’imiter, s'égaler, ou même de se
surpasser les uns les autres par des dépenses inutiles, qui excédent leur
état ou leurs facultés. Cette définition paraîtrait pouvoir convenir au luxe
sous quelque point de vue qu'on l’envisageât. Un Souverain qui, par une vaine
ostentation, ruine son Etat pour élever des Palais, pour se faire une cour plus
brillante, pour entretenir des armées plus nombreuses que ses revenus ne le
comportent, annonce un luxe plus ordinaire, mais plus blâmable sans doute par
ses conséquences, qu’un homme du peuple qui se montrerait dans les rues couvert
d'habits dans lesquels on verrait l’or se mêler à la soie ; avec cette
différence pourtant que ce dernier n'est que ridicule, parce que nos yeux n'y
sont pas accoutumés, tandis que la folie plus commune du premier, le rend
évidemment coupable de dissiper en dépenses frivoles des sommes qu'il devrait
employer à des objets utiles & nécessaires au bien être de ses sujets.
Le luxe des Souverains est pour une nation le plus grand des
malheurs. Les lois fondamentales de tout gouvernement équitable devraient à cet
égard contenir la vanité trop commune à ceux qui sont destinés par état à
mettre un frein aux passions des autres. La Monarchie fut de tout temps
regardée comme le gouvernement lé plus propre à faire naître & à propager
le luxe. Ceux que leurs fonctions approchent du Monarque s'efforcent de
l’imiter ; communément ils prétendent que c'est pour lui faire honneur ou pour
lui plaire, tandis que réellement ils se ruinent dans la vue de se distinguer
du vulgaire, avec qui leur vanité souffrirait de les voir confondus. Les
riches, quoique d'un rang inférieur, veulent copier les courtisans & les
grands, parce que ceux-ci jouissent d'un pouvoir qui toujours en impose. Enfin
les citoyens des classes moins élevées imitent autant qu'ils peuvent ceux des
classes supérieures, afin de jouir pendant quelques instants du plaisir
passager d'être confondus avec leurs supérieurs , ou du moins pour se
soustraire au mépris & aux outrages auxquels l'indigence est souvent
exposée. Le luxe pénètre plus lentement dans les Républiques, parce que l'homme
du peuple y craint moins ses supérieurs, qui d'ailleurs ne sont pas livrés au
faste qu'on voit régner dans les cours des Rois.
Dans des nations opulentes la richesse seule est honorable,
la pauvreté devient un vice, & l'indigence est rebutée par l'opulence
toujours altière. Sous le despotisme, toujours vain & superbe, la pauvreté,
la faiblesse, sont communément écrasées. Si des gouvernements plus équitables
& plus humains rendaient les grands & les riches plus justes , plus
affables, moins dédaigneux pour leurs inférieurs, il y a lieu de croire que
ceux-ci seraient moins pressés de sortir de leur sphères ; alors chaque
citoyen, plus content de son état, ne chercherait pas à faire illusion aux
autres par des airs de fatuité , dont l’objet est communément de chercher à
persuader qu'on possède des avantages qu’on na pas réellement.
C'est encore l'arrogance insultante des grands, qui plus ou
moins bien imitée par les petits, est la source primitive des ridicules &
des travers nationaux, que l’on remarque chez la plupart des habitants de
certaines contrées. C'est visiblement de la cour que sont émanés ces airs
d'importance, ces manières affectées, cette suffisance dédaigneuse, cette
fatuité que copie si gauchement l'homme du commun, en un mot, toutes les
impertinences qui rendent quelquefois un peuple entier méprisable aux yeux des
étrangers : dans une nation infectée de cette vanité épidémique un homme sensé
ne croit voir qu’une troupe de pantomimes, de baladins, de comédiens. Personne
ne veut être soi ; chacun jusqu'aux valets, tâche par ses airs & ses
manières de passer pour un homme de conséquence. II est bien difficile de
trouver une tête solide, un caractère estimable dans un fat, dans un
petit-maître, dans un important dont le cerveau n'est rempli que de vent &
de bagatelles.
Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes
sont convenus de se tromper les uns les autres, & parviennent souvent à se
tromper eux-mêmes. Un fat finit quelquefois par se croire un homme
d'importance. Une courtisane, par son luxe, veut être prise en public pour une
femme de qualité, dont souvent elle a chez elle le ton & les manières. Plus
un état est vil par lui-même, & plus ceux qui s'y trouvent placés cherchent
à se relever par des signes extérieurs de grandeur ou d'opulence. Les grands
des cours despotiques d'Asie se distinguent par une magnificence & par un
luxe effréné; esclaves avilis & rampants dans la présence d'un Sultan
orgueilleux, ils tâchent de paraître quelque chose aux yeux de la populace
étonnée. La puissance réelle, la vraie grandeur, n'ont nul besoin des secours
du faste pour se faire respecter. Un bon Prince rougirait de devoir au vain
attirail du luxe la vénération qu'il mérite par lui-même. L'ostentation,
l'étiquette, la magnificence, ce que les courtisans appellent la splendeur du
trône, ne sont faites le plus souvent que pour cacher aux yeux des peuples la
petitesse & la sottise de ceux qui les gouvernent. Rien n’est plus déplacé
que la vanité dans un puissant Monarque : cette passion puérile coûte pour
l'ordinaire bien des larmes à ses sujets , obligés de travailler sans relâche,
sans jamais pouvoir la satisfaire. Le soulagement des peuples constitue la
splendeur des grands Rois.
On a reconnu dans tous les siècles les dangers du Luxe
répandu dans les classes inférieures du peuple ; on a fait de vains efforts
pour le réprimer par des Lois somptuaires : mais des législateurs, aveuglés
eux-mêmes par la vanité qu'on respire dans les cours, n’ont pas vu que c'était
pour imiter les grands que les petits se livraient à mille dépenses ridicules :
ils n'ont pas vu que c'était par le Souverain & sa cour que, pour être
efficace , la réforme des mœurs aurait dû commencer : enfin ils n'ont pas vu
que des lois somptuaires, faites pour les citoyens d'un rang inférieur, ne
pouvaient que les avilir de plus en plus, en donnant aux grands encore plus de
vanité. Il ne faut donc pas s'étonner si les lois somptuaires ont été presque
toujours aussitôt violées ou éludées que publiées.
Lutter contre le luxe introduit chez un peuple, c'est
combattre une passion inhérente à la nature humaine. Chaque homme veut, autant
qu'il peut, imiter, égaler ou surpasser ses semblables, & sur tout copier
ceux qu'il croit ou plus heureux ou plus puissants que lui ; il souffre toutes
les fois qu'il y faut renoncer. Dans une Monarchie fastueuse le luxe finira par
se déceler, plus ou moins, jusque dans les dernières classes de la Société.
La meilleure des Lois somptuaires serait l'exemple d'un
Prince ennemi du luxe & du faste, ami de la simplicité. Cet exemple serait
bientôt suivi par les grands de la cour, toujours prêts à recevoir les
impressions de leur maître. Dès-lors la modestie deviendrait le signe de la
grandeur, du crédit, de la puissance. Pour s'assimiler à leurs supérieurs, les
autres citoyens adopteraient sans peine une mode peu coûteuse, & qui
cesserait de leur rappeler leur infériorité.
Bien plus, il résulterait de cette conduite des avantages
inestimables pour les Grands & les Nobles, qu'un luxe habituel dévore, dont
les affaires se dérangent perpétuellement à la cour, qui ne peuvent y paraître
sans se croire obligés d'y représenter. De son côté le Monarque ne se verrait
pas forcé de se ruiner lui-même, ou plutôt d'écraser son peuple pour fournir
aux demandes d'une foule de courtisans obérés, qu'une sage économie mettrait
dans l'abondance.
Les femmes, communément si touchées des vains jouets du
luxe, prendraient du goût pour la simplicité, aussitôt qu'elle deviendrait la
mode de la cour, une marque de grandeur, un moyen de mériter les regards
favorables du Prince , dont on se croirait obligé de prendre les manières &
le ton.
C'est ainsi que, par le secours de la vanité même , on
parviendrait a guérir les plaies que la vanité du luxe fait à tant de nations.
C'est le faste des Souverains qui force leurs sujets de se ruiner à leur
exemple.
Le luxe de représentation, qui consiste à se faire suivre
incessamment de tout l'appareil du faste, & qui trop souvent devient pour
la vanité des gens en place le plus grand des besoins, est une source de ruine
pour eux & pour les autres. En quittant la cour du Prince l’homme en place
va porter son luxe dans la province, qui bientôt s'en trouve infectée; il
dérange ses propres affaires & détruit celles des autres. Le gouvernement
le plus prodigue ne peut pas subvenir au faste que la vanité des grands croit
nécessaire à leur rang ou a leur dignité.
Mais un gouvernement sage devrait prendre des voies plus
directes encore pour réprimer le luxe insolent & scandaleux que viennent
étaler en public des femmes consacrées à la débauche. Une Police sévère devrait
punir le vice lorsqu'il ose s'élever des trophées aux yeux des nations. Si le
gouvernement ne peut empêcher le désordre caché, il doit du moins l’empêcher de
se montrer avec un éclat propre à irriter la vertu & à corrompre
l'innocence. De quels yeux des femmes honnêtes, des épouses vertueuses, des
filles innocentes, doivent-elles voir le fort brillant que la débauche procure
à des prostituées, que leurs amants ont la folie de transformer en Déesses ?
Les apologistes du Luxe nous diront que la suppression à la
cour & dans les villes produirait une diminution considérable dans les
revenus de l’Etat, empêcherait une nation renommée par son goût & ses modes
de mettre les autres peuples à contribution , enfin rendrait inutile une
multitude d'hommes qui tirent leur subsistance de la vanité de leurs
concitoyens.
Un Satyrique célèbre de l'antiquité faisait dire aux hommes
avides de son temps, que l’argent devait être le premier objet des recherches ;
que la vertu viendrait après l’argent. C’est le langage que semblent tenir
à leurs sujets bien des gouvernements qui passent pour éclairés ; c’est celui
d’un grand nombre de spéculateurs qui, séduits par les avantages frivoles que
le luxe procure, ne voient pas le cortège des maux qu'il entraîne à sa fuite.
Nous leur répondrons donc qu'un Etat bien organisé, réglé par une sage
économie, par des citoyens honnêtes & modérés, n'a pas besoin de la masse
énorme de richesses qui devient nécessaire pour mettre en action les avides
sujets d'une nation corrompue par le luxe, où les revenus que l'Etat tire avec
violence de vingt villages suffisent à peine pour payer à son gré les prétendus
services, ou plutôt la négligence & l’impéritie d'un Courtisan ou d'un
Grand. Un Gouvernement corrompu n'est jamais assez riche; mais un Gouvernement
honnête est servi par d'honnêtes citoyens, sur les cœurs desquels l'amour de la
Patrie, le désir de la vraie gloire, agissent plus fortement que l'argent.
C'est insulter la vertu que de la payer : ainsi, l'on ne peut trop le répéter,
les bonnes mœurs sont plus utiles aux nations que les richesses. Une trop
grande opulence pervertit les peuples comme les individus : c'est dans la
médiocrité que se trouve le plus communément la tranquillité, le vrai bonheur.
L'expérience de tous les temps nous prouve que les peuples
les plus riches ne sont rien moins que les peuples les plus fortunés : leur
opulence les rend communément ambitieux, arrogants ; ils veulent pour
l'ordinaire prescrire des lois aux autres : leur insolence leur attire des
ennemis nombreux; vous les voyez perpétuellement en guerre : les revenus
ordinaires de l’Etat ne pouvant suffire aux entreprises téméraires d'un
Gouvernement altier, il redouble les impôts , il contracte des dettes , que son
crédit funeste lui permet d'accumuler : la nation gémit alors sous des taxes
multipliées; semblable à ces riches obérés & mal-aisés, elle ne peut jamais
arranger ses affaires; elle est pauvre, quoique remplie de citoyens opulents ;
mais ces mauvais citoyens, enrichis aux dépens de leur pays, se livrent au
vice, au luxe , à la paresse ; plongés dans la débauche, & tout occupés de
leurs plaisirs, ils ne s'embarrassent ni du fort de la Patrie ni du bien-être
de leurs concitoyens.
Une nation heureuse est celle qui renferme un grand nombre
de bons citoyens. Les bons Princes font de bonnes lois ; & ces lois font
les bons sujets. Le bon citoyen est celui qui est utile à son pays, dans
quelque classe qu'il se trouve placé : le pauvre remplit sa tâche sociale par
un travail honnête, ou dont il résulte un bien solide & réel pour ses
concitoyens : le riche remplit la tâche lorsqu'il aide le pauvre à remplir la
sienne ; c'est en secourant l’indigence active & laborieuse, c'est en
payant ses travaux, c'est en lui facilitant les moyens de subsister, en un mot,
c'est par la bienfaisance que le riche peut acquitter ses dettes envers la
Société. C’est donc en détournant l’esprit des citoyens riches des fantaisies
insensées & nuisibles du luxe & de la vanité, pour le porter vers la
bienfaisance utile à la Patrie, que le Législateur établira chez lui l’harmonie
sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de félicité pour personne.
L'ambition devient communément la passion de celui que ses
richesses dispensent de songer à sa subsistance ; le Législateur peut donc se
servir avec avantage du désir que le riche a de s'élever de plus en plus,
d'être distingué de la foule des citoyens, pour tourner ses vues du côté de
l’utilité générale. L'homme opulent qui se rendrait utile à sa patrie par des
travaux publics, par des défrichements considérables, par des dessèchements qui
augmenteraient la culture & la salubrité, par des canaux qui faciliteraient
le commerce intérieur & les arrosements des terres, n'aurait-il pas des
droits fondés à la reconnaissance publique ? Un grand, un riche, qui dans leurs
domaines doteraient l’indigence pour favoriser la population, établiraient des
manufactures capables d'occuper les pauvres, banniraient le désœuvrement &
la mendicité, ne mériteraient-ils pas des distinctions, des honneurs, des
récompenses à plus juste titre que tant de nobles ou de grands qui absorbent
toutes les faveurs du Prince, pour avoir assidûment végété, intrigué, cabalé
dans une cour, ou pour s'être ruinés par un faste nuisible pour eux-mêmes &
pour les autres.
Si une éducation plus sociable apprenait aux riches, aux
nobles, à être citoyens, si les préjugés inhumains de la grandeur ne lui
faisaient pas croire que les peuples sont des esclaves destinés à repaître sa
vanité, si un orgueil insensé n’étouffait pas d'ordinaire dans les cœurs des
hommes les plus opulents & les plus distingués d'un Etat tout sentiment de
pitié, de reconnaissance , d'affection sociale ; ne devraient ils pas être plus
flattés d'exercer sur leurs inférieurs l’empire si doux de la bonté qui fait
aimer, que l'empire tyrannique de l’injustice & de la vanité qui fait
toujours détester ? Les hommes qui passent pour les heureux de la terre ne
devraient-ils pas être plus touchés du plaisir solide & pur de répandre le
bonheur autour d'eux, que des plaisirs frivoles, mêlés d'amertume &
d’ennui, que l’on éprouve dans des villes bruyantes , dans des festins
somptueux , dans des cours corrompues qui ne rassemblent que des envieux, des
ennemis, & d’où la gaieté véritable est à jamais exclue ? Les vains
plaisirs du luxe, la complaisance puérile qu'excite passagèrement le faste, la
possession d'un bijou ou d'un meuble précieux, peuvent-ils être comparés aux
plaisirs toujours renaissants de la libéralité, à la complaisance intérieure
que produit à tout moment le spectacle si doux d'hommes rendus heureux par des
bienfaits ? Quel spectacle de la ville, quelle fête brillante de la cour, a
droit de plus remuer un cœur sensible que la vue de campagnes devenues
fécondes, de cultivateurs rendus à leurs jeux innocents, de la nature entière
transformée par ses soins? La vie est remplie des joies les plus pures,
lorsqu'on connait le plaisir de faire du bien.
Voilà les sentiments que l'éducation devrait inspirer à la
noblesse, ainsi qu'à l’opulence ; la Législation devrait les fortifier, le
Souverain les récompenser. La Morale, toujours en état de prouver à tout
citoyen que son intérêt se trouve lié avec celui de ses associés, convaincra les
riches que faire du bien c'est placer utilement son argent, c'est se procurer
du profit, de l'honneur & de la gloire : la bonté ne peut dégrader aucun
mortel. Sous l'autorité d'un bon gouvernement, dont il secondera les vues, le
Noble vertueux peut régner lui-même dans ses terres ; il préférera cet empire
au plaisir insensé de faire éprouver à ses vassaux un pouvoir tyrannique, une
morgue insupportable, de mauvais traitements qui ne lui attireraient que de la
haine. C'est ordinairement par leur faute que les puissants de la terre sont
détestés de leurs inférieurs; les injustices des grands produisent &
nourrissent les méchancetés des petits. En liant les mains des riches si
souvent prêtes à nuire , le Législateur rétablirait promptement un équilibre
nécessaire pour faire fleurir les mœurs, & pour rendre ses Etats opulents
& fortunés.
Dans tout gouvernement bien ordonné l’agriculture, les
manufactures, le commerce, doivent s'attirer les soins attentifs de
l’administration, jouir de sa protection constante, s'exercer avec liberté.
Voilà les sources légitimes de la richesse de l’Etat & de celle du citoyen.
Le sol est la base de la félicité nationale : c'est le sol qui doit
fournir à tout un peuple sa subsistance, ses besoins, ses agréments & ses
plaisirs. Assez d'écrivains zélés & vertueux ont prouvé par des ouvrages
multipliés, l'attention que le gouvernement doit donner à l'Agriculture, de
laquelle, comme d'un tronc, partent toutes les branches & les rameaux de
l’économie politique. On ne peut rien ajouter aux vues utiles que l’amour
du bien public leur a dictées. Dans un ouvrage qui n'a que la Morale pour but,
il suffira de répéter qu'elle est toujours d'accord avec la saine
Politique. "