Préambule indispensable.
Je me suis rendu compte qu'il était devenu impossible de trouver sur le WEB certains discours de Robespierre, comme il était possible de le faire auparavant. J'ai donc pris la liberté de recopier sur cette page le premier d'une série de discours qu'il rédigeât entre décembre 1791 et février 1792.
Voici celui du 18 Décembre 1791, que j'ai retrouvé dans le magistral ouvrage "Robespierre parle aux Français" de Philippe Landeux, qui regroupe en 900 pages, l'intégralité des écrits de Maximilien Robespierre. J'espère qu'il me pardonnera cet emprunt. Je vous renvoie à la fin de cet article à une remarque très judicieuse faite par cet incroyable érudit qu'est Philippe Landeux à propos de cette invraisemblable guerre.
J'insiste sur le fait que je ne suis pas "Robespierriste". Je m'inquiète seulement de constater que des textes qui étaient autrefois en libre accès, semblent avoir disparu. Que l'on me donne un lien officiel et je reprendrai totalement ce préambule.
Le 16 décembre 1791, aux Jacobins, Brissot a prononcé un
grand discours pour la guerre : « Un peuple qui a conquis sa liberté a besoin
de la guerre pour la consolider ». Il conclut : « Le pouvoir exécutif va
déclarer la guerre, il fait son devoir et vous devez le soutenir quand il fait
son devoir, et s’il vous trahit, le peuple est là, vous n’avez rien à craindre
». Robespierre demanda l’ajournement de l’impression qui fut néanmoins votée.
Le 18 décembre, aux Jacobins, Isnard qui préside agite une
épée que la Société a reçue et qui doit récompenser le premier général français
qui terrassera un ennemi de la Révolution. Il déclare que cette épée sera
toujours victorieuse. Robespierre proteste contre ces démonstrations qui
suscitent l’enthousiasme et troublent la discussion. Couthon ramène la Société
à l’ordre du jour : la guerre. Rœderer parle d’abord en sa faveur. Puis
Robespierre prononce son premier grand discours contre la guerre, qui est
décrété d’impression. Après lui, Sillery parle pour la guerre, et Brissot
obtient de répondre à Robespierre dans une prochaine séance.
Discours de Maximilien Robespierre, sur le parti que
l’Assemblée Nationale doit prendre relativement à la proposition de guerre,
annoncée par le pouvoir exécutif, prononcé à la Société le 18 décembre 1791.
Messieurs,
La guerre ! s’écrient la cour et le ministère, et leurs
innombrables partisans. La guerre ! répète un grand nombre de bons citoyens,
mus par un sentiment généreux, plus susceptibles de se livrer à l’enthousiasme
du patriotisme, qu’exercés à méditer sur les ressorts des révolutions et sur
les intrigues des cours. Qui osera contredire ce cri imposant ? Personne, si ce
n’est ceux qui sont convaincus qu’il faut délibérer mûrement, avant de prendre
une résolution décisive pour le salut de l’état, et pour la destinée de la
constitution, ceux qui ont observé que c’est à la précipitation et à
l’enthousiasme d’un moment que sont dues les mesures les plus funestes qui
aient compromis notre liberté, en favorisant les projets, et en augmentant la
puissance de ses ennemis, qui savent que le véritable rôle de ceux qui veulent
servir leur patrie, est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre,
et d’attendre de l’expérience le triomphe de la vérité.
Je ne viens point caresser l’opinion du moment, ni flatter
la puissance dominante ; je ne viens point non plus prêcher une doctrine
pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse et d’inertie ; mais je
viens développer une trame profonde que je crois assez bien connaître. Je veux
aussi la guerre, mais comme l’intérêt de la nation la veut : domptons nos
ennemis intérieurs, marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, si alors il
en existe encore.
La cour et le ministère veulent la guerre, et l’exécution du
plan qu’ils proposent ; la nation ne refuse point la guerre, si elle est
nécessaire pour acheter la liberté : mais elle veut la liberté et la paix, s’il
est possible, et elle repousse tout projet de guerre proposé pour anéantir la
liberté et la constitution, même sous le prétexte de les défendre.
C’est sous ce point de vue que je vais discuter la question.
Après avoir prouvé la nécessité de rejeter la proposition ministérielle, je
proposerai les véritables moyens de pourvoir à la sûreté de l’état et au
maintien de la constitution.
Quelle est la guerre que nous pouvons prévoir ? Est-ce la
guerre d’une nation contre d’autres nations, ou d’un roi contre d’autres rois ?
Non. C’est la guerre des ennemis de la révolution française contre la
révolution française. Les plus nombreux, les plus dangereux de ces ennemis
sont-ils à Coblentz ? Non, ils sont au milieu de nous. Pouvons-nous craindre
raisonnablement d’en trouver à la cour et dans le ministère ? Je ne veux point
résoudre cette question ; mais puisque c’est à la cour et au ministère que la
guerre permettrait la direction suprême des forces de l’état et les destins de
la liberté, il faut convenir que la possibilité seule de ce malheur doit être
mûrement pesée dans les délibérations de nos représentants.
Quand nous touchons visiblement au dénouement de toutes les
trames funestes ourdies contre la constitution, depuis le moment où ses
premiers fondements furent posés jusqu’à ce jour, il est temps sans doute de
sortir d’une si longue et si stupide léthargie, de jeter un coup d’œil sur le
passé, de le lier au présent, et d’apprécier notre véritable situation.
La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement
puissant qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c’est
pendant la guerre que le ministère achève d’épuiser le peuple et de dissiper
les finances, qu’il couvre d’un voile impénétrable ses déprédations et ses
fautes ; je vous parlerai de ce qui touche plus directement encore le plus cher
de nos intérêts. C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la
plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut
qu’effrayer la liberté naissante ; c’est pendant la guerre que le peuple oublie
les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et
politiques, pour ne s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son
attention de ses législateurs et de ses magistrats, pour attacher tout son
intérêt et toutes ses espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt
aux généraux et aux ministres du pouvoir exécutif. C’est pour la guerre qu’ont
été combinées, par des nobles et par des officiers militaires, les dispositions
trop connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de
guerre, livre la police de nos villes frontières aux commandants militaires, et
fait taire devant eux les lois qui protègent les droits des citoyens [décrets
des 5 juillet et 30 1791]. C’est pendant la guerre que la même loi les investit
du pouvoir de punir arbitrairement les soldats. C’est pendant la guerre que
l’habitude d’une obéissance passive, et l’enthousiasme trop naturel pour les
chefs heureux, fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de
ses généraux. Dans les temps de troubles et de factions, les chefs des armées
deviennent les arbitres du sort de leur pays, et font pencher la balance en
faveur du parti qu’ils ont embrassé. Si ce sont des César ou des Cromwell, ils
s’emparent eux-mêmes de l’autorité. Si ce sont des courtisans sans caractère,
nuls pour le bien, mais dangereux lorsqu’ils veulent le mal, ils reviennent
déposer leur puissance aux pieds de leur maître, et l’aident à reprendre un
pouvoir arbitraire, à condition d’être ses premiers valets.
A Rome, quand le peuple, fatigué de la tyrannie et de
l’orgueil des patriciens, réclamait ses droits par la voix des tribuns, le
sénat déclarait la guerre ; et le peuple oubliait ses droits et ses injures
pour voler sous les étendards des patriciens, et préparer des pompes
triomphales à ses tyrans. Dans les temps postérieurs, César et Pompée faisaient
déclarer la guerre pour se mettre à la tête des légions, et revenaient asservir
leur patrie avec les soldats qu’elle avait armés. Vous n’êtes plus que les
soldats de Pompée, et non ceux de Rome, disait Caton aux Romains qui avaient
combattu, sous Pompée, pour la cause de la république. La guerre perdit la
liberté de Sparte, dès qu’elle porta ses armes loin de ses frontières. La
guerre, habilement provoquée et dirigée par un gouvernement perfide, fut
l’écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres.
Ce n’est point ainsi que raisonnent ceux qui, impatiens
d’entreprendre la guerre, semblent la regarder comme la source de tous les
biens ; car il est bien plus facile de se livrer à l’enthousiasme que de
consulter la raison. Aussi croit-on déjà voir le drapeau tricolore planté sur
le palais des empereurs, des sultans, des papes et des rois : ce sont les
propres expressions d’un écrivain patriote, qui a adopté le système que je
combats. D’autres assurent que nous n’aurons pas plutôt déclaré la guerre, que
nous verrons s’écrouler tous les trônes à la fois. Pour moi, qui ne puis
m’empêcher de m’apercevoir de la lenteur des progrès de la liberté en France,
j’avoue que je ne crois pont encore à celle des peuples abrutis et enchaînés
par le despotisme. Je crois autant que personne aux prodiges que peut opérer le
courage d’un grand peuple qui s’élance à la conquête de la liberté du monde ;
mais quand je fixe les yeux sur les circonstances réelles où nous sommes ;
lorsqu’à la place de ce peuple je vois la cour, et les serviteurs de la cour ;
lorsque je ne vois qu’un plan imaginé, préparé, conduit par des courtisans ;
lorsque j’entends débiter avec emphase toutes ces déclamations sur la liberté
universelle, à des hommes pourris dans la fange des cours, qui ne cessent de la
calomnier, de la persécuter dans leur propre pays ; alors je demande au moins
que l’on veuille bien réfléchir sur une question de cette importance.
Si la cour et le ministère ont intérêt à la guerre, vous
allez voir qu’ils n’ont rien négligé pour nous la donner.
Quel était le premier devoir du pouvoir exécutif ?
N’était-ce pas de commencer par faire tout ce qui était en lui pour la prévenir
? Qui peut douter que si sa fidélité à la constitution eût été clairement
manifestée à ses amis, à ses partisans, aux parents du roi, aucun d’eux n’eût
conçu le projet de faire la guerre à la nation française, qu’aucun petit prince
d’Allemagne, qu’aucune puissance étrangère n’eût été tentée de les protéger ?
Mais qu’a-t-il fait pour les contenir ? Il a favorisé pendant deux années les
émigrations et l’insolence des rebelles. Qu’ont fait les ministres, si ce n’est
de porter des plaintes amères à l’Assemblée sur toutes les précautions que la
juste défiance des municipalités et des corps administratifs avait prises pour
mettre une digue au torrent des émigrations et de l’exportation de nos armes et
de notre numéraire ? Qu’ont fait leurs partisans déclarés dans l’Assemblée
constituante, si ce n’est de s’opposer de toutes leurs forces à toutes les
mesures proposées pour les arrêter ? N’est-ce pas le pouvoir exécutif qui, sur
la fin de cette assemblée, a provoqué, par sa recommandation expresse, et
obtenu par le crédit de ses affidés, la loi qui les a encouragées et portées à
l’excès, en leur accordant à la fois la liberté la plus illimitée, et la
protection la plus éclatante [décret du 14 septembre 1791] ? Qu’a-t-il fait
lorsque l’opinion publique, réveillée par l’excès du mal, l’a forcé à rompre le
silence sans le tirer de son inaction ? De vaines lettres où respire
l’affection la plus tendre et la plus vive reconnaissance, où on réprimande les
factions du ton le plus encourageant ; des proclamations ambiguës, où les
conspirateurs armés contre la patrie, où les chefs militaires transfuges sont
traités avec une indulgence et un intérêt qui contraste singulièrement avec les
signes de ressentiment et de colère prodigués par les ministres aux citoyens et
aux députés du peuple les plus zélés pour la cause publique, mais qui répond
parfaitement au zèle avec lequel les rebelles se déclarent les champions de la
noblesse et de la cour. A-t-on pu obtenir des ministres qu’ils remplaçassent
les officiers déserteurs, et que la patrie cessât de payer les traîtres qui
méditaient de déchirer son sein ? À l’égard des puissances étrangères, que
signifie d’abord ce secret impénétrable que le ministre Montmorin affecte avec
l’Assemblée nationale ? Ensuite le départ du roi ; ensuite cette comédie
ridicule, où on fait rendre à tous ces princes des réponses équivoques, et
toutes contraires aux droits de la souveraineté nationale, trop grossièrement
concertées avec la cour et les Tuileries ? Que signifie encore cette presque
certitude de leurs intentions pacifiques que donne le même ministre, au moment
où il s’agissait de laisser libre cours aux émigrations ? Ensuite la
déclaration de leurs desseins hostiles, et ces proclamations menaçantes, et des
confidences publiques que se font les cours impériales et les princes
d’Allemagne de leurs projets sur la France ; et le départ du ministre équivoque
et mystérieux, qui se retire sans rendre aucun compte, au moment où la défiance
de la nation entière semble enfin si éveillée sur sa conduite. Enfin la
nouvelle législature, cédant au cri général de la nation, prend des mesures
sages et nécessaires pour éteindre le foyer de la rébellion et de la guerre,
pour dissiper et punir les rebelles ; elles sont annulées par le veto royal
[décret du 9 novembre 1791. Ndla] ; on substitue à la volonté générale de
bénignes et inconstitutionnelles proclamations, qui ne peuvent en imposer à
ceux qui se déclarent les défenseurs de l’autorité royale. Ensuite on propose
de déclarer la guerre [le 14 décembre 1791. Ndla]. Une loi qui ôte des
appointements et des fonctions publiques à des traîtres armés contre la patrie
; une loi qui montre à des chefs de conspiration un châtiment tardif, s’ils ne
rentrent pas dans le devoir ; cette loi, qui fait grâce à des crimes déjà
commis, parait trop dure et trop cruelle ; et pour leur épargner cette
disgrâce, on aime mieux attirer sur la nation toutes les calamités de la
guerre. Quelle clémence, juste ciel ! et quelle humanité ! Comment croire,
après cela, que c’est contre eux que cette guerre sera dirigée ?
Avant de la proposer, il fallait non seulement faire tous
ses efforts pour la prévenir, mais encore user de son pouvoir pour maintenir la
paix au-dedans ; et les troubles éclatent de toutes parts ; et c’est la cour,
c’est le ministère qui les fomente.
Les prêtres séditieux sont les auxiliaires et les alliés des
rebelles transfuges ? l’impunité dont ils jouissent, les encouragements qu’ils
reçoivent, la malveillance qui abandonnait ou persécutait les prêtres
constitutionnels, commençait à allumer le flambeau de la discorde et du
fanatisme : un décret [29 novembre 1791.] provoqué par le salut public allait
réprimer ceux qui troublaient l’ordre public au nom du ciel ; mais vous les
couvrez de votre égide ; vous présentez d’une main la déclaration de la guerre,
de l’autre le veto [du 19 décembre 1791] qui anéantit cette loi nécessaire, et
vous nous préparez à la fois à la guerre étrangère, civile et religieuse.
A quels signes plus certains peut-on reconnaître une trame ourdie
par les ennemis de notre liberté ? Il faut achever de la développer, en
déterminant avec plus de précision son véritable objet.
Veulent-ils ensanglanter la France, pour rétablir l’ancien
régime dans toute sa difformité ? Non, ils savent bien qu’une telle entreprise
serait trop difficile ; et les chefs de la faction dominante n’ont aucun
intérêt de faire revivre ceux des abus de l’ancien régime qui les
contrariaient. Ils ne veulent, dans l’état actuel des choses, d’autres
changements que ceux qu’exigent leur intérêt personnel et leur ambition. Ce
projet n’est plus un mystère pour ceux qui ont observé avec quelque attention
la conduite et les discours des agents de cette cabale, pour ceux qui les ont
entendu insinuer depuis longtemps, que pour obtenir la paix et rapprocher les
partis, il ne s’agirait que de transiger, comme de rétablir la noblesse et
d’établir une chambre haute, composée de nobles, et même d’hommes des communes,
à qui le roi conférerait la noblesse en les y admettant. Et pourquoi, en effet,
le peuple montrerait-il beaucoup de répugnance pour ces modifications de l’acte
constitutionnel ? Que lui importe que l’autorité suprême soit partagée entre le
monarque et la noblesse ? Il est vrai que les principes de l’égalité seront
anéantis ; il est vrai qu’avec le despotisme et l’aristocratie ressuscités sous
d’autres formes, renaîtront toutes les injustices et tous les abus qui
oppriment un peuple avili ; il est vrai que les premières bases de la
constitution étant renversées, et le patriotisme terrassé par cette honteuse
défaite, l’esprit public et la liberté sont nécessairement perdus. Mais enfin, en
ne lui présentant d’abord que des articles qui ne paraîtront pas compromettre
directement son existence, en paraissant même lui garantir quelques avantages
particuliers, tels que la suppression de quelques monstruosités féodales et des
dîmes, on espère qu’il se prêtera d’autant plus facilement à cette infâme
composition, qu’on aura pris soin de le ruiner, de le décourager, de l’affamer
par l’accaparement du numéraire, des subsistances et par tous les moyens que
l’aristocratie n’a cessé de prodiguer depuis le commencement de cette
révolution. Cependant, pour arriver à ce but, du point où on était, il y avait
un grand intervalle à franchir ; il fallait, au dehors, des menaces de guerre
et une armée de contre-révolutionnaires, pour transiger avec eux ; il fallait
au dedans un parti puissant pour donner aux rebelles une importance qu’ils
n’auraient jamais eue, en divisant la nation et en préparant le succès de leurs
projets perfides. De là la protection accordée par le ministère aux
contre-révolutionnaires, et sa conduite ténébreuse concertée avec les
puissances étrangères : de là, d’un autre côté, le système suivi de mettre dans
l’exécution des décrets une lenteur meurtrière, de montrer en tout une
prédilection coupable pour les ennemis hypocrites ou déclarés de la
constitution, qui les encourageait à se rallier contre la liberté ; de là cette
affectation à prendre sous sa sauvegarde les intérêts des prêtres factieux,
d’abord faibles et impuissants ; de là cet arrêté du département de Paris,
appuyé et converti en loi par le parti ministériel de l’Assemblée constituante,
qui, en offrant aux prêtres réfractaires des églises, en les invitant à
reprendre leurs fonctions, divisa le peuple entre les anciens et les nouveaux
pasteurs ; de là cet autre arrêté des membres du même directoire, connu par sa
complaisance pour la cour, qui défend ouvertement la cause des prêtres
séditieux contre l’Assemblée nationale même, et contre le vœu de tous les
patriotes ; de là la conduite de plusieurs corps administratifs qui ont déjà ensanglanté
la patrie, et fait triompher le fanatisme et l’aristocratie dans plusieurs
contrées, par leur partialité déclarée en faveur de ces mêmes prêtres ; de là
cette lettre perfide écrite par le ministre Lessart à tous les départements,
pour y attiser le feu des dissensions religieuses et politiques, dans le temps
même où on se proposait de nous donner la guerre étrangère, sous le prétexte de
consulter le vœu du peuple sur le décret rendu par ses représentants, démarche
inconstitutionnelle et dangereuse qui serait déjà punie comme un crime de
lèse-nation dans un pays où les crimes ministériels pourraient être punis. Pour
assurer le projet de cette négociation que l’on se propose d’arracher, au
milieu des troubles, à la lassitude de la nation, il fallait encore avilir
l’Assemblée nationale législative, afin de disposer la nation à adopter le
système aristocratique des deux chambres, en la dégoûtant de la représentation
actuelle. Pour l’avilir, ce n’était point assez de la faire calomnier par tous
les échos du ministère et des intrigants de l’ancienne législature, qui en sont
les conseils et les complices ; il fallait faire en sorte qu’elle parût
s’avilir elle-même, par l’influence de ce parti national qu’elle recèle dans
son sein, qui tantôt lui arrache la révocation de ses plus patriotiques
décrets, tantôt l’outrage dans ses membres les plus zélés pour la cause
publique, et toujours la livre à un tumulte indécent, dont les députés de la
noblesse et du clergé n’auraient osé donner l’exemple dans la première
législature ; il fallait fermer ces comités criminels où les vils agents de la
cour vont méditer chaque jour régulièrement les moyens de porter le lendemain
de nouveaux coups à la liberté ; et vous savez si l’on y a réussi.
Sans doute, il suffit à la nation de voir une trame
coupable, pour deviner que le but ne peut qu’en être funeste ; et en divulguant
ici le projet favori des ennemis de la liberté, je les place dans la situation
la plus favorable ; car ce projet, tout coupable qu’il est, n’est pas plus effrayant
que cette contre-révolution complète dont les forcenés, qui ne sont point
initiés, ont l’extravagance de nous menacer. Cependant j’ai cru devoir à la
nation, dans la plus décisive de toutes les crises, la publication de tout ce
qu’une douloureuse expérience et des indices frappants m’ont appris des projets
de ses ennemis. Je jure, par la liberté, que moi et plusieurs autres avons
entendu des membres ci-devant nobles, qui prétendaient au titre de patriotes,
proposer cette idée de chambre haute et de négociation avec les émigrants ; je
jure que telle était l’opinion qu’avaient de leur dessein les députés connus
par leur attachement invariable aux premiers principes de la constitution.
On peut se rappeler que M. Pétion, dans sa lettre à ses
commettants, et à l’époque la plus désastreuse de la révolution, annonçait
d’avance à la nation ce projet coupable de la coalition qui déshonora les
derniers temps de la première législature. Ce projet était celui de ce qu’on
appelait la minorité de la noblesse presque entière, qui aurait démenti toutes
ses habitudes et toute son éducation, si elle n’avait pas spéculé sur la
révolution de la France, comme elle spéculait sur les révolutions de la cour.
C’était celui des nobles fondateurs du club de 1789 ; c’était celui de ces
ci-devant nobles et de ces ci-devant patriotes, qui ont si longtemps édifié
cette société même par les sublimes élans de leur patriotisme ; celui de tous
les hommes de cette caste, qui ont cru qu’il valait mieux poursuivre la fortune
en France, au sein des troubles et des intrigues, que de l’aller chercher à
Coblentz. Déjà la partie de cette faction qui agitait l’Assemblée constituante,
tout en reconnaissant les principes généraux de l’égalité, a préparé, autant
que les circonstances le permettaient, l’exécution de ce projet, par
l’altération des décrets constitutionnels. Elle l’eut avancée beaucoup plus, si
elle avait pu vaincre l’opiniâtreté de quelques hommes qu’il était impossible
de forcer à un accommodement sur les droits du peuple, et s’il n’avait fallu du
temps pour fortifier les ennemis intérieurs et extérieurs de la constitution.
Doutez-vous encore que le gouvernement veuille porter atteinte à la
constitution ? Je vais vous en donner une démonstration complète. Si le
ministère veut la constitution telle qu’elle est, pourquoi donc s’est-il formé,
sous ses auspices, un parti dit ministériel, qui déclare une guerre ouverte aux
patriotes ? Puisque les patriotes, aujourd’hui que la constitution est
terminée, ne demandent autre chose que l’exécution fidèle des lois nouvelles,
puisque tel est l’objet unique de leur surveillance, de leurs sollicitudes, de
leurs continuelles réclamations, le ministère et ses partisans doivent être
d’accord avec eux, et il ne doit y avoir qu’un seul parti parmi ceux qui se
disent patriotes et défenseurs de la constitution. Pourquoi donc voyons-nous
ces ministériels poursuivre les autres avec une animosité que ne montrent pas
même les aristocrates déclarés ? Pourquoi l’Assemblée législative, qui ne
renferme aucun député de corporations privilégiées, composée d’hommes qui ont
tous juré de maintenir la constitution, présente-t-elle l’aspect de deux armées
ennemies plutôt que du sénat de la France ? Pourquoi une portion des
représentants veulent-ils anéantir eux-mêmes l’Assemblée dont ils sont membres
? Pourquoi cette même faction s’applique-t-elle avec un acharnement atroce, à
calomnier et à dissoudre les sociétés des amis de la constitution ? Tous ces
gens-là ne veulent donc pas la constitution telle qu’elle est ; ils ne veulent
pas une représentation nationale unique, fondée sur l’égalité des droits ? Or
puisqu’ils se rallient ouvertement sous l’étendard de la cour et du ministère,
puisque c’est la cour et le ministère qui les inspirent, qui les caressent et
qui les emploient, il est donc clair que la cour et le ministère veulent, sinon
renverser, au moins changer la constitution. Or, quel peut être ce changement,
si ce n’est quelque chose de semblable du moins à ce projet de transaction que
je vous ai indiqué ? Mais concevez-vous que la cour puisse adopter une mesure
aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à l’exécution de son système
favori ? Non. La cour vous tend donc un piège en vous la proposant : ce piège
est si visible, que tous les patriotes qui ont adopté le système que je
combats, ont eu besoin de se rassurer eux-mêmes en se persuadant que la cour ne
voulait pas sérieusement la guerre, qu’elle cherchait les moyens de s’en
dispenser, après l’avoir proposée.
Mais quand je n’aurais pas prouvé le contraire par tout ce
que je viens de dire, ne suffit-il pas de voir tous les moyens qu’elle emploie
pour diriger l’opinion publique vers ce parti ? Ne suffit-il pas d’entendre
tous ces cris de guerre que pousse à la fois tous les ministériels, tous les
écrivains périodiques qui lui sont vendus, de lire les pamphlets prodigués
contre ceux qui défendent l’opinion contraire ? Ne suffit-il pas de se rappeler
qu’au sein même de l’Assemblée nationale, le ministre de la guerre s’est permis
[le 14 décembre 1791] d’accuser les patriotes qui ne la veulent pas, pour voir
qu’elle s’est mise dans l’impossibilité de ne point la faire ? La cour l’a
toujours voulue ; elle la veut encore : mais elle voulait attendre le moment
favorable qu’elle préparait pour la déclarer, et vous la donner de la manière
la plus convenable pour ses vues ; il fallait attendre que les émigrations
eussent grossi les forces rebelles, et que les puissances étrangères eussent
concerté leurs mesures à cet égard ; il a fallu parer ensuite le décret sévère
qui eût pu décourager et flétrir les émigrés ; mais en même temps il fallait se
donner bien garde de les laisser les premiers attaquer nos frontières, car
après les plaintes qui s’étaient élevées de toutes parts sur la conduite du
ministre de la guerre [Duportail], après la dernière marque de protection
donnée aux émigrés, la nation lui aurait imputé cette attaque ; elle aurait
reconnu la perfidie ; et dans les transports de son indignation, elle eût
déployé une énergie qui l’eût sauvée. Il fallait avoir l’air de provoquer
ensuite, par une vaine proclamation, la vengeance nationale contre ces mêmes
hommes que l’on protégeait même contre la juste sévérité des lois ; il fallait
avoir la guerre, et en même temps la confiance de la nation, qui pouvait donner
les moyens de la diriger impunément vers le but de la cour. Mais pour couvrir
ce qu’un changement si brusque et une conduite si contradictoire, en apparence,
pouvaient présenter de suspect, la bonne politique exigeait que l’on fît
solliciter la démarche décisive par l’Assemblée nationale. On a déjà préparé ce
coup, en faisant provoquer, par des députés ministériels, le message que
l’Assemblée législative trompée a envoyé au roi [le 29 novembre], en
abandonnant ses propres principes pour entrer, sans s’en apercevoir, dans le
plan de la cour. Elle a voulu encore, que les citoyens eux-mêmes parussent
devancer son propre vœu ; et en même temps qu’elle refusait des armes aux
gardes nationales, elle mettait tout en œuvre pour faire désirer la guerre à la
nation ; il n’est pas même de petits moyens qu’elle n’ait employés pour exciter
l’enthousiasme dont elle avait besoin ; témoin les fausses nouvelles qu’elle a
répandues ; témoin les orateurs même introduits avec affection, dans ce moment
suspect, à la barre de l’Assemblée.
Mais reconnaissons de sang-froid notre situation : voyez la
nation divisée en trois partis ; les aristocrates, les patriotes, et ce parti
mitoyen, hypocrite, qu’on nomme ministériel. Les premiers seuls n’étaient point
à craindre, et la liberté était établie, quand les intrigants qui s’étaient
cachés sous le masque du patriotisme, vinrent se jeter entre eux et le peuple,
pour établir un système aristocratique analogue à leurs intérêts personnels. La
cour et le ministère après s’être ouvertement déclaré pour les aristocrates,
semble avoir adopté les formes et les projets de cette tourbe machiavélique.
C’est peut-être un problème si ses chefs sont actuellement d’accord en tout
avec les chefs du parti aristocratique ; mais ce qui est certain, c’est que les
aristocrates étant trop faibles par eux-mêmes pour renverser entièrement
l’ouvrage de la révolution, se trouveront tôt ou tard assez heureux d’obtenir
les avantages de la composition que les autres leur préparent, et qu’ils sont
naturellement portés, par leur intérêt, à se liguer avec eux contre la cause du
peuple et des patriotes. Quels sont leurs moyens pour parvenir à ce but ? La
puissance des prêtres et de la superstition, la puissance non moins grande des
trésors accumulés entre les mains de la cour ; l’incivisme d’un grand nombre de
corps administratifs, la corruption d’une multitude de fonctionnaires publics,
les progrès de l’idolâtrie et de la division, du modérantisme, de la
pusillanimité, du ministérialisme au sein même de l’Assemblée nationale ; les
intrigues de tous les chefs de cette faction innombrable, qui, cachant leurs
vues secrètes sous le voile même de la constitution, rallient à leur système
tous les hommes faibles, à qui on persuade que leur repos est attaché à la
docilité avec laquelle on souffrira que les lois et la liberté soient sans
cesse impunément attaquées ; tous les égoïstes favorisés de la fortune qui,
aimant assez de la constitution, ce qui les égalait à ceux qui étaient
au-dessus d’eux, ne peuvent consentir à reconnaître des égaux dans ceux qu’ils
regardaient comme leurs inférieurs.
Législateur patriote [Brissot], à qui je réponds en ce
moment, quelles précautions proposez-vous pour prévenir ces dangers, et pour
combattre cette ligue ? Aucune. Tout ce que vous avez dit pour nous rassurer se
réduit à ce mot : “Que m’importe ! la liberté triomphera de tout”. Ne dirait-on
pas que vous n’êtes point chargés de veiller pour assurer ce triomphe, en
déconcertant les complots de ses ennemis ? La défiance, dites-vous, est un état
affreux ! beaucoup moins affreux, sans doute, que la stupide confiance qui nous
a causé tous nos embarras et tous nos maux, et qui nous mène au précipice.
Législateurs patriotes, ne calomniez point la défiance ; laissez propager cette
doctrine perfide à ces lâches intrigants qui en ont fait jusqu’ici la
sauvegarde de leurs trahisons ; laissez aux brigands qui veulent envahir et
profaner le temple de la liberté, le soin de combattre les dragons redoutés qui
en défendent l’entrée. Est-ce à Manlius à trouver importuns les cris des
oiseaux sacrés qui doivent sauver le capitole ? La défiance, quoi que vous
puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple ; elle est au sentiment
profond de la liberté, ce que la jalousie est à l’amour. Législateurs nouveaux,
profitez du moins de l’expérience de trois années d’intrigues et de perfidie ;
songez que si vos devanciers avaient senti la nécessité de cette vertu, votre
tâche serait beaucoup moins difficile à remplir ; sans elle, vous êtes aussi
destinés à être le jouet et la victime des hommes les plus vils et les plus
corrompus, et craignez que de toutes les qualités nécessaires pour sauver la
liberté, celle-là ne soit la seule qui vous manque.
Si on nous trahit, a dit encore le député patriote que je
combats, le peuple est là. Oui, sans doute ; mais vous ne pouvez ignorer que
l’insurrection que vous désignez ici, est un remède rare, incertain, extrême.
Le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits et sa
toute-puissance, des hommes habiles, après l’avoir endormi un instant, l’ont
enchaîné pour des siècles. Il était là, lorsqu’au mois de juillet dernier son
sang coula impunément au sein même de cette capitale ; et par quel ordre (1) ?
Le peuple est là ; mais vous, représentants, n’y êtes-vous pas aussi ? Et qu’y
faites-vous, si au lieu de prévoir et de déconcerter les projets de ses
oppresseurs, vous ne savez que l’abandonner au droit terrible de
l’insurrection, et au résultat du bouleversement des empire ? Je sais qu’il
peut se rencontrer des circonstances heureuses où la foudre peut partir de ses
mains pour écraser les traîtres ; mais au moins faut-il qu’il ait pu découvrir
à temps leur perfidie. Il ne faut donc pas l’exhorter à fermer les yeux, mais à
veiller ; il ne faut pas souscrire aveuglément à tout ce que proposent ses
ennemis, et leur remettre le soin de diriger le cours et de déterminer le
résultat de la crise qui doit décider de sa perte ou de son salut. Voilà
cependant ce que vous faites, en adoptant les projets de guerre que vous
présente le ministère. Connaissez-vous un peuple qui ait conquis sa liberté, en
soutenant à la fois une guerre étrangère, domestique et religieuse, sous les
auspices du despotisme qui la lui avait suscitée, et dont il voulait
restreindre la puissance ? Certes, ce problème politique et moral ne sera point
résolu de longtemps, et cependant vous avez prétendu le résoudre par des
espérances vagues et par l’exemple de la guerre d’Amérique, lorsque cet exemple
seul suffit pour mettre dans le plus grand jour la légèreté de vos décisions
politiques. Les Américains avaient-ils à combattre au-dedans le fanatisme et la
trahison, au-dehors une ligue armée contre eux par leur propre gouvernement ?
Et parce que secondés par un allié puissant, guidé par Washington, secondés par
les fautes de Cornwallis, ils ont triomphé non sans peine, du despote qui leur
faisait une guerre ouverte, s’ensuit-il qu’ils auraient triomphés, gouvernés
par les ministres et conduit par le général de George III ? J’aimerais autant
que l’on me dît que pour assurer la liberté, il était indifférent que leurs
efforts fussent dirigés par Brutus ou par Arons, par les consuls de Rome ou par
les fils de Tarquin.
Si nous devons être trompés ou trahis, dites-vous, autant
vaut déclarer la guerre que de l’attendre. Premièrement, ce n’est point-là le
véritable état de la question que je veux résoudre, car mon système ne tend pas
simplement à attendre la guerre, mais à l’étouffer. Mais comme je veux
renverser toutes les bases de votre doctrine, je vais prouver, en deux mots,
que le salut de la liberté ordonnerait que l’on attende la guerre, plutôt que
d’adopter la proposition déjà faite par le ministère.
Dans le cas d’une trahison supposée, il ne reste qu’une
seule ressource à la nation, comme vous l’avez bien prévu ; c’est l’explosion
salutaire et subite de l’indignation du peuple français et l’attaque seule de
votre territoire l’eût offerte, puisque alors, comme je l’ai déjà observé, les
Français réveillés tout à coup de leur léthargique confiance, eussent défendu
leur liberté contre leurs ennemis, par des prodiges de courage et d’énergie ;
le gouvernement, l’aristocratie l’avait bien prévu ; ils ont voulu conjurer
l’orage que les menaces du patriotisme leur avaient annoncé ; ils ont bien
senti que les ministres et la cour eussent l’air de vouloir diriger eux-mêmes
la foudre contre nos ennemis, afin que, redevenu l’objet de l’enthousiasme et
de l’idolâtrie, le pouvoir exécutif pût exécuter à loisir et sans obstacle le
plan funeste dont j’ai parlé. C’est alors que tout citoyen éclairé et
énergique, qui oserait appeler le soupçon sur un ministre, un général, sera
dénoncé par la faction dominante, comme un ennemi de l’état ; c’est alors que les
traîtres ne cesseront de réclamer, au nom du salut public, cette confiance
aveugle et cette modération meurtrière, qui a jusqu’ici assuré l’impunité de
tous les conspirateurs ; c’est alors que partout la raison et le patriotisme
seraient forcés de se taire devant le despotisme militaire, et devant l’audace
des factions.
Ce n’est pas tout, quand est-ce que des hommes libres ou qui
veulent l’être, peuvent déployer toutes les ressources que donne une pareille
cause ? C’est lorsqu’ils combattent chez eux, pour leurs foyers, aux yeux de
leurs concitoyens, de leurs femmes et de leurs enfants. C’est alors que toutes
les parties de l’état peuvent venir pour ainsi dire à chaque instant, au
secours les uns des autres, et par la force de l’union comme par celle du
courage, réparer une première défaite et balancer tous les avantages de la
discipline et de l’expérience des ennemis. C’est alors que tous les chefs
forcés d’agir sous les yeux de leurs concitoyens, ne peuvent trahir ni avec
succès, ni avec impunité : tous ces avantages sont perdus, dès qu’on porte la
guerre, loin des regards de la patrie, dans un pays étranger, et le champ le
plus libre est ouvert aux manœuvres les plus funestes et les plus ténébreuses :
ce n’est plus la nation entière qui combat pour elle-même, c’est une armée,
c’est un général qui décide du destin de l’état. D’un autre côté, en portant la
guerre au-dehors, vous mettez toutes les puissances ennemies dans la position
la plus favorable pour vous la faire ; vous leur fournissez le prétexte
qu’elles cherchaient, si elles la désiraient ; vous les y forcez, si elles ne
la voulaient pas. Les plus mal intentionnés auraient au moins hésité à vous
déclarer les premiers, sans aucun prétexte plausible, la plus odieuse et la
plus injuste de toutes les guerres : mais si vous violez les premiers leur
territoire, vous irritez les peuples mêmes de l’Allemagne, à qui vous supposez
déjà des lumières et des principes qui n’ont pas encore pu se développer
suffisamment chez vous, et chez qui les cruautés exercées dans le Palatinat
[sous le règne de Louis XIV] par les généraux français ont laissé des
impressions plus profondes que n’auront pu produire encore quelques brochures
prohibées, balancées par tous les moyens du gouvernement, et par toute
l’influence de ses partisans. Quelle ample matière ne fournissez-vous pas au manifeste
du chef et des autres princes de l’empire, pour en réclamer les droits et la
sûreté, et pour réveiller d’antiques préjugés et des haines invétérées ? car
vous sentez sans doute vous-même qu’il est impossible de regarder comme
certains tous les calculs diplomatiques sur lesquels repose la garantie que
vous nous donnez des dispositions favorables des princes. Ils renferment au
moins deux vices capitaux ; le premier, d’avoir supposé que la conduite des
despotes est toujours déterminée par l’espèce d’intérêt politique que vous leur
assignez, et non par leurs passions, surtout par la plus impérieuse de toutes
les passions, l’orgueil du despotisme et l’horreur de la liberté ; le second,
d’avoir prêté à quelques-uns d’entre eux assez de vertus et de philosophie pour
mépriser les principes et les préjugés de l’aristocratie française. Je ne crois
pas plus à tout cela, qu’aux idées exagérées que vous vous êtes formées de la
disposition actuelle de tous les sujets des monarques, à embrasser votre
nouvelle constitution. J’espère bien aussi que le temps et des circonstances
heureuses amèneront un jour cette grande révolution, surtout si vous ne faites
point avorter la nôtre, à force d’imprudence et d’enthousiasme. Mais ne croyez
pas si facilement aux prodiges de ce genre, et reconnaissez l’adresse avec
laquelle vos ministres et vos ministériels cherchent à abuser contre vous, de
votre légèreté et de votre penchant à voir partout ce que vous désirez ; et
quelque idée que vous vous soyez formée des intrigues des cours, songez que la
vérité sera toujours au-dessus. Quel parti l’Assemblée nationale doit-elle
prendre contre le piège visible qu’on lui tend ? Il faut, je ne dis pas
attendre la guerre, mais faire ce qui est en notre pouvoir pour nous mettre en
état de ne pas la craindre, ou même pour l’étouffer. Si le pouvoir exécutif a
fait tout ce qui était en lui pour nous donner la guerre, les représentants de
la nation, passés ou présents, sont-ils tout à fait exempts de reproches à cet
égard ? Pourquoi sommes-nous réduits maintenant à nous occuper de la guerre
extérieure ? C’est parce qu’elle est prête à s’allumer au-dedans ; c’est parce
que l’on espère nous surprendre en mauvais état de défense. De quelle cause
provient ce double inconvénient ? De la malveillance du ministère, combinée
avec la confiance et la faiblesse du corps législatif. Si l’Assemblée montrait,
non la fermeté d’un moment, mais une fermeté constante et soutenue contre les
conspirateurs du dedans et du dehors ; si elle adoptait, non les mesures hostiles
et dangereuses qui ne doivent avoir lieu que de puissance à puissance, mais les
mesures du souverain qui punit des rebelles ; si elle faisait tout ce que les
principes et le salut public lui ordonnent ; si au lieu de voir chaque
ministre, après avoir usé le charlatanisme nécessaire pour éblouir un moment la
nation, en la trahissant, céder la place à un successeur destiné à poursuivre
l’exécution du même plan, sous un masque nouveau, la nation voyait tomber sous
le glaive des lois la tête de ceux qui ont tramé la ruine de leurs pays ; si,
accusé par tous les départements de l’empire, convaincu aux yeux de tous ceux
qui ont des yeux et quelque patriotisme, le dernier ministre de la guerre
donnait un exemple imposant à tous ses semblables ; si, usant des moyens
infinis qui sont entre ses mains, pour élever les âmes, pour fortifier et
propager l’esprit public, pour s’entourer de la confiance et de l’amour du
peuple, elle marquait chacune de ses journées par un bienfait public, par un
encouragement donné aux patriotes, par un acte de rigueur qui terrassât le
despotisme et l’aristocratie ; si elle forçait toutes les têtes rebelles à
ployer sous le joug de la justice, de l’égalité et devant la majesté du peuple,
en même temps qu’elle pourvoirait à la sûreté intérieure de l’état, alors vous
verriez entrer dans le néant cette ligue insolente dont toute l’audace tient
aux ressources que votre faiblesse lui laisse dans l’intérieur de l’empire.
Voilà donc les conseils que vous devez lui donner, et que vous devez réaliser autant
qu’il est en vous. À Coblentz, dites-vous, à Coblentz ! Comme si les
représentants du peuple pouvaient remplir toutes leurs obligations envers lui,
en lui faisant présent de la guerre. C’est à Coblentz qu’est le danger ? Non,
Coblentz n’est point une seconde Carthage ; le siège du mal n’est point à
Coblentz, il est au milieu de nous, il est dans votre sein. Avant de courir à
Coblentz, mettez-vous au moins en état de faire la guerre. Est-ce au moment où
tout retentit encore des plaintes élevées de toutes les parties de la France,
contre le plan formé et exécuté par le ministère, de désarmer vos gardes
nationales, de confier le commandement de vos troupes à des officiers suspects,
de laisser vos régiments sans chefs, une parties de vos frontières sans
défense, en même temps qu’il souffle la discorde au-dedans, que vous devez vous
engager dans une expédition dont vous ne connaissez ni le plan, ni les causes
secrètes, ni les conséquences ? Eh quoi ! le ministre n’a pas même daigné vous
faire part de ses relations avec les puissances étrangères ! il garde un
silence mystérieux sur tout ce qu’il vous importe le plus de connaître ! Il n’a
pas daigné vous communiquer même les réquisitions qu’il prétend avoir faites,
et vous allez entreprendre la guerre, parce qu’un courtisan nouveau, succédant
à un autre courtisan, a fait retentir à vos oreilles le jargon constitutionnel
dont ses prédécesseurs n’avaient pas été moins prodigues ? Eh ! ne
ressemblez-vous pas à un homme qui court incendier la maison de son ennemi, au
moment où le feu prend à la sienne ?
Je me résume. Il ne faut point déclarer la guerre
actuellement. Il faut avant tout faire fabriquer partout des armes sans relâche
; il faut armer la gardes nationales ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que
de piques ; il faut prendre des mesures sévères et différentes de celles qu’on
a adoptées jusqu’ici, pour qu’il ne dépende pas des ministres de négliger
impunément ce qu’exige la sûreté de l’état ; il faut soutenir la dignité du
peuple, et défendre ses droits trop négligés. Il faut veiller au fidèle emploi
des finances, couvertes encore de ténèbres, au lieu d’achever de les ruiner par
une guerre imprudente, à laquelle le système seul de nos assignats serait un
obstacle, si on la portait chez les étrangers ; il faut punir les ministres
coupables, et persister dans la résolution de réprimer les prêtres séditieux.
Si, en dépit de la raison et de l’intérêt public, la guerre
était déjà résolue, il faudrait au moins s’épargner la honte de la faire
suivant l’impulsion et le plan de la cour. Il faudrait commencer par mettre en
état d’accusation le dernier ministre de la guerre, afin que son successeur
comprît que l’œil du peuple est fixé sur lui ; il faudrait commencer par faire
le procès aux rebelles, et mettre leurs biens en séquestre, afin que nos
soldats ne parussent pas des adversaires qui vont combattre des guerriers armés
pour la cause du roi contre une faction opposée : mais des ministres de la
justice nationales, qui vont punir des coupables. Mais si, en décidant la
guerre, vous ne paraissez qu’adopter l’esprit de vos ministres ; si, au premier
aspect du chef du pouvoir exécutif, les représentants du peuple se prosternent
devant lui ; s’ils couvrent d’applaudissements prématurés et serviles le
premier agent qu’il leur présente ; s’ils donnent à la nation l’exemple de la
légèreté, de l’idolâtrie, de la crédulité ; s’ils l’entretiennent dans une
erreur dangereuse, en lui montrant le prince ou ses agents comme leurs
libérateurs, alors comment espérez-vous que le peuple sera plus vigilant que
ceux qu’il a chargé de veiller pour lui, plus dévoués que ceux qui devaient se
dévouer pour sa cause, plus sage que les sages mêmes qu’il a choisis ?
Ne nous dites donc plus que la nation veut la guerre. La
nation veut que les efforts de ses ennemis soient confondus et que ses
représentants défendent ses intérêts : la guerre est à ses yeux un remède
extrême dont elle désire être dispensée : c’est à vous d’éclairer l’opinion
publique, et il suffit de lui présenter la vérité et l’intérêt général pour les
faire triompher. La grandeur d’un représentant du peuple n’est pas de caresser
l’opinion momentanée qu’excitent les intrigues des gouvernements, mais que
combat la raison sévère, et que de longues calamités démentent. Elle consiste
quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés
et des factions. Il doit confier le bonheur public à la sagesse, le sien à sa
vertu, sa gloire aux honnêtes gens et à la postérité.
Au reste, nous touchons à une crise décisive pour notre
révolution ; de grands événements vont se succéder avec rapidité. Malheur à
ceux qui, dans cette circonstance, n’immoleront pas au salut public l’esprit de
parti, leurs passions et leurs préjugés mêmes ! J’ai voulu payer aujourd’hui à
ma patrie la dernière dettes peut-être que j’avais contractée avec elle. Je
n’espère pas que mes paroles soient puissantes en ce moment. Je souhaite que ce
ne soit point l’expérience qui justifie mon opinion. Mais dans ce cas-là même,
une consolation me restera : je pourrai attester mon pays que je n’aurai point
contribué à sa ruine.
Observation de Philippe Landreux, auteur de cet indispensable ouvrage :
"Cette défiance de Robespierre vis-à-vis de la guerre et son opposition aux guerres de conquête ne contribua pas peu à le perdre. C’est elle qui, fin 1791, début 1792, le dressa en premier lieu contre les Girondins qui voulaient à toute force déclarer la guerre à l’empereur d’Autriche et qui parvinrent en effet à plonger la France dans un conflit qui dura près de 20 ans. C’est elle encore qui, au printemps 1794, l’amena à s’opposer à Carnot, son collègue au Comité de salut public, spécialisé dans le domaine militaire, lequel, une fois le territoire national libéré, voulait continuer une guerre de conquêtes et de rapines au lieu d’envisager la paix. Or, si Fouché passe à juste titre pour le principal artisan du complot du 9 thermidor, les robespierristes, eux, regardaient Carnot comme leur pire ennemi."
Post Scriptum :
Voici la liste des discours de Robespierre que l'on peut lire sur l'indispensable ouvrage de Philippe Landeux :
Robespierre & la guerre
- Premières
interventions sur la guerre (28 nov., 11, 12, 14 déc.)
- La guerre qui convient (28 novembre 1791)
- Pas de guerre (11 décembre 1791)
- Le mieux est d’attendre (12 décembre 1791)
- Sur le droit de discuter de la guerre (14 décembre 1791)
- Premiers discours contre la guerre (18 décembre 1791)
- Deuxième discours contre la guerre (2 janvier 1792)
- Troisième discours contre la guerre (11 janvier 1792)
- Quatrième discours contre la guerre (25 janvier 1792)
- Discours sur les moyens de sauver la patrie (10 février
1792)
- En attendant la guerre
- Sur Dumouriez (19 mars 1792)
- Sur le bonnet rouge (19 mars 1792)