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jeudi 4 février 2021

4 Février 1794 : La Convention nationale décide d'abolir l'esclavage.

 

Nota : Certains articles, comme celui-ci, bouleversent un peu la chronologie que je me suis fixée dans la réalisation de ce site. Mais je n'allais pas attendre 5 ans pour évoquer cette date mémorable !

L'aboutissement d'une longue lutte.

    L'esclavage était un système odieux d'oppression et d'exploitation des hommes qui, déjà à l'époque, blessait la sensibilité de nombre de gens. Son abolition faisait même partie de certaines demandes faites au roi dans les cahiers de doléances rédigés pour les Etats GénérauxSon abolition faisant donc débat, aussi bien au travers de la publications de livres que d'articles dans les journaux. 

Article 29 du cahier de doléances du village de Champagney

    En octobre 1789, l’abbé Grégoire, curé d’Embermesnil, député aux Etats-Généraux, puis à l’Assemblée Nationale Constituante, avait publié le Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue, et des autres iles françaises de l’Amérique, adressé à l’Assemblée nationale. C’était la première grande attaque de ce grand homme contre le préjugé de couleur et contre toute l’idéologie raciste développée par les Colons des Antilles.

    Ce courant abolitionniste sein de l'Assemblée nationale constituante de 1789 était mené par l'Abbé Grégoire et soutenu par quelques personnalités, dont Robespierre. "Périssent les colonies plutôt qu’un principe !" avait proclamé celui-ci le 13 mai 1791, dans un discours défendant la citoyenneté des gens de couleur et luttant contre la constitutionnalisation de l’esclavage.

    Hélas, ces quelques abolitionnistes se heurtaient au lobby des colons. (15 % des députés de l’Assemblée nationale avaient des propriétés dans les colonies et un nombre encore plus grand avait des intérêts dans le commerce colonial).

Une véritable idéologie.

    L'esclavage était bien en effet une idéologie, car il constituait toute l'architecture de la société coloniale et cette société coloniale pesait très lourd dans l'économie du royaume de France ! La grande majorité des Colons ne pouvait concevoir la possibilité de son abolition. Faute de travailler leurs terres, les Colons travaillaient à justifier l'usage et la perpétuation de ce fléau aussi vieux que l'humanité.

    Comme il était d'usage à l'époque, de nombreux ouvrages alimentaient le débat. Certaines publications faisaient même montre d'une apparence de "compréhension", simulant même un semblant de pitié à l'égard du sort des esclaves et c'était presqu'à regret qu'ils défendaient malgré tout cette abomination. Comme il est difficile de remettre en question un système établi et encore plus difficile de penser contre ses propres préjugés ! Peu de gens en sont capables ! Les Révolutions sont propices à cela...

"Littérature" esclavagiste.

    J'ai trouvé un bon exemple de ce style de "littérature" esclavagiste avec le texte ci-dessous, extrait des pages 12 à 14 du Recueils de pièces imprimées concernant l'esclavage et la Traite des Noirs, l'île de Tobago, Saint Domingue, 1777-1789. Vous allez mieux comprendre la nature du problème.

    Il s'intitule : "Discours sur l’esclavage des Nègres, et sur l’Idée de leur Affranchissement dans les Colonies. Par un Colon de Saint Domingues."

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97892251

"Les Nègres sont esclaves, et vous demandez qu’on les affranchisse. Mais on ne peut le faire qu’en dépouillant les Colons de leurs propriétés. Je n’ai pas besoin de vous prouver, et vous savez déjà qu’elles doivent être sacrées comme toutes les autres (1). Vous croiriez-vous le droit d’enlever ses charrues à un fermier ? Eh bien, ce sont nos instruments de labourage. – Oh ! Des hommes ! Cela fait frémir ; c’est un abus révoltant qu’il faut extirper. – Citoyen indiscret ! Eh bien ! Je vous dis que la Nation assemblée pourrait seule les anéantir ces propriétés, dans le cas où il serait évident que le maintien de l’esclavage fût contraire à l’équité naturelle et aux intérêts de l’État, et que son extinction pût s’opérer sans une lésion manifeste, et sans danger pour les colons, ainsi que pour l’État lui-même.

(1) Le Dr Schwartz, dans son zèle évangélique, non seulement méconnait cette vérité, mais il prétend que l’on doit envisager les colons comme coupables d’un vrai vol, et à ce moyen étant déchus du droit de réclamer aucune indemnité. Pour être conséquent, il ne manquait plus que de demander qu’ils fussent punis comme voleurs.

Nota : Le Docteur Schwartz évoqué ici était le pseudonyme utilisé par Nicolas de Condorcet pour publier son ouvrage : « Réflexions sur l'Esclavage des Nègres » paru en 1781 (accessible en bas de page).

Quant au premier point, qui serait de satisfaire au vœu de l’humanité blessée par l’esclavage des Nègres, chacun sait, et M. l’abbé Raynal lui-même vous a appris que c’était leur état naturel en Afrique. Or maintenant, si mes lecteurs m’ont bien entendu, et s’ils veulent être conséquents, ils conviendront que les Colons ne sont ni causes, ni responsables de cette servitude qu’ils ont trouvée établie, et qui ne fait que se perpétuer dans leurs mains ; pas plus responsables, pas plus criminels qu’un Citoyen possesseur par héritage ou par acquisition d’une terre qui lui produit 40.000 livres de rente, tandis que le plus grand nombre des habitants de son village peut à peine subsister. A qui faut-il s’en prendre ? Ce serait tout au plus à l’Etat qui a permis, favorisé ou toléré ce commerce, et d’abord, dans cette supposition, à moins de renverser toute l’idée d’ordre et de justice, il faudrait qu’il commençât par rembourser la valeur des Nègres, ce qui ne serait qu’une partie du dédommagement exigible, puisque leurs bras seuls peuvent féconder nos terres. Il faudrait donc essuyer le double inconvénient de payer environ un milliard dont les intérêts seraient un accroissement énorme d’impôts pour la Nation, et d’être privé de tous les avantages que donnent les colonies."

La propriété est sacrée ! 

    Le côté sacré de la propriété, évoqué au premier paragraphe était un argument récurrent dans ce débat relatifs à l'esclavage. J’ai déjà évoqué dans un autre article comment le caractère sacré de la propriété avait empêché nombre de réformes envisagées par Louis XVI.     Selon l’abbé Véri, Louis XVI aurait un jour posé cette question à son ministre Turgot après que celui-ci lui ai fait part de la difficulté de réaliser les réformes indispensable au royaume, tout en restant dans le cadre stricte de la loi et du respect des contrats. (page 379 du journal de l'abbé Véri) :

« Parmi les différents qui arrêtent toute mutation, il y a celui de la probité qui doit respecter la foi publique des contrats. On ne peut pas nier que la résiliation d'un bail attaque cette fidélité des contrats. M. Turgot ne méconnaît pas ce cri de l'équité naturelle. Il ne désavoue pas non plus que résilier un bail sans rendre en écus sonnants les fonds que les fermiers généraux ont donnés en avance au Roi ne soit contraire au premier appel de l'équité. Il convient que remettre le remboursement de ces fonds à des termes éloignés en faisant cesser aujourd'hui leur bail, c'est une injustice très apparente. Mais, en faisant ces aveux, voici ses autres observations, que je ne crois pas inutile de mettre dans toute leur étendue.

« Faisons une supposition, m'a-t-il dit, sur un objet absolument étranger. Le Roi juge utile et juste de supprimer l'esclavage des nègres dans les colonies en remboursant leur valeur aux propriétaires. Il ne peut faire ce remboursement que dans dix ans. Faut-il attendre ces dix ans pour produire un bien si considérable que la justice réclame dès aujourd'hui et qui n'aura peut-être jamais lieu si on le laisse à l'incertitude des événements ?

Du risque à reconnaître une injustice dans une société injuste...

    Reconnaître l'injustice de l'esclavage, c'était aussi le risque de devoir reconnaître l'injustice d'autres modes d'exploitation des êtres humains, eux aussi traditionnels et anciens, découlant des injustices sociales. Quid des riches propriétaires bâtissant leurs fortunes sur la peine des pauvres gens ? Vous rendez-vous compte de l'enjeu ? 

    La propriété était si sacrée, qu'à l'instar de la soi-disant abolition des privilèges, accordée lors de la nuit du 4 août 1789 (sous l'effet de la Grande Peur) qui finalement obligeait les opprimés à racheter leur liberté afin de dédommager les privilégiés ; l'abolition de l'esclavage aurait demandé que les Colons propriétaires d'esclaves fussent eux aussi dédommagés !

"Les mortels sont égaux, ce n'est pas la naissance,
c'est la vertu qui fait la différence"

 Les mortels sont égaux, ce n'est pas la naissance, c'est la vertu qui fait la différence

L'abolition devient "stratégique" en 1794.

    En 1794, la situation n'était plus celle de 1789 ! La France était en guerre. Les colonies échappaient au contrôle de l'Assemblée du fait du péril que représentait la marine de guerre anglaise sur l'océan. Saint-Domingue avait déjà aboli l'esclavage le 29 août 1793, mais la nouvelle n'était parvenue à Paris qu'en octobre. Ceux qui jusque-là s'étaient opposés à l'abolition de l’esclavage, virent là un moyen de mobiliser les populations des îles contre les Anglais qui envahissaient les colonies. Danton (aussi cynique qu'optimiste) déclara même à cette occasion "Maintenant l’Angleterre est perdue".

    Quoi qu'il en soit, la convention nationale (Montagnarde) s'est honorée en abolissant cet attentat à la dignité humaine.


Post Scriptum

    Malheureusement, un certain Napoléon 1er rétablira l'esclavage en 1802 !

Source : https://www2.assemblee-nationale.fr/14/evenements/2016/abolition-de-l-esclavage-1794-et-1848/1794-la-premiere-abolition

    Cet article sera repris, complété et développé lorsque la chronologie du site arrivera à cette date.
    En attendant je vous conseille de lire cette excellente analyse de l'historienne Florence Gauthier : "La Révolution abolit l'esclavage".









samedi 28 novembre 2020

28 Novembre 1789 : Adresses à l'Assemblée des nègres libres et des citoyens de couleurs (droits de l'homme à géographie variable)

Gravure d'Agostino Brunias - 1779

Quand l'histoire n'est pas politiquement correcte.

    A toutes les époques, certains tentent de réécrire l’histoire, parfois même sous couvert de bonnes intentions. Notre époque n’échappe à cette règle et une nouvelle mode venue des USA, commence à faire des ravages, la cancel culture.

    Cette année 2020 par exemple, la commission scolaire de San Francisco va renommer 44 écoles publiques afin de retirer les noms de personnages en lien avec l’esclavage, l’oppression ou le racisme, tels que Lincoln, Washington et Jefferson.
    Chez nous, à Paris, la statue de Voltaire installée dans le square Honoré-Champion dans le 6e arrondissement de Paris est régulièrement barbouillée de peinture rouge par d’ardents défenseurs des libertés, sous prétexte que le grand homme aurait eu des intérêts dans le commerce colonial. Bientôt ces grands esprits reprocheront à Jules César de n'avoir pas été écologiste et à Charlemagne de n'avoir pas été gay-friendly. Ce qui ne les empêchera pas d'avoir dans leurs poches des smartphones avec du cobalt extrait par des enfants esclaves au Congo.
Concernant Voltaire, lisez absolument mon article "Il fait sauver le soldat Voltaire !"

    Ce genre d’absurdité n’est possible que si l’on ignore tout de l’histoire ou que l’on se contente d’une vision manichéenne et surtout naïve de celle-ci.

    Je ne vais pas entrer dans une longue dissertation sur le bien et le mal (je l'ai déjà faite). Lisez tout simplement ci-dessous, cette adresse des nègres libres colons américains lue lors de la séance du 28 Novembre 1789. Ne butez pas sur le substantif « nègre » cela veut tout simplement dire noir et c’est ainsi qu’ils se désignent eux même, tout simplement parce qu’ils sont noirs de peau (en espagnol, noir se dit negro).

    N'ayez crainte, je ne donne pas dans le révisionnisme et oui, bien sûr, l'esclavage est une abomination, et je suis trop heureux que la 1ère République ait aboli ce fléau en 1794 !

    Mais lisez plutôt le texte ci-dessous, que j'ai déjà publié en date du 23 novembre 1789 en raison de son importance, et on se retrouve ensuite.

Adresse des nègres libres colons américains, lors de la séance du 28 novembre 1789

RÉCLAMATIONS

Des nègres libres, colons américains, adressées à l'Assemblée nationale (1).

(1) Cette pièce a été intégralement insérée au Moniteur.

Le nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre, au contraire, est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie.

D'après cette vérité, il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre qu'il est évident que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé.

D'après ce principe, le nègre libre dans l'ordre social doit être classé avant le mulâtre ou homme de couleur ; donc les nègres libres doivent au moins espérer, comme les gens de couleur, une représentation à l'Assemblée nationale, si ces derniers obtiennent cette faveur qu'ils viennent solliciter : les nègres libres se reposent à cet effet sur la haute sagesse des représentants de la nation ; ils réclament d'ailleurs les bons offices des députés de Saint-Domingue, leurs patrons et leurs protecteurs naturels, qui ne souffriront point une exclusion injurieuse à la pureté de leur origine ; ils ne doutent pas que les députés de Saint-Domingue ne dévoilent, avec toute l'énergie dont ils sont capables, l'ingratitude des gens de couleur, qui semblent dédaigner les auteurs de leur être, qui les ont oubliés volontairement dans la demande qu'ils viennent de former au tribunal de la nation, en lui faisant une offre patriotique de 6 millions, sans daigner les y comprendre.

Mais les nègres libres, colons américains, plus généreux que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir eux-mêmes à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions ; ils ont lieu de croire qu'il sera reçu avec le même enthousiasme, et qu'il leur méritera les mêmes bontés ; étant en beaucoup plus grand nombre que les gens de couleur, non moins fondés en droits et en pouvoirs, ils ne seront pas plus embarrassés qu'eux à réaliser ce faible don patriotique.

Vous avez bien lu ? Ce sont des noirs qui parlent des métis (en termes d'aujourd'hui) :

"Le nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre, au contraire, est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie."

"D'après cette vérité, il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre qu'il est évident que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé."

"Mais les nègres libres, colons américains, plus généreux que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir eux-mêmes à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions."

    Vous attendiez-vous à ce que des noirs parlent ainsi des métis ? 

    N'êtes-vous pas étonné de les voir ainsi en capacité d'offrir à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions ?

    Souvenez-vous de cette délégation d’homme de couleur, venue demander à l’Assemblée l’égalité des droits le 22 octobre 1789. Je vous avais expliqué dans cet article que ces citoyens de couleur étaient des propriétaires, possédant eux aussi des esclaves !

    Même s’ils étaient placés dans une situation juridique inférieure à celle des « blancs », ces hommes de couleur appartenaient à une classe sociale très dynamique économiquement en cette fin du XVIIIème siècle à Saint-Domingue, en Martinique et dans une moindre mesure en Guadeloupe et en Guyane. Il y avait un transfert croissant de propriétés de terres et d’esclaves des « blancs » vers les gens de couleur. 

    Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, dans les années 1780, les libres de couleur participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne. Les libres de couleur possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue et 5 % en Guadeloupe, à la fin du XVIIIe siècle. Ceux de la Martinique étaient dans une situation intermédiaire entre la Guadeloupe et Saint-Domingue. A Saint-Denis de la Réunion, 61 % des chefs de familles libres de couleur recensés possédaient des esclaves.

Source : https://journals.openedition.org/lrf/1403

    Hélas, mille fois hélas, ni les noirs ni les métis n'obtiendront l'égalité des droits. Un courant abolitionniste existait pourtant bien au sein de l'Assemblée nationale. Il était mené par l'Abbé Grégoire et soutenu par quelques personnalités, dont Robespierre. "Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! " dira celui-ci le 13 mai 1791, dans un discours défendant la citoyenneté des gens de couleur et luttant contre la constitutionnalisation de l’esclavage. Hélas, ces quelques abolitionnistes se heurtaient au lobby des colons. (15 % des députés de l’Assemblée nationale avaient des propriétés dans les colonies et un nombre encore plus grand avait des intérêts dans le commerce colonial).


    Je vous ai dit plus haut que l’esclavage avait été aboli en 1794, le 4 février pour être précis. Mais soyons réaliste, en 1794, la situation avait changé. La France était en guerre. Les colonies échappaient au contrôle de la Convention nationale, du fait du péril anglais sur l'océan. Saint-Domingue avait déjà aboli l'esclavage le 29 août 1793, mais la nouvelle n'était parvenue à Paris qu'en octobre. Ceux qui jusque-là s'étaient opposés à l'abolition de l’esclavage, virent là un moyen de mobiliser les populations des îles contre les Anglais qui envahissaient les colonies. Danton déclara même à cette occasion « Maintenant l’Angleterre est perdue ».

"Libres aussi" (1794)

     Je vous laisse réfléchir à tout cela et lire la suite, c'est-à-dire une adresse des citoyens libres de couleur, puis un discours non prononcé de Monsieur Cocherel.

    Mais auparavant, je vous signale que si vous cliquez sur l'image ci-dessous, vous accéderez à une magnifique galerie de tableaux et gravures réalisés par le peintre Agostino Brunias à la Dominique, au XVIII e siècle. Rappelez-vous malgré tout, que la réalité n'était peut-être pas aussi belle que ce que la vision de l'artiste...

Adresse des citoyens de couleur à l'Assemblée nationale, lors de la séance du 28 novembre 1789

Nota : Ce texte a été publié le 23 Novembre 1789.

Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises adressée à MM. les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale (1).

(1) Ce document n'a pas été inséré au Moniteur.

Messieurs, l'Assemblée nationale vous a renvoyé l'adresse, les mémoires, les pièces et les demandes des citoyens de couleur, des îles et colonies françaises. Vous devez incessamment en faire l'examen et le rapport. Quelque confiance que nous ayons dans vos lumières, et surtout dans votre justice et votre humanité, nous croyons devoir vous soumettre encore quelques réflexions, non pas sur le fond de l'affaire, elle n'en est pas susceptible ; mais sur la forme de la réunion des citoyens de couleur, ainsi que sur l'élection et la présentation de leurs députés.

Nous disons, Messieurs, que le fond de l'affaire, l'objet le plus important pour les citoyens de couleur, n'est plus susceptible de réflexions ; car, indépendamment du principe qui réside dans tous les cœurs, excepté peut-être dans celui des colons blancs, la question est jugée ; et il ne s'agit plus que de faire l'application de la loi.

L'Assemblée nationale a décrété, et le Roi a solennellement reconnu :

1° Que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ;

2° Que la loi est l'expression de la volonté générale, et que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ;

3° Enfin, que chaque citoyen a le droit, par lui ou par ses représentants, de constater la nécessité de la contribution publique et de la consentir librement.

Avant ces trois décrets, les citoyens de couleur auraient invoqué les droits imprescriptibles de la nature, ceux de la raison et de l'humanité. Aujourd'hui, Messieurs, ils attestent votre justice, ils réclament l'exécution de vos décrets.

Français, libres et citoyens, ils sont, quoi qu'en disent leurs adversaires, les égaux de ceux qui, jusqu'à ce moment, n'ont cessé de les opprimer.

Français et justiciables, ils ont, comme le reste des citoyens, le droit de concourir à la formation de la loi qui doit les régir ; de cette loi dont ils seront incontestablement les soutiens, l'objet et les organes.

Enfin, citoyens et contribuables, ils ont, comme tous les membres de l'empire, le droit inhérent à cette qualité, de CONSTATER la nécessité de la contribution publique et de la CONSENTIR librement.

Ces principes, puisés dans la loi constitutionnelle de l'Etat, serviront de base au jugement que vous allez préparer. Il est impossible que l'Assemblée nationale s'en écarte. Ses décrets sont précis ; ils doivent être exécutés. La couleur, non plus que le préjugé, ne peuvent en altérer, en modifier les conséquences. Les droits de l’homme, les droits du citoyen, s'élèvent toujours au-dessus des vaines considérations dont le règne a cessé ; et nous sommes encore à concevoir comment il peut se trouver des esprits assez pervers, des citoyens assez malintentionnés pour chercher à les faire revivre.

Les citoyens de couleur ne craignent donc pas les efforts impuissants des ennemis, que l'amour-propre et la cupidité pourraient leur susciter. La loi constitutionnelle de l'Etat leur est un garant assuré du succès qu'ils doivent obtenir. L'Assemblée des législateurs français ne peut point hésiter ; elle ne saurait varier dans ses principes.

Cependant, Messieurs, on fait aux citoyens de couleur deux objections qui méritent d'être examinées.

PREMIÈRE OBJECTION.

On prétend que les colonies, ayant presque toutes des députés à l'Assemblée nationale, sont suffisamment représentées. On observe que, dans les contrées, surtout comme Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe, où l'on n'a jamais connu la distinction d'ordres qui régnait en France ; où, comme le disaient les prétendus commissaires de Saint-Domingue (lorsqu'ils disposaient à leur gré de celte importante colonie, lorsqu'ils avaient le courage de hasarder, à cet égard, toutes les allégations qui paraissaient les plus favorables à leur cause), «les habitants sont tous propriétaires, tous égaux, tous soldats, tous officiers, tous nobles, » il importe peu dans quelle classe les députés aient été choisis (1).

(1) Voyez cette foule d'écrits que de prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait paraître pour parvenir à leur admission. Voyez surtout leur Lettre au Roi, du mois d'août 1788.

Vous connaissez, Messieurs, cette première objection, et vous y avez répondu d'avance.

Sans doute la distinction d'ordres n'existait pas dans nos colonies ; et, sous ce point de vue, les prétendus commissaires de Saint-Domingue pouvaient avoir raison, lorsqu'il s'agissait uniquement d'élire, comme ils l'ont fait, les députés des colons blancs.

Mais, s'il n'existait pas de distinction d'ordre, il y avait, et il existe encore, à la honte de l'humanité, une distinction de classes.

D'abord, on ne rougissait pas de mettre à l'écart et d'abaisser au nombre des bêtes de somme ces milliers d'individus qui sont condamnés à gémir sous le poids honteux de l'esclavage.

Ensuite, on faisait une grande différence entre les citoyens de couleur affranchis et leurs descendants, à quelque degré que ce fut, et les colons blancs.

Ceux-ci, coupables encore de l'esclavage qu'ils ont introduit, qu'ils alimentent, qu'ils perpétuent, et dont ils ont cependant la barbarie de faire un crime irrémissible aux citoyens de couleur, ceux-ci, disons-nous, étaient seuls dignes de l'attention du Corps législatif ; aussi, vous avez vu, Messieurs, qu'ils n'ont agi, qu'ils ne se sont présentés que pour les blancs. Ils vous ont donné un aperçu de leur origine, de leur population, de leurs services, de leurs droits, nous dirions presque de leur excellence ; mais, dans aucun cas, dans aucune circonstance, ils ne vous ont parlé des citoyens de couleur, ils leur en ont constamment refusé la qualité ; jamais ils ne les ont considérés comme ayant des droits à la représentation ; on n'a pas même pensé qu'il fût possible de les y appeler. Les infortunés ! Ils n'étaient ni ducs, ni comtes, ni marquis, ni chevaliers (1) ; ils n'avaient pas même de prétention à la noblesse. Ils sont hommes, c'est leur unique titre ; et les blancs qui se faisaient auprès de l'Assemblée nationale un mérite de l'égalité, qu'ils supposaient encore existante dans la colonie, n'avaient garde de descendre jusqu'à eux.

(1) Remarquez la liste des prétendus commissaires de Saint-Domingue :

Sur neuf, il y a deux ducs, deux comtes, trois marquis, un chevalier et un gentilhomme. Quelle heureuse égalité ! Quelle admirable représentation pour une colonie composée de négociants et de planteurs ! Pour faire disparaître la distinction des rangs, chacun prend celui qui lui convient ; il se décore du titre qui le flatte. Il n'y a que l'homme de couleur, s'il faut en croire ses généreux adversaires, qui ne doive avoir ni rang, ni place, ni titre, ni qualité ! Les humiliations et le mépris, voilà son lot !

Cette circonstance n'a pas échappé à l'Assemblée nationale, et vous vous rappellerez, Messieurs, que, lorsque les députés de Saint-Domingue furent admis, on parla de cette classe, au nom de laquelle nous nous présentons aujourd'hui ; qu'il y eut en sa faveur une réclamation et des observations qui prouvèrent que l'Assemblée lui réservait une place, et que, lorsque les citoyens de couleur se présenteraient, on ne pourrait pas leur opposer l'admission des colons blancs.

Nous en trouvons encore la preuve dans le rapport du comité de vérification, en faveur de l'île de Saint-Domingue.

Parmi les raisons que donnaient ceux des membres du comité qui pensaient qu'il fallait accorder 12 députés à cette colonie, on voit « qu'ils s'appuyaient spécialement sur ce qu'il n'y avait que 40,000 habitants dans l'île, et que les esclaves et GENS DE COULEUR NE POUVAIENT PAS ÊTRE COMPTÉS, puisque les uns n'avaient rien à défendre, ET QUE LES AUTRES N'AVAIENT PAS ÉTÉ APPELÉS A LA NOMINATION DES DÉPUTÉS. »

Ce que nous disons par rapport à Saint-Domingue, s'applique avec la même force à celles des colonies qui ont obtenu l'honneur d'une représentation. Les députés de la Guadeloupe et de la Martinique ne sont, comme ceux de Saint-Domingue que les députés des blancs. LES BLANCS SEULS les ont nommés. Nous lisons encore, dans le rapport de la Guadeloupe, page 39, « que les gens de couleur n'ont pas été appelés à la nomination des représentants, et qu'ils ne doivent pas entrer en ligne de compte. «

Nous sommes donc, Messieurs, recevables et fondés à nous présenter. L'objection résultant de l'admission des blancs, ne peut donc pas nous être opposée ; et ce serait vainement qu'on chercherait à s'en faire contre les citoyens de couleur un titre qui tournerait entièrement à leur avantage. Il ne serait pas juste, en effet, que les députés des blancs, qui sont les oppresseurs, et, nous ne pouvons pas vous le dissimuler, les ennemis naturels des citoyens de couleur, fussent encore chargés de les représenter, de stipuler, de défendre leurs intérêts. Ce n'est pas sur eux que nous devons nous reposer du soin de déterminer les bases de la constitution qui fixera désormais les rangs, les droits et les prérogatives de la classe la plus nombreuse, la plus infortunée, et cependant la plus utile des colonies.

SECONDE OBJECTION.

Vaincus sur cette première partie de leur système, réduits au silence, forcés de convenir que les citoyens de couleur doivent être représentés, les députés des colons blancs se retrancheront dans leur seconde objection : à défaut de moyens, ils auront recours à la forme, ils critiqueront notre Assemblée, le mode de nos élections ; ils soutiendront que nous ne sommes pas les représentants des colonies ; que, n'étant pas valablement élus, nous ne pouvons pas être admis, et qu'il faut nous renvoyer à une assemblée coloniale...

Voilà, sans doute, Messieurs, l'objection la plus spécieuse que nos adversaires puissent nous opposer ; mais cette objection disparaîtra devant les observations que nous allons vous proposer.

D'abord, il faut bien considérer qu'il n'en est pas de la position de la colonie, ainsi que l'ont très-bien observé les prétendus commissaires de Saint-Domingue dans les différentes brochures qu'ils ont publiées, comme de la métropole.

En France, les communications sont toutes promptes et faciles : elles sont, au contraire, lentes et difficiles avec les colonies ; et tandis qu'on emploierait un temps précieux à demander, à solliciter des ordres, à les donner, à les faire exécuter, à provoquer des assemblées, à préparer les objets de demande, à les discuter, à les rédiger, à nommer des députés, à les envoyer en France, la première session de l'Assemblée nationale tendrait à satin ; la constitution serait achevée, et les citoyens de couleur recevraient des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ; ils supporteraient des impôts dont ils n'auraient pas constaté la nécessité, dont ils n'auraient pas consenti la répartition.

Ces moyens présentés, avec succès, d'abord par les colons blancs de Saint-Domingue, avant même que l'Assemblée nationale fût constituée, et tout récemment par les colons de la Martinique et de la Guadeloupe, ne seront pas inutilement invoqués par les citoyens de couleur. S'il pouvait y avoir une exception, elle devrait être à leur avantage, puisqu'ils se sont présentés beaucoup plus tard, et qu'ils arrivent au moment où l'Assemblée va s4occuper de leur constitution.

L'intention manifestée des représentants de la nation a toujours été de voir, d'entendre toutes les parties intéressées, de les rapprocher les unes des autres, de conserver les droits de tous les citoyens, de les admettre tous, à la représentation qui leur est due.

En second lieu, comment pourrait-on blâmer les citoyens de couleur de ne s'être pas réunis dans les colonies ; de n'avoir pas formé ces assemblées primaires, auxquelles tous les citoyens sont admis, et dans lesquelles on peut recevoir et donner tous les pouvoirs nécessaires pour constituer un représentant légal ?

Vous n'ignorez pas, Messieurs, que les lettres de convocation pour la formation des Etats généraux, n'avaient pas été adressées dans les colonies ; que, non-seulement on n'y avait point indiqué qu'il ne s'y était pas formé d'assemblées primaires, mais que, par les lois anciennes, par les lois encore existantes, il était défendu, sous les peines les plus sévères, de les provoquer.

Vous savez que cette défense générale dans toutes les colonies, universelle pour tous les habitants, était encore plus expresse pour les citoyens de couleur ; que toute assemblée, toute espèce de réunion de leur part étaient et sont encore réputées et punies comme un attroupement. Mais ce que vous ignorez peut-être, ce dont votre justice ne pourra qu'être indignée, c'est que, peu contents de livrer à la rigueur des lois les citoyens de couleur qui sont accusés, ou même qui paraissent suspects, de les soumettre à la justice des tribunaux, qui ne sont et nui ne peuvent être composés que de leurs pareils , les blancs s'érigent en vengeurs des délits qu'il leur plaît de supposer,-les voies de l'ait leur sont permises, et les citoyens de couleur, victimes de leur zèle et de leur dévouement pour la chose publique, auraient été, dans cette circonstance, exposés à périr sous les coups que leurs cruels oppresseurs auraient jugé à propos de leur porter (1).

(1) On sent bien que nous ne parlons ici que de l'abus. Dans quelques mains qu'elles reposent, les lois ne perdent rien do leur saint caractère ; mais, dans les colonies, l'exécution en est exclusivement dévolue aux blancs ; et l'expérience n'a que trop appris qu'elles sont presque toujours muettes et sans vigueur, lorsqu'il s'agit de punir les excès des blancs envers les citoyens de couleur.

Il a donc fallu renoncer, jusqu'à ce qu'il se fût introduit un nouvel ordre de choses, à toutes assemblées, à toutes réunions partielles dans les différentes colonies ; il a fallu céder à la nécessité.

Mais était-il juste de renoncer également aux réclamations légitimes, que les citoyens de couleur sont dans le cas de former, et plus encore au succès qu'elles doivent avoir ?

Il y aurait de la barbarie à le supposer ; et ces préjugés affreux, dont les citoyens de couleur se plaignent avec tant d'amertume, seraient peut-être moins affligeants que le refus désespérant d'une admission à laquelle ils ont autant de droits que leurs concitoyens.

Au surplus, à défaut de ces assemblées primaires et locales, à défaut d'une réunion coloniale qu'il ne leur a pas été possible de provoquer, les citoyens de couleur nouvellement arrivés et résidant actuellement en France se sont rapprochés, pour s'occuper de leurs intérêts ; il se sont réunis dans le cabinet, sous la présidence d'un citoyen revêtu d'un caractère public ; ils étaient et sont encore assez nombreux. Ils ont délibéré, ils ont rédigé des cahiers, ils ont offert une partie de leur fortune, et ils réaliseront incessamment leurs offres ; ils ont élu des députés, et ils les présentent à l'Assemblée nationale.

Cependant les calomnies de leurs ennemis sont parvenues jusqu'à eux ; ils ont publié que « l'assemblée des citoyens de couleur était tout au plus composée de douze personnes, que les autres signatures étaient ou surprises ou supposées. »

Pour écarter, pour dissiper ces bruits injurieux, les citoyens de couleur ont appelé dans leur assemblée un notaire du Châtelet, et ils ont réitéré en sa présence, dans un acte authentique, tous les articles de leurs délibérations. Nous vous prions de vouloir bien l'examiner

Vous y trouverez tout ce que les citoyens de couleur avaient consigné dans leurs premiers procès-verbaux ; vous y remarquerez l'unanimité des sentiments et des opinions, l'offre généreuse et volontaire du don patriotique du 1/4 de leurs revenus, évalué à 6 millions, et de la 50e partie de leurs propriétés ; vous y trouverez la confirmation, et une nouvelle élection de leurs députés ; enfin, et c'est ici la preuve la plus formelle delà calomnie que nous avons été forcés de repousser vous y verrez, qu'au lieu de douze personnes dont on a prétendu que les assemblées étaient composées, il s'en est trouvé quatre-vingts, qui ont toutes concouru à la ratification des arrêtés qui avaient été pris dans les précédentes assemblées.

Voilà, Messieurs, et vous pouvez en juger par l'expédition des actes qui vous ont été remis, voilà les citoyens qu'on calomnie et que l'on poursuit avec autant d'acharnement. Ce sont ces mêmes citoyens qu'on voudrait vouer à la honte, au mépris, à l'oubli ; qu'on voudrait éloigner du milieu des représentants de la nation ; auxquels on voudrait interdire le droit acquis de concourir à la formation de la loi et de consentir la répartition de l'impôt.

Votre justice ne se laissera pas séduire par les allégations de nos ennemis ; elle ne se laissera pas éblouir par leurs promesses ; elle ne sera pas ébranlée par les craintes chimériques, qu'ils ont cependant le courage de présenter comme des moyens (1).

(1) Croirait-on qu'ils osent avancer que les préjugés sont au-dessus de la loi ; qu'ils sauront bien la rendre inutile ; que son exécution sera dans leurs mains, et que nulle autorité ne pourra les forcer à reconnaître pour leurs égaux, des gens qu'ils sont accoutumés à traiter avec le dernier mépris !

Croirait-on que, dans leur impuissance, quelques-uns d'entre eux ont eu la témérité de tourner leurs regards vers une terre étrangère, comme si les citoyens de couleur étaient à leur disposition ; comme si les citoyens de couleur n'avaient pas fait le serment de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour la conservation de l'Etat, et la défense personnelle du souverain ?

Non, Messieurs, la justice est inaccessible à toutes les considérations : elle mettra dans sa balance l'homme à côté de l'homme, l'homme libre à côté de l'homme libre, le citoyen sur la même ligne que le citoyen.

Elle prononcera en faveur des citoyens de couleur comme elle a prononcé en faveur des colons blancs ; les moyens, les raisons sont absolument les mêmes.

Les députés de Saint-Domingue ont été élus à Paris.

Les députés de la Martinique ont été élus à Paris.

Les députés de la Guadeloupe ont été élus à Paris.

Pourquoi donc les citoyens de couleur ne pourraient-ils pas avoir été élus à Paris ?

Les prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait, dans leurs écrits multipliés, un pompeux étalage de leurs prétendus pouvoirs, ils se sont fortement appuyés de cette prétendue inspiration qui, SUIVANT EUX, a mis leurs commettants dans le cas d'effectuer, à 2,000 lieues, ce qui se projetait, ce qui même n'était pas encore arrêté dans la capitale ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les colons de la Martinique ont été plus modestes ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les colons de la Guadeloupe ont été beaucoup plus vrais ; et ils ont également réussi.

Ils ont dit naturellement « qu'ils n'avaient reçu aucun pouvoir de leur colonie ; qu'ils ne s'étaient déterminés à faire des démarches que parce que Saint-Domingue avait réussi.

Pour éviter les lenteurs, que nous avons le même intérêt à prévoir, ils ont fait à Paris une assemblée composée de 36 PERSONNES, qui ne sont pas toutes résidantes à la Guadeloupe et dont plusieurs n'y ont point de propriétés. Ils ont imprimé quelques discours. Ils ont arrêté des députations. Ils ont écrit au Roi, au ministre de la Marine, au premier ministre des finances ; ils ont reçu, le 8 août 1789, une lettre du ministre de la Marine, qui leur annonce que, les députés de Saint-Domingue ayant été admis dans l'Assemblée nationale, il est très-juste qu'ils s'y adressent pour obtenir d'y être représentés (1). »

(1) Voyez le Rapport adressé à l'assemblée coloniale do la Guadeloupe, par M. de Curt.

Enfin, ils ont remis une adresse à l'Assemblée nationale, et ils sont parvenus à faire admettre deux députés.

Ce serait, Messieurs, abuser de vos moments, que d'insister sur l'identité, sur l'analogie de toutes ces démarches, avec celles des citoyens de couleur, et plus encore sur les conséquences d'un pareil jugement :

1° Saint-Domingue ayant été admise, il était très juste que les autres colonies fussent également représentées ; le ministre de la Marine l'avait annoncé.

Mais si cela était très-juste par rapport aux blancs, il l'est au moins autant pour les citoyens de couleur : ils doivent obtenir une représentation quelconque. Ils y ont d'autant plus de droits, que leurs adversaires ont été reçus ; et, qu'abstraction faite du principe qui les appelle à la jouissance des mêmes avantages, à l'exercice des mêmes droits, il est de toute justice qu'ils se trouvent continuellement en mesure de les attaquer, de les combattre ; de donner sur la constitution, qui les intéresse, les éclaircissements qu'on ne peut attendre que des naturels du pays.

2° Si l'Assemblée nationale a pensé que quelques citoyens de Saint-Domingue et de la Martinique avaient pu élire leurs députés à Paris ;

Si elle a jugé tout récemment, sur le rapport de M. Barrère de Vieuzac, « que 36 personnes qui ont déclaré être originaires ou propriétaires de la Guadeloupe avaient pu élire à Paris et faire admettre 2 députés à l'Assemblée nationale » ;

A plus forte raison doit-elle décider que les citoyens de couleur, qui sont 3 fois plus nombreux ; qui ne pouvaient ni se rapprocher dans les colonies, ni se réunir, sans s'exposer aux peines les plus sévères, ont pu se rapprocher, s'assembler et nommer, à Paris, les représentants qui demandent aujourd'hui leur admission.

Indépendamment de leur titre primitif, de leur droit au fond, de l'infaillibilité des décrets, dont ils ne cesseront de s'étayer, les citoyens de couleur ont encore l'avantage d'avoir rempli toutes les formalités que l'on pouvait exiger d'eux.

Leurs assemblées ont été précédées de l'avis qu'ils en ont fait donner aux chefs de la commune (1) ; leurs délibérations n'ont été décidément commencées que lorsque les blancs ont refusé de s'unir à eux ; les ministres du Roi ont été prévenus ; l'Assemblée nationale les a déjà reçus, elle a décrété en leur faveur la liberté d'assister à la séance, dans laquelle ils ont été admis ; Leurs Majestés ont bien voulu recevoir, agréer leurs hommages ; le 22 octobre 1789, les citoyens de couleur ont eu l'honneur de leur être » présentés ; Monsieur a également consenti à les recevoir ; en un mot, ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir : Ils ont fait autant et plus que les commissaires, les députés des colons blancs ; ils se présentent avec les mêmes titres, les mêmes droits, le même zèle, et certainement avec plus d'intérêt et de nécessité. Pourquoi donc y aurait-il dans la décision une différence qui ne se trouve ni dans les principes, ni dans les faits ?

(1) M. le Maire et M. le commandant général en ont été informés.

Recevez, Messieurs, l'hommage respectueux que nous devons à vos lumières, et surtout au patriotisme qui vous soutient au milieu des fonctions honorables et pénibles que nous ambitionnons de partager.

Nous sommes avec la plus profonde vénération, Messieurs,

Vos très-humbles et très-obéissant serviteurs.

De Joly ; Raimond aîné ; Ogé jeune ; Du Souchet de Saint-Réal ; Honoré de Saint-Albert, habitant de la Martinique ; Fleury,

Commissaires et députés des citoyens de couleur des îles et colonies françaises.

Paris, ce 23 novembre 1789.

Discours non prononcé de M. de Cocherel sur la demande des mulâtres, lors de la séance du 28 novembre 1789

Observation de M. de Cocherel, député de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale sur la demande des mulâtres (1).

(1) Le Moniteur n'a reproduit ce document que d'une façon très-incomplète.

Messieurs, lorsque les députés de Saint-Domingue sont venus solliciter leur admission à l'Assemblée nationale, ils vous ont annoncé qu'ils étaient les représentants des communes de leur pays ; ils vous ont déclaré qu'ils n'y connaissaient point la distinction des ordres ; ils vous ont dit qu'ils n'en connaissaient qu'un, celui d'hommes libres ; ils vous en ont présenté l'état de population qu'ils ont fait monter à environ 40,000 hommes ; vous avez fixé le nombre de leurs députés en raison de cette population seulement, sans vouloir avoir égard à l'importance, à la richesse de la province qu'ils représentent et à l'étendue de son territoire, principe que vous venez cependant de consacrer depuis cette époque, par un de vos décrets.

Vous avez donc jugé l'île de Saint-Domingue suffisamment représentée.

Cependant aujourd'hui une réunion de quelques individus isolés à Paris, connus dans les colonies sous le nom de mulâtres, et dénommés à Paris gens de couleur, vient réclamer contre une représentation que vous avez jugée légale.

Mais permettez-moi, Messieurs, de faire quelques questions d'abord à M. le rapporteur du comité de vérification, avant de répondre à cette réclamation : il serait intéressant qu'il nous apprît de combien de membres était composé le comité, lorsqu'il a donné son avis. On m'a assuré qu'il ne s'y était trouvé que neuf commissaires, que leurs opinions avaient été très-partagées, que quatre ou cinq membres, au plus, avaient été de l'avis du rapport arrêté dans le comité (1).

(1) Nota. Il est très à propos de remarquer encore que dans le nombre de cinq honorables membres qui ont voté en faveur des mulâtres, était M. le curé Grégoire, qui venait de répandre contre les habitants des colonies un libelle incendiaire, où, entre autres nouveaux principes de morale, proclamés charitablement par M. le curé, on lit ceux-ci :

Page 11. « Ainsi l'intérêt et la sûreté seront pour les blancs la mesure des obligations morales. Nègres et gens de couleur, souvenez-vous-en. Si vos despotes persistent à vous opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre. »

Page 29. « Convient-il que nos esclaves deviennent nos égaux ? Je crains bien que cela ne soit le fin mot ! Pauvre vanité ! Je vous renvoie à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : tirez-vous-en, s'il se peut. »

Page 35. « Puissé-je voir une insurrection générale dans l'univers pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, etc. »

Page 36. « Il ne faut qu'un Othello, un Padrejan, pour réveiller dans l'âme des nègres les sentiments de leurs inaliénables droits. »

Page 37. « Parce qu'il vous faut du sucre, du café, du tafia, indignes mortels ! Mangez plutôt de l'herbe et soyez justes. »

Je ne fais que citer, et je ne me permets aucune réflexion sur les principes religieux et pacifiques de M. le curé, insérés dans son libelle : c'est aux représentants de la nation, assemblés, à les apprécier et à les juger.

Ce libelle a été remis à chacun de Messieurs, avec la plus grande publicité, par mandement de M. le curé d'Emberménil.

 

Cependant, Messieurs, l'importance de la question dont il s'agit, d'où dépend, dans ce moment, le sort des colonies, méritait toute l'attention du comité ; nous espérons que vous voudrez bien y suppléer, en ordonnant que toutes les pièces soient déposées préalablement sur le bureau, afin que l'Assemblée en prenne elle-même communication, ou bien qu'elle ordonne qu'elles soient remises aux députés des colonies, pour y répondre.

Je demanderai ensuite comment est formée et composée cette espèce de corporation.

Est-ce des colons ? Ces colons sont-ils affranchis ? De laquelle des quatorze colonies françaises sont ces colons ? Ces colons sont-ils propriétaires dans les colonies ? Ces colons ont-ils des pouvoirs ? En quel nombre sont ces pouvoirs ? Sont-ils donnés par des propriétaires libres résidant dans les colonies ? Ces pouvoirs sont-ils légaux ? Les procurations qui énoncent ces pouvoirs sont-elles passées par devant notaires ? Sont-elles légalisées dans les formes prescrites par les juges des lieux ? Quel est l'état de ces soi-disant colons ? N'est-ce pas, peut-être, celui de la bâtardise, celui de la domesticité ?

Je demanderai encore si ces hommes, quoique gens de couleur, ne peuvent pas être nés en France, sans avoir pour cela aucuns rapports, aucunes propriétés à Saint-Domingue ? Ces gens de couleur ne peuvent-ils pas être nés dans les colonies étrangères ? Voilà ce qu'avait à examiner, Messieurs, votre comité de vérification ; c'est à quoi se borne son institution, toute autre question lui est étrangère et appartient à votre comité de constitution. Votre comité de vérification ne pourrait pas même vous proposer, dans cet état de cause, un mode de convocation pour nos assemblées, sans sortir des bornes qui lui sont prescrites par votre règlement.

Au reste, en supposant à quelques-uns de ces hommes de couleur toutes les qualités requises pour appuyer leurs réclamations, je leur demanderai s'ils veulent former une classe particulière, s'ils prétendent à une distinction d'ordre, si leur projet est de se séparer des communes des colonies composées d'hommes libres, en sollicitant cette représentation qui détruirait tous les principes de l'Assemblée nationale ? Je demanderai à laquelle des 14 colonies françaises on voudrait attacher les deux députés privilégiés, proposés par le comité de vérification ? Je demanderai quel sera le bailliage de ces 14 colonies, que ces deux députés auraient la prétention de représenter ? Je demanderai, enfin, si l'Assemblée nationale peut enlever aux provinces le droit de nommer elles-mêmes leurs députés, en permettant à des individus isolés de s'assembler à cet effet, hors de leur patrie, et d'en faire eux-mêmes le choix le plus irrégulier ?

D'après toutes cette considération, je me résume et je dis que s'il est prouvé que les gens de couleur sont propriétaires libres des colonies, il est prouvé par là même qu'ils composent les communes des colonies, dont la représentation a été calculée et fixée, par un décret de l'Assemblée nationale, en raison de la population des communes des colonies ; cette population n'a pas augmenté depuis ce décret, qui a consacré les droits et l'admission des députés à l'Assemblée nationale. Les réclamations des gens de couleur ne pourraient donc être accueillies sans détruire votre premier décret ; et dans cette hypothèse, la députation des colonies deviendrait tout au plus nulle ; leurs députés cesseraient, en conséquence, de s'asseoir parmi vous, Messieurs, mais ce ne serait point assurément une raison pour y faire admettre les gens de couleur.

En deux mots, ou la nomination des députés des colonies est légale, ou elle ne l'est pas. Si elle est légale, les gens de couleur sont représentés parce qu'ils composent les communes ; si elle ne l'est pas, les députés des colonies doivent se retirer. Voilà à quoi se réduit uniquement la question qui vous est soumise ; et vous ne pouvez prononcer, sous aucun rapport, en faveur des gens de couleur, sans attaquer et annuler votre premier décret d'admission des députés de Saint-Domingue à l'Assemblée nationale. Mais comme vous l'avez déclaré vous-mêmes irrévocable, je demande que l'Assemblée décrète qu'il n'y a pas lieu à délibérer.

Et je suis d'autant plus fondé, Messieurs, dans mon opinion, qu'elle n'est que le résultat de la vôtre.

En effet, Messieurs, rappelez-vous qu'une corporation des plus grands propriétaires des colonies, résidant actuellement en France, a cru devoir également faire des réclamations à votre tribunal, contre la nomination des députés de Saint-Domingue, qu'ils ont jugée illégale par le défaut de convocation de tous les habitants libres, qui composent la colonie de Saint-Domingue : vous avez rejeté leurs réclamations.

Mais ne seraient-ils pas fondés à se présenter de nouveau aujourd’hui à votre tribunal, si vous légitimiez la corporation des gens de couleur, assemblés à Paris ? Ne seraient-ils pas également autorisés à s'assembler dans le royaume, pour protester contre l'admission illégale de leurs députés, et n'auraient-ils pas le droit de les rappeler, par la raison qu'ils auraient été nommés sans convocation et sans leur participation ?

Cet exemple ne serait-il pas dangereux pour d'autres provinces, dont quelques habitants également isolés, et peut-être mécontents, se croiraient fondés à s'assembler partout où ils se trouveraient, même hors de leurs provinces et, à rappeler leurs députés, s'ils le jugeaient nécessaire à leurs intérêts particuliers ? Que deviendrait alors votre décret, qui enlève ce droit à nos propres et véritables commettants ?

J'abandonne ces réflexions, Messieurs, à votre sagesse ; mais permettez-moi seulement de vous observer que l'Assemblée nationale, ayant rejeté le comité national demandé par les députés des colonies, a manifesté l'intention où elle est de ne rien préjuger, de ne rien arrêter sur les questions relatives à la constitution des colonies, qui lui seraient présentées : celle qui vient d'être soumise à votre examen est sans doute de ce nombre, puisqu'elle tient essentiellement à la constitution des colonies ; je demande donc qu'il ne soit rien statué à cet égard par l'Assemblée nationale, que préalablement elle n'ait reçu du sein des colonies mêmes leurs vœux légalement manifestés dans un plan de constitution propre à leur régime, qui sera présenté à l'examen de l'Assemblée nationale.

Je vais vous proposer, en conséquence, un décret, dicté en ce moment par la prudence ; croyez, Messieurs, qu'il vous conservera à jamais vos colonies, dont la perte occasionnerait à la métropole des maux incalculables. Rien ne périclite, rien ne vous presse de prononcer isolément sur la question prématurée qui vient de vous être présentée ; elle ne pourra dans aucun temps échapper à votre examen ; elle ne sera point oubliée dans le plan de constitution qui vous sera proposé par les colonies légalement assemblées, lorsque vous l'ordonnerez, et que vous pourrez vous en occuper ; votre sagesse, d'ailleurs, doit rassurer les gens de couleur et dissiper leurs craintes. Les nègres libres, qui ont Je même droit que les gens de couleur, seront également appelés ; plus sages que les gens de couleur, plus reconnaissants que leurs enfants, ils se tiennent à l'écart dans ce moment, mais leur confiance en nous est pour nous un nouveau titre de défendre leurs intérêts comme les nôtres, ils nous seront toujours aussi chers ; nous en contractons avec eux un nouvel engagement dans le sanctuaire même des représentants de la nation.

Nous serons fidèles à notre serment.

Voici donc le décret que je propose :

L'Assemblée nationale, considérant la différence absolue du régime de la France à celui de ses colonies, déclarant par cette raison que plusieurs de ses décrets, notamment celui des droits de l'homme, ne peuvent convenir à leur constitution, a décrété et décrète que toute motion relative à la constitution des colonies, serait suspendue et renvoyée à l'époque où elle recevra du sein même de ses colonies leurs vœux légalement manifestés dans un plan de constitution qui sera soumis à un sérieux examen de l'Assemblée nationale, avant d'être décrété.


jeudi 26 novembre 2020

26 Novembre 1789 : Les colons font du chantage et demandent une constitution particulière

 

    Je vous propose de lire avec attention les montions présentées ce jour par ceux que l'on appelait les colons. Il s'agit bien sûr des colonies dans les îles Caraïbes.

    Certains des propos tenus sont, je trouve, sidérants. Ces propriétaires terriens ne veulent pas de la nouvelle constitution sur laquelle travaillent les députés. Voici quelques extraits, ou un "best off", comme je l'explique plus loin. Lire également l'article du 22 octobre 1789 ainsi que celui du 23 novembre 1789.


Monsieur Louis de Curt,
traitre à la France en 1793

Ce qu'il faut savoir du premier intervenant, Louis de Curt. 

    Ce grand serviteur de la France émigra en Angleterre après la mort du Roi et demeura à Londres où il négocia avec le gouvernement anglais le traité de Whitehall entre les Anglais et les colons de Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, ce traité inique permit aux colons français de combattre les troupes révolutionnaires et l'émancipation des Noirs, et aux Anglais de récupérer la lucrative fiscalité sur les plantations de sucre françaises. Ceci dit, vous allez mieux comprendre l'origine des idées qu'il expose ce jour devant l'Assemblée nationale.

Monsieur de Curt député de la Guadeloupe jusqu'en 1792, présente son île comme un petit paradis :
"dans les colonies il n'existe ni dîmes à supprimer, ni féodalité à détruire, ni privilèges à combattre, ni traitants à dépouiller, ni impôts odieux à proscrire"

Il se permet de faire ce qui n'est rien d'autre qu'un odieux chantage :
"Alors, Messieurs, si, abandonnées à elles-mêmes, elles eussent ouvert leurs ports aux puissances commerçantes de l'Europe et de l'Amérique, un bénéfice énorme se présentait à elles dans la concurrence des échanges. Et en effet, dans un tel état de choses, elles achèteraient au rabais tous les objets qu'elles consomment, et vendraient à l'enchère toutes leurs productions ; de manière qu'en dernier résultat, la diminution sur le prix de leurs consommations, et l'accroissement de la valeur de leurs denrées, auraient augmenté de plus du tiers la balance de leurs échanges."

Plus loin, il rappelle l'intérêt que les colons auraient à ne plus commercer avec la France :

"Opposez aux avantages qu'elles trouveraient dans un commerce libre, les bénéfices que la France retire d'un commerce exclusif auquel elles veulent se soumettre ?"

Il menace :
"Vous devez observer encore que sans les colonies vous n'auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine ; ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer."

Encore du chantage :
"vous avez mis la dette de l'Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les richesses seules des colonies peuvent garantir l'exécution de ce décret honorable."

Il conseille de laisser les colons établir leurs propres lois : 

"Laissez donc aux colons réunis, aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu'ils travaillent eux-mêmes au code qu'ils penseront convenir le mieux à leur situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous l'examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu'il ne vous restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection."

Ce qu'il faut savoir du second Orateur François-Pierre Blin.

François-Pierre Blin
    Je ne vais pas m'attarder sur lui, sinon pour vous dire que ce médecin réputé savait nager, puisque de par son talent, il traversa la Révolution non pas sans aventures diverses et variées, mais sans grands dommages.

    Un peu fatigué ce soir, je vous renvoie sur sa bio de Wikipédia qui hésite à en dire du mal tant ce brave homme a su être de tous les camps durant la Révolution.


Ce qu'il faut savoir du troisième intervenant Monsieur Nicolas de Cocherel

    Le procès-verbal de l'Assemblée nationale dit que son discours n'a pas été inséré au Moniteur, mais je vous assure que sa description de la condition des esclaves, va vous étonner !
"Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces de prisons, le souvenir de leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des soins dictés par l'humanité, l'intérêt et la loi."

    Je vais vous étonner encore plus en vous disant qu'il était probablement sincère en s'exprimant ainsi. J'ai en effet découvert qu'il avait fait partie de ces colons de Saint Domingues qui, malgré leurs préjugés raciaux, avaient demandés que leurs affranchis noirs et mulâtres aient des représentants. Le motif évoqué étant que : 

"Par ce généreux procédé de leurs Patrons, ces affranchis en éprouveront un nouveau bienfait qui resserrera de plus en plus les liens qui les attachent à leurs protecteurs naturels." 

Source : https://issuu.com/scduag/docs/sch13058 (Page 3)

    Ces propos de Monsieur de Cocherel sont choquants. Mais rappelez-vous qu'en histoire, jamais rien n'est simple. Ne cédez pas à la vision puérilement binaire de ce que l'on appelle de nos jours, la "cancel culture".

    Je vous ai déjà expliqué dans mon article du 22 octobre 1789 que dans les années 1780, Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, les "libres de couleur" participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne et que ces "libres de couleur" possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue !

   Un dernier détail, le Sieur Nicolas de Cocherel, devait savoir "bien nager", puisque le gouvernement de la Restauration le promut au grade de maréchal de camp, le 23 janvier 1815.

Fin du "Best off"

    Voilà, ça c'était un petit "Best off", je vous laisse lire le détail dans les motions ci-dessous. J'emploie l'expression "best off" à dessein. N'oubliez pas en effet l'immédiate proximité des Etats Unis d'Amérique, pour lesquels le concept de liberté se résumait - à l'époque - à la liberté de commercer et rien de plus, concept que semblaient partager nos députés des Caraïbes.

Digression géopolitique.

 Les USA, peu reconnaissants envers une France qui s'était ruinée pour leur guerre d'indépendance, rechigneront à payer leur dette et feront même la quasi-guerre à la France en 1798 dans les Caraïbes ! Lisez cet article : 27 Octobre 1789 : Necker invite à dîner Morris pour lui suggérer que les Etats-Unis remboursent leur dette à la France

    Nos meilleurs ennemis, les Anglais, feront de leur mieux pour faire échouer la Révolution et mettre aussi la main sur les Caraïbes françaises. Eux aussi d'ailleurs, feront de nouveau la guerre avec les USA en 1812, quand ces gourmands américains voudront annexer le Canada Britannique ! 

    Encore une guerre locale souvent oublié ; les USA auront plus de chance avec le Mexique dans leur appétit d'empire puisque qu'à l'issue de leur guerre contre ce pays voisin, ils en annexeront les deux tiers, dont la Californie où ils découvriront en 1849 l'or que n'avaient jamais trouvé les Mexicains.


Assez digressé ! Soyons studieux et lisons les motions de ces honorables députés !

M. de Curt, député de la Guadeloupe, au nom des colonies réunies, fait une motion pour l'établissement d'un comité destiné à régler la constitution des colonies. Il s'exprime en ces termes :

Messieurs, les ministres du Roi vous ont demandé, le 27 octobre dernier, des éclaircissements sur ce qui concerne les colonies, en vous exposant qu'elles diffèrent en tout de la métropole ; que ces différences tiennent à la nature même et à l'essence des choses : ils vous ont rappelé la nécessité de donner à vos lies à sucre un régime particulier, et des lois qui s'accordent parfaitement avec leur position physique. Ils ont enfin interrogé votre vœu sur les décrets que vous avez déjà rendus, et qu'ils regardent comme impraticables dans vos possessions éloignées.

Vous avez pris en considération ce mémoire d'autant plus intéressant, qu'il n'est fondé que sur des principes reconnus et respectés par toutes les nations de l'Europe qui ont des colonies dans l'archipel américain. Le comité de commerce a été chargé par vous de l'examiner pour vous en faire le rapport.

C'est dans cet état de choses, Messieurs, que les députés des colonies se sont concertés pour approfondir des vérités que les ministres du Roi vous ont indiquées. Elles forment un des plus grands intérêts que vous ayez à régler pour la prospérité de la nation.

Jusqu'à ce moment, Messieurs, respectant les grands travaux dont vous vous êtes successivement occupés, les députés des colonies ont cru devoir garder le silence le plus absolu, et attendre que l'Assemblée nationale fixât son attention sur les possessions éloignées. Aujourd'hui leur silence deviendrait aussi dangereux qu'impolitique. Les ministres ont parlé : ils attendent votre réponse ; mais rien de ce qui intéresse les colonies n'a encore été légalement discuté. Les grandes questions qu'elles présentent n'ont été soumises à aucun examen préparatoire, et s'il vous fallait prononcer, vous n'auriez en général que des bases très incertaines pour fixer votre jugement.

Cependant, Messieurs, les grandes ressources de la nation sont tellement dépendantes du sort des colonies, que la moindre erreur dans le système qui doit les régir, causerait un mal irréparable. Dans les révolutions qui changent la face des empires, on peut autour de soi dépasser le but, sans crainte absolue d'une dissolution inévitable. Témoin de la secousse, le mouvement rétrograde est, pour ainsi dire, sous la main du législateur. Mais à deux mille lieues de tous les pouvoirs, de tous les moyens, la publication seule d'une mauvaise loi serait infailliblement suivie des résultats les plus funestes.

Sans doute, Messieurs, les colonies n'ont point à craindre de pareils malheurs, parce qu'il est dans vos principes de faire préparer les matières importantes sur lesquelles vous avez à délibérer. C'est ainsi que vous avez formé des comités pour tous les objets soumis aux règles du calcul, ou qui, tenant à beaucoup de rapports, exigent les connaissances les plus étendues et des méditations profondes.

Mais ces comités ne peuvent embrasser que l'intérieur du royaume ; et si vous voulez organiser vos colonies d'une manière qui vous assure à jamais les avantages de ces précieuses contrées vous devez former un comité qui s'occupe sans délai d'en perfectionner les moyens.

Telle est, Messieurs, la demande que je suis autorisé à vous faire au nom des colonies réunies. Il s'est élevé, depuis quelques années, tant de questions captieuses sur leur régime, tant d'objections oratoires sur leur importance, tant de doutes ridicules sur la nécessité de les conserver, qu'il est temps de forcer au silence et les orateurs de mauvaise foi, et les apôtres des déclamations académiques, et les spéculatifs qui veulent juger par comparaison, des contrées absolument dissemblables.

Je vous propose donc, Messieurs, de former un comité des colonies, composé de vingt membres pris dans cette honorable Assemblée ; vous penserez sans doute qu'il doit être mi-partie de colons, et mi-partie de négociants : parce que les colonies étant destinées à opérer la consommation du superflu du royaume, et à accroître la richesse nationale par le moyen des changes, les négociants et les colons sont entre eux les seuls légitimes contradicteurs. Je dirai plus, Messieurs : eux seuls sont en état d'instruire votre religion et de vous présenter les meilleures vues sur toutes les parties de ce grand ensemble.

Ce comité ainsi composé, Messieurs, produirait d'abord le bien inappréciable de rapprocher le commerce et les colonies sur leurs réclamations respectives : oubliant les uns et les autres leurs intérêts particuliers pour ne s'occuper que de l'intérêt de l'Etat, ils fixeraient, à force de franchise et de loyauté, le terme où doit s'arrêter le commerce prohibitif. Ils détermineraient de la manière la moins susceptible d'abus tous les moyens qui peuvent empêcher que la contrebande n'enlève au royaume aucun des avantages dont il doit profiter.

Passant ensuite aux lois qui peuvent le plus influer sur la propriété du commerce et de l'agriculture, ils vous indiqueraient la manière de les simplifier : car, Messieurs, tout ce qui n'est point actif, tout ce qui ne donne point un mouvement rapide aux transactions des colonies, y doit être absolument proscrit, comme destructif de l'industrie nationale.

Ils rechercheraient encore jusqu'à quel point il convient de confier aux délégués du pouvoir exécutif le droit de faire des règlements provisoires sur des événements que la prudence humaine ne peut prévoir ni empêcher ; événements auxquels il serait du plus grand danger de ne pas obvier sur les lieux, et sans aucune remise.

Enfin, Messieurs, comme dans les colonies il n'existe ni dîmes à supprimer, ni féodalité à détruire, ni privilèges à combattre, ni traitants à dépouiller, ni impôts odieux à proscrire ; comme il n'y a aucun système de finance à purifier, et que l'assiette des impôts une fois déterminée par les assemblées coloniales, il ne s'agit plus que de surveiller, avec quelque attention, les deux chapitres de recettes et de dépenses ; ce qui est très facile dans les pays où la grande communication ne laisse de secret sur rien, et pour personne ; comme les tribunaux n'ont besoin que d'un petit nombre de lois pour assurer la propriété de chacun -, le comité que j'ai l'honneur de vous proposer pourrait, en très-peu de temps, vous présenter un plan général de constitution, d'administration et de jurisprudence, aussi politique dans son but que simple dans ses moyens, et qui, en assurant le bonheur de tous, autant que l'intérêt de l'Etat peut le permettre, rendrait les colonies florissantes pour le plus grand avantage de la nation.

C'est au nom sacré de la patrie, Messieurs, que je vous invite à accueillir la motion que j'ai l'honneur de vous faire : car, je dois vous le dire, et surtout vous le prouver : si les colons ne consultaient que leurs intérêts personnels ; si leur dévouement à la chose publique pouvait laisser dans leur âme quelque accès aux séductions d'une plus grande fortune ; s'ils ne mettaient pas leur gloire à se sacrifier à l'héroïsme de l'amour du nom français ; enfin, Messieurs, si les colons ne voulaient pas, à tout prix, rester citoyens d'une grande nation à laquelle il ne manquait qu'une constitution sage, pour être la première du monde ; au lieu de vous demander des lois et un régime qui les unissent à jamais, qui les assujettissent même à votre bonheur, ils eussent propagé ce principe impolitique et destructif de vos plus grandes ressources, que les colonies sont plus nuisibles qu'utiles. Alors, Messieurs, si, abandonnées à elles-mêmes, elles eussent ouvert leurs ports aux puissances commerçantes de l'Europe et de l'Amérique, un bénéfice énorme se présentait à elles dans la concurrence des échanges. Et en effet, dans un tel état de choses, elles achèteraient au rabais tous les objets qu'elles consomment, et vendraient à l'enchère toutes leurs productions ; de manière qu'en dernier résultat, la diminution sur le prix de leurs consommations, et l'accroissement de la valeur de leurs denrées, auraient augmenté de plus du tiers la balance de leurs échanges.

Voulez-vous, Messieurs, vous convaincre d'une manière irrésistible, des sacrifices que vous recevez journellement des colonies ? Opposez aux avantages qu'elles trouveraient dans un commerce libre, les bénéfices que la France retire d'un commerce exclusif auquel elles veulent se soumettre. Je pourrais, sans doute à cet égard, fournir des détails qui me paraissaient invraisemblables avant de les avoir approfondis moi-même. J'aime mieux vous présenter les calculs d'un négociant de Bordeaux qui, après avoir parcouru nos îles en homme d'Etat, a publié à son retour d'excellentes réflexions sur ces matières.

Il suppose, Messieurs, 10 millions de denrées coloniales, payées en denrées de votre sol, et de l'industrie de vos manufactures. Voici comme il divise les bénéfices :

Au commerce national 20 % ; 10 au sol et aux manufactures. Même somme pour le fret des vaisseaux employés à cette navigation. Enfin encore 10 % pour les droits, les commissions, les salaires des ouvriers et journaliers employés aux armements.

Il résulte de ce calcul, qui ne peut être soupçonné d'exagération, qu'en ne considérant ces transactions que sous le rapport de l'industrie intérieure du royaume, vous partagez par moitié ce revenu des colonies.

Mais si vous considérez, Messieurs, ces possessions sous les grands rapports politiques, si vous calculez les ressources que vous tirez de leurs richesses territoriales, si vous pesez l'influence qu'elles vous donnent sur toutes les nations commerçantes, vous sentirez plus que jamais la nécessité de les conserver et de les accroître. Car, Messieurs, il n'est plus possible de le dissimuler : vos manufactures n'ont presque plus de débouchés que dans les colonies, à l'exception de quelques modes et de quelques bijoux ; l'Europe ne vous demande en échange que vos sucres, vos cafés, vos cotons, votre indigo ; et quand elle vous demanderait vos blés, il n'est que trop prouvé que la libre exportation des grains peut quelquefois réduire le royaume à la plus fâcheuse extrémité.

Vous devez observer encore que sans les colonies vous n'auriez que peu ou point de commerce maritime, conséquemment point de marine ; ce qui laisserait vos côtes exposées aux insultes de la première puissance maritime qui voudrait prendre la peine de les attaquer.

Que les colonies occupent 800 grands navires marchands destinés aux voyages de long cours, et 6 à 700 petits destinés au cabotage ; et qu'en donnant une occupation directe à plus de 5 millions d'hommes, un grand mouvement à vos manufactures, elles doublent la valeur des terres, par ce nombre prodigieux de consommateurs qu'elles emploient.

Ce n'est pas tout, Messieurs ; vous avez mis la dette de l'Etat sous la sauvegarde de la loyauté française : dans mon opinion, les richesses seules des colonies peuvent garantir l'exécution de ce décret honorable. En effet, sur 243 millions de denrées que vous en recevez annuellement, vous en consommez à peu près 80 millions, qui se décuplent par la circulation intérieure. Le reste passe à l'étranger ; et comme les objets qu'ils vous donnent en échange ne s'élèvent tout au plus qu'à 88 millions, il vous reste un solde de 75 millions, qui diminue d'autant l'exportation de numéraire à laquelle vous seriez forcés, pour faire honneur aux intérêts énormes de la dette que vous avez déclarée nationale.

Je termine ici des réflexions qui exigeraient plus de développement, s'il s'agissait de prononcer sur le sort des colonies. Il ne s'agit aujourd'hui que de choisir les meilleurs moyens de travailler à leur organisation. Si j'ai pu vous convaincre que je ne les sollicite qu'au nom de l'intérêt de l'Etat, vous ne balancerez pas à adopter une motion qui m'a paru toute de patriotisme. Vous êtes la première nation de l'univers qui ait admis ses colonies à l'honneur d'être membre du Corps législatif. Nous avons senti vivement le prix d'un acte de justice dont l'éloge commence à vous. Mais n'est-ce pas vous prouver notre gratitude d'une manière qui se rapproche de vos principes, que de vous dévoiler les ressources que vous deviez tirer de nos richesses, et de nous soumettre plus que jamais à vous les conserver par des sacrifices ? Cependant, pour que cet état de choses subsiste, il nous faut une législation particulière qui ne contrarie en rien nos mœurs, nos usages, nos propriétés ; il faut, surtout, qu'elle nous assure la tranquillité sur nos foyers, pendant que nous travaillerons à vous procurer cette espèce de bonheur qui dépend de toutes les commodités de la vie. Laissez donc aux colons réunis, aux négociants, le soin de vous éclairer sur leurs besoins ; ordonnez qu'ils travaillent eux-mêmes au code qu'ils penseront convenir le mieux à leur situation. Lorsque ce travail important, et qui exige les plus grandes connaissances locales, aura été exécuté avec la maturité nécessaire, vous l'examinerez dans votre sagesse, et vous ne le décréterez que lorsqu'il ne vous restera aucun doute sur son utilité et sur sa perfection.

Alors, Messieurs, vous pourrez vous reposer plus que jamais sur la foi, sur l'attachement créoles. Vous aurez à deux mille lieues de vous des concitoyens dont vous aurez décrété le bon¬ heur, et qui, toujours fidèles aux intérêts communs, vous enrichiront en temps de paix des fruits de leurs sueurs, et verseront en temps de guerre jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour repousser de leurs foyers tous les ennemis de la France.

Je conclus, au nom des colonies réunies, au décret suivant :

«L'Assemblée nationale décrète qu'il sera nommé, sans délai, un comité des colonies, composé de 20 membres, mi-partie de députés des villes maritimes de commerce et de manufacture, et mi-partie de députés des colonies, pour préparer toutes les matières qui peuvent être relatives à ces possessions importantes. »

(L'Assemblée ordonne l'impression du mémoire de M. de Curt et ajourne la question à samedi prochain.)

 

Lecture par M. Blin d'une adresse de colons-propriétaires de Saint-Domingue, lors de la séance du 26 novembre 1789

Trois cents colons se plaignent de ne pas être représentés

M. Blin monte à la tribune et lit une adresse de colons propriétaires de Saint-Domingue, où il est dit :

1° Les colons qui sont en France ne sont pas représentés.

Ils avaient le droit de donner leurs suffrages ; ils ne l'ont pas fait, ils n'ont pu ni dû le faire ; la conséquence nécessaire est qu'ils ne sont pas représentés. Leurs compatriotes, qui ont eu l'honneur d'être admis parmi vous, n'ont ni leurs pouvoirs ni leurs instructions ; donc ils ne peuvent ni parler, ni agir, ni consentir pour la majeure partie, pour la plus forte portion des propriétaires planteurs. Ce qui serait fait pour la colonie ne pourrait être obligatoire pour cette majeure partie, pour cette plus grande portion, faute de consentement ni réel, ni supposable. Rien cependant de ce qui serait fait ne pourrait être divisible ; donc enfin, rien dans cet état ne peut être réglé pour la colonie.

2° La colonie elle-même n'a pas une véritable représentation.

Nous nous arrêterons uniquement, mais avec force, sur ce grand principe auquel il n'est point d'exception : «Le vœu du plus grand nombre des intéressés à une chose commune est le véritable, le seul vœu. » Le défaut de ce vœu du plus grand nombre rend nul, anéantit entièrement, celui qu'aurait pu former le moindre nombre : cette vérité est sans réplique.

A l'application, nous avons l'honneur de vous assurer, Nosseigneurs, que le plus grand nombre de ceux des colons qui habitent Saint-Domingue même n'a point voté pour la députation, ni pour le choix des députés ; que beaucoup ont manifesté un vœu contraire, par une requête adressée aux administrateurs de la colonie à la fin de l'année dernière. L'île de Saint-Domingue est peuplée d'environ 25,000 habitants blancs, nous estimons qu'en mettant à l'écart les femmes et les non-majeurs, environ 12,000 planteurs et autres avaient le droit de voter en cette circonstance. De ce nombre 4,000 seulement paraissent avoir désiré une représentation et de manière ou d'autre fait le choix des députés. Les vices de forme étant couverts, nos compatriotes ne représenteraient donc tout au plus qu'un tiers des habitants qui sont sur le lieu même ; ils n'ont donc ni le vœu général, ni le vœu prépondérant en nombre ; la colonie n'est donc pas véritablement représentée.

Cette adresse est signée de plus de 300 colons.

M. Blin conclut en demandant à l'Assemblée de décréter que la discussion de toutes motions qui pourraient être proposées relativement à la colonie de Saint-Domingue, ou tout au moins à son régime intérieur, seront suspendue jusqu'à ce qu'en nouvelle connaissance de cause elle ait forme des vœux positifs, certains, et fourni des lumières locales, également avantageuses pour elle et pour la mère patrie.

 

Motion de M. de Cocherel sur l'organisation de Saint-Domingue, lors de la séance du 26 novembre 1789

Saint Domingue n’est ni une colonie ni une province

M. de Cocherel (1). Messieurs, Saint-Domingue, connu jusqu'aujourd'hui sous la fausse dénomination de colonie, n'en est pas une. C'est une contrée qui s'est toujours régie en pays d'Etats par les lois qui lui sont propres.

(1) Le discours de M. de Cocherel n'a pas été inséré au Moniteur.

La dénomination de colonie n'est consacrée que par l'usage et non par le droit, seul imprescriptible.

Dans le droit et dans le fait, une colonie est une émigration d'une partie de la population d'un Etat, envoyée dans une contrée déserte ou conquise par cet Etat, pour habiter et défricher cette contrée au plus grand avantage de cet Etat.

Or, Saint-Domingue, dans son principe, était une province insulaire de l'Amérique, habitée par les naturels du pays, conquise d'abord par les Espagnols, et reconquise ensuite sur eux par une troupe de guerriers, composée de diverses nations, qui y formèrent des habitations, les cultivèrent et en offrirent le produit aux Hollandais en échange des marchandises qu'ils leur apportèrent, ce qui établit, alors un commerce libre parmi eux.

C'est dans cette position que Saint-Domingue se donna à Louis XIV, aux conditions de maintenir ses privilèges et franchises.

Donc Saint-Domingue n'a pas été formé par une émigration envoyée de la France pour l'établir, à son plus grand avantage ; donc Saint-Domingue n'est pas une colonie de la France.

Mais si Saint-Domingue n'est pas une colonie française, elle est encore bien moins une province française.

Une province française est une partie constituante et intégrante de la France, soumise à la même constitution ou susceptible de l'être sous tous les rapports.

Or, Saint-Domingue par sa position ne peut être ni une partie constituante et intégrante de la France, ni être soumis à son entière constitution, ni même susceptible de l'être ; ses rapports sont presque tous différents.

En effet, la France ne peut et ne doit être habitée que par un peuple libre ; son nom en porte l'expression et la nécessité ; son régime, ses mœurs, son climat, ses cultures, ses manufactures, fa constitution, en un mot, annoncent et demandent un peuple libre.

Saint-Domingue, au contraire, est habité par des peuples de diverses couleurs et de différentes origines. Les uns, nés dans le sein de la liberté, Français, Espagnols, Anglais, Hollandais de naissance, habitent cette contrée éloignée ; les autres, arrachés du climat brûlant de l'Afrique par des négociants des ports de mer et soustraits par eux au plus dur des esclavages, qui fait la base et la constitution indestructible de ce peuple barbare, ont été transportés sur les rives fortunées de Saint-Domingue, habitées par une nation libre, hospitalière, qui s'empresse toujours d'obtenir à prix d'argent des négociants français la possession de leurs captifs détenus dans leurs navires. Ils perdent bientôt, en descendant de ces espèces de prisons, le souvenir de leurs malheurs ; et les chaînons les plus pesants de leurs fers se brisent en entrant sur les habitations de leurs nouveaux conquérants, qui mêlent sans cesse leurs sueurs avec les leurs, partagent leurs peines, leur prodiguent des soins dictés par l'humanité, l'intérêt et la loi. La sagesse de cette loi même a fixé les limites de leur servitude qui ne s'étend guère plus loin que celle de la discipline sévère observée dans les corps militaires.

Le concours, le mélange de ces peuples divers qui habitent l'Ile de Saint-Domingue, la différence du climat de cette contrée, de ses cultures, de ses manufactures, des mœurs de ses habitants, l'opposition de leur état même exigent donc une constitution autre que celle de la France : Saint-Domingue ne peut donc pas être partie intégrante et constituante de la France, puisque son régime nécessité n'est susceptible que d'une partie de sa constitution : Saint-Domingue ne peut donc pas être regardé précisément comme une province française.

Saint-Domingue ne peut conséquemment être considéré que comme une province mixte, et la seule dénomination qui lui convienne, est celle de province franco-américaine.

A ce titre, elle doit donc avoir une constitution mixte composée de la constitution de la France à qui elle appartient par droit de donation, et d'une constitution particulière et nécessaire à sa position, qui ne peut être réglée et déterminée que par les seuls habitants résidant à Saint-Domingue, qui offriront, à cet effet, par leurs députés à l'Assemblée nationale, le plan d'une nouvelle formation d'assemblée en Etats particuliers et provinciaux : d'où il résultera l'exercice du droit acquis à l'Assemblée nationale, d'examiner cette constitution mixte, mais nécessaire, d'en développer les rapports, d'en discuter les avantages ou les désavantages pour la France, de les peser en dernière analyse, de sanctionner enfin, de renoncer même à la donation de Saint-Domingue, si elle est onéreuse à la France, ou de la conserver, si elle est utile à ses intérêts, mais toujours aux conditions premières de la donation ; de façon que si, après le plus mûr examen, les charges pour la France sont plus fortes que les raisons d'utilité, l'Assemblée nationale pourra prononcer l'abandon de Saint-Domingue, sans pouvoir cependant renverser la constitution propre et nécessaire à son existence, encore moins aliéner l'objet de la donation, parce que les habitants de Saint-Domingue, en se donnant à la France, n'ont pas pu, n'ont pas dû sacrifier leurs intérêts les plus chers au prix de la protection accordée ; au contraire ils ont dû croire améliorer leur sort, et non le détériorer ; c'est un principe du droit naturel adopté par l'Assemblée nationale et que réclameront au¬ près d'elle les députés de Saint-Domingue, au nom de leurs commettants dont l'amour pour la France, plutôt que leur intérêt, sera toujours le plus sûr garant de leur fidélité.

Les députés de Saint-Domingue solliciteront de l'Assemblée nationale, la décision de la question des lois prohibitives, exercées par les négociants des ports de mer, toujours préjudiciables à leur subsistance, à l'amélioration du sort des noirs si justement désirée, au progrès de leurs cultures dont elles empoisonnent le germe.

Ils demanderont au nom de leurs commettants la liberté de tous les nègres résidant en France, tant qu'ils y resteront.

Ils consentiront encore à l'abolition de là traite des noirs, faite par les négociants français, si c'est le vœu de l'Assemblée nationale.