lundi 23 novembre 2020

23 Novembre 1789 : Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises à MM. les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale

 

    Le texte ci-dessous sera lu lors de la séance du 28 novembre 1789 et je vous invite à lire l'article relatif à ladite séance, car j'y apporte nombre de renseignements complémentaires. Je le retranscris néanmoins à sa date de publication du 23 novembre, en raison de son importance. Je me suis permis de surligner certains passages pour attirer votre attention.

    Mais je vous engage vraiment à lire mon article du 22 octobre 1789, ainsi que ceux des 26 novembre et 28 novembre 1789.

Nota : L'orthographe a été modernisée, comme vous pourrez le constater en lisant le texte original dans la fenêtre en bas de l'article.

LETTRE DES Citoyens de Couleur, des Isles & Colonies Françaises, A MM. Les Membres du Comité de Vérification de l'Assemblée nationale.

MESSIEURS,

L'Assemblée Nationale vous a renvoyé l'Adresse, les Mémoires, les Pièces & les Demandes des Citoyens de Couleur, des Isles & Colonies Françaises. Vous devez, incessamment, en faire l'examen & le rapport. Quelque confiance que nous ayons dans vos Lumières, & surtout dans votre Justice & votre Humanité, nous croyons devoir vous soumettre encore quelques Réflexions, non pas sur le fond de l'Affaire, elle n'en est pas susceptible ; mais sur la Forme de la Réunion des Citoyens de Couleur, ainsi que sur l'Élection & la Présentation de leurs Députés.

Nous disons, Messieurs, que le Fond de l'Affaire, l'Objet le plus important pour les Citoyens, de Couleur, n'est plus susceptible de réflexions ; car, indépendamment du Principe qui réside dans tous les cœurs, excepté, peut-être, dans celui des Colons Blancs, la question est jugée ; & il ne s'agit plus que de faire l'application de la Loi.

L'Assemblée-Nationale a décrété, & le Roi a solennellement reconnu,

1° Que tous les hommes naissent & demeurent libres égaux en Droits ;

2° Que la Loi, est l'expression de la Volonté générale, & que tous, les Citoyens ont le droit concourir, personnellement ou par leurs Représentants à sa formation ;

3° Enfin, que chaque Citoyen a le Droit par lui ou par ses Représentants de constater la nécessité de la Contribution Publique, & de la consentir librement.

Avant ces trois Décrets, les Citoyens de Couleur auraient invoqué les Droits imprescriptibles de la Nature, ceux de la Raison & de l'Humanité. Aujourd'hui, Messieurs, ils attestent votre Justice ; ils réclament l'exécution de vos Décrets.

Français, Libres et Citoyens, ils sont & quoi qu'en disent leurs Adversaires, les égaux de ceux qui, jusqu'à ce moment, n'ont cessé de les opprimer.

Français & Justiciables, ils ont, comme le reste des Citoyens, le Droit de concourir à la formation de la Loi, qui doit les régir ; de cette Loi dont ils seront incontestablement les Soutiens, l'Objet & les Organes.
Enfin, Citoyens & Contribuables, ils ont, comme tous les Membres de l'Empire, le Droit inhérent à cette qualité, de CONSTATER la nécessité de la Contribution Publique, de la CONSENTIR librement.
Ces Principes, puises dans la Loi Constitutionnelle de l'État, serviront de base au Jugement que vous allez préparer. Il est impossible que l'Assemblée Nationale s'en écarte. Ses Décrets sont précis ; ils doivent être exécutés. La Couleur, non plus que le Préjugé, ne peuvent en altérer, en modifier les conséquences. Les Droits de l'homme, les Droits du Citoyen, s'élèveront toujours au-dessus des vaines Considérations, leur règne a cessé & nous sommes encore à concevoir comment il peut se trouver des Esprits assez pervers, des Citoyens assez mal intentionnés pour chercher à les faire revivre.

Les Citoyens de Couleur ne craignent donc pas les efforts impuissants des Ennemis, que l'Amour-propre & la Cupidité pourraient leur susciter. La Loi Constitutionnelle de l'État leur est un Garant assuré du succès qu’ils doivent obtenir. L'Assemblée des Législateurs François ne peut point hésiter ; elle ne saurait varier dans ses Principes.

Cependant, Messieurs, on fait aux Citoyens de Couleur, deux Objections qui méritent d'être examinées.

PREMIÈRE OBJECTION.

On prétend que les Colonies, ayant presque toutes des Députés à l'Assemblée Nationale, elles sont suffisamment représentées. On observe que, dans les Contrées surtout, comme Saint Domingue , la Martinique, la Guadeloupe, où l'on n'a jamais connu la distinction d'Ordres, qui régnait en France ; où, comme le disaient les prétendus Commissaires de Saint Domingue (lorsqu'ils disposaient à leur gré de cette importante Colonie, lorsqu'ils avaient le courage de hasarder, à cet égard, toutes les allégations qui paraissaient les plus favorables à leur cause, les Habitants sont TOUS Propriétaires, TOUS égaux, TOUS Soldats, TOUS Officiers, tous Nobles. Il importe peu dans quelle classe les Députés aient été choisis (1).

(1)  Voyez cette foule d'Écrits que les prétendus Commissaires de Saint Domingue ont fait paraître pour parvenir à leur admission. Voyez surtout leur Lettre au Roi, du Mois d'Août 1788.

Vous connaissez, Meneurs, cette première Objection, & vous y avez répondu d'avance.

Sans doute la distinction d'Ordres n'existait pas dans nos Colonies ; & sous ce point de vue, ses prétendus Commissaires de Saint Domingue pouvaient avoir raison, lorsqu'il s'agissait uniquement d'élire, comme ils l'ont fait, les Députes des Colons Blancs.

Mais, s'il n'existait pas une distinction d'Ordres, il y avait, & il existe encore, à la honte de l'Humanité une distinction de Classe.

D'abord, on ne rougissait pas de mettre entièrement à l'écart, & d'abaisser au nombre des bêtes de somme ces milliers d'Individus qui sont condamnés à gémir sous le poids honteux de l'esclavage.

Ensuite, on faisait une grande différence entre les Citoyens de Couleur affranchis & leurs Descendants, à quelque degré que ce fut, & les Colons Blancs.

Ceux-ci, coupables encore de l'esclavage qu'ils ont introduit, qu'ils alimentent, qu'ils perpétuent, & dont ils ont cependant la barbarie de faire un crime irrémissible aux Citoyens de Couleur, ceux - ci, disons-nous, étaient seuls dignes de l'attention du Corps Législatif ; aussi vous avez vu, Messieurs, qu'ils n'ont agi, qu'ils ne se sont présentés que pour les Blancs. Ils vous ont donné un aperçu de leur Origine, de leur Population, de leurs Services, de leurs Droits, nous dirions presque de leur excellence ; mais, dans aucun cas, dans aucune circonstance, ils ne vous ont parlé des Citoyens de Couleur, ils leur en ont constamment refusé la qualité ; jamais ils ne les ont considérés, comme ayant des Droits à la Représentation ; on n'a pas même Pensé qu'il fût possible de les y appeler : les infortunés ! Ils n'étaient ni Ducs, ni Comtes, ni Marquis, ni Chevaliers (1) ; ils n'avaient pas même de prétentions à la Noblesse. Ils sont Hommes, c'est leur unique titre ; & les Blancs, qui se faisaient auprès de l'Assemblée Nationale un mérite de l'égalité, qu'ils supposaient encore existante dans la Colonie, n'avoient garde de descendre jusqu'à eux.
 
(1) Remarquez la liste des prétendus Commissaires de S.-Domingue.
Sur neuf, il y a DEUX DUCS, DEUX COMTES, TROIS MARQUIS, UN CHEVALIER & UN GENTILHOMME. Quelle heureuse égalité ! Quelle admirable Représentation pour une Colonie composée de Négociants & de Planteurs ! Pour faite disparaître la distinction des Rangs, chacun prend celui qui lui convient ; il se décore du titre qui le flatte. Il n'y a que l'Homme de Couleur, s'il faut en croire ses généreux Adversaires, qui ne doive avoir ni Rang, ni Place, ni Titre, ni Qualité ! Les humiliations & le mépris ; voilà son lot.
 
Cette circonstance n'a pas échappé à l'Assemblée nationale & vous-vous rappellerez, Messieurs, que, lorsque les Députés de Saint Domingue furent admis, on parla de cette classe, au nom de laquelle nous-nous présentons aujourd'hui ; qu'il y eut en sa saveur une réclamation & des observations qui prouvèrent que l'Assemblée lui réservait une place, & que, lorsque les Citoyens de Couleur se présenteraient, ou ne pourrait pas leur opposer l'admission des Colons blancs.

Nous en trouvons encore la preuve dans le rapport du Comité de vérification, en faveur de l'Île de Saint Domingue. Parmi les raisons que donnaient ceux des Membres du Comité, qui pensaient, qu'il fallait accorder 12 Députés à cette Colonie, on voit qu'ils s'appuyaient spécialement sur ce qu'il n'y avait que 40.000 Habitants dans l'Île & que les Esclaves & GENS DE COULEUR NE POUVAIENT PAS ÊTRE COMPTÉS, puisque les uns n'avoient rien à défendre, ET QUE LES AUTRES N'AVOIENT PAS ÉTÉ APPELÉS À LA NOMINATION DES DÉPUTÉS ».

Ce que nous disons, par rapporta à Saint Domingue, s'applique avec la même force à celles des Colonies qui ont obtenu l'honneur d'une représentation. Les Députés de la Guadeloupe & de la Martinique ne sont, comme ceux de Saint Domingue, que les Députés des Blancs. LES BLANCS SEULS LES ONT NOMMÉS. Nous lisons encore, dans le rapport de la Guadeloupe, page 39, « que les Gens de Couleur n'ont pas été appelles à la nomination des Représentants, & qu'ils ne doivent pas entrer en ligne de compte ».

Nous sommes donc, Messieurs, recevables & fondés à nous présenter. L'Objection résultante de l'admission des Blancs, ne peut donc pas nous être opposée ; & ce serait vainement, qu'on chercherait à s'en faire contre les Citoyens de Couleur, un titre qui tournerait entièrement à leur avantage. Il ne serait pas juste, en effet, que les Députés des Blancs, qui sont les Oppresseurs, &, nous ne pouvons pas vous le dissimuler, les Ennemis naturels des Citoyens de Couleur, fussent encore chargés de les Représenter, de stipuler, de défendre leurs intérêts. Ce n'est pas sur eux que nous devons nous reposer du soin de déterminer les bases de la Constitution qui fixera désormais les Rangs, les Droits & les Prérogatives de la Classe la plus nombreuse, la plus infortunée, & cependant la plus utile des Colonies.

SECONDE OBJECTION

VAINCUS sur cette première partie de leur système, réduits au silence, forcés de convenir que les Citoyens de Couleur doivent être représentés, les Députés des Colons Blancs se retrancheront dans leur seconde Objection : « A défaut de moyens, ils auront recours à la Forme ;  ils critiqueront notre Assemblée, le mode de nos Élections ; ils soutiendront que nous ne sommes pas les Représentants des Colonies ; que n'étant pas valablement Élus, nous ne pouvons pas être admis, & qu'il faut nous renvoyer à une Assemblée Coloniale.

Voilà, sans doute, Messieurs, l'Objection la plus spécieuse que nos Adversaires puissent nous opposer ; mais cette Objection disparaîtra devant les Observations que nous allons vous proposer.

D'abord, il faut bien considérer qu'il n'en est pas de la position des Colonies, ainsi que l'ont très-bien observé les prétendus Commissaires de Saint Domingue dans les différentes brochures qu'ils ont publiées, comme de la Métropole.
En France, les Communications sont toutes promptes & faciles : elles sont , au contraires, lentes et difficiles avec les Colonies ; & tandis qu'on emploierait un temps précieux à demander, â solliciter des ordres , à les donner, à les faire exécuter, à provoquer des Assemblées, à préparer les objets de demande , à les discuter, à les rédiger, à nommer des Députés, à les envoyer en France, la première session de l'Assemblée Nationale tendrait à la fin ; la Constitution serait achevée, & les Citoyens de Couleur recevraient des Lois auxquelles ils n'auraient pas concourus ils  supporteraient des Impôts dont ils n'auraient pas constaté la nécessité, dont ils n'auraient pas consenti la répartition.

Ces moyens, présentes, avec succès, d'abord par les Colons Blancs de Saint Domingue, avant même que l'Assemblée Nationale fut constituée, & tout récemment par les Colons de la Martinique & de la Guadeloupe, ne seront pas inutilement invoqués par les Citoyens de Couleur. S'il pouvait y avoir une exception, elle devrait être à leur avantage puisqu'ils se sont présentés beaucoup plus tard, & QU'ILS ARRIVENT AU MOMENT où l'Assemblée va s'occuper de leur Constitution.

L'intention manifestée des Représentants de la Nation a toujours été de voir, d'entendre toutes les parties intéressées ; de les rapprocher les unes des autres, de conserver les droits de tous les Citoyens, de les admettre tous a la représentation qui leur est due.

En second lieu, comment pourrait-on blâmer les Citoyens de couleur de ne s'être pas réunis dans les Colonies ? De n'avoir pas formé ces Assemblées primaires, auxquelles tous les Citoyens sont admis, & dans lesquelles on peut recevoir & donneur tous les pouvoirs nécessaires pour constituer un Représentant légal ?

Vous n'ignorez pas, Messieurs, que les Lettres de Convocation, pour la formation des États-Généraux, n'avoient pas été adressées dans les Colonies ; que, non-seulement, on n'y avait point indiqué, qu'il ne s'y était pas formé d'Assemblées primaires ; mais que, par les Lois anciennes, par les Lois encore existantes, il était défendu, sous les peines les plus sévères, de les provoquer.

Vous savez que cette défense, générale dans toutes les Colonies, universelle pour tous les Habitants, était encore plus expresse, pour les Citoyens de Couleur ; que toute Assemblée, toute espèce de réunion de leur part étaient, & sont encore réputées & punies comme un attroupement. Mais, ce que vous ignorez , peut- être, ce dont votre justice ne pourra qu'être indignée ; c'est que , peu contents de livrer à la rigueur des lois, les Citoyens de Couleur qui sont accusés , ou même qui paraissent suspects ; de les soumettre à la justice des Tribunaux, qui ne sont, qui ne peuvent être composés que de leurs pareils, les Blancs s'érigent en vengeurs des délits qu'il leur plait de supposer : les voies de fait leur sont permises, & les Citoyens de Couleur, victimes de leur zèle & de leur dévouement pour la Chose Publique, auraient été, dans cette circonstance, exposés à périr sous les coups, que leurs cruels oppresseurs auraient jugé à propos de leur porter (1).

(1) On sent bien que nous ne parlons ici que de l'abus. Dans quelques mains, qu'elles reposent, les Lois ne perdent rien de leur saint caractère ; mais, dans les Colonies, l'exécution en est exclusivement dévolue aux Blancs ; & l'expérience n'a que trop appris qu'elles sont presque toujours muettes & sans vigueur lorsqu'il s'agit de punir les excès des Blancs envers les Citoyens de Couleurs.

Il a donc fallu renoncer, jusqu'à ce qu'il se fût introduit un nouvel ordre de choses, à toutes Assemblées, à toutes réunions partielles dans les différentes Colonies ; il a fallu céder à la nécessité.

Mais était-il juste de renoncer également aux réclamations légitimes, que les Citoyens de Couleur sont dans le cas de former, & plus encore au succès qu'elles doivent avoir ?

Il y aurait de la barbarie à le supposer ; & ces préjugés affreux, dont les Citoyens de Couleur se plaignent avec tant d'amertume, seraient peut-être moins affligeant, que le refus désespérant d'une admission à laquelle ils ont autant de droits que leurs Concitoyens.

Au surplus, à défaut de ces Assemblées primaires & locales, à défaut d'une réunion Coloniale qu'il ne leur a pas été possible de provoquer, les Citoyens de Couleur nouvellement arrivés & résidant actuellement en France, se sont rapprochés, pour s'occuper de leurs intérêts ; ils se sont réunis dans le cabinet, sous la présidence d'un Citoyen revêtu d'un caractère public ; ils étaient, & ils sont encore assez nombreux.
Ils ont délibéré ils ont rédigé des cahiers, ils ont offert une partie de leur fortune, & ils réaliseront incessamment leurs offres ; ils ont élu des Députés, & ils les présentent à l'Assemblée nationale.
Cependant les calomnies de leurs ennemis sont parvenues jusqu'à eux ; ils ont publié que l'Assemblée des Citoyens de Couleur était tout au plus composée de douze personnes, que les autres signatures étaient ou surprises, ou supposées ».

Pour écarter, pour dissiper ces bruits injurieux, les Citoyens de Couleur ont appelé dans leur assemblée, un Notaire du Châtelet, & ils ont réitéré, en sa présence, dans un acte authentique, tous les articles de leurs délibérations. Nous vous prions de vouloir bien l'examiner.

Vous y trouverez tout ce que les Citoyens de couleur avaient consigné dans leurs premiers Procès-verbaux ; vous y remarquerez l'unanimité des sentiments & des opinions, l'offre généreuse & volontaire du don patriotique  du quart de leurs revenus, évalué à six millions, & de la cinquantième partie de leurs propriétés ; vous y trouverez la confirmation , & une nouvelle élection de leurs Députés ; enfin, & c'est ici la preuve la plus formelle de la calomnie que nous avons été forcés de repousser , vous y verrez, qu'au lieu de douze personnes, dont on a prétendu que les Assemblées étaient composées, il s'en est trouvé quatre-vingt, qui ont toutes concouru à la ratification des Arrêtés qui a voient été pris dans les précédentes Assemblées.

Voilà, MM., & vous pouvez en juger par l'expédition des actes qui vous ont été remis, voilà les Citoyens qu'on calomnie & que l'on poursuit avec autant d'acharnement. Ce sont ces mêmes Citoyens qu'on voudrait vouer à la honte, au mépris, à l'oubli ; qu'on voudrait éloigner du milieu des Représentants de la Nation ; auxquels on voudrait interdire le droit acquis de concourir à la formation de la loi & de consentir la répartition de l'impôt.

Votre justice ne se laissera pas séduire par les allégations de nos ennemis ; elle ne se laissera pas éblouir par leurs promesses ; elle ne sera pas ébranlée par les craintes chimériques, qu'ils ont cependant le courage de présenter comme des moyens (1).

(1)   Croirait-on qu'ils osent lancer que les préjugés sont au-dessus de la Loi ; qu'ils sauront bien la rendre inutile ; que son exécution sera dans leurs mains, & que nulle autorité ne pourra les forcer à reconnaître, pour leurs égaux, des Gens qu'ils sont accoutumés à traiter avec le dernier mépris ?
    Croirait-on que, dans leur impuissance quelques-uns d'entre eux ont eu la témérité de tourner leurs regards vers une terre étrangère ? Comme si les Citoyens de Couleur étaient à leur disposition ; comme si les Citoyens de Couleur n'avoient pas fait le ferment de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour la conservation de l'État, & la défense personnelle du Souverain.
 
Non, MM., la justice est inaccessible à toutes les considérations : elle mettra dans sa balance l'Homme à côté de l'Homme, l'HOMME LIBRE à côté de l'HOMME LIBRE, le Citoyen sur la même ligne que le Citoyen.

Elle prononcera en faveur des Citoyens de Couleur, comme elle a prononcé en faveur des Colons Blancs ; les moyens, les raisons sont absolument les mêmes.
Les Députés de S.-Domingue ont été élus à Paris.

Les Députés de la Martinique ont été élus à Paris.

Les Députés de la Guadeloupe ont été élus à Paris.

Pourquoi donc les Citoyens de Couleur ne pourraient-ils pas avoir été élus à Paris ?

Les prétendue Commissaires de Saint Domingue ont fait, dans leurs Écrits multipliés, un pompeux étalage de leurs prétendus Pouvoirs. Ils se sont fortement appuyés de cette prétendue inspiration, qui, SUIVANT EUX, a mis leurs Commettants dans le cas d'effectuer, à deux mille lieuses, ce qui se projetait, ce qui même n'était pas encore arrêté dans la Capitale ; ET ILS ONT RÉUSSI.
Les Colons de la Martinique ont été plus modestes ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les Colons de la Guadeloupe ont été beaucoup plus vrais, ET ILS ONT ÉGALEMENT RÉUSSI.
Ils ont dit naturellement, « qu'ils n'avaient reçu aucun Pouvoir de leur Colonie ; qu'ils ne s'étaient déterminés à faire des démarches, que parce que Saint Domingue avait réussi.

Pour éviter les lenteurs, que nous avons le même intérêt à prévoir, ils ont fait, à Paris, une Assemblée COMPOSÉE DE TRENTE-SIX PERSONNES, qui ne sont pas toutes résidentes à la Guadeloupe, & dont plusieurs n'y ont point de Propriétés. Ils ont imprimé quelques Discours. Ils ont arrêté des Députations. Ils ont écrit au Roi, au Ministre de la Marine, au premier Ministre des Finances ; ils ont reçu, le 8 Août 1789, une Lettre du Ministre de la Marine, qui leur annonce, que les Députés de Saint Domingue ayant été admis dans l'Assemblée-Nationale, il est très-juste qu'ils s'y adressent, pour obtenir être représentés (1).

(1)    Voyez le Rapport adressé à l'Assemblée Coloniale de la Guadeloupe, par M. de Curt.

Enfin ils ont remis une Adresse à l'Assemblée-Nationale, ils sont parvenus à faire admettre deux Députés.

Ce serait, Messieurs, abuser de vos moments, que d'insister sur l'identité, sur l'analogie de toutes ces démarches, avec celles des Citoyens de Couleur, & plus encore sur les conséquences d'un pareil Jugement.

1° Saint Domingue ayant été admise, il était très-juste que les autres Colonies fussent également représentées ; le Ministre de la Marine l'avait annoncé.

Mais, si cela était très-juste, par rapport aux Blancs, il l'est au moins autant pour les Citoyens de Couleur : ils doivent obtenir une Représentation quelconque. Ils y ont d'autant plus de droits, que leurs Adversaires ont été reçus ; &, qu'abstraction, faite du Principe qui les appelle à la jouissance des mêmes avantages, à l'exercice des mêmes Droits, il est de toute justice qu'ils se trouvent continuellement en mesure de les attaquer, de les combattre ; de donner sur la Constitution qui les intéresse, les éclaircissements qu'on ne peut attendre que des Naturels du Pays.

2° Si l'Assemblée-Nationale a pensé que quelques Citoyens de Saint Domingue & de la Martinique avaient pu élire leurs Députés à Paris ;

Si elle a jugé tout récemment, sur le rapport de Mr Barrere de Vieuzac, « que trente-six personnes, qui ont déclaré être originaires ou Propriétaires de la Guadeloupe, avoient pu élire à Paris, & faire admettre deux Députés à l'Assemblée Nationale » ;

A plus forte raison doit-elle décider que les Citoyens de Couleur, qui sont trois fois plus nombreux ; qui ne pouvaient ni se rapprocher dans les Colonies, ni se réunir, sans s'exposer aux peines les plus sévères, ont pu se rapprocher, s'assembler & nommer, à Paris, les Représentants qui demandent aujourd'hui leur admission.

Indépendamment de leur titre primitif, de leur droit au fonds, de l'infaillibilité des Décrets, dont ils ne cesseront de s'étayer, les citoyens de Couleur ont encore l'avantage d'avoir rempli toutes les formalités que l'on pouvait exiger d'eux.
Leurs Assemblées ont été précédées de l'avis qu'ils en ont fait donner aux Chefs de la Commune (1) ; leurs délibérations n'ont été décidément commencées que lorsque les Blancs ont refusé de s'unir à eux ; les Ministres du Roi ont été prévenus; l'Assemblée Nationale les a déjà reçus, elle a décrété en leur faveur la liberté d'assister à la Séance, dans laquelle ils ont été admis ; Leurs Majestés ont bien voulu recevoir , agréer leurs hommages ; le 22 Octobre 1789 , les Citoyens de Couleur ont eu l'honneur de leur être présentés ; MONSIEUR a également consenti à les recevoir ; en un mot, ils ont fait tout ce qui, était en leur pouvoirs ils ont fait autant & plus que les commissaires, les Députés des Colons Blancs, ils se présentent avec les mêmes titres, les mêmes droits, le même zèle, & certainement avec plus d'intérêt & de nécessité. Pourquoi donc y aurait-il, dans la décision, une différence qui ne se trouve ni dans les principes, ni dans les faits ?
Recevez, Messieurs, l'hommage respectueux que nous devons à vos lumières, & surtout au patriotisme qui vous soutient au milieu des fonctions honorables & pénibles, que nous ambitionnons de partager.
(1) M. le Maire & M. le Commandant Générale en ont été informés.

Nous sommes avec la plus profonde vénération.
MESSIEURS,

Vos très-humbles & très-obéissants serviteurs.

DE JOLY ; RAIMOND, ainé ; OGÉ, jeune ; DU SOUCHET DE SAINT-RÉAL ; HONORÉ DE
SAINT-ALBERT, Habitant de la Martinique ; FLEURY.

Commissaires & Députés des Citoyens de Couleur des Isles & Colonies Françaises,

Paris, ce 23 Novembre 1789.

De l'Imprimerie de LOTTIN l'aîné & LOTTIN de S.-Germain, Imprimeurs-Libraires Ordinaires de la
Ville, rue S.-André-des-Arcs. (N° 27) Nov. 1789.


Cette lettre, avec l'orthographe d'époque est consultable sur le site de la BNF dans la fenêtre ci-dessous :

Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises à MM. Les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale. (23 novembre 1789.)
Date de l'édition originale : 1789
Sujet de l'ouvrage : France -- Colonies -- Histoire

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Bien cordialement
Bertrand