vendredi 6 novembre 2020

6 Novembre 1789 : Mirabeau (encore lui) évoque le manque de numéraire, la présence des ministres et le secours du blé américain

    Eh oui, encore lui ! 

    Et encore, croyez-moi, j’essaie de filtrer un peu ! Mais Mirabeau est omniprésent. Quelque chose me dit qu'il doit même commencer à fatiguer ses collègues députés ! (Peut-être l'article de demain 😉).

    Aujourd’hui Mirabeau va aborder le problème du manque de numéraire (argent liquide), celui des subsistances, ainsi que son désir de voir les Ministres du roi être présents à l’Assemblée.

    Bien sûr, que ce soit pour la création d’une banque ou pour la participation des ministres, le modèle auquel se référèrent systématiquement les députés, c’est la Grande Bretagne ! Mais cet exemple est un outil de réflexion à deux tranchants, si j’ose dire. Vous comprendrez mieux pourquoi en lisant l’intervention de Monsieur Blin. Celle-ci nous donnera de plus une occasion de mieux comprendre l’une des causes de la guerre d’Indépendance des colonies américaines de l’Angleterre !

    A propos des Etats-Unis, nous allons apprendre qu’ils doivent à la France un capital 34 millions (dont 10 ont été empruntés en Hollande), et 5.710.000 livres d'intérêts qui seront échus au 1er janvier prochain. La bonne idée pourrait être de faire appel au blé qu’ils produisent !

     Voici donc quelques extraits de l’intervention de Mirabeau. Ils sont longs, Mirabeau est tellement bavard. Ils contiennent cependant des informations et des chiffres intéressants pour bien comprendre la situation du royaume.

Le manque de numéraire


« Messieurs, si les orages qu'élève l'établissement de notre liberté sont inévitables, s'ils servent peut-être à donner aux lois constitutionnelles dont nous nous occupons un degré de sagesse que le calme et le défaut d'expérience ne nous suggéreraient pas, les désordres qui se multiplient dans nos finances sont loin de nous offrir aucune compensation ; il en est même dont l'aggravation peut enfin rendre tous nos travaux inutiles ; et, de ce nombre, le désordre le plus fâcheux est, sans contredit, la disparition de notre numéraire.

Une nation habituée à l'usage du numéraire, une nation que de grands malheurs ont rendue défiante sur les moyens de le suppléer, ne peut pas en être privée longtemps sans que le trouble s'introduise dans toutes ses transactions, sans que les efforts des individus pour les soutenir ne deviennent de plus en plus ruineux, et ne préparent de très grandes calamités.

Elles s'approchent à grands pas, ces calamités. Nous touchons à une crise redoutable ; il ne nous reste qu'à nous occuper, sans relâche et sans délai, des moyens de la diriger vers le salut de l'Etat.

Observez, Messieurs, que non-seulement le numéraire ne circule plus dans les affaires du commerce, mais encore que chacun est fortement sollicité pour sa propre sûreté à thésauriser, autant que ses facultés le lui permettent.

Observez que les causes qui tendent à faire sortir le numéraire du royaume, loin de s'atténuer, deviennent chaque jour plus actives, et que cependant le service des subsistances ne peut pas se faire, ne peut pas même se concevoir sans espèces.

Observez que toutes les transactions sont maintenant forcées ; que, dans la capitale, dans les villes de commerce, et dans nos manufactures, on est réduit aux derniers expédients.

Observez qu'on ne fait absolument rien pour combattre la calamité de nos changes avec l'étranger ; que les causes naturelles qui les ont si violemment tournés à notre désavantage s'accroissent encore par les spéculations de la cupidité ; que c'est maintenant un commerce avantageux que d'envoyer nos louis et nos écus dans les places étrangères ; que nous ne devons pas nous flatter assez d'être régénérés ou instruits pour que la cupidité fasse des sacrifices au bien public ; qu'il y a trop de gens qui ne veulent jamais perdre, pour que la seule théorie des dédommagements ne soit pas dans ce moment très-meurtrière à la chose publique.

Observez que les causes qui pourraient tendre au rétablissement de l'équilibre restent sans effet ; que l'état de discrédit où les lettres de change sur Paris sont tombées est tel, que dans aucune place de commerce on ne peut plus les négocier.

Observez qu'elles ne nous arrivent plus par forme de compensation, mais à la charge d'en faire passer la valeur dans le pays d'où elles sont envoyées ; en sorte que, depuis le trop fameux système, il ne s'est jamais réuni contre nous un aussi grand nombre de causes, toutes tendant à nous enlever notre numéraire.

Il est sans doute des circonstances que les hommes ne maîtrisent plus lorsque le mouvement est une fois donné. Mais on a méprisé des règles d'autant plus indispensables, que l'administration des finances devenait plus épineuse ; on a oublié que le respect pour la foi publique conduit toujours à des remèdes plus sûrs, à des tempéraments plus sages, que l'infidélité.

On semble s'être dissimulé qu'au milieu des plus grandes causes de discrédit une religieuse observation des principes offre encore du moins les ressources de la confiance.

Rappelez-vous, Messieurs, qu'à l'instant où vous eûtes flétri toute idée de banqueroute, j'ai désiré que la caisse d'escompte devînt l'objet d'un travail assidu. Il était tout au moins d'une sage politique de montrer que nous sentions la nécessité de son retour à l'ordre, et cependant je fus éloigné à plusieurs reprises de la tribune ; on me força, en quelque sorte, à garder au milieu de vous le silence sur des engagements qu'il ne pouvait convenir sous aucun rapport de mépriser.

Qu'en est-il arrivé ? L'imprévoyance des arrêts de surséance accordés à la caisse d'escompte, en même temps qu'on lui laissait continuer l'émission de ses billets : cette imprévoyance augmente tous les jours le désordre de nos finances.

La caisse nous inonde d'un papier-monnaie de l'espèce la plus alarmante, puisque la fabrication de ce papier reste dans les mains d'une compagnie nullement comptable envers l'Etat, d'une association que rien n'empêche de chercher, dans cet incroyable abandon, les profits si souvent prédits à ses actionnaires. »

Un exemple parlant.

(…) « Les fermiers ne sauraient comment employer les billets de la caisse d'escompte. Ces billets ne servent pas à payer des journées de travail ; et s'il faut que l'habitant de la campagne accumule pour payer ses baux, accumulera-i-il des billets ? Ce n'est que l'argent à la main qu'on peut aller ramasser le blé dans les campagnes, et dès lors les avances deviennent impossibles, si les espèces effectives sont toujours plus difficiles à ramasser.

Il faut près de 150,000 livres par jour pour l'approvisionnement du pain. Cette somme va parcourir les campagnes ; elle ne revient jamais que lentement, et aujourd'hui qu’elle ne doit pas être cette lenteur tandis que ceux qui cherchent l'argent pour le vendre fouillent partout, et donnent en échange des billets de la caisse d'escompte ?

Rapprochons maintenant de la masse de notre numéraire l'effet de toutes ces causes qui le chassent, l'enfouissent ou le dissipent. »

Souvenez-vous de la vaisselle du roi

« La ressource de la vaisselle pouvait aller loin peut-être ; mais si le numéraire continue à se cacher ou à sortir du royaume, à quoi servira la vaisselle ? »

Les priorités pour Mirabeau sont de comprendre :

"1° Que, s'il est pressant de se garantir de la disette, il serait heureux de pouvoir assurer les subsistances à la capitale sans trop l'épuiser de numéraire ;

2° Qu'il est urgent de s'occuper de la dette publique dans toute son étendue, en sorte qu'elfe n'effraye plus par son obscurité, et de prendre avec les créanciers de l'Etat des arrangements qui les éclairent sur leur sort ;

3° Qu'on ne saurait trop se hâter d'établir sur une base réelle de sages dispositions, des dispositions qui sans détériorer la chose publique, sans contraindre personne, sans exalter les imaginations, conduisent l'Etat à des temps plus propres aux remboursements, et qui donnent, en attendant, aux propriétaires de la dette la faculté de faire usage de leurs titres, chacun selon sa position ;

4° Qu'il faut s'assurer d'un fonds propre à soutenir la force publique, jusqu'à ce que l'ordre, l'harmonie et la confiance soient solidement rétablis ;

5° Qu'en un mot il faut faire cesser toutes les causes destructives de la confiance, et mettre à leur place des moyens dont l'efficacité se découvre aux yeux les moins exercés, et se soutienne par la solidité et la sagesse de leur propre construction."

La ressource américaine

(...) "J'observe, à l'égard des subsistances, que nous avons dans les Etats-Unis une ressource qui semble nous avoir été préparée pour les conjonctures actuelles. Ces Etats nous doivent en capital 34 millions dont 10 ont été empruntés en Hollande, et 5.710.000 livres d'intérêts seront échus au 1er janvier prochain.

Les seuls intérêts suffiraient à payer chez eux un approvisionnement de plus de deux mois pour la ville de Paris, et le tiers du capital payerait la somme nécessaire pour rendre cet approvisionnement égal à la consommation d'une demi-année. Ce secours soulagerait la capitale dans deux objets importants et inséparables, le numéraire et le pain.

L'union et la concorde sont rétablies dans ces Etats auxquels nous allons bientôt tenir par les rapports intéressants et féconds delà liberté. Nous avons versé notre sang sur leur sol pour les aider à la conquérir ; ils viennent de la perfectionner par l'établissement d'un congrès qui mérite leur confiance.

Ils ne refuseront pas de s'acquitter envers nous, en nous envoyant un aliment qui nous est absolument nécessaire, qui ne nous est rendu rare que par une difficulté qu'ils ont-eux-mêmes connue, et que nous les avons aidés à surmonter, savoir, la rareté du numéraire.

Oui, il n'y aurait qu'une impossibilité absolue qui pût rendre les Etats-Unis sourds à nos demandes, et cette impossibilité n'est nullement présumable ; elle leur serait trop douloureuse ; il leur serait même trop impolitique de ne pas faire de grands efforts en notre faveur, pour que nous devions hésiter de recourir à eux incessamment, dans la juste espérance d'en obtenir des grains et des farines qui ne nous coûteraient que des quittances.

D'ailleurs, en tournant nos regards de ce côté, nous y achèterons, s'il le faut, ces denrées, mais avec moins d'argent qu'en les payant à de secondes mains, et par conséquent notre extraction de numéraire pour cet objet sera moins considérable. »

La présence des ministres du roi à l’Assemblée

Mirabeau se verrait bien ministre.

« Permettez, Messieurs, que je dirige un instant vos regards sur ce peuple, dépositaire d'un long cours d'expériences sur la liberté. Si nous faisons une constitution préférable à la leur, nous n'en ferons pas une plus généralement aimée de toutes les classes d'individus dont la nation anglaise est composée ; et cette rare circonstance vaut bien de notre part quelque attention aux usages et aux opinions de la Grande-Bretagne.

Jamais, depuis que le parlement anglais existe, il ne s'est élevé une motion qui tendît à en exclure les ministres du Roi. Au contraire, la nation considère leur présence non-seulement comme absolument nécessaire, mais comme un de ses grands privilèges. Elle exerce ainsi sur tous les actes du pouvoir exécutif un contrôle plus important que toute autre responsabilité.

Il n'y a pas un membre de l'Assemblée qui ne puisse les interroger. Le ministre ne peut pas éviter de répondre. On lui parle tour à tour ; toute question est officielle, elle a toute l'Assemblée pour témoin ; les évasions, les équivoques sont jugées à l'instant par un grand nombre d'hommes, qui ont le droit de provoquer des réponses plus exactes ; et si le ministre trahit la vérité, il ne peut éviter de se voir poursuivi sur les mots mêmes dont il s'est servi dans ses réponses.

Que pourrait-on opposer à ces avantages ? Dira-t-on que l'Assemblée nationale n'a nul besoin d'être formée par les ministres ? Mais, où se réunissent d'abord les faits qui constituent l'expérience du gouvernement ? N'est-ce pas dans les mains des agents du pouvoir exécutif ? Peut-on dire que ceux qui exécutent les lois n'aient rien à observer à ceux qui les projettent et les déterminent ? Les exécuteurs de toutes les transactions relatives à la chose publique, tant intérieures qu'extérieures, ne sont-ils pas comme un répertoire qu'un représentant actif de la nation doit sans cesse consulter ? Et où se fera cette consultation avec plus d'avantage pour la nation, si ce n'est en présence de l'Assemblée ? Hors de l'Assemblée, le consultant n'est qu'un individu auquel le ministre peut répondre ce qu'il veut, et même ne faire aucune réponse. L'interrogera-t-on par décret de l'Assemblée ? Mais alors on s'expose à des réponses obscures, à la nécessité enfin de multiplier les décrets, les chocs, les mécontentements, pour arriver à des éclaircissements qui, n'étant pas donnés de bon gré, resteront toujours incertains. Tous ces inconvénients se dissipent par la présence des ministres dans l'Assemblée. Quand il s'agira de rendre compte de la perception et de l'emploi des revenus, peut-on mettre en comparaison un examen qui sera fait sous ses yeux ? S'il est absent, chaque question qu'il paraîtra nécessaire de lui adresser deviendra l'objet d'un débat ; tandis que, dans l'Assemblée, la question s'adresse à l'instant même au ministre par le membre qui la conçoit. Si le ministre s'embarrasse dans ses réponses, s'il est coupable, il ne peut échapper à tant de regards fixés sur lui ; et la crainte de cette redoutable inquisition prévient bien mieux les malversations que toutes les précautions dont on peut entourer un ministre qui n'a jamais à répondre dans l'Assemblée. Dira-t-on qu'on peut le mander dans l'Assemblée ? Mais le débat précède, et le ministre peut n'être pas mandé par la pluralité, tandis que dans l'Assemblée il ne peut échapper à l'interrogation d'un seul membre. »

La suite, ici : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5297_t1_0705_0000_3

 

Discussion suite à la motion de M. le comte de Mirabeau sur les subsistances, la création d'une banque nationale et l'entrée des ministres dans l'Assemblée, lors de la séance du 6 novembre 1789

J’ai choisi de vous rapporter un extrait de cette discussion, allant de la seconde partie de l’intervention de Monsieur Blin, à propos de la présence des ministres, jusqu’à la fin des échanges, où il est question des blés américains.

Monsieur Blin sur les ministres (extrait) :

(…) « En effet, si l'on consulte les transactions du parlement d'Angleterre, depuis le milieu du règne actuel surtout, on observera, non pas sans regret, que les motions les plus intéressantes, les plus utiles, ont été faites par le parti de l'opposition, et rejetées en très-grande partie par la majorité, c'est-à-dire par le ministre; et souvent même, lorsque ces motions ne contrariaient en rien les vues du ministère; mais uniquement parce que le ministre, qui ne peut pas tout embrasser, n'avait pas le temps de s'en occuper. On verra le stamp-act passé sous une administration, retiré sous une seconde, et reproduit sous une troisième, malgré la triste expérience qu'on en avait faite. En 1775, un membre de la Chambre des communes demande la représentation de la copie d'une lettre écrite par un des ministres, parce que cette lettre contenait des matières d'instruction qui méritaient toute l'attention de la Chambre. Le ministre répond qu'il est seul le juge des matières qui doivent ou ne doivent pas être soumises à l'examen de la Chambre. Cette réponse occasionne un débat très vif. On fait la motion de présenter une humble adresse au Roi pour demander que la lettre soit mise sous les yeux de la Chambre ; mais la majorité, toujours aux ordres du ministre, vient à son aide et fait rejeter la motion. Il me serait aisé de citer beaucoup de faits de cette nature, qui ne prouvent que trop le danger de l'influence ministérielle en Angleterre. Mais je craindrais, Messieurs, d'abuser de votre attention. Je passe sous silence, pour la même raison, l'affaire scandaleuse de M. Wilkes, et je m'arrête au temps de la guerre d'Amérique. Cette époque est une source féconde de grandes et utiles leçons, dont il ne tient qu'à nous de profiter dans les circonstances actuelles. — Est-ce à la cité de Londres, est-ce aux diverses villes et aux corporations d'Angleterre, qui, bien que peu instruites encore de la vraie théorie des rapports coloniaux, ont présenté tant d'adresses infructueuses et mal accueillies en faveur des colonies du continent d'Amérique, ou bien aux résolutions et à l'administration du ministère que l'on doit attribuer la perte de ces colonies ? Si lord North, escorté de sa majorité, n'avait pas dominé dans la Chambre des communes, pense-t-on que tant de discours éloquents, tant de remontrances énergiques faites par M. Burke et autres orateurs de l'opposition; que le fameux discours, prononcé à la barre par M. Glover, seraient demeurés sans effet, et que des hommes instruits, livrés aux seules lumières de leur raison, dégagés de toute influence ministérielle, auraient embrassé un parti évidemment contraire aux intérêts de la nation qu'ils représentaient? Non, sans doute ; et la conduite du ministère anglais, pendant toute la guerre d'Amérique, est une preuve palpable de la grande vérité publiée récemment par un auteur dont nous avons tous admiré les vues profondes : Les Rois et les Nations n'ont d'ennemis que les ministres. (M. le marquis de Cazaux, auteur de la Simplicité de l'idée d'une constitution, etc.)

Le livre de Monsieur Cazaux se trouve ici : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k47954w

"Mais je suppose que le danger de cette terrible influence ministérielle soit écarté, évitera-t-on aussi qu'il ne se forme, dans une assemblée où siégeront les ministres du Roi, un parti ou une opposition, qui, loin d'accélérer les travaux du Corps législatif, ne serviront au contraire qu'à retarder sa marche et ses décisions ? En effet, il est moralement impossible que sur 1,200 hommes choisis dans toute la nation, il ne s'en trouve pas quelques-uns doués des grands talents, des qualités éminentes, qui accroissent l'émulation jusqu'à la convertir en ambition : alors, les ministres, au lieu d'être consultés, deviendront bientôt l'objet d'une attaque personnelle ; les passions entreront en jeu de part et d'autre ; le bien, l'intérêt public seront perdus de vue, et l'Assemblée, réduite au rôle de spectatrice de ces combats particuliers, n'aura, pour s'occuper des affaires, que les courts intervalles qui seront accordés à chaque mutation par le nouveau ministère. Heureux encore si, dans cette lutte hasardeuse, la fortune favorise toujours les ministres dignes de notre confiance ; et si, pour opérer leur chute, on ne cause pas de grands maux à l'Etat. Lorsque M. Pitt et lord Camden firent la déclaration qui fournit des arguments aux colonies anglaises et qui réveilla leur courage, ils ne songeaient vraisemblablement, dit l’auteur des Lettres de Junius, qu'à renverser un ministre (M. Grenville), et ils ont en effet séparé une moitié de l'empire de l'autre.

Ce que j'ai dit jusqu'ici répond, si je ne me trompe, à une grande partie des raisons alléguées en faveur de l'admission des ministres ; le dernier exemple surtout prouve (car M. Grenville avait annoncé des vues sages) que l'avantage même d'avoir ses ennemis en présence, ainsi que l'observa hier un des préopinants, n'est pas entièrement exempt de danger, et que si le nouvel ordre de choses ne doit plus laisser d'hommes ineptes au ministère, il peut aussi (dans le cas où la motion serait adoptée) faire perdre à l'Etat des ministres habiles et vertueux.

J'ajouterai qu'en admettant les ministres dans l'Assemblée nationale, même avec la simple voix consultative, la responsabilité si nécessaire, si indispensable pour arrêter toute usurpation de pouvoir, devient un épouvantail chimérique ; car les ministres n'ayant point de commettants, et n'ayant à exécuter que leurs propres projets, quand vous les aurez consacrés et adoptés, ils n'auront, quelque nuisibles ou pernicieux qu'ils soient, de compte à rendre à personne. Vrais dépositaires du pouvoir exécutif, plus puissants que le Roi, dont le veto ne peut qu'empêcher les lois d'exister, ils jouiront en outre de la faculté de faire passer les mauvaises, de modifier les autres à leur convenance, de rejeter tous les projets dont l'exécution dérangerait leurs habitudes, et d'opposer mille objections, mille difficultés aux règlements qui resserreraient le compas de leur autorité.

C'est, écrivait, il y a peu de temps un des hommes les plus instruits d'Angleterre, à un de ses amis qu'il entretenait sur la position actuelle de l'Assemblée nationale, comparée à celle de la Chambre des communes, c'est un spectacle bien humiliant aux yeux de tout homme doué d'une âme sensible , et dont l'esprit est dégagé de préventions, que de voir une assemblée des représentants de tout un peuple, faite pour être composée de députés égaux en pouvoirs, et dont les délibérations devaient être absolument libres , dégradée cependant au point d'être entièrement dirigée et gouvernée par la présence d'un ministre revêtu de toute l'autorité et jouissant de toute l’influence du souverain, ne dissimulant même pas l'orgueil qu'inspirent la force et l’assurance de la victoire dans de vains débats qui ne produisent seulement pas l'intérêt d'un combat incertain. L'ordre essentiel aux assemblées représentatives, dont le chef, nommé par elles-mêmes pour présider à leurs délibérations, devait seul jouir de l'autorité et du respect parmi ses collègues, est bouleversé en faveur de ce délégué royal : le président n'est plus qu'un être secondaire ; et tous les yeux sont tournés vers le véritable maître de l'Assemblée, etc.

Que dirait l'homme qui s'abuse aussi peu sur les vices qui règnent dans la représentation du peuple anglais, s'il entendait appeler son pays en témoignage, pour faire adopter en France la présence des ministres dans l'Assemblée nationale ?

Je crois en avoir assez dit, et surtout avoir assez montré par les faits et par le sentiment des Anglais eux-mêmes, que c'est bien à tort que l'on va "puiser des raisons chez eux pour établir l'opinion que je combats.

Il serait peut-être utile de dire encore un mot sur l'indiscrétion d'un pareil moyen, quand il s'agit de redonner au pouvoir exécutif la force qui lui manque. Mais vous sentirez facilement, Messieurs, que si les ministres du Roi sont présents, il faut de deux choses l'une, ou qu'ils dirigent l’Assemblée par leur influence, ou qu'ils cèdent eux-mêmes aux lumières de l'Assemblée. Dans le dernier cas, ils rabaissent, ils humilient, sans nécessité comme sans utilité, la puissance exécutive : dans le premier (quoi qu'on ait pu dire contre le mot de liberté, dont je n'exagérerai jamais le sens), l'Assemblée n'est plus libre, et la nation court risque de perdre sa liberté. L'une ou l'autre de ces deux positions est également nuisible à l'intérêt public, et vous-mêmes, Messieurs, l'avez déjà reconnu, lorsque, sur la réclamation de M. le comte de Mirabeau, vous avez un jour attendu la retraite des ministres pour délibérer, et lorsque, dans une autre occasion, vous avez refusé d'ouvrir et de lire un mémoire que les ministres vous adressaient à l'instant d'une délibération. Les maximes soutenues alors n'ont pu changer si vite. Si elles étaient vraies, elles le sont encore aujourd'hui : ainsi, ni d'après les considérations alléguées, ni d'après l'exemple de l'Angleterre, ni d'après mes propres principes, on ne peut admettre les ministres dans l'Assemblée nationale. Du moins, telle est mon opinion jusqu'à présent, et par les raisons que j'ai recueillies à la hâte, pour avoir l'honneur de les soumettre à votre examen. Si vous jugez cependant que la motion de M. de Mirabeau doive être admise, par des motifs que je ne saurais ni prévoir ni comprendre, je demande qu'il y soit fait l'amendement suivant :

« Aucun membre de l'Assemblée nationale ne pourra passer au ministère pendant tout le cours de la session. »

Nous ne devons pas oublier que nos commettants nous ont envoyés pour faire une constitution qui devienne un rempart contre les atteintes du despotisme ministériel, et non une constitution qui mette à couvert, protège ou favorise l'ambition des ministres. »

Fin du débat et évocation des relations avec les Etats Unis

M. de Custine remarque que : "le Jersey, le Connecticut, et la Virginie sont les seules parties des Etats-Unis qui possèdent des blés... Il pense que la présence du ministre des finances est seule nécessaire dans l'Assemblée."

M. de Montlosier :

"D'après l'importance du troisième objet, je demande la division et l'ajournement."

M. Garat, le jeune, appuie cette troisième partie de la motion : la séduction des ministres, dit-il, est dangereuse hors de l'Assemblée ; mais ici ils se trouveront les égaux de chaque député, et infiniment au-dessous de la dignité de l'Assemblée.

M. de Richier demande la division des trois objets. Il observe sur le premier, que dans les Etats-Unis les particuliers ne doivent pas, mais que le corps seul est débiteur ; que le corps n'a pas de blés, et que les particuliers seuls en ont ; qu'il faut acheter des uns, et ne pas s'exposer à un refus de la part de l'autre.

M. le duc de La Rochefoucauld :

« Le nouveau congrès vient de prendre des précautions pour le payement des dettes des Etats-Unis. Il est probable que les Américains saisiront l'occasion de secourir la puissance européenne qui a si bien travaillé pour leur liberté. Plusieurs mois s'écouleront jusqu'à l'arrivée de ce secours, mais on le recevra au moment où nos ressources prochaines seront épuisées. Je pense qu'il n'y a nul inconvénient à mettre aux voix les trois articles, en ajournant, sans rien préjuger, sur l'éligibilité des ministres à l'Assemblée nationale. »

M. le vicomte de Noailles :

« Les Etats-Unis ne pouvant solder les intérêts de leur dette, devons-nous espérer qu'ils céderont à notre demande ? Pouvons-nous croire que les particuliers vendent au congrès, quand ils auront presque la certitude de n'en être pas payés ? Cette observation me détermine à rejeter cet article.

J'observerai sur le troisième, qu'en Angleterre, de vrais amis de la liberté regardent comme infiniment dangereux l'usage dont on s'autorise ici. Le ministre au parlement s'entoure d'une armée à ses gages, il distribue les postes, etc. Les ministres influeront également parmi nous ; ils influeront jusque dans les élections... Il faut s'instruire ; il faut, avant d'adopter cet article, s'assurer si nous ne compromettons pas notre liberté, Je demande l'ajournement. »

M. le comte de Clermont-Tonnerre :

« Les Etats-Unis ont fait une récolte abondante. Le nouveau congrès est autorisé à établir des taxes pour le payement des dettes ; la loyauté des Américains, qui nous doivent leur liberté, nous assure assez que leurs engagements avec la France ne seront pas les derniers remplis.

Le second objet de la motion me paraît ne donner lieu à aucune objection.

Je pense que la troisième est pour la nation un des premiers moyens de prospérité, de grandeur et de liberté. Nous avons souvent gémi sous des ministres ineptes, et le despotisme des ministres ineptes est le fléau le plus humiliant pour des hommes libres ; mais, admis parmi vous, dans quatre jours vous n'aurez pas un ministre, ou bien il ne sera pas inepte.

Je sais le danger des grands talents unis avec de mauvaises intentions ; mais que pourrait faire le ministre qui les posséderait, lorsqu'il trouvera au milieu de vous de grands talents et des intentions pures ? Les ministres verront enfin des hommes qui ne les craindront pas, tandis qu'ils sont condamnés à ne voir que des flatteurs, des secrétaires occupés à leur préparer les moyens de nous opprimer. L'homme vendu rougira devant celui qui aura acheté sa voix ; son embarras, son inquiétude, tout le démasquera. Vous savez s'il faut redouter les intrigues du cabinet. Un ministre est-il l'ennemi de la nation, c'est un ennemi invisible quand il n'est pas ici ; s'il y est admis, il sera connu, et dans toute" espèce de combat je ne sais rien de plus dangereux que d'avoir à se battre sur rien et contre personne. »

M. Le Chapelier :

« Je pense qu'il est nécessaire de faire observer à quelques opinants, qui craignent pour notre liberté, qu'il ne s'agit ici que d'une disposition momentanée et nécessitée par les circonstances. Je m'oppose à l'ajournement. »

M. Anson :

« J'adopte les trois propositions. Si, par exemple, le ministre des Finances avait siégé dans cette Assemblée, il aurait répondu à M. de Mirabeau ; il aurait repoussé des terreurs qui peuvent porter atteinte à la fortune publique et aux fortunes particulières. La caisse d'escompte a déjà trois mémoires au comité des finances. J'y ai observé trois choses : premièrement, ce n'est pas elle qui, l'année dernière, a sollicité une suspension de payement ; secondement, les secours importants qu'elle a donnés à l'Etat : cette observation, infiniment exacte, mérite quelques ménagements ; troisièmement, si le gouvernement remboursait à la caisse tout ce qu'il lui doit, elle satisferait sur-le-champ à tous ses engagements.

Je ne conclus à rien au sujet de la caisse d'escompte, parce que M. de Mirabeau n'a pas pris de conclusions à son égard. »

M.***

« Les commerçants ne feront plus d'opérations sur les blés avec l'Amérique ; ils redouteront la concurrence avec le gouvernement ; alors si la démarche proposée n'a pas de succès, quelle sera notre détresse ! »

M. le duc d'Aiguillon :

« On a représenté comme douteuse la créance que nous avons sur l'Amérique ; les titres que le comité a entre les mains tendent à en prouver la solidité. L'embarras des Etats-Unis pour les payements vient du défaut de numéraire ; vous leur offrez le moyen de payer autrement, et cet embarras disparaît. »

La discussion est fermée. On demande successivement l'ajournement sur les trois articles. — Après quelques discussions sur cette demande, les deux premiers sont ajournés ; la délibération sur l'ajournement, du troisième, se trouvant deux fois douteuse, est remise à demain.

La totalité de la discussion est ici :


                           



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Bien cordialement
Bertrand