Mirabeau est indéniablement le "grand homme" de ce début de
Révolution, et il le sait ! La Révolution l’a rendu grand et puissant.
Mais il veut occuper la place qu’il mérite, et ce, quelques soient les moyens
ou même le parti à prendre. Il est omniprésent à l’Assemblée, éclairant et
orientant souvent celle-ci au gré de ses discours brillants. Mais hélas pour
lui, les députés se méfient de Mirabeau et de sa grande ambition.
Mirabeau joue sur tous les tableaux pour parvenir à ses fins.
Raison pour laquelle il prodigue ses conseils au roi, qui le paye même
grassement pour cela. Mais hélas pour lui, le roi, lui aussi, se méfie de
Mirabeau et la reine en a même peur !
Conseil de lecture
Afin de mieux comprendre ce personnage si complexe, je vous
conseille de lire le petit livre de Marc Girardin, (homme politique et critique
littéraire français du 19ème siècle) « Mirabeau et la cour de Louis XVI ».
L’auteur s’appuie en grande partie sur les souvenirs du Comte de La Marck,
qui était à la fois un proche du roi et de la reine, et aussi étonnant que cela
puisse paraître, un ami de Mirabeau, ou pour le moins quelqu’un qui le
connaissait bien et qui l’estimait à sa juste mesure.
Gardez bien à l'esprit si vous le lisez, qu'il ne s'agit que là que de la perception qu'avait le Comte de la Marck de ce sacré Mirabeau, filtration doublement passée au filtre des préjugés de Marc Girardin, qui se faisait appeler De Saint-Girardin !
Esquissons le portrait
A ma façon ?
Une fois n'est pas coutume, je vais brièvement vous faire part de mon impression. Mirabeau me fait penser à Obélix ou plutôt à Gérard Depardieu. C'est un personnage excessif, une sorte d'ogre politique, brillant mais encombré de lui-même. De plus, le malheureux était, selon l'expression de Victor Hugo, "d'une laideur grandiose et fulgurante". Né dans une famille d'aristocrates proches de Louis XV, il avait grandi à l'ombre de son père, un économiste physiocrate renommé, Victor Riqueti de Mirabeau. Que ceux qui ne le trouvent pas assez révolutionnaire, comprennent bien qu'avec un tel déterminisme familial et social, il ne pouvait l'être plus qu'il ne le fut. Je le trouve parfois un peu fatiguant, mais lui aussi devait se fatiguer de lui-même avec ses revirements incessants et son incapacité à refreiner ses excès ; comme il devait se fatiguer aussi de la médiocrité de nombre de ses alliés et adversaires ! C'est difficile d'éprouver de l'admiration pour Mirabeau. Mais si l'on y réfléchi bien, c'est un révolutionnaire qui n'a fait tuer personne, (ou qui n'en a pas eu le temps ?)
Façon Girardin, à présent.
A l’aide de quelques extraits de son petit livre, essayons d’esquisser
un portrait rapide de Mirabeau ! (J'ai un peu corrigé l'orthographe d'époque pour les traducteurs du WEB).
Grand et petit.
« il était à la fois, comme le dit M. de La Marck dans une lettre au comte de Mercy-Argenteau, « bien grand et bien petit, souvent au-dessus et quelquefois fort au- dessous des autres, » accessible au plaisir de gagner beaucoup d’argent pour en beaucoup dépenser, accessible aussi à la pitié et à l’émotion, prompt aux bons sentiments comme aux mauvais, d’une admirable sagacité dans les affaires politiques ; capable dans un mouvement de dépit d’oublier toutes ses prévisions et toutes ses convictions, capable de faire le contraire de ce qu’il veut et de ce qu’il pense ; décidé à être important et puissant, soit par la cour, soit par le peuple, selon le moment, »
Intelligent et fier.
« Mirabeau était assurément une grande intelligence ; mais de plus il y avait dans son âme un coin de bonté et de grandeur : la pureté lui manquait, mais non la chaleur. Mirabeau était fier, mais je croix qu’il n’était pas vain, et les gens fiers ont cela de bon, qu’ils peuvent aimer les autres et s’y intéresser ; seulement ils aiment de haut. Ils peuvent aussi être aimés, seulement ils ne peuvent l’être que par les bonnes natures, par celles qui ne sont pas vaines et qui ne répugnent pas à la supériorité d’autrui. »
Amoureux de la Révolution.
« il aime la révolution non pas seulement parce que cette révolution l’a fait grand et puissant, il l’aime parce qu’il la croit bonne et légitime. Et ici entendons-nous bien : ce qu’il aime, ce n’est pas la révolution tumultueuse et violente, ce n’est pas la révolution des journées des 5 et 6 octobre, dans lesquelles on voulut sottement impliquer Mirabeau, qui les détestait et les croyait funestes, puisqu’elles avaient amené le roi et l’assemblée à Paris, c’est à dire au milieu du volcan qui devait les engloutir ; ce qu’il aime, c’est la révolution telle qu’elle est dans la pensée des honnêtes gens et telle qu’elle sera dans l’avenir. Mirabeau voit le mal présent, qui est grande et qu’il veut combattre énergiquement ; mais il prévoit les changements généraux et salutaires que la révolution de 89 doit amener dans la société, et ce sont ces changements qu’il aime. »
N'inspirant confiance ni au roi ni à la reine.
« Le roi et la reine, qui n’avaient qu’une demi-confiance en M. de La Marck lui-même, le plus loyal et le plus judicieux des hommes, se défiaient de Mirabeau ; quoi de plus naturel ? Ils ne suivaient pas ses conseils, souvent même ils en suivaient d’autres. Alors Mirabeau, qui se trouvait inutile et qui pouvait se croire méprisé, se rejetait dans le parti révolutionnaire et se livrait à sa fougue, voulant être important et puissant d’une manière ou de l’autre. Ces saccades qui passaient pour des trahisons faisaient qu’on se défiait encore plus de lui, et que ses conseils devenaient d’autant plus inutiles. »
Trahi par l'immoralité de sa jeunesse.
« Mirabeau sentait cela et s’en irritait d’autant plus qu’il comprenait bien que cette défiance ou cette répugnance, il la méritait par sa vie passée « Ah ! Répétait-il souvent à M. de La Marck, que l’immoralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique ! » Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que, pour se venger de cette défiance, il semblait s’appliquer à la mériter davantage en redevenant révolutionnaire par dépit ; »
Sous-estimé.
« La cour, qui avait acheté Mirabeau, voulait qu’il la servît, et Mirabeau, de son côté, qui s’était fait le conseiller de la cour, voulait qui la cour suivit ses conseils et ne suivît que ceux-là. Sa fierté s’indignait qu’on consultât d’autres que lui et des gens surtout qui ne le valaient pas ; mais le discernement des hommes est difficile aux princes, auxquels pourtant il est si nécessaire. Comme ils ne vivent pas au milieu de la société, ils ne savent pas le rang que l’opinion commune fait à chaque homme, et ils sont sans cesse exposés à trop estimer les uns et à ne pas assez estimer les autres. Cette confusion bizarre et involontaire qu’ils font entre les grands et les petits irrite beaucoup ceux qui savent leur taille. »
Le plan de Mirabeau.
J’hésite un peu à vous révéler son plan, car nous n’en avons
pas encore fini avec lui. Mais le voici, selon la version donnée par Marc
Girardin :
« Un plan et un homme. Le plan, Mirabeau l’avait, et il le développait dans les notes qu’il adressait au roi, et qui sont le fond et le sujet de la correspondance avec M. de La Marck. Nous examinerons plus tard ce plan, qui n’est pas, disons-le dès ce moment, un plan de contre-révolution, mais un plan de gouvernement constitutionnel. Quant à l’homme qui doit exécuter ce plan, c’est Mirabeau lui-même, mais Mirabeau écouté et obéi. Il écrivait à M. de Lafayette dans une de ces tentatives de rapprochement qui furent souvent faites entre M. de Lafayette et Mirabeau, et qui échouèrent toujours, il écrivait : « Je devrais être votre conseil habituel, votre ami abandonné, le dictateur enfin, permettez-moi le mot, du dictateur… Oh ! Monsieur de Lafayette, Richelieu fut Richelieu contre la nation pour la cour, et, quoique Richelieu ait fait beaucoup de mal à la liberté publique, il fit une assez grande masse de bien à la monarchie. Soyez Richelieu sur la cour pour la nation, et vous referez la monarchie en agrandissant et consolidant la liberté publique. Mais Richelieu avait son capucin Joseph ; ayez donc aussi votre éminence grise, ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion, mon impulsion a besoin de vos grandes qualités, et vous en croyez de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l’un à l’autre, et vous ne voyez pas qu’il faut que vous m’épousiez et me croyiez en raison de ce que vos stupides partisans m’ont plus décrié, m’ont plus écarté ! — Ah ! Vous forfaites à votre destinée ! »
Revenons à l’Assemblée !
Le 29 septembre dernier, Mirabeau avait demandé à celle-ci
qu’elle décide si la qualité de ministre excluait de l'Assemblée, et si tous
ceux qui seraient promus au ministère pendant qu'ils seraient députés auraient
besoin d'une seconde élection pour rentrer dans l'Assemblée. La motion de M. de
Mirabeau avait été applaudie ; mais M. le président avait observé qu'il y en avait
déjà deux sur le bureau ; ce qui faisait renvoyer cette motion-ci à l'époque où
l'on s'occuperait de la qualité de ceux qui seraient éligibles.
Plus tard, Mirabeau avait même formulé le souhait que le roi
soit obligé de choisir ses ministres parmi les députés !
La veille encore, à la suite d'une motion de Mirabeau, les
députés avaient longuement débattu sur la présence éventuelle des ministres et
leur éventuelle participation aux débats.
En résumé, les députés ont bien compris que Mirabeau se
verrait bien ministre, et vu comment va se terminer la discussion de ce 7
novembre, nous allons même voir que Mirabeau a compris que les députés avaient
compris !
Probablement vexé, mais fidèle à lui-même, Mirabeau va donc
faire un coup d’éclat à sa façon, en s’excluant lui-même de la motion qu’il a
proposée ! Lisez plutôt :
« Je dis ensuite : moi-même, parce que des bruits populaires répandus sur mon compte ont donné des craintes à certaines personne ?, et peut-être des espérances à quelques autres ; qu'il est très-possible que l'auteur de la motion ait cru ces bruits, qu'il est très-possible encore qu'il ait de moi l'idée que j'en ai moi-même ; et dès lors je ne suis pas étonné qu'il me croie incapable de remplir une mission que je regarde comme fort au-dessus, non de mon zèle ni de mon courage, mais de mes lumières et de mes talents, surtout si elle devait me priver des leçons et des conseils que je n'ai cessé de recevoir dans cette Assemblée.
Voici donc, Messieurs, l'amendement que je vous propose : c'est de borner l'exclusion demandée à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix.
Je me croirai fort heureux si, au prix de mon exclusion, je puis conserver à cette Assemblée l'espérance de voir plusieurs membres, dignes de toute ma confiance et de tout mon respect, devenir les conseillers intimes de la nation et du Roi, que je ne cesserai de regarder comme indivisibles. »
Voilà comment était Mirabeau !
Je vous laisse lire si vous le souhaitez, la totalité de la discussion qui aboutira à ce fameux décret du 7 novembre 1789.
Discussion sur la troisième partie de la motion de M. le comte de Mirabeau relative à l'entrée des ministres dans l'Assemblée, lors de la séance du 7 novembre 1789
M. de Montlosier :
« Messieurs, depuis quelque temps nous voyons se produire des motions imprévues dont les auteurs pressent la décision.
C'est un désordre dangereux et funeste, puisqu'il tend à concentrer toutes les déterminations de l'Assemblée entre un petit nombre de membres qui savent se concerter et se combiner d'avance pour diriger seul tous les mouvements.
J'approuve en principe les deux premiers points de la motion de M. de Mirabeau, à cette exception près que je trouve excessivement dangereuse l'extension qu'on veut donner à la caisse nationale.
Quant à l'admission des ministres, je m'étonne que des amis de la liberté aient appuyé de leurs suffrages un projet aussi vicieux en principe que dangereux dans ses conséquences et pernicieux dans ses effets. Nous n'avons pas le pouvoir d'accorder à des étrangers une influence nationale ; nous ne pouvons créer de notre propre autorité des membres du corps législatif, qui ne peuvent l'être que par l'action du peuple ; qu'on ne veuille point nous en imposer par la distinction de voix délibérative et consultative ; elles forment l'une et l'autre le double caractère que le peuple français nous a transmis. Prétendre en livrer à des étrangers la moindre partie, sans sa participation, c'est un sacrilège constitutionnel, un crime de lèse-patrie.
Accorder à des ministres voix consultative, n'est-ce pas tout leur accorder ? N'est-ce pas accorder à des hommes souvent peu citoyens, à des hommes choisis, excités par le gouvernement même à nous tendre des pièges, la faculté de s'emparer de nos débats, de les éclairer de leur fausse lumière, de les remplir de leur fausse doctrine ; n'est-ce pas enfin mettre dans les mains du gouvernement cette initiative funeste que votre sagesse, que l'Angleterre et que tons vos voisins ont proscrite ? Qu'on cesse donc de nous opposer l'usage de l'Angleterre, où la seule nomination au ministère d'un homme qui a déjà le vœu du peuple est un titre d'exclusion du Corps législatif, puisqu'il faut une réélection expresse pour l'y conserver ; est-ce d'après un pareil exemple qu'on veut nous prouver que le choix du prince seul peut faire siéger parmi nous, contre le vœu du peuple, un homme déjà privé de sa confiance et de ses suffrages ? C'est assurément une dérision.
Quant à l'utilité de cette admission, je n'en vois aucune ; nous avons des comités dans toutes les parties de l'administration ; ces comités peuvent conférer avec les ministres, et leurs instructions ainsi transmises peuvent produire les heureux effets que vous en attendez. Ainsi je pense que nous ne pouvons pas en principe et que nous ne devons pas en politique nous occuper de cette troisième partie de la motion faite hier par M. le comte de Mirabeau. Peut-être, quand nous nous prononcerons définitivement sur l'admission des ministres dans le corps législatif, je dirai, comme en Angleterre, que la confiance du peuple doit être au-dessus de tout, mais alors c'est le citoyen que je veux y voir et non le ministre. M. de Mirabeau, au contraire, veut y voir le ministre plutôt que le citoyen ; il y a sans doute dans cette proposition un sens mystique, sans quoi il est évident qu'une pareille proposition serait le renversement de tout bon principe et de toute bonne politique. »
M. Lanjuinais.
« Mes cahiers me défendent d'opiner devant les ministres, je ne puis donc adopter la proposition de M. de Mirabeau. Nos principes me le défendent encore ; nous avons voulu séparer les pouvoirs, et nous réunirions dans les ministres le pouvoir législatif au pouvoir exécutif, en leur donnant la voix consultative, qui, sans contredit, tient de bien près à la voix délibérative ; nous les exposerions à être le jouet des hommes ambitieux, s'il s'en trouvait dans cette Assemblée. Leur admission ne produirait pas le bien que vous attendez. Elle serait dangereuse, elle serait inutile, toutes les fois que vous vous occuperiez de la Constitution. Quand vous aurez à vous plaindre d'eux, ne pouvez-vous pas les mander ? On a craint les conférences des comités ; mais on conférera toujours, et vous amènerez deux inconvénients, en cherchant à en éviter un.
Je propose de joindre à la question de savoir si les ministres auront voix consultative, celle de la voix délibérative, parce que l'une est l'autre. Je demande l'ajournement de toutes deux.
Mais, dans le cas où la motion de M. de Mirabeau serait adoptée, je présente, pour en balancer l'effet, un article presque entièrement extrait de mon cahier :
« Les représentants de la nation ne pourront obtenir du pouvoir exécutif, pendant la législature dont ils seront membres, et pendant les trois années suivantes, aucune place dans le ministère, aucune grâce, aucun emploi, aucune commission, avancement, pension et émolument, sous peine de nullité et d'être privés des droits de citoyens actifs pendant cinq ans. »
M. Blin.
« La question semble détachée de la Constitution et n'être que provisoire ; mais l'autorité du passé sur l'avenir lie les faits à tous les temps.
M. de Mirabeau appuie son opinion sur trois choses : premièrement la nécessité des éclaircissements ; mais les ministres peuvent, sur le point qui est en débat, communiquer leurs lumières à l'Assemblée, qui ne doit rien rejeter de ce qui tend à l'instruire ; secondement le danger des comités : je demande qu'on m'explique ce danger ; les membres qui les composent, choisis par l'Assemblée, sont dignes de sa confiance…. Dans les conférences avec les ministres, on peut entrer dans des détails plus minutieux ; on peut s'éloigner de cette circonspection que commande une assemblée nombreuse ; la vérité y gagne ; et ces-sera-t-elle d'être la vérité, quand elle passera dans les oreilles de MM. du comité, avant de frapper les vôtres ? Troisièmement, l'exemple de l'Angleterre. Il y a dans le parlement de cette nation une majorité corrompue, et qui ne prend même pas la peine de cacher le trafic de ses voix…. En examinant les notes de cette assemblée, on voit un grand nombre de motions utiles rejetées par la majorité ministérielle ; c'est elle qui a occasionné la perte des colonies ..... Les passions y sont toujours actives, et dans cette lutte continuelle. L'Assemblée, réduite au rôle de spectatrice, n'a d'existence réelle que dans les changements des ministres. L'auteur anglais des Lettres de Junius dit, en parlant du parlement d'Angleterre : « C'est un spectacle bien humiliant aux yeux de l'homme sensible, qu'une assemblée représentant tout un peuple soit dégradée par la présence d'un ministre.... L'ordre essentiel est détruit, le président n'est qu'un être secondaire, et les yeux sont tournés sur le ministre …. »
Ce n'est donc pas chez les Anglais que l'auteur de la motion devait chercher des exemples ….
En admettant les ministres, la responsabilité devient une chimère ; n'ayant pas de commettants, ils n'auraient personne à qui répondre. Il faut, ou que les ministres dirigent l'Assemblée, ou qu'ils cèdent à l'Assemblée : dans le premier cas nulle liberté ; dans le second, avilissement du pouvoir exécutif ...... Ainsi, ni d'après les considérations présentées, ni d'après l'exemple de l'Angleterre, ni d'après nos propres principes, les ministres ne peuvent être admis.
Si cependant cette motion était décrétée, je vous demanderais d'adopter l'amendement que j'ai eu l'honneur de vous proposer et qui est ainsi conçu :
« Aucun membre de l'Assemblée nationale ne pourra désormais passer au ministère pendant la durée de la session actuelle. »
On applaudit, on crie : Aux voix !
L'Assemblée délibère, et n'adopte pas l'ajournement proposé par M. Lanjuinais.
On lit les articles additionnels, présentés par MM. Lanjuinais et Blin.
Celui du premier est mis à la discussion.
M. Malouet en demande la division, et la réduit à peu près
aux mêmes termes que ceux de M. Blin.
M. le comte de Mirabeau.
« La question que l'on vous propose est un problème à résoudre. Il ne s'agit que de faire disparaître l'inconnu, et le problème est résolu.
Je ne puis croire que l'auteur de la motion veuille sérieusement faire décider que l'élite de la nation ne peut pas renfermer un bon ministre ;
Que la confiance accordée par la nation à un citoyen doit être un titre d'exclusion à la confiance du monarque ;
Que le Roi qui, dans ces moments difficiles, est venu demander des conseils aux représentants de la grande famille, ne puisse prendre le conseil de tel de ces représentants qu'il voudra choisir ;
Qu'en déclarant que tous les citoyens ont une égale aptitude à tous les emplois, sans autre distinction que celle des vertus et des talents, il faille excepter de cette aptitude et de cette égalité de droits les douze cents députés honorés du suffrage d'un grand peuple ;
Que l'Assemblée nationale et le ministère doivent être tellement divisés, tellement opposés l'un à l'autre, qu'il faille écarter tous les moyens qui pourraient établir plus d'intimité, plus de confiance, plus d'unité dans les desseins et dans les démarches.
Non, Messieurs, je ne crois pas que tel soit l'objet de la motion, parce qu'il ne sera jamais en mon pouvoir de croire une chose absurde.
Je ne puis non plus imaginer qu'un des moyens de salut public chez nos voisins ne puisse être qu'une source de maux parmi nous ;
Que nous ne puissions profiter des mêmes avantages que les Communes anglaises retirent de la présence de leurs ministres ;
Que cette présence ne fût parmi nous qu'un instrument de corruption ou une source de défiance, tandis qu'elle permet au parlement d'Angleterre de connaître à chaque instant les desseins de la cour, de faire rendre compte aux agents de l'autorité, de les surveiller, de les instruire, de comparer les moyens avec les projets, et d'établir cette marche uniforme qui surmonte tous les obstacles.
Je ne puis croire, non plus, que l'on veuille faire cette injure au ministère, de penser que quiconque en fera partie doit être suspect par cela seul à l'Assemblée législative ;
A trois ministres déjà pris dans le sein de cette Assemblée, et presque d'après ses suffrages, que cet exemple a fait sentir qu'une pareille promotion serait dangereuse à l'avenir ;
A chacun des membres de cette Assemblée, que s'il était appelé au ministère pour avoir fait son devoir de citoyen, il cesserait de le remplir par cela seul qu'il serait ministre ;
Enfin à cette Assemblée elle-même qu'elle ferait redouter un mauvais ministre, dans quelque rang qu'il fût placé, et quels que fussent ses pouvoirs, après la responsabilité que vous avez établie.
Je me demande d'ailleurs à moi-même : est-ce un point de constitution que l'on veut fixer ? Le moment n'est point encore venu d'examiner si les fonctions du ministère sont incompatibles avec la qualité de représentant de la nation ; et ce n'est pas sans la discuter avec lenteur qu'une pareille question pourrait être décidée.
Est-ce une simple règle de police que l'on veut établir ? C'est alors une première loi à laquelle il faut peut-être obéir, celle de nos mandats, sans lesquels nul de nous ne saurait ce qu'il est ; et, sous ce rapport, il faudrait peut-être examiner s'il dépend de cette Assemblée d'établir pour cette session une incompatibilité que les mandats n'ont point prévue, et à laquelle aucun député ne s'est soumis.
Voudrait-on défendre à chacun des représentants de donner sa démission ? Notre liberté serait violée.
Voudrait-on empêcher celui qui aurait donné sa démission d'accepter une place dans le ministère ? C'est la liberté du pouvoir exécutif que l'on voudrait limiter.
Voudrait-on priver les mandants du droit de réélire le député que le monarque appellerait dans son conseil ? Ce n'est point alors une simple loi de police qu'il s'agit de faire ; c'est un point de constitution qu'il faut établir.
Je me dis encore à moi-même : il fut un moment où l'Assemblée nationale ne voyait d'autre espoir de salut que dans une promotion de ministres qui, pris dans son sein, désignés en quelque sorte par elle, adopteraient ses mesures et partageraient ses principes.
Je me dis : le ministère sera-t-il toujours assez bien choisi pour que la nation n'ait aucun changement à désirer ? Eût-il-il choisi de cette manière, un tel ministère serait-il éternel ?
Je me dis encore : le choix des bons ministres est-il si facile qu'on ne doive pas craindre de borner le nombre de ceux parmi lesquels un tel choix peut être fait ?
Quel que soit le nombre des hommes d'Etat que renferme une nation aussi éclairée que la nôtre, n'est-ce rien que de rendre inéligibles douze cents citoyens qui sont déjà l'élite de cette nation ?
Je me demande : sont-ce des courtisans ou ceux à qui la nation n'a point donné sa confiance, quoique peut-être ils ne se soient mis sur les rangs que pour la solliciter, que le Roi devra préférer aux députés du peuple ?
Oserait-on dire que le ministre en qui la nation avait mis toute son espérance et qu'elle a rappelé par le suffrage le plus universel et le plus honorable, après l'orage qui l'avait écarté, n'aurait pu devenir ministre, si nous avions eu le bonheur de le voir assis parmi nous ?
Non, Messieurs, je ne puis croire à aucune de ces conséquences, ni par cela même à l'objet apparent de la motion que l'on vient de vous proposer. Je suis donc forcé de penser, pour rendre hommage aux intentions de celui qui l'a faite, que quelque motif secret la justifie, et je vais tâcher de le deviner.
Je crois, Messieurs, qu'il peut être utile d'empêcher que tel membre de l'Assemblée n'entre dans le ministère.
Mais comme, pour obtenir cet avantage particulier, il ne convient pas de sacrifier un grand principe, je propose pour amendement l'exclusion du ministère aux membres de l'Assemblée que l'auteur de la motion paraît redouter, et je me charge de vous les faire connaître.
Il n'y a, Messieurs, que deux personnes dans l'Assemblée qui puissent être l'objet secret de la motion. Les autres ont donné assez de preuve de liberté, de courage et d'esprit public, pour rassurer l'honorable député ; mais il y a deux membres sur lesquels lui et moi pouvons parler avec plus de liberté, qu'il dépend de lui et de moi d'exclure, et certainement sa motion ne peut porter que sur l'un des deux.
Quels sont ces membres ? Vous l'avez déjà deviné, Messieurs ; c'est ou l'auteur de la motion, ou moi.
Je dis d'abord l'auteur de la motion, parce qu'il est impossible que sa modestie embarrassée ou son courage mal affermi ait redouté quelque grande marque de confiance, et qu'il ait voulu se ménager le moyen de la refuser, en faisant admettre une exclusion générale.
Je dis ensuite : moi-même, parce que des bruits populaires répandus sur mon compte ont donné des craintes à certaines personne ?, et peut-être des espérances à quelques autres ; qu'il est très-possible que l'auteur de la motion ait cru ces bruits, qu'il est très-possible encore qu'il ait de moi l'idée que j'en ai moi-même ; et dès lors je ne suis pas étonné qu'il me croie incapable de remplir une mission que je regarde comme fort au-dessus, non de mon zèle ni de mon courage, mais de mes lumières et de mes talents, surtout si elle devait me priver des leçons et des conseils que je n'ai cessé de recevoir dans cette Assemblée.
Voici donc, Messieurs, l'amendement que je vous propose : c'est de borner l'exclusion demandée à M. de Mirabeau, député des communes de la sénéchaussée d'Aix.
Je me croirai fort heureux si, au prix de mon exclusion, je puis conserver à cette Assemblée l'espérance de voir plusieurs membres, dignes de toute ma confiance et de tout mon respect, devenir les conseillers intimes de la nation et du Roi, que je ne cesserai de regarder comme indivisibles.
M. Mougins de Roquefort invoque, dans la même vue que M.
Lanjuinais, le cahier de Draguignan.
M. de Castellane. La motion est contraire aux principes ;
elle est honorable à l'Assemblée pour le désintéressement qu'elle prouve ; mais
il est impossible de l'adopter.
Le plus grand avantage que nous puissions retirer des
assemblées législatives permanentes doit consister à connaître les hommes
utiles ; et il serait étonnant que ceux qui, par de grands talents et de
grandes vertus, auraient mérité la confiance ne pussent en obtenir des
témoignages.
Je demande au moins l'ajournement.
L'Assemblée rejette la proposition de M. de Mirabeau.
M. Treilliard demande la division de la proposition de M.
Lanjuinais.
M. le comte de Crillon dit que la division est de droit.
Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5300_t1_0715_0000_7
Décret du 7 novembre 1789 stipulant qu'aucun député ne pourra occuper la place de ministre
M. le Président prend les voix et la division est prononcée.
La première partie de la motion de M. Lanjuinais, conforme à
celle de M. Blin est décrétée en ces termes :
« Aucun membre de l'Assemblée nationale ne « pourra obtenir
aucune place de ministre pendant la session de l'Assemblée actuelle. »
Le surplus de la motion est ajourné à l'époque où
l'éligibilité des ministres et autres agents du pouvoir exécutif sera discutée
constitutionnellement.
Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5300_t1_0718_0000_2
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Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand