mardi 24 novembre 2020

24 Novembre 1789 : L’affaire des boucles d’argent. Profiteurs de crise ? Brigands ?

Boucles de souliers du XVIIIe siècle

Faits avérés vs Rumeurs infondées

    C'est toujours une bonne idée de consulter la correspondance d’Adrien-Joseph Colson, cet avocat parisien dont je vous ai déjà parlé. C'est une façon de découvrir les informations telles qu’elles circulaient à l’époque dans les rues de Paris. Ses lettres relatent souvent des faits avérés mais aussi parfois des rumeurs infondées. Peu importe, c'est aux historiens de faire le tri. Vrais ou faux, les événements rapportés sont intéressants, ils nous permettent de mieux comprendre ce que ressentaient les gens.

    Dans sa lettre du 24 Novembre, adressé à son ami de Province, Colson évoque l’étonnante affaire des boucles d’argent. Je vous laisse lire l'extrait ci-dessous et je reprendrai ensuite le commentaire.

(...) Nous avons (...) du pain aisément et cette heureuse circonstance jointe à celle que, par les assemblées de cantons, de districts et de départements, toute la France jusqu’au plus petit village va se tenir par la main, nous présage que nous allons bientôt jouir d'une paix et d'une tranquillité assurées que rien ne pourra plus troubler.

Cependant, nous touchons au moment de la perdre encore peut-être une fois pour quelques jours, et peut-être avec les commotions les plus violentes. Il règne une si grande fermentation que le plus léger prétexte et une poignée d'hommes ou de femmes serait suffisante pour mettre tout Paris en combustion, et il y a apparence que cela sera entrepris.

Dimanche 22, une femme du monde dit, chez Monsieur Ladoubé, en achetant de la chandelle, que le lendemain, qui était hier 23, elle et d’autres devaient exciter une émeute et que, dans cette émeute, on irait chez les particuliers les faire contribuer pour les pauvres. Elles auraient probablement réussi si elles eussent entrepris. Ce qui le prouve c'est que, publiquement et hautement, quantité de filous prennent de force effrontément les boucles d'argent sous prétexte que c'est pour la nation et que les particuliers et la police se sentent si peu en état de leur résister qu'on ne prend aucune mesure pour s'y opposer et que, pour ne pas perdre les boucles d'argent, tout le monde se décide à n'en porter que de cuivre ou d'acier. Le débit de ces dernières, surtout celles de cuivre, est devenu si considérable que, quoiqu'il n'ait commencé que le 22, tous les marchands en étaient généralement dépourvus dès le lendemain 23, que tous les ouvriers, quoique les orfèvres se mêlent aussi d'en fondre, ne suffisent pas à en fournir au grand nombre de ceux qui en demandent, qu'on assiège les portes de tous les ouvriers qu'on connait pour en fabriquer, qu'on s'y foule, qu'on s'y blesse comme on faisait ci-devant aux portes des boulangers pour avoir du pain, et qu'on est obligé d'y mettre des gardes. Les boucles, qui ne coûtaient il y a 3 jours que 18, 20 et 24 sols, coûtent à présent, quoique très simples, 3, 4 francs (1) et cent sols !

(1) L’éditeur des lettres, en 1993, a dû prendre la liberté de transformer les Livres de l’époque en Francs, auquel cas, 3 Francs correspondrait à 60 sols et 4 Francs à 80 sols. (1 livre = 20 sols (ou sous)).

Monsieur le marquis de Chambrai a hier dit à monsieur Ladoubé que les siennes, qu'il lui a montrées, avaient couté cent sols. C'est la nécessité bien entendu et non le goût qui y fait mettre ce prix. La crainte d'être attaqué avec des boucles d'argent les fait tellement rechercher qu'hier, un ouvrier en ce genre de fabrication, lequel achetait de la chandelle chez Monsieur Ladoubé, a assuré qu'un marchand de notre quartier qu'il citait et qui se croyait fort malheureux d'avoir un amas considérable de ces sortes de boucles qui n'étaient plus de mode et dont il n'avait plus d'espérance de pouvoir se défaire, vient d'y gagner) dans l'espace de 24 heures, environ deux cent mille francs, les ayant vendues non par cartons, ni par centaines, mais par grosses aux marchands particuliers de Paris, quoiqu'il les leur vendît extrêmement cher.

(...) L'origine de ce désordre vient Monsieur, et vous ne le soupçonneriez surement pas, d'un exemple de générosité patriotique bien louable que vient de donner une ville de votre voisinage : Issoudun vient d'envoyer à l'Assemblée nationale environ 115 marcs de boucles d'argent provenant de celles de tous les citoyens qu'elle renferme dans son sein. Bordeaux a mandé qu'il se disposait à en user de même.

L'Assemblée nationale, touchée de ces exemples, a donné au même instant toutes les siennes. D'après cela, les brigands ont prétendu que tout le monde devait en user de même et, pour que cela s'effectuât plus promptement, ils se sont chargés d'être les porteurs du présent !

Puisque la police ne semble pas pouvoir s'opposer à un pareil brigandage et que les districts se contentent de recommander qu'on ne porte pas de boucles d'argent ni de montre, vous sentez, Monsieur, combien il est facile d'exciter des soulèvements.

Les dons patriotiques

Le 1er don patriotique, celui des femmes artistes,
le 7 Septembre 1789.

    Souvenez-vous, l’exemple avait été donné le 7 Septembre 1789 (lire l'article), lorsque des femmes artistes étaient venues à l’Assemblée nationale offrir leurs bijoux pour renflouer le trésor d’une France au bord de la faillite. Le 22 Septembre (lire l'article), le roi lui-même, avait décidé de faire don de sa vaisselle d’argent pour les mêmes honorables raisons ! L’Assemblée nationale avait alors décidé de créer un bureau pour gérer cet afflux de dons. L’Assemblée nationale avait même invité l’Eglise le 29 Septembre, à faire don de son argenterie non nécessaire au culte (lire l'article). Depuis, cet élan national de dons spontanés ne cessait plus. Les journaux en rendaient compte presque chaque jour.

A propos des boucles.

Boucles du XVIIIe siècle
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    Au XVIIIe siècle, les boucles d’argent étaient un signe extérieur de richesse. Vous ne pouviez pas vous présenter dans le grand monde, sans que vos souliers en soient ornés. Elles étaient devenues un accessoire de mode indispensable. Les joailliers, aussi bien que les cordonniers, faisaient montre de tous leurs talents pour en créer de toujours plus magnifiques, en employant des matériaux aussi variés que précieux, argent, vermeil, quartz, verre, diamant etc. Les boucles en bronze étaient de rigueur en période de deuil.

   J’attire votre attention sur le prix des boucles de substitution en cuivre ou acier, donné par Colson : entre 18 et 24 sols, avant la crise ! Je me permets de vous rappeler à cette occasion, que le prix d’un pain permettant de nourrir une famille était de 14 sols le 14 juillet1789, et qu’un journalier parisien gagnait entre 15 et 20 sols par jour travaillé. Quand Monsieur le marquis de Chambrai dit avoir acheté ses boucles de cuivre en remplacement de ses boucles d’argent 100 sols, cela correspond à 5 jours de pain pour une famille.

    Sans vouloir porter de jugement, ni encore moins minimiser le crime, vous comprenez comme moi que cette panique à propos des boucles d’argent, épargnait une grande partie des Parisiens, qui chaque jour, n’étaient pas certains de manger du pain ou de pouvoir en acheter. (Lire cet article du 10 Novembre sur le manque de pain à Paris).

Les profiteurs de crise

« Une poignée d'hommes ou de femmes serait suffisante pour mettre tout Paris en combustion ». Cette remarque de Colson corrobore ce que je vous dis à propos des minorités agissantes pendant la Révolution, dans mon article du 31 Décembre. Mais en l’occurrence, selon Colson, cette poignée d’hommes et de femmes semblait être vraiment constituée de fieffés brigands ! Cette mauvaise engeance, profiteuse de malheur, apparait en effet systématiquement à chaque période de crise. La Révolution en connaîtra de nombreux, certains même encore plus néfastes que ces petits escrocs. De grandes fortunes se feront "plus ou moins honnêtement" durant cette époque tourmentée, spéculations sur le blé, achats à vils prix de biens nationalisés, approvisionnement des armées, et autres petits et grands trafics. A une différence près, c'est que ces escrocs-là n’iront jamais en prison. 

Il n’empêche que ces voleurs de boucles d’argent étaient tout de même des brigands !

Des brigands ? Vraiment ?

    L'affaire n'est pas si simple que cela en vérité. Relisez le dernier passage de l'extrait de la lettre de notre bon bourgeois du Tiers Etat :

"L'Assemblée nationale, touchée de ces exemples, a donné au même instant toutes les siennes. D'après cela, les brigands ont prétendu que tout le monde devait en user de même et, pour que cela s'effectuât plus promptement, ils se sont chargés d'être les porteurs du présent !

Puisque la police ne semble pas pouvoir s'opposer à un pareil brigandage et que les districts se contentent de recommander qu'on ne porte pas de boucles d'argent ni de montre, vous sentez, Monsieur, combien il est facile d'exciter des soulèvements." 

Alors l'ami Colson, s'agit-il de brigands ? Ou de révolutionnaires ?

    Nous l'avions déjà évoqué le 28 Juillet dernier, "brigand" était aussi un terme utilisé pour désigner les révolutionnaires. Je vous invite à lire l'article du 28 juillet, intitulé : Brigands, "sous prétexte de disette".

    Sans remettre en cause la sincérité de Colson, ne sommes-nous pas en droit de nous demander ce qui est vrai dans son récit. Comment faire la part entre ses préjugés, les faits réels et même la rumeur ? Comme vous le voyez, l'histoire est une discipline bien compliquée.


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Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand