Le Duc d'Orléans aime les sous |
Toujours est-il, que le voici de retour en France et qu’en
cette mi-novembre, il achète à deux anglais, les frères Milne, les droits de
fabrication sur leurs machines à filer et à carder.
Voici une occasion de parler non seulement de ce fameux Duc, mais aussi de la révolution industrielle, des machines à tisser anglaises, des frères Milne, du capitalisme et autres sortes de choses...
Un duc, homme d’affaires.
Louis-Philippe d’Orléans ne se contentait pas de jouir de ses privilèges dû à un Prince du sang, c’était aussi un homme d’affaires ; pas seulement d’affaires louches, mais aussi d’affaires financières ! C’était lui qui était à l’origine de la transformation du Palais Royal en « complexe de loisirs » comme on dirait de nos jours. Le Palais Royal n’était pas seulement le nid de comploteurs et d’émeutiers de juillet 89, c’était aussi le paradis des joueurs et des débauchés ; qui plus est, la police n’avait pas le droit d’y pénétrer ! En juillet 1773, le Duc D’Orléans lui-même (alors Duc de Chartres) avait même provoqué un scandale, lorsqu'après avoir dîné chez un seigneur polonais, il s’était promené dans le jardin avec son hôte et, complètement ivre, avait tenu « tout haut les propos les plus obscènes & chanté les chansons les plus grivoises ». Le monarchiste Rivarol écrivait : « Au Palais Royal, le promeneur n’est pas seulement accroché par les « accrocheuses » dont c’est le métier, mais aussi par des messieurs dont la profession est de rabattre des clients pour les tavernes où l’on joue gros. » Il précise même que Barnave (le député du Dauphiné) aurait perdu en une seule journée 30 000 Livres à une table de jeu ! Cafés, restaurants, salles de jeux, maisons de plaisirs, tout y était ! On pouvait même y voir pour quelques sous, en cette fin d’année 89, le soi-disant doyen des Français âgé de 120 ans qui avait été honoré par l’Assemblée nationale !
Le Palais Royal |
Promenade de la Galerie du Palais-Royal Philibert_Louis Debucourt Aquatinte imprimée en couleurs au repérage. |
Un capitaliste ?
Mais le Duc d’Orléans n’était pas seulement le parrain de ce mini Las Vegas ! C’était aussi ce que l’on appelait à l'époque un capitaliste, c’est-à-dire un homme qui investissait ses capitaux dans l’industrie naissante ! Capitaux dont il ne disposait pas toujours d'ailleurs, puisque nous avons appris il y a peu qu’il avait emprunté 6 millions aux Pays Bas l’année précédente. Mais c’est aussi cela le capitalisme ! (Il est même probable qu’une bonne partie de ces 6 millions avaient été créés "ex nihilo" par la banque... Bref !).
Effectivement, ne l’oublions pas, en cette fin de XVIII siècle, la révolution était aussi industrielle ! Et la révolution industrielle, tout comme en Angleterre, commença dans l’industrie textile !
Paris, ville industrielle.
En 1789, la capitale du royaume n’était pas qu’une capitale
peuplée de parisiens râleurs et turbulents, c’était également un lieu important
de l’industrie ! L’industrie textile à elle seule occupait environ 40 000
personnes, soit environ le tiers de la main-d’œuvre employée. Toutes les
étoffes et les toiles étaient fabriquées dans la capitale, depuis la filature jusqu’à
la teinture et l’impression ! C’était aussi à Paris qu’étaient fabriquées
toutes les nouvelles machines à tisser qui industrialisaient la France ! En
1788, à la Muette, près de Paris (à présent dans le 16ème arrondissement), on
avait dû agrandir les ateliers des frères Milne qui fabriquaient ces machines, parce
que le Duc d’Orléans en commandait beaucoup pour les manufactures qui lui
appartenaient ! Paris était également renommée pour ses serruriers et ses
horlogers qui commençait à utiliser leur savoir-faire pour la création de
nouvelles mécaniques industrielles !
Concernant ce Paris industriel inconnu, je vous conseille la lecture passionnante de cet article publié par les éditions de la Sorbonne : « Ateliers et manufactures : une réévaluation nécessaire » de Jean-François Belhoste et Denis Woronoff."
L’avance technique anglaise
Dès le début du siècle, la France avait pris conscience de
son retard technologique sur l’Angleterre.
En avril 1719, le Parlement anglais avait voté une loi
interdisant à un maître de prendre des apprentis étrangers sans permission officielle,
sous peine de perte de sa maîtrise. Les pays visés étaient la France et la
Russie. La France de la Régence et de John Law, alors directeur de la Banque
royale et de la Compagnie des Indes, attirait en effet les techniciens anglais,
par l'entremise du frère de Law, William, recruteur principal. Leur nombre en
est connu par l'enquête de l'ambassadeur anglais lord Stair et ensuite de sir
Robert Sutton :
- Dans l'horlogerie à Versailles et à Saint-Germain-des-Prés, environ 70 ouvriers ;
- À la fonderie de Chaillot, dirigée par un certain "Gun" Jones, environ 30 ouvriers ;
- Dans une verrerie à Harfleur, environ 14 ouvriers, plus une fabrique d'acier à Honfleur (ressorts, roues d'échappement, etc.) dirigée par William Blakey ;
- Dans une manufacture de draps de laine à Charleval, dirigée par J. Pagett, 7 à 8 ouvriers.
Soit au total une bonne centaine d'immigrants, ce qui avec
leurs familles fait environ 200 personnes, surtout dans les secteurs de pointe
(acier et fabrication d'instruments de précision).
Source : https://www.persee.fr/doc/etnor_0014-2158_2013_num_62_2_1904
Les efforts du gouvernement français pour importer d’une
manière et d’une autre le savoir-faire des Anglais se poursuivirent durant tout
le siècle. Grâce en particulier à quelques grands administrateurs de la fin de
l'Ancien Régime, comme Louis Tolozan de Montfort, le prévôt des marchands de
Lyon, et de l’anglais John Holker qui avait été nommé inspecteur général des
manufactures par Trudaine le 15 avril 1755.
Le traité commercial franco-britannique de
1786 "Eden-Rayneval"
Le 26 septembre 1786 un accord commercial avait été signé entre la France et la Grande-Bretagne, avec prise d’effet au 10 mars 1787. Les deux pays étaient représentés par William Eden, 1er baron Auckland et Mathias Joseph Gérard de Rayneval, premier commis de Charles Gravier de Vergennes, le ministre des Affaires étrangères de la France.
Caricature anglaise du traité (Notez en haut à droite les français mangeant des grenouilles) Source British Museum |
C’était Charles Alexandre de Calonne (1734-1802), contrôleur général des finances de Louis XVI, qui en avait été l'instigateur. Calonne pensait que l'abaissement des droits de douanes permettrait de développer les exportations de produits agricoles, abondants en France, vers une Angleterre protégée jusque-là par des "corn laws" taxant les importations. Il espérait que certaines branches d'activités industrielles pourraient accéder plus largement au marché anglais (horlogerie, cuir...).
Calonne escomptait aussi que le choc concurrentiel provoqué par le
traité obligerait les entrepreneurs français du textile à imiter les Anglais
qui s'engageaient dans la voie de la mécanisation, en utilisant les nouveaux
métiers mis au point par Hargreaves, Arkwright, Crompton ou Cartwright. C’était
pour accélérer ces innovations qu’il avait envoyé des "espions
industriels" en Grande-Bretagne et fait venir en France des spécialistes
anglais bénéficiant d'aides financières, tels John Milne dont nous allons bientôt parler.
Ce traité avait cependant eu des effets plus favorables à l’Angleterre
qu’à la France. Les exportations britanniques augmentant de 13 millions de
livres en 1784 à 64 millions en 1788, alors que celles de la France vers
l'Angleterre ne passèrent que de 20 à 30 millions de livres. La France avait
joué de malchance car son agriculture traversait au même moment une crise très grave,
due à une succession de mauvaises récoltes qui empêchaient les paysans français
de profiter du traité et d’exporter des céréales vers l’Angleterre.
De plus l’effet, de la concurrence anglaise sur les textiles avait eu des conséquences très négatives pour les fabricants de toiles, de lainages et de cotonnades du nord de la France et de la région parisienne, qui provoquèrent une vague de chômage chez les ouvriers du textile. Réveillon, l’artisan parisien du Faubourg Saint-Antoine, victime de l’émeute du 28 avril 1789, avait été obligé de licencier des ouvriers du fait de cette crise résultant du traité. (A noter que celui-ci avait même octroyé une allocation chômage à ceux dont il avait dû se séparer.)
Cette crise était loin d'être terminée en novembre 89. Souvenez-vous que nous avons évoqué récemment les émeutes d'ouvriers du textile qui se sont déroulées à Rouen le 17 octobre dernier.
Les mécaniques du progrès
Les moindres coûts des produits textiles venus d'Angleterre, résultaient de leurs capacités de production démultipliées par de nouvelles machines, la plus connue étant la Jenny. Parlons un peu d'elle et de son inventeur.
La Spinning Jenny
Source : Mécanisation filature |
La mule-jenny
Source : Mécanisation filature |
En 1789, la plupart des fabricants français n'ignoraient plus rien des nouvelles mécaniques anglaises appelées à révolutionner l’industrie du textile. Ils pouvaient même en découvrir en démonstration dans le "cabinet des mécaniques du roi" dont Vandermonde avait été nommé le conservateur en 1783 à la suite de Vaucanson.
L'atelier de construction de cardes et de Mules-Jenny, établi à Passy en 1785 avait déjà produit une douzaine d'assortiments complets de filature, destinés aux entreprises soutenues par le duc d'Orléans, à Orléans et à Montargis. Le mécanicien William Hall, installé à Sens par Holker en 1780, avait construit de son côté, jusqu'en 1786, 104 mécaniques à carder et filer (81 pour la laine, 23 pour le coton). L'abbé de Calonne, frère du contrôleur général, avait fait construire à Melun, au début de 1788, des "machines" par le mécanicien anglais Philemon Pickford, auparavant établi à Ashton, qui fut bientôt engagé par le fabricant de Brive Leclerc. Un autre anglais, S. Spencer, dirigeait à Amiens, dans la fabrique de velours de Morgan et Massey, un atelier de construction de cardes et de mules (à main).
En janvier 1789, Tolozan avait autorisé l'installation, dans
l'hôpital des Quinze-Vingts, de l'ingénieur des Ponts-et-Chaussées Leturc,
envoyé secrètement l'année précédente aux frais du gouvernement en Angleterre
et en Ecosse observer les différentes mécaniques en usage, et éventuellement
débaucher quelques ouvriers expérimentés.
Source : https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1993_num_12_1_1660
Les frères Milne !
Les frères Jack et John Milne, à qui le Duc d'Orléans avait acheté l’exclusivité
des droits sur de nouvelles machines à filer et à carder, faisaient partie de
tous ces anglais que les industriels français, aidés souvent par le
gouvernement, avaient incité à venir diffuser leur savoir-faire en France.
C’était Holker, qui en 1779, avait recommandé à Necker un
certain Milne « artisan anglais », qui avait inventé une mécanique à
carder le coton. « Il serait utile, écrivait Holker, de répandre cette
machine en Normandie, en Champagne, en Bourgogne, en Lyonnais, en Languedoc, où
il y a quantité de fabriques de cotonnades montées depuis quelques années ».
Le dénommé Milne, dans un mémoire, vantait sa mécanique à carder et à filer le
coton et la laine ; il demandait une récompense de 400.000 livres pour
faire introduire en France la machine « actuellement en la possession de
son père, Jean Milne, regardé en Angleterre comme le plus habile machiniste de
l’Europe.
On avait décidé en février 1780, de donner 1.000 Livres à
Milne pour transporter sa machine à Paris et en faire un essai. Les machines
furent reconnues bonnes, car, sans conclure d’accord précis avec Milne, le
Ministère l’aida en lui facilitant le moyen de créer une grande fabrique.
Associé à un sieur Perret, fabricant de velours de coton à Lyon, Milne monta à
Neuville en Lyonnais, une manufacture dont le fonds actions était de 600.000
Livres (800.000 selon certains documents), auxquels le gouvernement ajouta
encore une participation de 5 actions de 25.000 Livres. Un peu plus tard, le
père de Milne (John Milne) vient rejoindre l’affaire avec son fils cadet. La
vie de ces Milne est vrai roman. Conscients de leur valeur, ils se vendaient au
plus offrant et abandonnaient parfois un projet pour un autre ! En 1786,
ils sollicitèrent de nouvelles indemnités du Ministère, pour créer une grande
filature à Sèvres, ou le débit de l’eau était assez puissant pour faire tourner
dix machines. Le ministre Calonne refusa et fit même retenir Jacques Milne qui
voulait retourner en Angleterre ! Le gendre des Milne, un certain Foxlow,
avait à Orléans en 1788, huit machines à carder et 32 mécaniques à filer qui
occupaient 40 hommes payés 16 sols par jour, et il envisageait d’installer une
pompe à feu, c’est-à-dire une pompe actionnée par la vapeur.
Un mot sur la pompe à feu ?
Ce fut Jacques-Constantin Périer et son frère Auguste
Charles qui installèrent à Paris en 1781, les deux premières pompes à feu (la
Constantine et l'Augustine) près de la place de l'Alma, pour aspirer
l'eau de la Seine et la refouler dans les réservoirs de Passy.
Cette "Pompe à feu de Chaillot" fonctionna du 8 août 1781 jusqu'en 1900 !
La naissance du capitalisme industriel
Vous voyez que nous nous sommes éloignés quelque peu des
sombres complots que certains historiens aiment tant évoquer. Mais ne nous y
trompons pas, le tableau n’est pas plus rose pour cela !
Il m’a fallu lire ou parcourir de nombreux textes sur le
sujet de l’industrie textile naissante au 18ème siècle, pour rédiger ce modeste
article. Vous trouverez en bas de page des liens vers quelques ouvrages
excellent dont une thèse de Monsieur Frédéric Moray « La première filature mécanique de coton de France : La manufacture de l’épine » (qui
se situait près d’Arpajon).
Le sujet est vaste et même passionnant. Il ne s’agit rien de moins que de la naissance du capitalisme industriel, aux conséquences bien plus grandes que le capitalisme commercial qui existait déjà auparavant.
Les sans-noms de l'histoire.
Je vous ai cité les noms de grands personnages, ainsi que ceux de moins grands, mais qui ont laissé des traces dans les livres, en raison de leurs talents divers. Mais je souhaiterais conclure cet article en ayant une pensée pour ceux qui ont vécu cette époque mais qui n’ont laissé aucun nom dans les livres, les enfants...
En 1790, la filature à vapeur du duc d’Orléans, créée par
Foxlow à Orléans en 1787, employait 45 % d’enfants de 5 à 16 ans sur les 400
salariés y travaillaient.
N’oublions pas que la misère était omniprésente sous l’Ancien Régime. On avait même assisté à l’émergence de la volonté de « transformer les dépôts de mendicité et hôpitaux généraux en véritables manufactures », et d’entretenir, de chauffer, de loger et d’éduquer ainsi les enfants trouvés, issus des hôpitaux parisiens surchargés.
La révolution industrielle n’a donc
pas créé la misère, elle l’a utilisée, puis exploitée. La logique mécaniste du
capitalisme industriel a fini ensuite par considérer la misère comme une
ressource, tout comme le charbon ou n’importe quel minerai nécessaire à ses
procédés de fabrication, une sorte de "minerai humain".
Certains révolutionnaires essaieront de combattre la misère
et de sortir ces enfants des usines pour les mettre à l’école. Nous en reparlerons plus tard.
Pour le moment, les révolutionnaires qui sont en majorité à
L’Assemblée nationale sont des hommes d’affaires. Songez que le Duc d'Orléans se considère comme un révolutionnaire. Il se fera même plus tard appeler Philippe Egalité...
Autres références :
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Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand