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samedi 15 mai 2021

15 Mai 1790 : Opinion de Robespierre sur le droit de déclarer la guerre et contre la guerre de conquête

 Préambule indispensable.


Je me suis rendu compte qu'il était devenu impossible de trouver sur le WEB certains discours de Robespierre, comme il était possible de le faire auparavant. J'ai donc pris la liberté de recopier sur cette page son discours du 15 Mai 1790, que j'ai retrouvé dans le magistral ouvrage "Robespierre parle aux Français" de Philippe Landeux, qui regroupe en 900 pages, l'intégralité des écrits de Maximilien Robespierre. J'espère qu'il me pardonnera cet emprunt.

Je vous renvoie à la fin de cet article à une remarque très judicieuse que fait Philippe Landeux sur cette invraisemblable guerre.



OPINION SUR LE DROIT DE DÉCLARER LA GUERRE

ET CONTRE LA GUERRE DE CONQUÊTE

Ou

Sur l’attribution au roi du droit de paix et de guerre


Intervention à l’Assemblée nationale, le 15 mai 1790

Le 14 mai 1790, Montmorin, ministre des Affaires étrangères, informe l’Assemblée de la prise de possession, au début du mois, de la baie de Nootka (Colombie) par les Anglais sur les Espagnols, et des préparatifs que le roi, lié aux Bourbons espagnols par un pacte de famille, a ordonné pour soutenir l’Espagne contre l’Angleterre. Le lendemain, cette nouvelle provoque le débat (lancé par Alexandre Lameth) autour de la question de la guerre : À qui appartient le droit de la déclarer ? au roi ou à la Nation ? Robespierre, craignant que toute cette affaire ne soit un nouveau piège tendu à la Révolution, intervient pour que la question soit débattue. Finalement, l’Assemblée, sur proposition de Mirabeau, vote des remerciements au roi pour avoir pris les mesures pour maintenir la paix et ajourne au lendemain la question du droit de paix et de guerre. La discussion se poursuivra du 16 au 22 mai.

Le Point du Jour, n° 303 :

« M. Robespierre s’est élevé à des considérations plus importantes en disant : — Il est évident que s’il est un moment pour l’Assemblée nationale de décider à qui appartient le droit de faire la paix ou la guerre, c’est celui où il peut être question de délibérer sur l’exercice de ce droit, et où le ministère semble nous annoncer que nous devons prendre part aux différends de deux nations voisines. [...] Si vous la décidez conformément aux prétentions de la cour ou si vous la laissez indécise, (ce qui laisserait ce redoutable pouvoir entre les mains du ministre) vous devez craindre, avec beaucoup de raison, qu’une guerre étrangère soit une machination formée par les cours ou par les cabinets ministériels contre les nations, dans le moment où la nôtre a reconquis sa liberté, et où les autres sont peut-être déjà tentées d’imiter ce grand exemple ; et il est évident que les mesures du ministère français devraient être naturellement conformes à ce but, si vous lui abandonnez l’exercice du droit de la guerre et de la paix.

 » Cependant n’est-il pas possible qu’après avoir pris une connaissance certaine et particulière des faits et des circonstances des prétendus démêlés de l’Espagne et de l’Angleterre, dont la lettre ministérielle vous parle si obscurément et si vaguement, n’est-il pas possible, dis- je, qu’au lieu de mesures hostiles et précipitées qui ébranleraient infailliblement l’édifice de votre constitution naissante, vous adoptiez des mesures de paix et de médiation, dignes de la justice et de la dignité d’une nation qui vient de reconquérir sa liberté, et cette dernière espèce de mesures, qui pourra la prendre, si ce n’est la nation ou ses représentants ?

» Je suppose, par exemple, que vous élevant à la hauteur de votre rôle et des circonstances, vous jugiez qu’il pourrait être de votre sagesse de déconcerter les projets des cours, en déclarant aux nations, et particulièrement à celles que l’on vous présente comme prêtes à faire la guerre : que, réprouvant les principes de la fausse et coupable politique, qui jusqu’ici a fait le malheur des peuples, pour satisfaire l’ambition ou les caprices de quelques hommes, vous renoncez à tout avantage injuste, à tout esprit de conquête et d’ambition ; je suppose que vous ne désespériez pas de voir les nations, averties par cette noble et éclatant démarche de vos droits et de leurs intérêts, comprendre ce qu’elles ont peut-être déjà senti, qu’il leur importe de ne plus entreprendre d’autres guerres que celles qui seront fondées sur leur véritable avantage et sur la nécessité, de ne plus être les victimes et les jouets de leurs maîtres ; qu’il leur importe de laisser en paix et de protéger la nation française qui défend la cause de l’humanité, et à qui elles devront leur bonheur et leur liberté… Je suppose, dis-je, qu’il fût utile ou nécessaire de prendre dans les circonstances actuelles, les mesures que je viens d’indiquer ou d’autres semblables. Est-ce la cour, sont-ce les ministres qui les prendront ? Non, ce ne peut-être que la nation même ou ses représentants. Il faut donc, avant tout, et dès à présent décider si le droit de la guerre et de la paix appartient à la nation ou au roi. [...] »

 

Observation de Philippe Landreux, auteur de cet indispensable ouvrage :

"Cette défiance de Robespierre vis-à-vis de la guerre et son opposition aux guerres de conquête ne contribua pas peu à le perdre. C’est elle qui, fin 1791, début 1792, le dressa en premier lieu contre les Girondins qui voulaient à toute force déclarer la guerre à l’empereur d’Autriche et qui parvinrent en effet à plonger la France dans un conflit qui dura près de 20 ans. C’est elle encore qui, au printemps 1794, l’amena à s’opposer à Carnot, son collègue au Comité de salut public, spécialisé dans le domaine militaire, lequel, une fois le territoire national libéré, voulait continuer une guerre de conquêtes et de rapines au lieu d’envisager la paix. Or, si Fouché passe à juste titre pour le principal artisan du complot du 9 thermidor, les robespierristes, eux, regardaient Carnot comme leur pire ennemi."


Post Scriptum :

Voici la liste des discours de Robespierre que l'on peut lire sur l'indispensable ouvrage de Philippe Landeux :

Robespierre & la guerre

  • Premières interventions sur la guerre (28 nov., 11, 12, 14 déc.)
    • La guerre qui convient (28 novembre 1791)
    • Pas de guerre (11 décembre 1791)
    • Le mieux est d’attendre (12 décembre 1791)
    • Sur le droit de discuter de la guerre (14 décembre 1791)
  • Premiers discours contre la guerre (18 décembre 1791)
  • Deuxième discours contre la guerre (2 janvier 1792)
  • Troisième discours contre la guerre (11 janvier 1792)
  • Quatrième discours contre la guerre (25 janvier 1792)
  • Discours sur les moyens de sauver la patrie (10 février 1792)
  • En attendant la guerre
    • Sur Dumouriez (19 mars 1792)
    • Sur le bonnet rouge (19 mars 1792) 

 

mardi 1 septembre 2020

1er Septembre 1789 : Le très long débat sur le droit de véto commence à l'Assemblée

Article mis à jour le 1er septembre 2023

L'Assemblée nationale constituante

    Aucun représentant des députations des 3 corps de la société envoyés aux Etats Généraux, ne s'était préparé à devoir soudain réinventer la société française et son contrat social. Ils se sont laissé emporter par la vague révolutionnaire des événements de juillet.

Ouverture des Etats Généraux à Versailles le 5 Mai 1789

Un défi impossible à relever.

    Tous ces députés amateurs, souvent très jeunes ont dû soudainement s'atteler à la tâche colossale de devoir trouver dans l'urgence des remèdes à tous les maux créés par l'Ancien Régime. Ils ont dû en peu de semaines créer une nouvelle France, inventer un nouveau contrat social et tout cela au milieu d'un désordre permanent.

    Des chaînes venaient de céder, le peuple affamé réclamait du pain et de la justice. Sous la pression de celui-ci et à la lueur des châteaux qui commençaient à brûler, il fut décidé d'abandonner les privilèges seigneuriaux lors de la fameuse nuit du 4 au 5 Août. Cette jeune assemblée nationale autoproclamée lors des Etats Généraux le 9 Juillet 1789, devait à présent rédiger une constitution, afin de donner un nouveau cadre législatif pour pallier le désordre qui commençait de miner le pays.

    Les députés avaient à charge également de régler le problème de la dette abyssale de la France laissé par l'Ancien régime (1). Tout cela dans une atmosphère de méfiance alimentée par des rumeurs de complots et de fréquentes émeutes populaires suscitées par le manque de farine pour fabriquer du pain.

(1) En 1788 le budget de l’état présentait un déficit de 162 millions de livres (471.6 millions de revenus, contre 633.1 millions de dépenses). Ce déficit venait de la somme des emprunts contractés par l’État depuis les années 1760. De plus, le royaume de France payait des taux d’intérêt presque deux fois supérieurs à ceux de sa rivale, l’Angleterre.

Une atmosphère explosive. 

    Ce 1er septembre, la situation devient critique, il y a eu beaucoup d'agitation à Paris le dimanche 30 Août. Le roi n'a toujours pas signé le décret du 4 Août et certains des agitateurs du Palais Royal réclament le retour du roi à Paris, ainsi que l'installation dans Paris de cette Assemblée nationale dont beaucoup se méfient.


Un premier écueil, le "véto"

    Les députés commencent enfin à travailler ce jour sur la Constitution tant attendue. Mais les voilà qui trébuchent déjà sur un obstacle de taille, celui du droit de véto absolu ou suspensif, que l'on donnera ou ne donnera pas au roi. Ce problème va faire l'objet d'un débat animé, non seulement au sein de l'Assemblée, mais aussi dans tous endroits de France où l'on discute de politique, et ils sont nombreux !

    Pourquoi un droit de véto ? C'est-à-dire donner le pouvoir au roi de refuser une loi votée par l'Assemblée ? Mais parce que les seuls modèles de constitution qu'ils connaissent comprennent cette possibilité. Les deux plus prestigieuses étant celle du Royaume Uni et celle des Etats Unis d'Amérique. La majorité des Français chérissant tendrement Louis XVI, l'ensemble des députés rêvait d'établir une Monarchie Constitutionnelle qui satisfasse leur roi. Le seul modèle qu'ils avaient était celui de la monarchie constitutionnelle Britannique, dans lequel le roi possédait un pouvoir de véto suspendant l'accord royal aux lois votées. (Aux États-Unis, le président pouvait mettre son véto à une loi votée par le Congrès, mais ce droit n'était pas absolu et une majorité des deux tiers de chaque assemblée permettait de passer outre.).

    Mais la France n'est pas l'Angleterre. La "révolution "anglaise est terminée depuis 100 ans et le roi d'Angleterre, comme l'expliquera Pétion au cours du débat, ne se sert pas de son droit de véto uniquement parce qu'il sait comment imposer sa volonté sans avoir à l'utiliser.

    En France, la Révolution est loin d'être terminée, comme le croient déjà certains députés. Le débat sur le véto royal, va donc devenir via la presse, un débat national, avec des prises de positions aussi opposées que passionnées.

    Avant que Louis XVI et Marie Antoinette ne soient appelés Monsieur et Madame Véto et que Louis XVI soit caricaturé en Monsieur Véto. Les graphistes (respectueux et/ou prudents) représenteront "Monsieur Véto" sur leurs estampes sous la forme d'un géant démoniaque. Il faudra en effet beaucoup de temps pour que les Français qui aiment tant le bon gros Louis, finissent de plus en plus à le haïr.

"Monsieur Véto"
    Nous aurons d'autres occasions d'évoquer ce fameux droit de véto, qui, (spoiler) finira indirectement par causer la perte de Louis XVI.

Le débat.

    Le débat de ce jour est long, très long. Je me suis permis de vous surligner certains passages et d'insérer quelques sous-titres entre parenthèses, pour que vous puissiez identifier différents avis.

    On reconnait chez certains députés cette méfiance maladive envers le peuple, et chez d'autres l'amour aveugle envers celui-ci.

    La politique s'est toujours partagée entre ceux qui veulent établir des systèmes pour le peuple tel qui est, (ou semble être), et ceux qui veulent établirent des systèmes pour le peuple tel qu'ils voudraient qu'il soit (quittes parfois à en fabriquer un nouveau). Entre ces deux extrêmes, on pourrait penser qu'il est plus prudent de choisir un juste milieu. (Mais c'est plus facile à dire qu'à Faire).


Discussion sur la sanction royale, lors de la séance du 1er septembre 1789

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1875_num_8_1_4930_t2_0529_0000_8

L'ordre du jour appelle la délibération de l'Assemblée sur la question de la sanction royale.

Liancourt

M. le duc de Liancourt.
Je réduis en deux points la discussion qui vous occupe.

1° La sanction du Roi est-elle indispensablement nécessaire ?
2° Le Roi doit-il faire une partie intégrante de la législation ?

La seconde question sera, pour ainsi dire, décidée par la solution de la première. La sanction royale est-elle nécessaire ? Alors le Roi est une partie intégrante de la législation. N'est-elle pas nécessaire ? Alors le Corps législatif est étranger au pouvoir exécutif.

Aussi je n'examinerai maintenant que la première question.

Il faut convenir d'une grande vérité ; le royaume de France a toujours eu pour gouvernement le gouvernement monarchique, et même avant le temps où les rois avaient secoué le joug de l'usage qui leur imposait la nécessité de consulter le peuple sur la formation des lois. Si les représentants de la nation ont reçu d'elle le pouvoir d'abolir cet ancien régime, l'Assemblée nationale peut sans doute l'anéantir ; mais si nos mandats ne nous donnent la faculté que de le régénérer, ce serait les violer que de croire que nous avons le pouvoir de le détruire. Pour donner une autre forme de gouvernement à la patrie, il faudrait une convention nationale. (Spoiler, c'est ce qui arrivera plus tard).

Une convention nationale n'est autre chose que l'expression de la volonté générale : or, il est impossible de croire que la nation a eu l'esprit de nous envoyer à une convention, mais à l'Assemblée des Etats généraux réunis en une seule chambre.

(Liancourt est un ami proche du roi, raison pour laquelle il demande de ne s'en tenir qu'aux cahiers de doléances portés aux Etats Généraux).

Dira-t-on que les cahiers demandent une constitution ? Mais tous les cahiers ne portent pas qu'il faut anéantir l'ancienne, qu'il faut détruire la monarchie ; mais tous les cahiers portent qu'il faut déraciner les vices et étouffer les abus. La nation n'a pas prétendu s'abandonner à la Constitution qu'il plairait à ses représentants d'arrêter ; elle a seulement ordonné qu'elle voulait, en confirmant l'ancienne, en relever les fondements. Voilà tout ce que nous prescrivent nos cahiers : il est donc impossible de les dépasser.

Les assemblées élémentaires, dira-t-on, ne prévoyaient pas les circonstances, la force de l'opinion publique et les conjonctures où nous nous trouvons. Nos commettants n'ont pu nous fixer une marche dont ils n'ont pu prévoir l'étendue.

Mais, au milieu de ce vide arbitraire, il est des points fondamentaux vers lesquels on se rallie. Ainsi tous nos cahiers nous expriment le désir de vivre dans un gouvernement monarchique ; tous nous ôtent le droit de le changer.

Il est donc prouvé que la nation ne peut, sans dénaturer le gouvernement, déclarer toutes nos lois affranchies de la sanction. Dans tous les temps nos rois l'ont eue, et elle est de l'essence de la monarchie.

M. le duc de Liancourt parle ensuite des faits qui prouvent la possession des rois sur la sanction. Il invoque les preuves que le comité avait déduites hier : faits historiques, auteurs anglais, gouvernement anglais, tel a été le bon côté de la défense de la sanction royale, par M. le duc de Liancourt.

J.B. Salle

M Salle, député de Lorraine
(1). Messieurs, il me semble qu'aucun de nous ne conteste au Roi le droit d'approuver une loi qui lui serait agréable et de la sanctionner. L'exercice d'un pareil droit n'ayant pas pour objet de rendre illusoires les décrets de l'Assemblée, il en résulte seulement plus d'éclat pour la majesté du trône et nous ne devons rien lui refuser de ce qui peut la rendre imposante et respectable (2).

(1) Le discours de M. Salle n'a pas été inséré au Moniteur.

(2) La sanction, d'après son étymologie même, devrait appartenir au peuple. La nation sanctionne une loi, en jurant qu'elle l'observera et la fera observer à ses risques et périls, legem sancire ; sanctam facere ; sanctionner la loi, c'est-à-dire la rendre sainte par le serment. La majorité fait la loi ; d'après les règles de toute Assemblée délibérante, la minorité se soumet ; chacun jure alors au nom du ciel, et c'est l'unanimité qui sanctionne. (Note de l'orateur)

Mais si la loi déplaît au Roi, doit-il avoir un droit négatif absolu, ou seulement suspensif jusqu'à la prochaine session ? Tel est, Messieurs, à ce qu'il me semble, le vrai point de la question. Le veto absolu est définitif ; il ne laisse aucune ressource au peuple, si le Roi se trompe ou si son intérêt lui dicte de refuser le bien de la nation : Le veto suspensif est une sorte d'appel à la nation, qui la fait intervenir comme juge à la première session, entre le Roi et ses représentants. D'après cette définition, la question me paraît décidée ; car le droit suspensif se déduit des principes : il résulte de la nature d'un gouvernement dans lequel la souveraineté ne peut s'exercer que par mandataires

(Un peuple immature, habitué à être dominé)

Ce serait avec justice que les défenseurs du veto absolu s'élèveraient contre leurs adversaires, si ceux-ci prétendaient qu'il faut ôter au Roi toute espèce de sanction. Mais, lorsqu'on leur fait entendre qu'il est seulement question de substituer au droit d'empêcher le droit de suspendre ; que ce droit conserve au peuple sa souveraineté, sans aucun inconvénient, alors, tout en convenant du principe que la souveraineté réside dans la nation (1), ils se retranchent à dire que l'utilité publique, plus impérieuse que le principe, exige qu'il soit altéré ; qu'il est utile, surtout, d'en agir ainsi pour le peuple français, parce qu'il n'est pas un peuple nouveau ; qu'il est habitué à être dominé ; que ses mœurs sont relâchées, ses opinions déréglées, et qu'il est très-dangereux de lui laisser la plénitude de ses droits (2).

(1) Nous avons déclaré que ce droit, ainsi que tous les autres était imprescriptible et inaliénable.

(2) Donner au monarque une part active dans la législation, c'est nécessairement altérer et aliéner le droit lu peuple.

(Mais le peuple est déjà régénéré !) 

Il est dangereux sans doute, de rendre la liberté à un esclave qui a vieilli dans ses liens, et contracté les vices de la servitude. La première chose à faire, avant de le rendre libre, c'est de lui faire aimer sa liberté, c'est-à-dire les lois : c'est de régénérer son cœur et de l'élever à la dignité d'homme. Mais qui doute que cette révolution ne soit faite ? Quelles que soient les mœurs des habitants des villes, la nature, qu'on n'étouffe jamais, se réveille dans les grandes circonstances. Des passions ? nouvelles viennent embraser les âmes : les maximes de l'égoïsme qui isolent l'homme, cèdent en peu de temps à ces élans inconnus et délicieux qui le rapprochent et qu'on préfère à tout, quand on les a sentis dans toute leur énergie ; et c'est ainsi qu'un grand peuple, avili par l'oppression, mais toujours généreux, après avoir croupi pendant des siècles dans l'esclavage, après avoir désespéré de lui-même, reprend toute sa force et toute sa dignité lorsqu'il éprouve ces grandes passions qui sont naturellement en réserve dans tous les cœurs.

Ce que je dis des habitants des villes, je l'avancerai plus hardiment encore à l'égard de ceux des campagnes. Là, toutes les ressources restent à la nature ; la conscience y fait entendre sa voix : les droits de l'homme et de la divinité n'y sont point mis en oubli ; et s'ils sont injustes quelquefois, c'est aux vices seuls du gouvernement qu'il faut s'en prendre ; c'est leur misère, c'est la tyrannie dont on use envers eux qu'il faut en accuser. Traitons-les avec bonté, et nous les rendrons humains ; avec justice, et nous les rendrons justes ; avec les égards dus à des hommes libres, et nous les rendrons dignes de la liberté. Tous les empires ont été fondés par des hommes grossiers ; Rome elle-même n'a pas eu une origine différente ; et les cœurs farouches qui en ont tracé l'enceinte n'ont eu besoin que d'avoir des lois pour savoir les respecter.

Je regarde donc, Messieurs, la révolution comme absolument faite dans tous les cœurs ; il ne lui manque que l'appui d'un code de lois sages pour être durable. Les Français sont aujourd'hui tout ce qu'ils peuvent être : et moi qui n'ai que trop accusé ma patrie pendant sa longue léthargie, je déclare que je serai le premier désormais à lui rendre justice et à repousser comme autant de calomnies les vaines déclamations qu’on pourrait diriger contre elle (1).

(1) Les excès dont la France s'est souillée, dira-t-on, déposent contre ce système. J'accorderai, si l'on veut, ces excès, tels qu'ils nous ont été dépeints : je ne ferai pas observer que l'honnête bourgeois, le citoyen paisible, c'est-à-dire la partie la plus nombreuse, s'est conduite avec dignité et courage ; qu'elle a rétabli l'ordre sans autres lois que celles qu'elle s'est faite à elle-même, sans autre guide que son honnêteté et ses propres lumières. Je rue contenterai de citer l'exemple de la Bretagne. Cette province, la plus ardente à recouvrer sa liberté, la plus terrible pour les fauteurs du despotisme, celle dont ils supposaient que les excès seraient les plus multipliés, n'en a pas commis un seul. L'ordre y a été établi dès le principe ; on s'est armé, on s'est tenu sur la défensive, on s'est montré ferme, courageux, mais immobile, mais digne en un mot de cette liberté si désirée, en pratiquant les austères devoirs, même avant qu'ils fussent tracés.

La Bretagne avait reçu sa secousse en combattant pour ses Etats particuliers. L'anarchie y avait régné, y avait développé les âmes, y avait fait sentir les malheurs du désordre et les avantages de la loi. L'amour de la liberté, c'est-à-dire de la règle, suivant la nature des choses humaines, y était sorti du sein des troubles. La Bretagne avait l'avance ; le reste de la France, en tombant dans l'anarchie, n'a fait que la suivre ; mais les mêmes circonstances auront pour le reste de la France les mêmes avantages. La crise, toute terrible qu'elle a été, se trouvait nécessaire, et tous les maux particuliers qu'elle a opérés viendront désormais se confondre dans le bien général.

 Qu’on ne nous effraie donc pas lorsque nous parlons de l’exercice de la souveraineté, lorsque nous remettons le pouvoir dans les mains de la nation au moyen du veto suspensif ; qu’on ne nous effraye pas, dis-je, en nous peignant une multitude effrénée courant à sa perte, ne sachant pas discerner le bien avec le mal, saisissant le poison avec autant d’avidité qu’un mets salutaire, et se plaisant à se nuire à elle-même. Un homme peut être fou, mais une grande nation ne saurait l’être ; mais une grande nation qui réfléchit sur ses intérêts, qui stipule pour elle-même, ne saurait vouloir son propre mal.

Mais l’histoire, nous observe-t-on, est pleine des erreurs de la multitude : la multitude ne gouverne que parce qu’elle est passionnée ; elle immole les grands hommes, et, sans les erreurs de la multitude, Socrate n’eût point bu la ciguë.

Que nous sommes malheureux, Messieurs, d’être aussi peu familiarisés avec les matières politiques, d’être exposés à toutes les erreurs du plus grossier sophisme. Le peuple ne saurait gouverner sans passion ! Mais qui parle ici de gouverner ? Le gouvernement n’est pas la souveraineté : gouverner n’est pas faire des lois (2) ; quand le peuple d'Athènes jugeait ses grands hommes, il faisait une fonction de magistrature ; il avait en vue un objet particulier (3) ; il gouvernait, il pouvait se tromper, et il le faisait souvent. Mais, quand le peuple d’Athènes, celui de Sparte, de Rome, etc., usaient de la souveraineté, c’est-à-dire faisaient des lois ; quand ils stipulaient par eux-mêmes et sur eux-mêmes, ils ne se trompaient plus, ils étaient sages, et si leurs lois politiques étaient défectueuses, parce que la science était dans son enfance, leurs lois civiles, vous le savez, Messieurs, sont encore aujourd'hui l'admiration de l'univers, et la règle des autres peuples. N'appliquons donc pas aux Français, qui ne jugent pas, qui ne gouvernent pas, qui ne peuvent jamais s'emparer du pouvoir exécutif, tant à cause de l'étendue du royaume que par amour pour la monarchie, ne leur appliquons pas, dis-]e, les fautes des peuples anciens qui ont voulu juger et gouverner, ne confondons pas, en un mot, la souveraineté avec le gouvernement.

(2) M. Mounier confond sans cesse ces deux choses dans son dernier ouvrage. C'est son sophisme le plus ordinaire. Quand il nous peint le peuple d'Athènes condamnant Socrate, il croit nous avoir prouvé que nous ne pouvons être libres qu'autant qu'on nous enchaînera. M, Pétion de Villeneuve a très bien relevé cette erreur, en rétablissant les définitions ; si M. Mounier nous avait dit comme lui ce que c'est qu'une démocratie, il se serait épargné la peine de faire une si longue dissertation.

(3) Faire une loi, c'est avoir en vue un objet général.

Je désirerais seulement que ceux qui parlent du peuple avec tant de légèreté voulussent bien être d'accord avec eux-mêmes. La nation est idolâtre de son chef, nous répètent-ils sans cesse (I) ; le Français est confiant, généreux, magnanime ; il est le bon peuple, le peuple éclairé : patient dans la servitude, il a réclamé ses droits avec énergie et s'est montré ami de l'ordre au sein même de l'anarchie. Puis tout à coup, changeant de langage, ils nous assurent que tous les peuples sont aveugles, sans en excepter même les Français ; qu'ils sont frénétiques, incapables de connaître leurs avantages, ennemis de tout gouvernement. Le Français, ébranlera le trône, anéantira la puissance royale, heurtera tous les principes avec une stupidité qui le rendra enfin victime de ses propres excès. Quelle logique ! Et ils ne voient pas que tout ce qui se passe les contredit ! Dans quel temps le Français sera-t-il plus fatigué de son gouvernement ? Dans quel temps l'aura-t-il plus entièrement à sa merci ? Quand le pouvoir exécutif sera-t-il plus relâché et l'Assemblée nationale plus à portée de l'usurper (2) ?

(1) Si la religion perdait son crédit sur la terre, disait un prélat dans la chaire de vérité, à l'ouverture des Etats, il resterait encore un culte aux Français dans leur amour pour leurs rois.

(2) A entendre M. Mounier, c'est le monarque qui est faible et le Corps législatif entreprenant. M. Pétion de Villeneuve, d'après tous les publicistes et tous les faits, a prouvé le contraire, ce me semble, jusqu'à l'évidence,

Où sont donc les entreprises de l'Assemblée nationale et du peuple ? Quel fait pourra-t-on nous citer qui ne prouve pas notre attachement à la monarchie ? Le peuple est stupide, nous dit-on I II le serait, Messieurs, s'il ne savait apprécier les sophismes dont on se sert pour le calomnier. Les excès qu'on lui reproche ne sont pas dans son caractère : les excès qu'on lui reproche sont la satire la plus amère de ses oppresseurs.

D'ailleurs, ce n'est pas le peuple en France qui discute les lois, ce sont ses représentants (3),

(3) Dans ma manière d'expliquer le veto suspensif, le peuple ne doit même pas discuter la loi suspendue, il ne peut que la rejeter ou l'admettre. Le Français en cela se trouve sur la même ligne que les peuples anciens, à qui la loi était proposée, et qui ne faisaient que de prononcer. Au reste je ne crois pas qu'en restreignant ainsi le droit du peuple, je lui fasse courir quelque risque ; car outre que les discussions contradictoires entre l'Assemblée et les ministres seront nécessairement lumineuses et complètes, les représentants qui discutent pour lui, rentrant l'instant d'après dans la même classe, sont assujettis aux mêmes lois, et comme ils sont d'ailleurs dans le cas d'être jugés par l'opinion de leurs commettants, ils ne peuvent que leur prêter leur concours,

…c'est-à-dire une assemblée de sages, choisis par La voix publique et dignes d’un choix si honorable. A cela, Messieurs, je vois nos adversaires nous opposer notre propre raisonnement et nous dire ; « Ces sages délibèrent trop souvent en tumulte : il est difficile que la vérité se fasse constamment entendre au milieu des clameurs. » Cet argument que j’ai ouï répéter trop souvent, sans doute, les esprits faibles l’appuient, parce qu’ils craignent que l’Assemblée ne se perde et n’entraîne avec elle la ruine de la France. Les orateurs l’écoutent avec complaisance, parce qu’ils croient qu’on ne fait rien ici que par la parole, qu’ils ne rendent pas assez de justice à ceux qui ne savent que juger en silence. Eh bien, j’oserai demander à l’Assemblée quelles sont les fautes qu’elle a commises, pourquoi elle se défierait d’elle-même. Je ferai plus : au milieu de tant d’intérêts différents, de tant d’opinions diverses, je demanderai si ce tumulte n'est pas occasionné par ceux-là mêmes qui veulent en tirer un argument contre nous, s’ils n’ont pas l’intention secrète de nous faire croire nécessaire le joug qu’ils veulent nous imposer.

J’en appelle à vos arrêtés, Messieurs ; vous êtes dignes de la haute place que vous occupez. Que vos orateurs soient moins prodigues de votre temps et plus pénétrés de votre sagesse ; que d’un autre côté, ceux qui voient avec peine vos résultats, sachent étouffer leurs intérêts particuliers, moins gêner votre marche, opposer moins d’obstacles à la juste impatience où vous êtes de tirer la France de l’anarchie où elle est plongée ; alors vos délibérations seront calmes ; mais vos résultats n’en seront pas plus sages ; ils seront seulement plus prompts et plus utiles.

Ce que j’ai déclaré par rapport au peuple, je le déclare, Messieurs, par rapport à cette auguste Assemblée : je suis pénétré de sa sagesse et je m’élèverai avec force contre ceux qui l’accuseraient de légèreté, comme s’ils la calomniaient.

Je ne me permettrai plus qu’un mot, pour disculper ma patrie et ses représentants. Jetez les yeux, Messieurs, je vous en prie, sur ce qui s’est passé dans nos assemblées élémentaires. Ces assemblées ont-elles été tumultueuses, désordonnées ? Ces assemblées qui se tenaient par un peuple entaché de tous les vices de la servitude et qui ressaisissait sa liberté ont-elles été même licencieuses ? Y a-t-on préféré l’extravagance à la sagesse ? Y a-t-on pris des résultats indignes de la nation ? Les cahiers qui s’y sont rédigés, ne sont-ils pas au contraire le germe des meilleures lois ? Par ce qui s’est passé, jugez de ce qui peut être, et confiez-vous-en vous-mêmes, puisque vous en êtes dignes, et dans vos concitoyens, puisqu'après vous avoir choisis ils sont certainement dignes de vous.

La volonté générale ne peut errer, dit le plus grand publiciste du siècle. Pourquoi ? C’est que quand la nation fait des lois, tous stipulent pour tous : l’intérêt général est nécessairement le seul qui domine ; et il est aussi absurde de supposer un peuple faisant un code de mauvaises lois, qu’un homme qui, pour son bien, se déterminerait à s’arracher les yeux ; ce qui ne veut pas dire qu’un peuple ne puisse rendre de forts mauvais jugements ; mais, encore un coup, gouverner ou juger, n’est pas faire des lois.

Nos adversaires conviennent de ces principes ; mais ils se retranchent à supposer des frénétiques haranguant le peuple dans ses assemblées élémentaires, et l’engageant à se nuire, en lui dictant des résultats extravagants. Quand cela serait possible dans un petit Etat, au moins faudrait-il convenir que cela serait bien difficile en France. On ne concevra jamais autant de furieux se dirigeant dans les mêmes principes, qu'il y aura d'assemblées élémentaires. On ne concevra jamais que la multitude, toujours si éclairée sur ce qui lui convient, quelle que soit d'ailleurs son ignorance, puisse donner tout entière dans un piège aussi grossier ; surtout que l'on considérera que la classe moyenne, celle des honnêtes citoyens, est partout la plus nombreuse, qu'elle compose presque en entier cet ordre duquel les représentants des communes sont tirés, et dont ils s'honorent.

Enfin quand les frénétiques, qu'on suppose si gratuitement, puisqu'ils n'ont pas même existé dans nos premières Assemblées, puisqu'au sein des troubles ils n'ont pas même empêché l'excellente organisation des municipalités et des milices bourgeoises, laquelle, pour être excellente, n'a pas eu besoin de la sanction royale ; quand des orateurs frénétiques, dis-je, parviendraient à égarer le peuple, le mal qui en résulterait pour l'Etat serait bien vite senti ; le mal serait donc bien vite réparé. Je ne nierai pas que cet inconvénient n'ait quelque chose de réel ; mais quelle institution est sans inconvénient ? Parce qu'un homme peut abuser de sa liberté, commencerons-nous par l'enchaîner ? Parce qu'un peuple peut se tromper, le livrerons-nous à ceux qui ont le plus grand intérêt de le trahir ?

En suivant le seul raisonnement que puissent nous opposer nos adversaires, en supposant, ce que je suis loin de croire, qu'on puisse faire délivrer une grande nation d'un commun accord et lui faire voir son propre mal, examinons un moment, Messieurs, la nature du remède qui nous est proposé. La nation, par ses représentants, aura le droit de délibérer longuement un point de législation ; le Roi pourra dire : j'empêche, et sans autre raison, la nation perdra tout le fruit de sa délibération ! Si le monarque était un Dieu, si ses ministres au moins avaient des lumières et une sagesse aussi étendue que l'exigeraient leurs hautes fonctions, je ne trouverai rien de plus raisonnable. Mais si le gouvernement n'est composé que d'hommes naturellement ambitieux, avides de domination et toujours prêts à usurper tous les pouvoirs, quel avantage reviendrait-il à la nation de leur confier son sort. En réglant seule ses lois, il était douteux si elle se tromperait : il est certain qu'elle se trompe en les attendant de la bonté des ministres.

Une pareille institution n'appartient qu'à des esclaves. La nation n'aurait rien gagné à la révolution ; je soutiens même qu'elle aurait perdu. Tout particulier dans le gouvernement le plus despotique n'a-t-il pas le droit de proposer ? Le droit du despote n'est-il pas de rejeter ou d'admettre ? Nous n'aurions donc rien fait en tenant cette mémorable Assemblée que ravaler la nation à l'état du plus simple particulier ; si j'en excepte toutefois le moyen terrible des insurrections que la tenue de nos Assemblées lui ménagerait. Ce n'était pas la peine d'offrir sa vie, de prodiguer sa fortune et ses veilles pour consacrer de pareils principes ; il valait mieux encore laisser sa patrie dans son antique usage, que d'accepter nos mandats pour venir river ses fers.

M. Mounier convient (et c'est déjà un grand aveu) que le veto absolu n'est pas nécessaire pour les lois de Constitution. Eh bien ! M. Mounier doit convenir, d'après les mêmes principes, qu'il est également inutile pour toute espèce de lois. La Constitution est la base de tout ; elle est le fondement de la liberté ; mais les lois constitutionnelles ne sont rien sans les lois subséquentes. Que nous servira de bien organiser le pouvoir exécutif, si nous ne pouvons lui donner que de mauvaises lois à exécuter ; s’il met son veto absolu sur toutes celles qui seraient si clairement rédigées qu’elles ne pourraient être éludées ; s’il n’accepte que celles dont il pourra abuser sans rien craindre ? Ce raisonnement a surtout une extrême force pour nous qui avons tant de lois civiles à retrancher, à corriger, à modifier. Les ministres seront responsables, il est vrai ; mais comment les transgressions pourront-elles se prouver, si dans toutes les lois nouvelles que les ministres voudront bien nous permettre de faire, ou dans les anciennes qu’ils maintiendront malgré nous, ils trouvent le moyen d’échapper à l’œil du peuple ? On distingue les lois en fondamentales et civiles ; mais, quand on y réfléchit, on sent qu’il est impossible de tirer la ligne de démarcation ; on sent que le code entier se soutient dans son ensemble, que toutes les lois ont des rapports très marqués, et qu’en raisonnant bien, une loi, même d’administration, pourrait se trouver le centre de toutes les autres aussi justement peut-être qu’une loi de Constitution.

Par exemple, Messieurs, vous avez les arrêtés du 4 ; je suppose, si vous adoptez le fatal veto, qu’on ne vous fera pas la mauvaise chicane d’y refuser la sanction ; mais vous sentez qu’en refusant de sanctionner les lois subséquentes, on rendrait ces arrêtés bien illusoires et fort inutiles. Il en est de même de la Constitution, on la rendrait également vaine en rejetant les lois de détail. La Constitution donne la vie au corps politique ; les lois civiles déterminent ses actions. Qu’importe que le corps politique vive et soit robuste, s’il se trouve gêné pour agir, s’il est forcé de rester en place ?

Mais le Roi n’a pas lui-même le droit de proposer. Et quand il n’aurait pas l’extrême facilité de faire proposer ce qu’il voudrait, qu’aurait-il besoin de l’initiative ? Le gouvernement ne profite que des abus ; les abus par laps de temps deviennent des lois. Le peuple qu’on nous peint comme si inquiet, comme si ardent à tout renverser, le peuple se laisse au contraire conduire par l’habitude ; il faut qu’il souffre longtemps pour se résoudre à corriger sa législation. La circonstance actuelle ne le prouve que trop. Lorsqu’il faudra changer une loi devenue mauvaise parce que les temps auront changé, devenue abusive parce que le gouvernement aura trouvé moyen de l’éluder, il suffira au gouvernement de faire usage de son veto absolu : il conservera ainsi tous ses avantages, et le peuple, à la fin, tout en se croyant libre, n’en sera pas moins ruiné et opprimé qu’auparavant.

Celui qui a le droit de refuser la loi, pose nécessairement la loi contraire : celui qui veut éluder les lois et qui a tant d’intérêt à le faire, les élude à la fin ; il n’y a plus alors qu’à empêcher les lois nouvelles sous prétexte d’innovation. Son droit négatif devient un véritable droit positif ; le peuple est à sa merci, et le gouvernement est certainement despotique.

Qu’on ne dise pas qu’outre la correction des abus, il y a beaucoup de lois nouvelles à proposer. Cette assertion qui serait peut-être vraie pour un peuple nouveau qui n’a pas encore porté le joug des lois, ne l’est pas par rapport à nous et ne peut même jamais l’être. Une loi quelconque aura toujours pour objet d’abroger, de changer, de modifier quelque autre loi déjà existante. C’est donc sous ce seul point de vue qu'il faut envisager la question. La nation ne peut jamais être dans le cas de proposer un point nouveau de législation : elle ne peut que corriger ou abroger (1), c'est-à-dire qu'elle sera toujours à la merci du gouvernement.

(1) Nous avons des lois sur tous les sujets imaginables.

Et qu'on y prenne bien garde ; le gouvernement le plus despotique a commencé par respecter les lois ; ce n'est jamais de front qu'un despote attaque la législation : il élude, il abuse, il rend à force de temps et d'efforts la loi arbitraire, c'est-à-dire qu'il ne met à la fin sa volonté à la place de l'autorité légitime qu'au nom même de la loi. Ce progrès, qui a eu lieu dans tous les gouvernements du monde, parce que les chefs sont actifs, vigilants, avides de pouvoir, et que le peuple, quoi qu'on en dise, s'endort dans la confiance et ne s'éveille que pour sentir la pesanteur de ses fers ; ce progrès, dis-je, a déjà eu lieu en France, et il est inévitable par la suite.

Je ne vois pas quels arguments on peut opposer à tant de preuves : aussi nos adversaires se contentent-ils de donner pour remède à ces maux les insurrections du peuple. Ce moyen, qui est si douteux, est terrible lorsque le peuple se détermine à en user : peut-on donner comme une ressource des mouvements populaires qui tendent à tout détruire ? Le but de toute association politique est la paix ; elle ne doit être maintenue que par des moyens paisibles ; et tout gouvernement qui n'est pas institué sur cette règle est certainement vicieux.

Mais, dit-on, c'est le vœu de la majorité des cahiers ; c'est l'intention de nos commettants. Sans entrer dans cette question des mandats, déjà si victorieusement combattue, je me contenterai d'observer que le plus grand nombre sur cet article ne sont pas impératifs ; d'ailleurs, nos commettants ont manifesté un autre vœu qui est la conséquence du premier ; ils ont voulu que l'impôt fût refusé lorsque le monarque rejetterait de bonnes lois. Ces deux points ne doivent pas être traités l'un sans l'autre, si nous ne voulons pas aller contre le vœu de la nation.

Or, je soutiens que cette ressource proposée par nos commettants, parce qu'alors ils n'osaient rien espérer de plus, parce qu'ils sentaient que la révolution ne pouvait se faire sans une insurrection ; je soutiens, dis-je, qu'elle n'a point d'autre sens, sinon que dans le cas d'un refus du monarque, on le contraindra d'accepter. Refuser l'impôt, c'est rompre le pacte social, c'est dissoudre l'Etat, c'est déclarer une guerre civile. Est-il présumable que nos commettants nous auraient chargés de leur ménager des moyens si violents, s'ils avaient pu en prétendre davantage ? Les deux articles réunis sont incertains dans leurs effets, et terribles dans leurs conséquences. C'est donc entrer dans l'intention de nos commettants que de les retrancher tous deux pour leur substituer une loi sûre, qui se déduit des principes, qui laisse au peuple sa souveraineté, et dont les défauts, que je ne me dissimule pas, ne sont rien en comparaison de ceux qu'on voudrait y substituer.

Je conclus que le peuple peut et doit faire usage delà souveraineté : je conclus encore que dans un gouvernement représentatif, il ne doit pas même livrer à ses représentants, quelque sages qu'ils soient, les articles de sa Constitution qui lui assurent cet usage ; car s'il est vrai qu'une nation n’a le droit ni d’enchaîner les générations futures, ni de se rendre esclave elle-même, le premier devoir d’un peuple libre est de ne confier sa liberté à personne : d’où suit, pour ces articles au moins, à toutes les époques différentes où la Constitution pourra être examinée, la nécessité des mandats impératifs.

Mais, comme il est dangereux que les représentants soient liés sur d’autres points; que le bien même de la nation veut qu’après avoir assuré cette liberté qu’elle ne saurait aliéner, elle laisse quant au reste ses mandataires libres d’interpréter son vœu et de délibérer ; il se présente dans ces sortes de gouvernement une grande difficulté : c’est que si la volonté générale ne peut errer quand une nation fait la loi, les Assemblées qu’elle délègue peuvent se tromper, car si la volonté ne saurait se représenter, c’est qu’elles peuvent, comme en Angleterre, se laisser corrompre et prévariquer.

Mais d’abord on voit que le veto absolu du monarque est inutile pour empêcher la corruption ; et puisqu’on convient que le gouvernement peut prévariquer une Assemblée nationale, je ne vois pas comment ce même veto pourrait être efficace contre des erreurs qui ne nuiraient d’ordinaire à la nation que pour tourner au profit du ministère (1).

(1) Quand ce ne serait qu'en discréditant l'Assemblée.

Le meilleur moyen pour maintenir la sagesse de l’Assemblée, c’est d’en renouveler souvent les membres, et de les tenir sans cesse sous l’œil de leurs commettants, par la publicité de leurs opérations. C’est d’empêcher qu’ils ne puissent jamais espérer de faire avec le gouvernement un trafic de la liberté publique, en ne les laissant jamais dépositaires de cette liberté, et en donnant surtout aux Assemblées élémentaires le droit de faire, aux sessions suivantes, dans le cas de prévarication, les réclamations les plus vives et les plus impératives (2)

(2) M. Mounier ne veut pas que les représentants soient chargés de mandats, c'est-à-dire qu'il ne veut pas que la nation ait une volonté ; je ne sais en quoi M. Mounier fait consister la souveraineté de la nation.

On nous objectera que rien de tout cela n’a lieu en Angleterre. Cela est vrai, mais aussi serait-il aisé de prouver que l’Angleterre ne jouit pas de la liberté politique ; elle jouit seulement de la liberté civile au moyen de ses excellentes lois criminelles, ce qui n’empêche pas le monarque, soit par lui-même, soit par la Chambre haute, soit par la corruption de celle des communes, d’énerver la législation et de conduire l’Etat à sa perte. Le peuple anglais se croit libre, dit Rousseau, il se trompe fort; il ne l’est que pendant l’élection de son Parlement ; l’usage qu’il fait alors de sa liberté mérite bien qu’il la perde.

Ce n’est qu’en prenant les précautions que néglige le peuple anglais, que la nation se garantira de la prévarication de ses mandataires. Quant aux moyens d’empêcher l’erreur et de contenir même l’Assemblée dans ses limites à l’égard du pouvoir exécutif, la nation pourrait recevoir pour loi que tous points de législation arrêtés par ses représentants seraient communiqués au monarque et ne passeraient en lois définitives que lorsqu’il les croirait utiles. Il me semble que le danger de la corruption étant presque anéanti, le monarque et l’Assemblée ne pourraient se réunir que pour le bien (3).

(3) En tous cas la loi permettrait à la nation de réclamer.

En effet, l’Assemblée ne pouvant outrepasser son pouvoir qu'en s'emparant de l'exécution, le monarque, de son côté, ne pouvant usurper qu'en s'emparant de la légitimation, il en résulte deux puissances rivales intéressées à s'observer et à se maintenir réciproquement, d'où il suit que les moyens de corrompre étant à peu près nuls, elles ne peuvent être d'accord que pour l'intérêt commun.

Il me semble, en outre, qu'en étendant cette loi, on pourrait établir que le Monarque aurait le droit de suspendre un point de législation qu'il croirait nuisible, et de requérir sur ses motifs un nouvel examen. J'ajouterais le droit de suspendre une seconde fois et d'en appeler au peuple pour la prochaine session. La loi réduite à ses moindres termes serait proposée par oui ou par non dans les Assemblées élémentaires et se trouverait définitivement rejetée ou admise (1).

(1) Si M. le comte de Mirabeau veut me permettre de conclure de son propre discours, que la loi ordonnera, dans le cas d'appel au peuple, que le point de législation empêché, avec ses motifs pour et contre, sera soumis au peuple et qu'elle lui permettra d'énoncer son vœu, à la rigueur je serais de son avis. M. de Mirabeau sent trop que si la loi n'était pas formelle sur cet article, si Le peuple était réduit au simple droit d'élire, ses délibérations seraient illégales, que le monarque les traiterait de séditieuses, et qu'il n'y aurait de ressources que le terrible moyen des insurrections. M. de Mirabeau sent trop que le veto le plus nuisible courrait risque alors de n'être pas levé ; car dans des moments si critiques, les meilleurs citoyens tremblent pour leur tête, et chacun craignant de parler le premier, de peur de n'être pas secondé, la nation tout entière se tait et se laisse opprimer. Je voudrais encore que tes lois ne fussent présentées à la sanction définitive qu'au moment de clore les sessions ; afin que, si, contre mon avis, le droit de dissoudre était accordé au monarque, il ne pût pas en abuser et qu'il ne prit pas le parti de lasser le peuple, en renvoyant les Assemblées dès leurs premières propositions.

J'ajouterai que si la nouvelle législature n'était pas chargée de mandats exprès sur les points suspendus, le monarque pourrait lui opposer de nouveau que son vœu n'est pas l'expression de la volonté générale. Elle insistera, nous dit-on ; mais si elle n'a pas consulté la nation ; si elle ignore jusqu'à quel point elle sera soutenue dans sa résistance, aura-t-elle le courage de faire son devoir ? Osera-t-elle lever l'étendard de l'insurrection ? Elle refusera l'impôt ; mais, sans mandats qui lui ordonnent de recourir à celte terrible et dernière ressource, sera-t-elle sûre de n'être pas désavouée ?

On nous dit que si le peuple donne des instructions et des mandats, des fous peut-être feront la loi dans les assemblées élémentaires ; mais si ces fous ont assez d'ascendant pour dicter au peuple ses résultats, ils en auraient certainement assez pour se faire élire ; je ne vois pas ce que la nation aura, a gagné à cela.

Si ces lois pouvaient passer pour l'honneur de la France et la liberté de nos commettants, je pose en fait que jamais le Roi n'aurait occasion de faire usage de son veto ; car l'Assemblée, qui serait sans cesse sous les yeux du peuple, aurait intérêt d'être sage, et ne prendrait que de bons résultats. D'un autre côté, le Roi n'aurait pas même l'idée d'abuser, et son veto, à cet égard, resterait encore sans exercice, car il saurait que le peuple jugerait. D'où je conclus qu'avec d'aussi sages lois l'Etat serait toujours en paix, la liberté toujours assurée, les Assemblées nationales toujours utiles, et qu'il n'y aurait peut-être jamais aucune réclamation de la part du peuple dans les différentes sessions.

M. le prince de Salm-Kirbourg parle contre la sanction. D'abord il s'écarte longtemps de la question en donnant des détails historiques des événements présents. Il ne les rappelle que pour prouver que le peuple est digne de jouir de la souveraineté.

Dans une assemblée où l’intérêt du peuple est le premier mobile, il a prétendu qu’il était calomnié : il l’a donc défendu.

Il parle ensuite de l’injustice et des fureurs de la multitude ; il rappelle la mort de Socrate ; il censure M. le comte de Lally ; critique M. le comte de Mirabeau ; réfute le sermon de M. l’évêque de Nancy ; enfin, il arrive au veto, et fait entrevoir des moyens qui ont été saisis et répétés par plusieurs autres opinants.

Rabaud de Saint-Etienne

M. Rabaud de Saint-Etienne.
J’applaudis à la sagesse de cette Assemblée, qui a voulu apporter dans ses délibérations une sage maturité qui en assure le succès. Délibérant sur le bonheur de la nation et sur la gloire du souverain, vous avez voulu balancer tous les intérêts, toutes les opinions, et, par un sage et lent résultat, parvenir à la vérité.

Je sens comme vous, Messieurs, que la France entière a les yeux fixés sur cette auguste Assemblée ; que le bruit de vos délibérations se répand dans toute l’Europe.

La diversité des opinions ne m’étonne pas. Nous sommes ici pour la soutenir avec courage ; placés entre le peuple et le Roi, la prévention est réciproque ; c'est par la contrariété et le choc que l’on parvient à s’éclairer. L’embarras où nous nous trouvons est venu de ce que l’on ne nous a pas présenté la matière dans son ordre naturel.

Avant de savoir qui sanctionnera la loi, il faut savoir par qui elle sera faite ; et dans l’hypothèse même que le Roi est une partie du pouvoir législatif, ne convenait-il pas de former ce Corps législatif ? C’est, si je puis m’exprimer ainsi, Le sceau que l’on appose à une lettre ; il faut qu’elle soit écrite avant que d’être signée.

Cependant il est devenu impossible de parler de législation avant de parler de la sanction. Vous me permettrez ces excursions. Mais enfin une partie voulait la sanction, une autre la refusait. Or, si les points de la contestation étaient arrêtés, celte contradiction disparaîtrait. Il est ridicule de penser que les représentants de la nation veulent anéantir le gouvernement. Les Français sont attachés à cette sainte et antique monarchie. Ils révèrent le Roi ; c’est vers le trône consolateur que se tournent les regards des malheureux.

L’on a craint encore que le Roi ne refusât sa sanction à la Constitution et à tous les arrêtés qui ont été faits, et que, sous ce prétexte, l'on ne détruisît le grand ouvrage du bonheur public. Je n’examine pas si ces alarmes sont fondées. Il me suffira de dire que la sanction royale ne peut concourir à la Constitution, mais qu’elle n’existe que pour la maintenir, et cette précaution politique ne prendra sa place que lorsque vous aurez arrêté cette Constitution.

L’on aurait donc bien vite évité des alarmes si on eût travaillé à cette Constitution avant de se livrer à l’examen de la sanction.

L’examen du veto est subordonné à l’examen de la permanence et aux deux Chambres. Il aura différentes limites, suivant la différence de l’organisation ; chaque membre aura un avis particulier ; et on ne peut fixer, surtout en politique, des points donnés lorsqu’ils sont inconnus. Nous délibérerons donc au hasard sur la sanction royale, tant que la Constitution ne sera pas arrêtée.

Or, qu'entend-on par sanction ?

C'est le consentement accordé par le Roi à une loi faite par les représentants de la nation, et sans lequel elle ne peut être exécutée. Première question qui ne peut être décidée.

La deuxième question est d'examiner si la sanction est nécessaire pour l'exécution des actes législatifs. Si la question était ainsi posée, elle n'offrirait pas de difficulté ; mais si on dit qu'elle doit être remise au pouvoir exécutif, alors même embarras pour la décision.

Troisième question : dans quel cas la sanction est-elle nécessaire ?

Quatrième question : de quelle manière doit-elle être employée ?

C'est encore dans la Constitution que l'on doit trouver l'examen de ces deux questions. Il faut donc, pour les décider, voir l'ensemble de la Constitution.

Je ne cherche pas à retarder vos délibérations ; je déteste le despotisme ; je frémis à la seule pensée du despotisme ministériel : il pèse à la fois dans tous les lieux et sur tous les hommes. Il faut prévenir le despotisme d'une Assemblée nationale, d'un Sénat et d'un Roi : la liberté est entre deux précipices ; il faut ou la perdre ou la sauver. Dans cette alternative, je demande que la décision du veto soit renvoyée après l'examen de la question de la permanence et des deux chambres ; ce n'est qu'un ajournement.

M. le comte de Mirabeau appuie la motion de M. Rabaud de Saint-Etienne.

La question est rapidement agitée par divers orateurs.

M. Target et M. le comte de Clermont-Tonnerre demandent qu'on puisse traiter à la fois les questions de permanence, des deux chambres et de veto.

 

Cet avis prévaut, et la discussion est reprise sur la sanction royale,

Malouet

M. Malouet
(1). Messieurs, qu'est-ce que la sanction royale ? Devons-nous l'accorder ? Comment doit-elle être déterminée ? La solution de ces questions doit être la conséquence des principes que vous avez déjà consacrés, ou qui sont unanimement reconnus par le peuple français, sur la puissance qui lui appartient, et sur celle qu'il a conférée à ses rois.

(1) Le discours de M. Malouet n'a pas été inséré au Moniteur.

Je remarque d'abord que, de tous les pouvoirs, celui de sanctionner les lois est le seul auquel le despotisme ne saurait atteindre, et qu'il l'anéantit, parce qu'il ne peut l'usurper. Le despote veut ; il agit ; il opprime ; sa volonté s'exécute ; mais il ne peut en faire une loi ; car aucun peuple libre ne l'accepte volontairement ; aucune puissance publique ne la sanctionne : la volonté du despote, toujours errante de ses Etats comme un orage sur l'horizon, n'a point de caractère, point d'asile inviolable ; seul au milieu de tous, rapproché de la société par ses besoins, il est séparé par la terreur ; maître absolu par la force, il est esclave aussitôt qu'une force supérieure se déploie ; enfin sa condition malheureuse est de cesser d'être par la volonté générale, tandis que le bonheur du monarque, sa puissance et sa gloire consistent à en être l'organe.

Cependant dans tous les pays où un homme s’est dit maître de la loi, supérieur à la loi, la superstition, l’ignorance ont annoncé sa puissance comme une émanation de la puissance céleste ; alors des formules religieuses ont été imaginées pour sanctionner ses volontés, et cette doctrine impie a fait du gouvernement despotique une véritable théocratie. Mais chez les peuples mêmes qui y sont soumis, la souveraineté primitive de la société s’est manifestée sans obstacle toutes les fois que la multitude a pu se réunir : un instinct impérissable la porte par intervalle à s’établir juge suprême de la tyrannie, à briser la force oppressive qu’elle a créée sans savoir l’ordonner, pour s’y soumettre de nouveau aveuglément ; car les mouvements impétueux du peuple rendent bien sa volonté redoutable ; mais il n'y a que ses mouvements réfléchis qui puissent la rendre législative. Ainsi en Asie, en Afrique, et sur les confins de l’Europe, des révolutions imprévues ébranlent les trônes, et avertissent fréquemment les princes de leur faiblesse, les peuples de leur force.

Il est donc vrai que partout où le peuple veut être libre, il l’est ou le sera par le seul acte de sa volonté souveraine.

II est donc vrai que toute la souveraineté réside dans la nation, et c’est le principe que vous avez consacré.

Or, d’après ce principe, Messieurs, que peut être la sanction royale ? (C'est un acte de souveraineté, par lequel la loi est prononcée ; c’est un pouvoir communiqué par la nation, qui les possède tous.

Mais pour en mieux juger, il faut examiner dans quelle fin a été institué le magistrat suprême auquel le droit de sanctionner les lois peut être confié.

Il serait absurde de croire que les prérogatives de la couronne ont pour objet la satisfaction et les jouissances personnelles du monarque ; il n’en est aucune qui ne doive trouver son origine et sa fin dans l’utilité générale.

Ainsi il est utile et nécessaire au repos, au bonheur d’une grande nation, qu’il existe au milieu d’elle une dignité éminente, et dont les fonctions, les pouvoirs soient constitués de telle manière que celui qui en est revêtu, n’ayant aucun des soins, aucune des ambitions qui tourmentent les autres hommes, ne puisse trouver d’accroissement à sa fortune personnelle que dans le bonheur général.

Telle est parmi nous l’origine et la fin de l’autorité royale. La nation, en l’instituant, n’a entendu communiquer que la portion de sa souveraineté qu’elle ne peut exercer par elle-même, et qu’il lui convient de faire exercer par un seul ; ainsi elle s’est réservé la puissance législative, et en confie l’exercice à ses représentants librement élus. Mais ces mandataires, alliant à l’auguste fonction qui leur est momentanément départie tous les soins, toutes les ambitions qui tourmentent les autres hommes; leur volonté, leur intérêt personnel pouvant se trouver en contradiction avec la volonté et l’intérêt général, il convient à la nation d’en exiger la garantie de la part de celui qui est seul au-dessus de tous les intérêts privés, et qui a un intérêt éminent au maintien de la Constitution par laquelle il existe comme monarque, qui ne peut rien sans elle, et qui, s’il agissait contre elle, tomberait sous le joug de la volonté générale qui le domine et le surveille.

Il suit de là, Messieurs, que la sanction royale est un droit et une prérogative nationale, conférée au chef de la nation par elle-même, pour déclarer et garantir qu'une telle résolution de ses représentants est ou n'est pas l'expression de la volonté générale.

La définition de cette prérogative de la couronne en démontre déjà l'utilité et la nécessité ; mais l'une et l'autre s'appuient sur d'autres considérations.

Le peuple, Messieurs, qui veut, qui détermine qu'il lui est utile d'avoir un roi, qui l'institut comme centre de tous pouvoirs, comme conservateur de tous les droits, a des précautions à prendre pour conserver dans les mains d'un seul l'autorité qu'il lui défère, et pour empêcher qu'il n'en abuse.

Cette dernière intention est remplie, de la part du peuple, en réservant à ses représentants l'exercice du pouvoir législatif, et la surveillance du pouvoir exécutif. Mais le peuple a également intérêt de défendre l'autorité royale de toute entreprise injuste de la part de ses représentants : or cette intention du peuple ne peut être remplie qu'en admettant le prince à l'examen et à la sanction des lois, car si dans les pouvoirs délégués il en existait un seul qui lui fût étranger, et dont il fût personnellement dépendant, ce serait un pouvoir absolu auquel la nation, comme son chef, se trouverait asservie.

Qu'aurait fait alors la nation par une distribution aussi inconsidérée de ses droits primitifs ? Au lieu d'en combiner l'exercice de manière qu'ils se renforcent tous et se défendent l'un pour l'autre, la nation aurait confié exclusivement l'acte le plus éminent de la souveraineté à ceux qui, dépourvus du pouvoir exécutif, seraient les maîtres de l'usurper. D'un autre côté, la nation aurait confié la plus éclatante représentation de la souveraineté à celui qui, n'ayant aucune part à son exercice effectif, serait toujours tenté d'employer le pouvoir exécutif pour l'usurper. Ainsi le bonheur général de la société ne pouvant exister que par l'harmonie des pouvoirs qui doivent y concourir, serait sans cesse troublé par leur discorde ; ainsi la nation, qui veut un gouvernement monarchique, n'aurait qu'un gouvernement incertain qui se précipiterait alternativement vers l'aristocratie ou la démocratie.

La sanction royale est donc le seul moyen de fixité dans les principes de sûreté et d'inviolabilité dans les formes du gouvernement, et cette prérogative importante qui met le chef de la nation dans l'indépendance de ses représentants, ne peut jamais le rendre plus fort que la volonté générale, aussitôt qu'elle s'explique. Or une nation qui s'assemble s'explique, et son vœu formel se fait connaître directement par l'opinion publique, ou indirectement par les représentants ; mais comme dans ce système aucune volonté particulière n'est égale à celle du monarque, il n'a plus rien à conquérir, à usurper pour être investi de toute la majesté de chef suprême de la nation, et pour s'asseoir avec gloire sur le premier trône du monde.

La sanction royale est donc utile au repos de la nation ; elle est nécessaire au monarque pour diriger paisiblement la puissance publique ; mais elle n'est pas moins importante à la sûreté des membres du Corps législatif.

Qu'est-ce en effet, Messieurs, que l'exercice par représentation de la puissance législative ? C'est une mission momentanée pour agir au nom du souverain, vis-à-vis duquel on reste toujours responsable. Mais cette responsabilité nécessaire dégénérerait bientôt en une véritable servitude, si le peuple pouvait reprocher arbitrairement à ses représentants d’avoir abusé de leur pouvoir, d’avoir trahi ses intérêts ; il leur importe donc d’avoir un garant révéré de leur fidélité.

Ce garant naturel c’est le chef de la nation, qui, étant partie intégrante du Corps législatif, en sanctionne les actes, et déclare par son acquiescement qu’ils sont conformes aux principes de la Constitution. Alors le peuple reçoit la loi avec le respect qui lui est dû, parce qu’elle représente tous les caractères de la volonté générale ; les représentants l’ont délibérée, selon le droit qu’ils en avaient reçu, et la sanction du monarque annonce qu’elle est conforme aux vœux et aux intérêts du peuple, dont il est établi conservateur perpétuel.

Ainsi, Messieurs, les représentants du peuple, au moment où ils cessent de l’être, ont un intérêt personnel à se montrer investis de la sanction royale, car elle les défend contre les inquiétudes et les soupçons du peuple.

Mais, dira-t-on, en admettant cette sanction, on s’expose à voir rejeter par le prince les lois justes, nécessaires, et désirées par le peuple comme par ses représentants.

Je réponds que ce n’est point par le veto que la Constitution peut être violée par le monarque ; car si elle est bonne, il n’y a plus de lois essentielles à faire pour la liberté publique ; tous les pouvoirs, leur exercice, et leur limite étant réglés par la Constitution, l’intérêt personnel du monarque se trouve lié aux lois constitutives ; le Corps législatif et le monarque ne peuvent plus agir que sur leurs résultats, c’est-à-dire sur les lois d’administration : alors la résistance du Roi serait inutile contre un vœu formellement exprimé par la nation. Le veto royal n’est efficace qu’autant qu’il signifie que la loi-proposée n’est pas l’expression de la volonté générale ; s’il s’agit d’une loi importante, c’est un véritable appel au peuple, et dans les cas ordinaires, c’est un avertisse¬ ment aux représentants qu’ils se sont mépris sur un principe d’administration.

Or, il est possible que le conseil du monarque ait quelquefois sur le Corps législatif l’avantage d’une plus longue expérience, d’une plus grande habitude des affaires de détail, d’une connaissance plus approfondie de celle dont il est question.

Ainsi, Messieurs, la sanction royale, nécessaire aux intérêts du peuple, à la dignité et à l’intégrité du pouvoir exécutif, ne l’est pas moins à la sûreté des représentants.

D’après ces considérations, la seconde question se trouve résolue. Devons-nous accorder la sanction royale ? Ma réponse est affirmative ; mais j’ajoute que quand il ne serait pas démontré que celte prérogative de la couronne est tout à Davantage de la nation, nous ne pourrions la contester ; nous n’en avons pas le droit, car nous n’exerçons qu’un pouvoir communiqué, et nous ne pouvons l’exercer contradictoirement aux vœux et aux instructions de ceux qui nous ont députés.

Or leur vœu formel est que le Roi participe par la sanction à la puissance législative ; cette intention, divisément exprimée, est essentiellement la même dans la plus grande pluralité de nos mandats, et n’est contredite par aucun.

Comment donc et à quel titre prétendrions-nous priver le monarque d’un droit qui lui est acquis et confirmé par la volonté générale.

Je conçois cependant la diversité d’opinions qui se manifeste sur cette question : en reconnaissant au Roi un droit préexistant de veto, il aurait celui d'empêcher la Constitution : cette objection, grave en apparence, s'évanouit en y réfléchissant.

Je réponds, Messieurs, qu'un monarque n'a ni le droit ni le pouvoir d'empêcher un peuple qui veut une constitution de la faire. Il n'y a point de veto ; point d'obstacle à une constitution demandée par la nation ; mais s'il arrivait que les représentants en adoptassent une évidemment contraire à la volonté et à l'intérêt général, ne doutons pas alors que le chef de la nation n'ait le droit de suspendre une telle constitution, d'en appeler au peuple, et de lui demander de manifester sa volonté expresse par de nouveaux représentants.

Tel est, à mon avis, le seul droit de veto que le monarque puisse exercer sur la Constitution. Il ne la sanctionne pas comme une loi particulière ; mais s'il la trouve telle que la nation la désire, il l'accepte, y souscrit, et en jure l'observation. S'il-la trouve contraire aux vœux et aux intérêts du peuple, il peut, il doit refuser de l'accepter, jusqu'à ce que la nation explique de nouveau sa volonté souveraine, car elle a toujours dans la personne de son chef, le plus auguste, le plus autorisé de ses représentants ; et c'est en ce sens, que j'ose désapprouver hautement la nullité à laquelle le pouvoir exécutif s'est laissé réduire. Justement réprimé lorsque des hommes pervers ou inconsidérés ont voulu en abuser, il devait reprendre son action tutélaire aussitôt que le Corps législatif a déclaré la responsabilité des ministres : car l'autorité du gouvernement n'appartient point à ses agents ; elle est la propriété et la sauvegarde du peuple ; ainsi il ne leur est pas permis de la laisser périr entre leurs mains. Et nous, Messieurs, qui avons le droit d'en surveiller l'exercice, d'en empêcher les abus, il ne nous est pas permis de la laisser avilir. Je pense donc que nous ne pouvons-nous soustraire à la sanction royale pour nos décrets antérieurs à la Constitution, quand même elle nous donnerait le droit de nous y soustraire pour nos décrets subséquents.

Il me reste, Messieurs, à examiner comment la sanction des lois doit être prononcée, si le Roi aura un droit de veto absolu ou seulement suspensif. Je dis d'abord que la forme la plus auguste, la plus importante, doit être celle de la sanction royale. C'est alors que la puissance, la majesté de la nation doivent être concentrées sur le trône dans la personne du monarque qui déclare, au nom d'un peuple immense, que les paroles qu'on vient d'entendre sont une loi inviolable pour tous.

Ah ! J'aspire au moment d'entendre pour la première fois cette promulgation solennelle : Peuples, obéissez, voici la loi ! Car aucun de nous n'avait encore vécu sous son unique empire.

Quant à la nature du veto la nation seule en ayant un absolu, celui du Roi, en dernière analyse, ne peut être que suspensif ; car si le peuple persiste à désirer la loi proposée, s'il charge avec persévérance ses représentants de la proposer encore, le monarque n'a plus ni droit, ni moyen de résistance ; mais les limites du veto royal étant posées par les principes, son expression doit être simple et absolue, sans qu'il soit nécessaire d'énoncer les motifs.

Je termine ici, Messieurs, mes observations, et je conclus par admettre la sanction et le veto royal comme une garantie précieuse de la liberté et de la puissance nationale, de la sûreté des représentants, et de l’indépendance nécessaire du monarque.

Pétion

M. Pétion
.
La sanction sera-t-elle absolue ou suspensive ? J’espère vous démontrer qu’elle doit être suspensive. Il est facile de faire naître des contradictions sur une question si importante ; mais il est facile aussi de prouver que la sanction absolue serait le plus funeste coup porté à la liberté.

Le gouvernement français est, dit-on, monarchique. On a cru vous prouver par-là la nécessité de la sanction. Moi, je n’y vois rien, si ce n’est qu’un gouvernement confié à un seul. Mais jetez les yeux sur toute l’Europe : les gouvernements sont presque tous monarchiques, et il n’y en a aucun qui se ressemble ; l’on ne peut les comparer. Il n’y a pas de définition exacte sur le gouvernement monarchique. Ainsi, que l’on ne dise pas que la sanction royale est dans la nature du gouvernement même. Je ne vois dans la monarchie qu’un Roi, un pouvoir législatif et un pouvoir exécutif. Or, ici, la véritable question est de savoir si le Roi aura une position quelconque dans le pouvoir législatif. La sanction royale ne doit pas être admise toutes les fois que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif sont aux prises, et alors c’est à la nation à juger et à intervenir. L’on vous a vanté le gouvernement anglais, mais l’on vous a caché ses défauts ; l’on vous a parlé de ses deux Chambres, mais non de la Chambre des pairs ; et le Sénat que l’on voudrait établir serait aussi funeste que la Chambre haute : elle est vendue au gouvernement.

Le Roi, lorsqu’il veut faire passer un bill, crée des pairs nouveaux, et c'est ainsi que le monarque abuse des formes. Le Roi, dit-on, n’a fait usage qu’une seule fois du veto ; je le crois bien, puisqu’il arrête par une forme moins sévère tout ce qui lui plaît.

On vous a parlé des auteurs qui ont fait l’éloge du gouvernement anglais ; mais l’on n’a pas parlé de ceux qui se sont récriés contre les deux Chambres. L’on vous a dit encore qu’en conservant seuls le pouvoir législatif, vous vous empareriez bientôt du pouvoir exécutif ; mais tout le monde sait la vérité contraire. Jetez les yeux sur l'Europe : l’on y voit le peuple combattre sans cesse pour ressaisir le pouvoir législatif usurpé par le pouvoir exécutif.

Dans les premiers moments même de notre monarchie, le souverain avait-il un veto ? Il présidait au Champ-de-Mai, et c’est tout ; et il était soumis à la loi de la majorité, et ne pouvait s’y soustraire.

Il est utile d’admettre un veto suspensif ; il est funeste d’admettre un veto absolu. C’est un appel au peuple, de la part du prince : c’est à la nation, de qui émanent tous les pouvoirs, à le décider.

Sans cela, le pouvoir constitué s’emparerait du pouvoir constituant.

Ainsi, si les mandataires se présentent avec des mandats pour faire une loi qui est le vœu de la majorité des cahiers, le Roi n’a point de veto.

Si les mandataires, sans avoir la majorité des cahiers, veulent faire une loi, le Roi a le droit de veto, mais veto suspensif ; et le peuple le juge à la première session.

M. le comte de Mirabeau. Dans la monarchie la mieux organisée, l’autorité royale est toujours l’objet des craintes des meilleurs citoyens ; celui que la loi met au-dessus de tous devient aisément le rival de la loi. Assez puissant pour protéger la Constitution, il est souvent tenté de la détruire. La marche uniforme qu'a suivie partout l'autorité des rois n'a que trop enseigné la nécessité de les surveiller. Cette défiance, salutaire en soi, nous porte naturellement à désirer de contenir un pouvoir si redoutable. Une secrète terreur nous éloigne, malgré nous, des moyens dont il faut armer le chef suprême de la nation, afin qu'il puisse remplir les fonctions qui lui sont assignées.

Cependant, si l'on considère de sang-froid les principes et la nature d'un gouvernement monarchique, institué sur la base de la souveraineté du peuple ; si l'on examine attentivement les circonstances qui donnent lieu à sa formation, on verra que le monarque doit être considéré plutôt comme le protecteur des peuples que comme l'ennemi de leur bonheur.

Deux pouvoirs sont nécessaires à l'existence et aux fonctions du corps politique : celui de vouloir et celui d'agir. Par le premier, la société établit les règles qui doivent la conduire au but qu'elle se propose, et qui est incontestablement le bien de tous. Par le second, ces règles s'exécutent, et la force publique sert à faire triompher la société des obstacles que cette exécution pourrait rencontrer dans l'opposition des volontés individuelles.

Chez une grande nation, ces deux pouvoirs ne peuvent être exercés par elle-même ; de là la nécessité des représentants du peuple pour l'exercice de la faculté de vouloir, ou de la puissance législative ; de là encore la nécessité d'une autre espèce de représentants, pour l'exercice de la faculté d'agir, ou de la puissance exécutive.

Plus la nation est considérable, plus il importe que celte dernière puissance soit active ; de là la nécessité d'un chef unique et suprême, d'un gouvernement monarchique dans les grands Etats, où les convulsions, les démembrements seraient infiniment à craindre, s'il n'existait une force suffisante pour en réunir toutes les parties, et tourner vers un centre commun leur activité.

L'une et l'autre de ces puissances sont également nécessaires, également chères à la nation. Il y a cependant ceci de remarquable : c'est que la puissance exécutive, agissant continuellement sur le peuple, est dans un rapport plus immédiat avec lui ; que, chargée du soin de maintenir l'équilibre, d'empêcher les partialités, les préférences vers lesquelles le petit nombre tend sans cesse au préjudice du plus grand, il importe à ce même peuple que cette puissance ait constamment en main un moyen sûr de se maintenir.

Ce moyen existe dans le droit attribué au chef suprême de la nation, d'examiner les actes de la puissance législative, de leur donner ou de leur refuser le caractère sacré de lois.

Appelé par son institution même à être tout à la fois l'exécuteur de la loi et le protecteur du peuple, le monarque pourrait être forcé de tourner contre le peuple la force publique, si son intervention n'était pas requise pour compléter les actes de la législation, en les déclarant conformes à la volonté générale.

Cette prérogative du monarque est particulièrement essentielle dans tout Etat où le pouvoir législatif, ne pouvant en aucune manière être exercé par le peuple lui-même, il est forcé de le confier à des représentants.

La nature des choses ne tournant pas nécessairement le choix de ces représentants vers les plus dignes, mais vers ceux que leur situation, leur fortune et des circonstances particulières désignent comme pouvant faire le plus volontiers le sacrifice de leur temps à la chose publique, il résultera toujours du choix de ces représentants du peuple une espèce d’aristocratie de fait, qui tendant sans cesse à acquérir une consistance légale, deviendra également hostile pour le monarque, à qui elle voudra s’égaler, et pour le peuple, qu’elle cherchera toujours à tenir dans l’abaissement.

De là celte alliance naturelle et nécessaire entre le prince et le peuple contre l’aristocratie ; alliance fondée sur ce qu’ayant les mêmes intérêts, les mêmes craintes, ils doivent avoir un même but, et par conséquent une même volonté.

Si d’un côté la grandeur du prince dépend de la prospérité du peuple, le bonheur du peuple repose principalement sur la puissance tutélaire du prince.

Ce n’est donc point pour son avantage particulier que le monarque intervient dans la législation, mais pour l’intérêt même du peuple ; et c’est dans ce sens que l’on peut et que l’on doit dire que la sanction royale n’est point la prérogative du monarque, mais la propriété, le domaine de la nation.

J’ai supposé jusqu’ici un ordre de choses vers lequel nous marchons à grands pas, je veux dire une monarchie organisée et constituée : mais comme nous ne sommes point encore arrivés à cet ordre de choses, je dois m’expliquer hautement. Je pense que le droit de suspendre et même d’arrêter l’action du Corps législatif, doit appartenir au Roi quand la Constitution sera faite, et qu’il s’agira seulement de la maintenir. Mais ce droit d’arrêter, ce veto, ne saurait s’exercer quand il s’agit de créer la Constitution ; je ne conçois pas comment on pourrait disputer à un peuple le droit de « se donner à lui-même la Constitution par laquelle il lui plaît d’être gouverné désormais.

Cherchons donc uniquement si, dans la Constitution à créer, la sanction royale doit entrer comme partie intégrante de la législature.

Certainement, à qui ne saisit que les surfaces, de grandes objections s’offrent contre l’idée d’un veto exercé par un individu quelconque contre le vœu des représentants du peuple. Lorsqu’on suppose que l’Assemblée nationale, composée de ses vrais éléments, présente au prince le fruit de ses délibérations par tête, lui offre le résultat de la discussion la plus libre et la plus éclairée, le produit de toutes les connaissances qu’elle a pu recueillir, il semble que c’est là tout ce que la prudence humaine exige pour constater, je ne dis pas seulement la volonté, mais la raison générale ; et sans doute, sous ce point de vue abstrait, il paraît répugner au bon sens d’admettre qu’un seul homme ait le droit de répondre : je m’oppose à cette volonté, à cette raison générale. Cette idée devient même plus choquante encore lorsqu’il doit être établi par la Constitution que l’homme armé de ce terrible veto le sera de toute la force publique, sans laquelle la volonté générale ne peut jamais être assurée de son exécution.

Toutes ces objections disparaissent devant cette grande vérité, que sans un droit de résistance dans la main du dépositaire de la force publique, cette force pourrait souvent être réclamée et employée, malgré lui, à exécuter des volontés contraires à la volonté générale.

Or, pour démontrer, par un exemple, que ce danger existerait si le prince était dépouillé du veto sur toutes les propositions de loi que lui présenterait l’Assemblée nationale, je ne demande que la supposition d’un mauvais choix de représentants, et deux règlements intérieurs déjà proposés et autorisés par l'exemple de l'Angleterre, savoir :

L'exclusion du public de la Chambre nationale sur la simple réquisition d'un membre de l'Assemblée, et l'interdiction aux papiers publics de rendre compte de ses délibérations.

Ces deux règlements obtenus, il est évident qu'on passerait bientôt à l'expulsion de tout membre indiscret, et la terreur du despotisme de l'Assemblée agissant sur l'Assemblée même, il ne faudrait plus, sous un prince faible, qu'un peu de temps et d'adresse pour établir légalement la domination de douze cents aristocrates, réduire l'autorité royale à n'être que l'instrument passif de leurs volontés, et replonger le peuple dans cet état d'avilissement qui accompagne toujours la servitude du prince.

Le prince est le représentant perpétuel du peuple, comme les députés sont ses représentants élus à certaines époques. Les droits de l'un comme ceux de l'autre ne sont fondés que sur l'utilité de ceux qui les ont établis.

Personne ne réclame contre le veto de l'Assemblée nationale, qui n'est effectivement qu'un droit du peuple confié à ses représentants, pour s'opposer à toute proposition qui tendrait au rétablissement du despotisme ministériel. Pourquoi donc réclamer contre le veto du prince, qui n'est aussi qu'un droit du peuple confié spécialement au prince, parce que le prince est aussi intéressé que le peuple à prévenir l'établissement de l'aristocratie. Mais, dit-on, les députés du peuple dans l'Assemblée nationale n'étant revêtus du pouvoir que pouf un temps limité, et n'ayant aucune partie du pouvoir exécutif, l'abus qu'ils peuvent faire de leur veto ne peut être d'une conséquence aussi funeste que celui qu'un prince inamovible opposerait à une loi juste et raisonnable.

Premièrement, si le prince n'a pas le veto, qui empêchera les représentants du peuple de prolonger, et bientôt après d'éterniser leur députation ? (C'est ainsi, et non comme on vous l'a dit, par la suppression de la Chambre des pairs, que le long parlement renversa la liberté politique de la Grande-Bretagne.) Qui les empêchera même de s'approprier la partie du pouvoir exécutif qui dispose des emplois et des grâces ? Manqueront-ils de prétextes pour justifier cette usurpation ? Les emplois sont si scandaleusement remplis ! Les grâces si indignement prostituées !

Secondement, le veto, soit du prince, soit des députés à l'Assemblée nationale, n'a d'autre vertu que d'arrêter une proposition : il ne peut donc résulter d'un veto, quel qu'il soit, qu'une inaction du pouvoir exécutif à cet effet.

Troisièmement, le veto du prince peut sans doute s'opposer à une bonne loi, mais il peut préserver d'une mauvaise dont la possibilité ne saurait être contestée.

Quatrièmement, je supposerai qu'en effet le veto du prince empêche l'établissement de la loi la plus sage et la plus avantageuse à la nation : qu'arrivera-t-il si le retour annuel de l'Assemblée nationale est assuré par une loi vraiment constitutionnelle qui, défende, sous peine de conviction d'imbécilité, de proposer ni la concession d'aucune espèce d'impôt, ni l'établissement de la force militaire pour plus d'une année. Supposons que le prince ait usé de son veto, l'Assemblée déterminera d'abord si l'usage qu'il en a fait a ou n'a pas des conséquences fâcheuses pour la liberté. Dans le second cas, la difficulté élevée par l'interposition du veto se trouvant nulle ou d'une légère importance, l’Assemblée nationale votera l’impôt et l’armée pour le terme ordinaire, et dès lors tout reste dans l’ordre accoutumé.

Dans le premier cas, l’Assemblée aura divers moyens d’influer sur la volonté du Roi ; elle pourra refuser l’impôt ; elle pourra refuser l’armée ; elle pourra refuser l’un et l’autre, ou simplement ne les voter que pour un terme très court. Quel que soit le parti qu’adopte l’Assemblée, le prince, menacé de la paralysie du pouvoir exécutif à une époque connue, n’a plus d’autre moyen que d’en appeler à son peuple en dissolvant l’Assemblée.

Si donc alors le peuple renvoie les mêmes députés à l’Assemblée, ne faudra-t-il pas que le prince obéisse ? Car c’est là le vrai mot, quelque idée qu’on lui ait donnée jusqu’alors de sa prétendue souveraineté, lorsqu’il cesse d’être uni d’opinion avec son peuple et que le peuple est éclairé.

Supposez maintenant le droit du veto enlevé au prince, et le prince obligé de sanctionner une mauvaise loi ; vous n’avez plus d’espoir que dans une insurrection générale, dont l’issue la plus heureuse serait probablement plus funeste aux indignes représentants du peuple, que la dissolution de leur Assemblée. Mais est-il bien certain que cette insurrection ne serait funeste qu’aux indignes représentants du peuple ?... J’y vois encore une ressource pour les partisans du despotisme des ministres. J’y vois le danger imminent de la paix publique troublée et peut-être violée ; j’y vois l’incendie presque inévitable, et trop longtemps à craindre dans un Etat où une révolution si nécessaire, mais si rapide, a laissé des germes de division et de haine, que l’affermissement de la Constitution, par les travaux successifs de l’Assemblée, peut seul étouffer.

Vous le voyez, Messieurs, j’ai partout supposé la permanence de l’Assemblée nationale, et j’en ai même tiré tous mes arguments en faveur de la sanction royale, qui me paraît le rempart inexpugnable de la liberté politique, pourvu que le Roi ne puisse jamais s’obstiner dans son veto sans dissoudre, ni dissoudre sans convoquer immédiatement une autre assemblée, parce que la Constitution ne doit pas permettre que le corps social soit jamais sans représentants ; pourvu qu’une loi constitutionnelle déclare tous les impôts et même l’armée annulés de droit, trois mois après la dissolution de l’Assemblée nationale; pourvu enfin que la responsabilité des ministres soit toujours exercée avec la plus inflexible rigueur. Et quand la chose publique ne devrait pas s’améliorer chaque année des progrès de la raison publique, ne suffirait-il pas, pour nous décider à prononcer l’annualité de l’Assemblée nationale, de jeter un coup d’œil sur l’effrayante étendue de nos devoirs ?

Les finances seules appellent, peut-être pour un demi-siècle, nos travaux.

Qui de nous, j’ose le demander, a calculé l’action immédiate et la réaction plus éloignée de cette multitude d’impôts qui nous écrasent, sur la richesse générale, dont on reconnaît enfin que l’on ne peut plus se passer ?

Est-il un seul de nos impôts dont on ait imaginé d’approfondir l’influence sur l’aisance du travailleur, aisance sans laquelle une nation ne peut jamais être riche ?

Savez-vous jusqu’à quel point l’inquisition, l’espionnage et la délation assurent le produit des uns ? Etes-vous assez instruits que le génie fiscal n’a recours qu’au fusil, à la potence et aux galères, pour prévenir la diminution des autres ?

Est-il impossible d'imaginer quelque chose de moins ridiculement absurde, de moins horriblement partial, que ce système de finance que nos grands financiers ont trouvé si bien balancé jusqu'à présent ?

A-t-on des idées assez claires de la propriété, et ces idées sont-elles assez répandues dans la généralité des hommes, pour assurer aux lois qu'elles produiront cette espèce d'obéissance qui ne répugna jamais à l'homme raisonnable, et qui honore l'homme de bien ?

Aurez-vous jamais un crédit national aussi longtemps qu'une loi ne vous garantira pas que tous les ans la nation assemblée recevra des administrateurs des finances un compte exact de leur gestion, que tous les créanciers de l'Etat pourront demander chaque année à la nation le payement des intérêts qui leur sont dus ; que tous les ans enfin l'étranger saura où trouver la nation qui craindra toujours de se déshonorer : ce qui n'inquiétera jamais les ministres ?

Si vous passez des finances aux codes civil et criminel, ne voyez-vous pas que l'impossibilité d'en rédiger qui soient dignes de vous avant une longue période, ne saurait vous dispenser de profiter des lumières qui seront l'acquisition de chaque année ? Vous en reposerez-vous encore, pour les améliorations provisoires qui peuvent s'adapter aux circonstances, sur des ministres qui croiront avoir tout fait quand ils auront dit : le Roi sait tout, car je lui ai tout appris, et je n'ai fait qu'exécuter ses ordres absolus que je lui ai dit de me donner ?

Peut-être, pour éloigner le retour des Assemblées nationales, on vous proposera une commission intermédiaire ; mais cette commission intermédiaire fera ce que ferait l'Assemblée nationale, et alors je ne vois pas pourquoi celle-ci ne se rassemblerait pas ; ou elle n'aura pas le pouvoir de faire ce que ferait l'Assemblée, et alors elle ne la suppléera pas. Et ne voyez-vous pas d'ailleurs que cette commission deviendrait le corps où le ministère viendrait se recruter, et que, pour y parvenir, on deviendrait insensiblement le docile instrument de la cour et de l'intrigue ?

Ou a soutenu que le peu d'esprit public s'oppose au retour annuel de l'Assemblée nationale. Mais comment formerez-vous mieux cet esprit public, qu'en rapprochant les époques où chaque citoyen sera appelé à en donner des preuves ? Pouvait -il exister cet esprit public, quand la fatale division des ordres absorbait tout ce qu'elle n'avilissait pas ; quand tous les citoyens grands et petits, n'avaient d'autres ressources contre les humiliations et l'insouciance, et d'autre dédommagement de leur nullité que les spectacles, la chasse, l'intrigue, la cabale, le jeu, tous les vices ?

On a objecté les frais immenses d'une élection et d'une assemblée nationale annuelle !

Tout est calculé ; 3 millions forment la substance de celte grande objection. Et que sont 3 millions pour une nation qui en paye 600, et qui n'en aurait pas 350 à payer, si, depuis trente ans, elle avait eu annuellement une Assemblée nationale ?

On a été jusqu'à me dire ; qui voudra être membre de l'Assemblée nationale, si elle a des sessions annuelles ? Et je réponds à ces étranges paroles : ce ne sera pas vous qui le demandez... mais ce sera tout digne membre du clergé qui voudra et qui pourra prouver aux malheureux combien le clergé est utile ; tout digne membre de la noblesse qui voudra et pourra prouver à la nation que la noblesse aussi peut la servir de plus d’une manière. Ce sera tout membre des communes qui voudra dire à tout noble enorgueilli de son titre ; combien de fois avez-vous siégé parmi les législateurs ?

Enfin, les Anglais, qui ont tout fait, dit-on, s’assemblent néanmoins tous les ans, et trouvent toujours quelque chose à faire.,., et les Français, qui ont tout à faire ne s’assembleraient pas tous les ans !. . . .

Nous aurons donc une assemblée permanente, et cette institution sublime serait à elle seule le contre-poids suffisant du veto royal.

Quoi ! Disent ceux qu’un grand pouvoir effraie, parce qu’ils ne savent le juger que par ses abus, le veto royal serait sans limites ! Il n’y aurait pas un moment déterminé par la Constitution où ce veto ne pourrait plus entraver la puissance législative ! Ne serait-ce pas un despotisme que le gouvernement où le Roi pourrait dire : Voilà la volonté de mon peuple ; mais la mienne lui est contraire, et c’est la mienne qui prévaudra.

Ceux qui sont agités do cette crainte proposent ce qu’ils appellent un veto suspensif, c’est-à-dire que le roi pourra refuser sa sanction à un projet de loi qu’il désapprouve ; il pourra dissoudre l’Assemblée nationale, ou en attendre une nouvelle ; mais si cette nouvelle Assemblée lui représente la même loi qu’il a rejetée, il sera forcé de l’admettre.

Voici leur raisonnement dans toute sa force. Quand le Roi refuse de sanctionner la loi que l’Assemblée nationale lui propose, il est à supposer qu’il juge cette loi contraire aux intérêts du peuple, ou qu’elle usurpe sur le pouvoir exécutif qui réside en lui, et qu’il doit défendre : dans ce cas, il en appelle à la nation ; elle nomme une nouvelle législature, elle confie son vœu à ses nouveaux représentants, par conséquent elle prononce : il faut que le Roi se soumette, ou qu’il dénie l’autorité du tribunal suprême auquel lui-même en avait appelé.

Cette expression est très spécieuse, et je ne suis parvenu à en sentir la fausseté qu’en examinant la question sous tous ses aspects ; mais on a pu déjà voir, et l’on remarquera davantage encore dans le cours des opinions, que :

1° Elle suppose faussement qu’il est impossible qu’une seconde législature n’apporte pas le vœu du peuple.

2° Elle suppose faussement que le Roi sera tenté de prolonger son veto contre le vœu connu de la nation.

3° Elle suppose que le veto suspensif n’a point d’inconvénients, tandis qu’à plusieurs égards il a les mêmes inconvénients que si l’on n’accordait au Roi aucun veto (1).

(1) Voilà de ces formes, sans doute, qui n'appartiennent point à un discours arrangé. Mais quand, par un mode très vicieux de discussion, on a, comme chez nous, rendu physiquement impossible de débattre, et mis chaque chef d'opinion dans la nécessité d'attendre trois jours pour réfuter des objections quelquefois oubliées de leurs auteurs mêmes (heureux encore s'il y parvient), l'homme qui aime plus la chose publique que sa réputation, est obligé d'anticiper ainsi et de prémunir autant qu'il est en lui l'Assemblée ou il ne sera pas maître de reprendre la parole. J'ai demandé la réplique hier, elle m'a été refusée ; j'ose croire cependant que j'eusse réduit les partisans du veto suspensif dans leurs derniers retranchements.

J'ose vous promettre d'établir invinciblement ces trois points entre toutes les objections que susciteront à la sanction royale les partisans du veto suspensif, lorsqu'à la fin du débat il me sera permis de leur répondre.

Il a fallu rendre la couronne héréditaire, pour qu'elle ne fût pas une cause perpétuelle de bouleversements ; il en est résulté la nécessité de rendre la personne du Roi irréprochable et sacrée, sans quoi on n'aurait jamais mis le trône à l'abri des ambitieux : or, quelle n'est pas déjà la puissance d'un chef héréditaire et rendu inviolable ! Le refus de faire exécuter une loi qu'il jugerait contraire à ses intérêts, dont sa qualité de chef du pouvoir exécutif le rend gardien, ce refus suffira-t-il pour le faire déchoir de ses hautes prérogatives ? Ce serait détruire d'une main ce que vous auriez élevé de l'autre, ce serait associer à une précaution de paix et de sûreté le moyen le plus propre à soulever sans cesse les plus terribles orages ?

Passez de cette considération aux instruments du pouvoir qui doivent être entre les mains du chef de la nation. C'est à vingt-cinq millions d'hommes qu'il doit commander ; c'est sur tous les points d'une étendue de trente mille lieues carrées que son pouvoir doit être sans cesse prêt à se montrer pour protéger ou défendre, et l'on prétendrait que le chef, dépositaire légitime des moyens que ce pouvoir exige, pourrait être contraint de faire exécuter des lois qu'il n'aurait pas consenties ! Mais par quels troubles affreux, par quelles insurrections convulsives et sanguinaires voudrait-on donc nous faire passer pour combattre sa résistance ? Quand la loi est sous la sauve¬ garde de l'opinion publique, elle devient vraiment impérieuse pour le chef que vous avez armé de toute la force publique ; mais quel est le moment où l'on peut compter sur cet empire de l'opinion publique ? N'est-ce pas lorsque le chef du pouvoir exécutif a lui-même donné son consentement à la loi, et que ce consentement est connu de tous les citoyens ? N'est-ce pas uniquement alors que l'opinion publique le place irrévocablement au-dessus de lui, et le force, sous peine de devenir un objet d'horreur, à exécuter ce qu'il a promis ; car son consentement en qualité de chef de la puissance exécutive, n'est autre chose que l'engagement solennel de faire exécuter la loi qu'il vient de revêtir de sa sanction.

Et qu'on ne dise pas que les généraux d'armée sont dépositaires de très-grandes forces et sont néanmoins obligés d'obéir à des ordres supérieurs, quelle que soit leur opinion sur la nature de ces ordres. Les généraux d'armée ne sont pas des chefs héréditaires ; leur personne n'est pas inviolable, leur autorité cesse en présence de celui dont ils exécutent les ordres ; et si l'on voulait pousser plus loin la comparaison, l'on serait forcé de convenir que ceux-là sont pour l'ordinaire de très-mauvais généraux qui exécutent des dispositions qu'ils n'ont pas approuvées. Voilà donc le danger que vous allez courir ? Et dans quel but ? Où est la véritable efficacité du veto suspensif ?

N'est-il pas besoin, comme dans mon système, que certaines précautions contre le veto royal soient prises dans la Constitution ? Si le Roi renverse les précautions, ne se mettra-t-il pas aisément au-dessus de la loi ? Votre formule est donc inutile dans votre propre théorie, et je la trouve dangereuse dans la mienne.


Note de
M. Mirabeau :
Je les invite seulement aujourd'hui à réfléchir sur la formidable puissance dont le roi d'un grand empire est nécessairement revêtu, et combien il est dangereux de le provoquer à la diriger contre le Corps législatif, comme il arrive infailliblement, si l'on détermine un moment quelconque où il ne voie aucun moyen d'échapper à la nécessité de promulguer une loi qu'il n'aurait pas consentie.

On ne peut supposer le refus de la sanction royale que dans deux cas :

Dans celui où le monarque jugerait que la loi proposée blesserait les intérêts de la nation, et dans celui où, trompé par ses ministres, il résisterait à des lois contraires à leurs vues personnelles.

Or, dans l’une et l’autre de ces suppositions, le Roi ou ses ministres, privés de la faculté d’empêcher la loi par le moyeu paisible d’un veto légal, n’auraient-ils pas recours à une résistance illégale et violente, selon qu’ils mettraient à la loi plus ou moins d’importance ? Peut-on douter qu’ils ne préparassent leurs moyens de très-bonne heure ? Car il est toujours facile de préjuger le degré d’attachement que la puissance législative aura pour sa loi.

Il se pourrait donc que le pouvoir législatif se trouvât enchaîné à l’instant marqué par la Constitution, pour rendre le veto royal impuissant, tandis que si ce veto reste toujours possible, la résistance illégale et violente devenant inutile au prince, ne peut plus être employée sans en faire aux yeux de toute la nation un révolté contre la Constitution, circonstance qui rend bientôt une telle résistance infiniment dangereuse pour le Roi lui-même et surtout pour ses ministres. Remarquez bien que ce danger n'est plus le même lorsque le prince n’aurait résisté qu’à une loi qu’il n’aurait pas consentie.

Dans ce dernier cas, comme la résistance violente et illégale peut toujours être appuyée par des prétextes plausibles, l'insurrection du pouvoir exécutif contre la Constitution trouve toujours des partisans, surtout quand elle est le fait du monarque. Avec quelle facilité la Suède n’est-elle pas retournée au despotisme, pour avoir voulu que son roi, quoique héréditaire, ne fût que l’instrument passif et aveugle des volontés du sénat ?

N’armons donc pas le Roi contre le pouvoir législatif, en lui faisant entrevoir un instant quelconque où l’on se passerait de sa volonté, et où par conséquent il n’en serait que l’exécuteur aveugle et forcé. Sachons voir que la nation trouvera plus de sûreté et de tranquillité dans les lois expressément consenties par son chef, que dans les résolutions où il n’aurait aucune part et qui contrasteraient avec la puissance dont il faudrait en tout état de cause le revêtir. Sachons que dès que nous avons placé la couronne dans une famille désignée, que nous en avons fait le patrimoine de ses aînés, il est imprudent de les alarmer en les assujettissant à un pouvoir législatif dont la force reste en leurs mains, et où cependant leur opinion serait méprisée. Ce mépris revient enfin à la personne, et le dépositaire de toutes les forces de l’empire français ne peut pas être méprisé sans les plus grands dangers.

Par une suite de ces considérations puisées dans le cœur humain et dans l’expérience, le Roi doit avoir le pouvoir d’agir sur l’Assemblée nationale en la faisant réélire. Cette sorte d’action est nécessaire pour laisser au Roi un moyen légal et paisible de faire à son tour agréer les lois qu’il jugerait utiles à la nation, et auxquelles l’ Assemblée nationale résisterait : rien ne serait moins dangereux ; car il faudrait bien que le Roi comptât sur le vœu de la nation, si pour faire agréer une loi il avait recours à une élection de nouveaux membres; et quand la nation et le Roi se réunissent à désirer une loi, la résistance du Corps législatif ne peut plus avoir que deux causes : ou la corruption de ses membres, et alors leur remplacement est un bien ; ou un doute sur l'opinion publique, et alors le meilleur moyen de l'éclairer est sans doute une élection de nouveaux membres.

Je me résume en un seul mot, Messieurs : annualité de l'Assemblée nationale ; annualité de l'armée ; annualité de l'impôt ; responsabilité des ministres, et la sanction royale sans restriction écrite, mais parfaitement limitée de fait, sera le palladium de la liberté nationale, et le plus précieux exercice de la liberté du peuple.

L'on ordonne l'impression des discours.