Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies
françaises adressée à MM. les membres du comité de vérification de l'Assemblée
nationale (1).
(1) Ce document n'a pas été inséré au Moniteur.
Messieurs, l'Assemblée nationale vous a renvoyé l'adresse,
les mémoires, les pièces et les demandes des citoyens de couleur, des îles et
colonies françaises. Vous devez incessamment en faire l'examen et le rapport.
Quelque confiance que nous ayons dans vos lumières, et surtout dans votre
justice et votre humanité, nous croyons devoir vous soumettre encore quelques
réflexions, non pas sur le fond de l'affaire, elle n'en est pas susceptible ;
mais sur la forme de la réunion des citoyens de couleur, ainsi que sur
l'élection et la présentation de leurs députés.
Nous disons, Messieurs, que le fond de l'affaire, l'objet le
plus important pour les citoyens de couleur, n'est plus susceptible de
réflexions ; car, indépendamment du principe qui réside dans tous les cœurs,
excepté peut-être dans celui des colons blancs, la question est jugée ; et il
ne s'agit plus que de faire l'application de la loi.
L'Assemblée nationale a décrété, et le Roi a solennellement
reconnu :
1° Que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits ;
2° Que la loi est l'expression de la volonté générale, et
que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs
représentants, à sa formation ;
3° Enfin, que chaque citoyen a le droit, par lui ou par ses
représentants, de constater la nécessité de la contribution publique et de la
consentir librement.
Avant ces trois décrets, les citoyens de couleur auraient
invoqué les droits imprescriptibles de la nature, ceux de la raison et de
l'humanité. Aujourd'hui, Messieurs, ils attestent votre justice, ils réclament
l'exécution de vos décrets.
Français, libres et citoyens, ils sont, quoi qu'en disent
leurs adversaires, les égaux de ceux qui, jusqu'à ce moment, n'ont cessé de les
opprimer.
Français et justiciables, ils ont, comme le reste des
citoyens, le droit de concourir à la formation de la loi qui doit les régir ;
de cette loi dont ils seront incontestablement les soutiens, l'objet et les
organes.
Enfin, citoyens et contribuables, ils ont, comme tous les
membres de l'empire, le droit inhérent à cette qualité, de CONSTATER la
nécessité de la contribution publique et de la CONSENTIR librement.
Ces principes, puisés dans la loi constitutionnelle de
l'Etat, serviront de base au jugement que vous allez préparer. Il est
impossible que l'Assemblée nationale s'en écarte. Ses décrets sont précis ; ils
doivent être exécutés. La couleur, non plus que le préjugé, ne peuvent en
altérer, en modifier les conséquences. Les droits de l’homme, les droits du
citoyen, s'élèvent toujours au-dessus des vaines considérations dont le règne
a cessé ; et nous sommes encore à concevoir comment il peut se trouver des
esprits assez pervers, des citoyens assez malintentionnés pour chercher à les
faire revivre.
Les citoyens de couleur ne craignent donc pas les efforts
impuissants des ennemis, que l'amour-propre et la cupidité pourraient leur
susciter. La loi constitutionnelle de l'Etat leur est un garant assuré du
succès qu'ils doivent obtenir. L'Assemblée des législateurs français ne peut point
hésiter ; elle ne saurait varier dans ses principes.
Cependant, Messieurs, on fait aux citoyens de couleur deux
objections qui méritent d'être examinées.
PREMIÈRE OBJECTION.
On prétend que les colonies, ayant presque toutes des
députés à l'Assemblée nationale, sont suffisamment représentées. On observe
que, dans les contrées, surtout comme Saint-Domingue, la Martinique, la
Guadeloupe, où l'on n'a jamais connu la distinction d'ordres qui régnait en
France ; où, comme le disaient les prétendus commissaires de Saint-Domingue
(lorsqu'ils disposaient à leur gré de celte importante colonie, lorsqu'ils
avaient le courage de hasarder, à cet égard, toutes les allégations qui
paraissaient les plus favorables à leur cause), «les habitants sont tous
propriétaires, tous égaux, tous soldats, tous officiers, tous nobles, » il
importe peu dans quelle classe les députés aient été choisis (1).
(1) Voyez cette foule d'écrits que de prétendus commissaires
de Saint-Domingue ont fait paraître pour parvenir à leur admission. Voyez
surtout leur Lettre au Roi, du mois d'août 1788.
Vous connaissez, Messieurs, cette première objection, et
vous y avez répondu d'avance.
Sans doute la distinction d'ordres n'existait pas dans nos colonies ; et, sous ce point de vue, les prétendus commissaires de
Saint-Domingue pouvaient avoir raison, lorsqu'il s'agissait uniquement d'élire,
comme ils l'ont fait, les députés des colons blancs.
Mais, s'il n'existait pas de distinction d'ordre, il y
avait, et il existe encore, à la honte de l'humanité, une distinction de
classes.
D'abord, on ne rougissait pas de mettre à l'écart et
d'abaisser au nombre des bêtes de somme ces milliers d'individus qui sont
condamnés à gémir sous le poids honteux de l'esclavage.
Ensuite, on faisait une grande différence entre les citoyens
de couleur affranchis et leurs descendants, à quelque degré que ce fut, et les
colons blancs.
Ceux-ci, coupables encore de l'esclavage qu'ils ont
introduit, qu'ils alimentent, qu'ils perpétuent, et dont ils ont cependant la
barbarie de faire un crime irrémissible aux citoyens de couleur, ceux-ci,
disons-nous, étaient seuls dignes de l'attention du Corps législatif ; aussi,
vous avez vu, Messieurs, qu'ils n'ont agi, qu'ils ne se sont présentés que pour
les blancs. Ils vous ont donné un aperçu de leur origine, de leur population,
de leurs services, de leurs droits, nous dirions presque de leur excellence ; mais, dans aucun cas, dans aucune circonstance, ils ne vous ont parlé des
citoyens de couleur, ils leur en ont constamment refusé la qualité ; jamais ils
ne les ont considérés comme ayant des droits à la représentation ; on n'a pas
même pensé qu'il fût possible de les y appeler. Les infortunés ! Ils n'étaient
ni ducs, ni comtes, ni marquis, ni chevaliers (1) ; ils n'avaient pas même de
prétention à la noblesse. Ils sont hommes, c'est leur unique titre ; et les
blancs qui se faisaient auprès de l'Assemblée nationale un mérite de l'égalité,
qu'ils supposaient encore existante dans la colonie, n'avaient garde de descendre
jusqu'à eux.
(1) Remarquez la liste des prétendus commissaires de Saint-Domingue
:
Sur neuf, il y a deux ducs, deux comtes, trois marquis, un
chevalier et un gentilhomme. Quelle heureuse égalité ! Quelle admirable
représentation pour une colonie composée de négociants et de planteurs ! Pour
faire disparaître la distinction des rangs, chacun prend celui qui lui convient
; il se décore du titre qui le flatte. Il n'y a que l'homme de couleur, s'il faut en croire ses
généreux adversaires, qui ne doive avoir ni rang, ni place, ni titre, ni
qualité ! Les humiliations et le mépris, voilà son lot !
Cette circonstance n'a pas échappé à l'Assemblée nationale,
et vous vous rappellerez, Messieurs, que, lorsque les députés de Saint-Domingue
furent admis, on parla de cette classe, au nom de laquelle nous nous présentons aujourd'hui ; qu'il y eut en sa faveur une réclamation et des observations qui
prouvèrent que l'Assemblée lui réservait une place, et que, lorsque les
citoyens de couleur se présenteraient, on ne pourrait pas leur opposer
l'admission des colons blancs.
Nous en trouvons encore la preuve dans le rapport du comité
de vérification, en faveur de l'île de Saint-Domingue.
Parmi les raisons que donnaient ceux des membres du comité
qui pensaient qu'il fallait accorder 12 députés à cette colonie, on voit « qu'ils
s'appuyaient spécialement sur ce qu'il n'y avait que 40,000 habitants dans
l'île, et que les esclaves et GENS DE COULEUR NE POUVAIENT PAS ÊTRE COMPTÉS,
puisque les uns n'avaient rien à défendre, ET QUE LES AUTRES N'AVAIENT PAS ÉTÉ
APPELÉS A LA NOMINATION DES DÉPUTÉS. »
Ce que nous disons par rapport à Saint-Domingue, s'applique
avec la même force à celles des colonies qui ont obtenu l'honneur d'une représentation.
Les députés de la Guadeloupe et de la Martinique ne sont, comme ceux de
Saint-Domingue que les députés des blancs. LES BLANCS SEULS les ont nommés.
Nous lisons encore, dans le rapport de la Guadeloupe, page 39, « que les gens de
couleur n'ont pas été appelés à la nomination des représentants, et qu'ils ne
doivent pas entrer en ligne de compte. «
Nous sommes donc, Messieurs, recevables et fondés à nous
présenter. L'objection résultant de l'admission des blancs, ne peut donc pas
nous être opposée ; et ce serait vainement qu'on chercherait à s'en faire
contre les citoyens de couleur un titre qui tournerait entièrement à leur avantage.
Il ne serait pas juste, en effet, que les députés des blancs, qui sont les
oppresseurs, et, nous ne pouvons pas vous le dissimuler, les ennemis naturels
des citoyens de couleur, fussent encore chargés de les représenter, de
stipuler, de défendre leurs intérêts. Ce n'est pas sur eux que nous devons nous
reposer du soin de déterminer les bases de la constitution qui fixera désormais
les rangs, les droits et les prérogatives de la classe la plus nombreuse, la
plus infortunée, et cependant la plus utile des colonies.
SECONDE OBJECTION.
Vaincus sur cette première partie de leur système, réduits
au silence, forcés de convenir que les citoyens de couleur doivent être représentés,
les députés des colons blancs se retrancheront dans leur seconde objection : à
défaut de moyens, ils auront recours à la forme, ils critiqueront notre
Assemblée, le mode de nos élections ; ils soutiendront que nous ne sommes pas
les représentants des colonies ; que, n'étant pas valablement élus, nous ne
pouvons pas être admis, et qu'il faut nous renvoyer à une assemblée
coloniale...
Voilà, sans doute, Messieurs, l'objection la plus spécieuse
que nos adversaires puissent nous opposer ; mais cette objection disparaîtra
devant les observations que nous allons vous proposer.
D'abord, il faut bien considérer qu'il n'en est pas de la
position de la colonie, ainsi que l'ont très-bien observé les prétendus
commissaires de Saint-Domingue dans les différentes brochures qu'ils ont
publiées, comme de la métropole.
En France, les communications sont toutes promptes et
faciles : elles sont, au contraire, lentes et difficiles avec les colonies ; et
tandis qu'on emploierait un temps précieux à demander, à solliciter des ordres,
à les donner, à les faire exécuter, à provoquer des assemblées, à préparer les
objets de demande, à les discuter, à les rédiger, à nommer des députés, à les
envoyer en France, la première session de l'Assemblée nationale tendrait à
satin ; la constitution serait achevée, et les citoyens de couleur recevraient
des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ; ils supporteraient des impôts
dont ils n'auraient pas constaté la nécessité, dont ils n'auraient pas consenti
la répartition.
Ces moyens présentés, avec succès, d'abord par les colons
blancs de Saint-Domingue, avant même que l'Assemblée nationale fût constituée,
et tout récemment par les colons de la Martinique et de la Guadeloupe, ne
seront pas inutilement invoqués par les citoyens de couleur. S'il pouvait y
avoir une exception, elle devrait être à leur avantage, puisqu'ils se sont
présentés beaucoup plus tard, et qu'ils arrivent au moment où l'Assemblée va s4occuper
de leur constitution.
L'intention manifestée des représentants de la nation a
toujours été de voir, d'entendre toutes les parties intéressées, de les
rapprocher les unes des autres, de conserver les droits de tous les citoyens,
de les admettre tous, à la représentation qui leur est due.
En second lieu, comment pourrait-on blâmer les citoyens de
couleur de ne s'être pas réunis dans les colonies ; de n'avoir pas formé ces
assemblées primaires, auxquelles tous les citoyens sont admis, et dans
lesquelles on peut recevoir et donner tous les pouvoirs nécessaires pour constituer
un représentant légal ?
Vous n'ignorez pas, Messieurs, que les lettres de
convocation pour la formation des Etats généraux, n'avaient pas été adressées
dans les colonies ; que, non-seulement on n'y avait point indiqué qu'il ne s'y
était pas formé d'assemblées primaires, mais que, par les lois anciennes, par
les lois encore existantes, il était défendu, sous les peines les plus
sévères, de les provoquer.
Vous savez que cette défense générale dans toutes les
colonies, universelle pour tous les habitants, était encore plus expresse pour
les citoyens de couleur ; que toute assemblée, toute espèce de réunion de leur
part étaient et sont encore réputées et punies comme un attroupement. Mais ce
que vous ignorez peut-être, ce dont votre justice ne pourra qu'être indignée,
c'est que, peu contents de livrer à la rigueur des lois les citoyens de couleur
qui sont accusés, ou même qui paraissent suspects, de les soumettre à la
justice des tribunaux, qui ne sont et nui ne peuvent être composés que de leurs
pareils , les blancs s'érigent en vengeurs des délits qu'il leur plaît de supposer,-les
voies de l'ait leur sont permises, et les citoyens de couleur, victimes de leur
zèle et de leur dévouement pour la chose publique, auraient été, dans cette
circonstance, exposés à périr sous les coups que leurs cruels oppresseurs
auraient jugé à propos de leur porter (1).
(1) On sent bien que nous ne parlons ici que de l'abus. Dans
quelques mains qu'elles reposent, les lois ne perdent rien do leur saint
caractère ; mais, dans les colonies, l'exécution en est exclusivement dévolue
aux blancs ; et l'expérience n'a que trop appris qu'elles sont presque toujours
muettes et sans vigueur, lorsqu'il s'agit de punir les excès des blancs envers
les citoyens de couleur.
Il a donc fallu renoncer, jusqu'à ce qu'il se fût introduit
un nouvel ordre de choses, à toutes assemblées, à toutes réunions partielles
dans les différentes colonies ; il a fallu céder à la nécessité.
Mais était-il juste de renoncer également aux réclamations
légitimes, que les citoyens de couleur sont dans le cas de former, et plus
encore au succès qu'elles doivent avoir ?
Il y aurait de la barbarie à le supposer ; et ces préjugés
affreux, dont les citoyens de couleur se plaignent avec tant d'amertume,
seraient peut-être moins affligeants que le refus désespérant d'une admission à
laquelle ils ont autant de droits que leurs concitoyens.
Au surplus, à défaut de ces assemblées primaires et locales,
à défaut d'une réunion coloniale qu'il ne leur a pas été possible de provoquer,
les citoyens de couleur nouvellement arrivés et résidant actuellement en France
se sont rapprochés, pour s'occuper de leurs intérêts ; il se sont réunis dans
le cabinet, sous la présidence d'un citoyen revêtu d'un caractère public ; ils
étaient et sont encore assez nombreux. Ils ont délibéré, ils ont rédigé des
cahiers, ils ont offert une partie de leur fortune, et ils réaliseront incessamment
leurs offres ; ils ont élu des députés, et ils les présentent à l'Assemblée
nationale.
Cependant les calomnies de leurs ennemis sont parvenues
jusqu'à eux ; ils ont publié que « l'assemblée des citoyens de couleur était
tout au plus composée de douze personnes, que les autres signatures étaient ou
surprises ou supposées. »
Pour écarter, pour dissiper ces bruits injurieux, les
citoyens de couleur ont appelé dans leur assemblée un notaire du Châtelet, et
ils ont réitéré en sa présence, dans un acte authentique, tous les articles de
leurs délibérations. Nous vous prions de vouloir bien l'examiner
Vous y trouverez tout ce que les citoyens de couleur avaient
consigné dans leurs premiers procès-verbaux ; vous y remarquerez l'unanimité
des sentiments et des opinions, l'offre généreuse et volontaire du don
patriotique du 1/4 de leurs revenus, évalué à 6 millions, et de la 50e partie
de leurs propriétés ; vous y trouverez la confirmation, et une nouvelle
élection de leurs députés ; enfin, et c'est ici la preuve la plus formelle delà
calomnie que nous avons été forcés de repousser vous y verrez, qu'au lieu de douze
personnes dont on a prétendu que les assemblées étaient composées, il s'en est
trouvé quatre-vingts, qui ont toutes concouru à la ratification des arrêtés qui
avaient été pris dans les précédentes assemblées.
Voilà, Messieurs, et vous pouvez en juger par l'expédition
des actes qui vous ont été remis, voilà les citoyens qu'on calomnie et que l'on
poursuit avec autant d'acharnement. Ce sont ces mêmes citoyens qu'on voudrait
vouer à la honte, au mépris, à l'oubli ; qu'on voudrait éloigner du milieu des
représentants de la nation ; auxquels on voudrait interdire le droit acquis de
concourir à la formation de la loi et de consentir la répartition de l'impôt.
Votre justice ne se laissera pas séduire par les allégations
de nos ennemis ; elle ne se laissera pas éblouir par leurs promesses ; elle ne
sera pas ébranlée par les craintes chimériques, qu'ils ont cependant le courage
de présenter comme des moyens (1).
(1) Croirait-on qu'ils osent avancer que les préjugés sont
au-dessus de la loi ; qu'ils sauront bien la rendre inutile ; que son
exécution sera dans leurs mains, et que nulle autorité ne pourra les forcer à
reconnaître pour leurs égaux, des gens qu'ils sont accoutumés à traiter avec le
dernier mépris !
Croirait-on que, dans leur impuissance, quelques-uns d'entre
eux ont eu la témérité de tourner leurs regards vers une terre étrangère, comme
si les citoyens de couleur étaient à leur disposition ; comme si les citoyens
de couleur n'avaient pas fait le serment de verser jusqu'à la dernière goutte
de leur sang pour la conservation de l'Etat, et la défense personnelle du
souverain ?
Non, Messieurs, la justice est inaccessible à toutes les
considérations : elle mettra dans sa balance l'homme à côté de l'homme, l'homme libre à côté de l'homme libre, le citoyen sur la même ligne que le
citoyen.
Elle prononcera en faveur des citoyens de couleur comme elle
a prononcé en faveur des colons blancs ; les moyens, les raisons sont absolument
les mêmes.
Les députés de Saint-Domingue ont été élus à Paris.
Les députés de la Martinique ont été élus à Paris.
Les députés de la Guadeloupe ont été élus à Paris.
Pourquoi donc les citoyens de couleur ne pourraient-ils pas
avoir été élus à Paris ?
Les prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait, dans
leurs écrits multipliés, un pompeux étalage de leurs prétendus pouvoirs, ils se
sont fortement appuyés de cette prétendue inspiration qui, SUIVANT EUX, a mis
leurs commettants dans le cas d'effectuer, à 2,000 lieues, ce qui se projetait,
ce qui même n'était pas encore arrêté dans la capitale ; ET ILS ONT RÉUSSI.
Les colons de la Martinique ont été plus modestes ; ET ILS
ONT RÉUSSI.
Les colons de la Guadeloupe ont été beaucoup plus vrais ; et
ils ont également réussi.
Ils ont dit naturellement « qu'ils n'avaient reçu aucun
pouvoir de leur colonie ; qu'ils ne s'étaient déterminés à faire des démarches
que parce que Saint-Domingue avait réussi.
Pour éviter les lenteurs, que nous avons le même intérêt à
prévoir, ils ont fait à Paris une assemblée composée de 36 PERSONNES, qui ne
sont pas toutes résidantes à la Guadeloupe et dont plusieurs n'y ont point de
propriétés. Ils ont imprimé quelques discours. Ils ont arrêté des députations.
Ils ont écrit au Roi, au ministre de la Marine, au premier ministre des
finances ; ils ont reçu, le 8 août 1789, une lettre du ministre de la Marine,
qui leur annonce que, les députés de Saint-Domingue ayant été admis dans l'Assemblée
nationale, il est très-juste qu'ils s'y adressent pour obtenir d'y être
représentés (1). »
(1) Voyez le Rapport adressé à l'assemblée coloniale do la
Guadeloupe, par M. de Curt.
Enfin, ils ont remis une adresse à l'Assemblée nationale, et
ils sont parvenus à faire admettre deux députés.
Ce serait, Messieurs, abuser de vos moments, que d'insister
sur l'identité, sur l'analogie de toutes ces démarches, avec celles des
citoyens de couleur, et plus encore sur les conséquences d'un pareil jugement :
1° Saint-Domingue ayant été admise, il était très juste que
les autres colonies fussent également représentées ; le ministre de la Marine l'avait annoncé.
Mais si cela était très-juste par rapport aux blancs, il
l'est au moins autant pour les citoyens de couleur : ils doivent obtenir une
représentation quelconque. Ils y ont d'autant plus de droits, que leurs
adversaires ont été reçus ; et, qu'abstraction faite du principe qui les
appelle à la jouissance des mêmes avantages, à l'exercice des mêmes droits, il
est de toute justice qu'ils se trouvent continuellement en mesure de les attaquer,
de les combattre ; de donner sur la constitution, qui les intéresse, les
éclaircissements qu'on ne peut attendre que des naturels du pays.
2° Si l'Assemblée nationale a pensé que quelques citoyens de
Saint-Domingue et de la Martinique avaient pu élire leurs députés à Paris ;
Si elle a jugé tout récemment, sur le rapport de M. Barrère
de Vieuzac, « que 36 personnes qui ont déclaré être originaires ou propriétaires
de la Guadeloupe avaient pu élire à Paris et faire admettre 2 députés à
l'Assemblée nationale » ;
A plus forte raison doit-elle décider que les citoyens de
couleur, qui sont 3 fois plus nombreux ; qui ne pouvaient ni se rapprocher dans
les colonies, ni se réunir, sans s'exposer aux peines les plus sévères, ont pu
se rapprocher, s'assembler et nommer, à Paris, les représentants qui demandent
aujourd'hui leur admission.
Indépendamment de leur titre primitif, de leur droit au
fond, de l'infaillibilité des décrets, dont ils ne cesseront de s'étayer, les
citoyens de couleur ont encore l'avantage d'avoir rempli toutes les formalités
que l'on pouvait exiger d'eux.
Leurs assemblées ont été précédées de l'avis qu'ils en ont
fait donner aux chefs de la commune (1) ; leurs délibérations n'ont été décidément
commencées que lorsque les blancs ont refusé de s'unir à eux ; les ministres du
Roi ont été prévenus ; l'Assemblée nationale les a déjà reçus, elle a décrété
en leur faveur la liberté d'assister à la séance, dans laquelle ils ont été
admis ; Leurs Majestés ont bien voulu recevoir, agréer leurs hommages ; le 22
octobre 1789, les citoyens de couleur ont eu l'honneur de leur être » présentés
; Monsieur a également consenti à les recevoir ; en un mot, ils ont fait tout
ce qui était en leur pouvoir : Ils ont fait autant et plus que les
commissaires, les députés des colons blancs ; ils se présentent avec les mêmes
titres, les mêmes droits, le même zèle, et certainement avec plus d'intérêt et
de nécessité. Pourquoi donc y aurait-il dans la décision une différence qui ne
se trouve ni dans les principes, ni dans les faits ?
(1) M. le Maire et M. le commandant général en ont été informés.
Recevez, Messieurs, l'hommage respectueux que nous devons à
vos lumières, et surtout au patriotisme qui vous soutient au milieu des
fonctions honorables et pénibles que nous ambitionnons de partager.
Nous sommes avec la plus profonde vénération, Messieurs,
Vos très-humbles et très-obéissant serviteurs.
De Joly ; Raimond aîné ; Ogé jeune ; Du Souchet de
Saint-Réal ; Honoré de Saint-Albert, habitant de la Martinique ; Fleury,
Commissaires et députés des citoyens de couleur des îles et
colonies françaises.
Paris, ce 23 novembre 1789.
Cependant, Messieurs, l'importance de la question dont il
s'agit, d'où dépend, dans ce moment, le sort des colonies, méritait toute
l'attention du comité ; nous espérons que vous voudrez bien y suppléer, en
ordonnant que toutes les pièces soient déposées préalablement sur le bureau, afin
que l'Assemblée en prenne elle-même communication, ou bien qu'elle ordonne
qu'elles soient remises aux députés des colonies, pour y répondre.
Je demanderai ensuite comment est formée et composée cette
espèce de corporation.
Est-ce des colons ? Ces colons sont-ils affranchis ? De laquelle des quatorze colonies françaises sont ces colons ? Ces colons sont-ils
propriétaires dans les colonies ? Ces colons ont-ils des pouvoirs ? En quel
nombre sont ces pouvoirs ? Sont-ils donnés par des propriétaires libres
résidant dans les colonies ? Ces pouvoirs sont-ils légaux ? Les procurations
qui énoncent ces pouvoirs sont-elles passées par devant notaires ? Sont-elles
légalisées dans les formes prescrites par les juges des lieux ? Quel est l'état
de ces soi-disant colons ? N'est-ce pas, peut-être, celui de la bâtardise,
celui de la domesticité ?
Je demanderai encore si ces hommes, quoique gens de couleur,
ne peuvent pas être nés en France, sans avoir pour cela aucuns rapports,
aucunes propriétés à Saint-Domingue ? Ces gens de couleur ne peuvent-ils pas
être nés dans les colonies étrangères ? Voilà ce qu'avait à examiner,
Messieurs, votre comité de vérification ; c'est à quoi se borne son
institution, toute autre question lui est étrangère et appartient à votre
comité de constitution. Votre comité de vérification ne pourrait pas même vous
proposer, dans cet état de cause, un mode de convocation pour nos assemblées,
sans sortir des bornes qui lui sont prescrites par votre règlement.
Au reste, en supposant à quelques-uns de ces hommes de
couleur toutes les qualités requises pour appuyer leurs réclamations, je leur
demanderai s'ils veulent former une classe particulière, s'ils prétendent à une
distinction d'ordre, si leur projet est de se séparer des communes des colonies
composées d'hommes libres, en sollicitant cette représentation qui détruirait
tous les principes de l'Assemblée nationale ? Je demanderai à laquelle des 14
colonies françaises on voudrait attacher les deux députés privilégiés, proposés
par le comité de vérification ? Je demanderai quel sera le bailliage de ces 14
colonies, que ces deux députés auraient la prétention de représenter ? Je
demanderai, enfin, si l'Assemblée nationale peut enlever aux provinces le droit
de nommer elles-mêmes leurs députés, en permettant à des individus isolés de s'assembler
à cet effet, hors de leur patrie, et d'en faire eux-mêmes le choix le plus
irrégulier ?
D'après toutes cette considération, je me résume et je dis que
s'il est prouvé que les gens de couleur sont propriétaires libres des colonies,
il est prouvé par là même qu'ils composent les communes des colonies, dont la
représentation a été calculée et fixée, par un décret de l'Assemblée nationale,
en raison de la population des communes des colonies ; cette population n'a pas
augmenté depuis ce décret, qui a consacré les droits et l'admission des députés
à l'Assemblée nationale. Les réclamations des gens de couleur ne pourraient
donc être accueillies sans détruire votre premier décret ; et dans cette
hypothèse, la députation des colonies deviendrait tout au plus nulle ; leurs
députés cesseraient, en conséquence, de s'asseoir parmi vous, Messieurs, mais
ce ne serait point assurément une raison pour y faire admettre les gens de
couleur.
En deux mots, ou la nomination des députés des colonies est
légale, ou elle ne l'est pas. Si elle est légale, les gens de couleur sont
représentés parce qu'ils composent les communes ; si elle ne l'est pas, les
députés des colonies doivent se retirer. Voilà à quoi se réduit uniquement la
question qui vous est soumise ; et vous ne pouvez prononcer, sous aucun
rapport, en faveur des gens de couleur, sans attaquer et annuler votre premier
décret d'admission des députés de Saint-Domingue à l'Assemblée nationale. Mais
comme vous l'avez déclaré vous-mêmes irrévocable, je demande que l'Assemblée
décrète qu'il n'y a pas lieu à délibérer.
Et je suis d'autant plus fondé, Messieurs, dans mon opinion,
qu'elle n'est que le résultat de la vôtre.
En effet, Messieurs, rappelez-vous qu'une corporation des plus grands propriétaires des colonies, résidant actuellement en France, a cru
devoir également faire des réclamations à votre tribunal, contre la nomination
des députés de Saint-Domingue, qu'ils ont jugée illégale par le défaut de
convocation de tous les habitants libres, qui composent la colonie de
Saint-Domingue : vous avez rejeté leurs réclamations.
Mais ne seraient-ils pas fondés à se présenter de nouveau aujourd’hui
à votre tribunal, si vous légitimiez la corporation des gens de couleur,
assemblés à Paris ? Ne seraient-ils pas également autorisés à s'assembler dans
le royaume, pour protester contre l'admission illégale de leurs députés, et
n'auraient-ils pas le droit de les rappeler, par la raison qu'ils auraient été
nommés sans convocation et sans leur participation ?
Cet exemple ne serait-il pas dangereux pour d'autres
provinces, dont quelques habitants également isolés, et peut-être mécontents,
se croiraient fondés à s'assembler partout où ils se trouveraient, même hors de
leurs provinces et, à rappeler leurs députés, s'ils le jugeaient nécessaire à
leurs intérêts particuliers ? Que deviendrait alors votre décret, qui enlève ce
droit à nos propres et véritables commettants ?
J'abandonne ces réflexions, Messieurs, à votre sagesse ;
mais permettez-moi seulement de vous observer que l'Assemblée nationale, ayant
rejeté le comité national demandé par les députés des colonies, a manifesté
l'intention où elle est de ne rien préjuger, de ne rien arrêter sur les questions
relatives à la constitution des colonies, qui lui seraient présentées : celle
qui vient d'être soumise à votre examen est sans doute de ce nombre,
puisqu'elle tient essentiellement à la constitution des colonies ; je demande
donc qu'il ne soit rien statué à cet égard par l'Assemblée nationale, que
préalablement elle n'ait reçu du sein des colonies mêmes leurs vœux légalement
manifestés dans un plan de constitution propre à leur régime, qui sera présenté
à l'examen de l'Assemblée nationale.
Je vais vous proposer, en conséquence, un décret, dicté en
ce moment par la prudence ; croyez, Messieurs, qu'il vous conservera à jamais
vos colonies, dont la perte occasionnerait à la métropole des maux
incalculables. Rien ne périclite, rien ne vous presse de prononcer isolément
sur la question prématurée qui vient de vous être présentée ; elle ne pourra
dans aucun temps échapper à votre examen ; elle ne sera point oubliée dans le
plan de constitution qui vous sera proposé par les colonies légalement assemblées,
lorsque vous l'ordonnerez, et que vous pourrez vous en occuper ; votre sagesse,
d'ailleurs, doit rassurer les gens de couleur et dissiper leurs craintes. Les
nègres libres, qui ont Je même droit que les gens de couleur, seront également
appelés ; plus sages que les gens de couleur, plus reconnaissants que leurs enfants,
ils se tiennent à l'écart dans ce moment, mais leur confiance en nous est pour
nous un nouveau titre de défendre leurs intérêts comme les nôtres, ils nous
seront toujours aussi chers ; nous en contractons avec eux un nouvel engagement
dans le sanctuaire même des représentants de la nation.
Nous serons fidèles à notre serment.
Voici donc le décret que je propose :
L'Assemblée nationale, considérant la différence absolue du
régime de la France à celui de ses colonies, déclarant par cette raison que plusieurs
de ses décrets, notamment celui des droits de l'homme, ne peuvent convenir à
leur constitution, a décrété et décrète que toute motion relative à la
constitution des colonies, serait suspendue et renvoyée à l'époque où elle
recevra du sein même de ses colonies leurs vœux légalement manifestés dans un
plan de constitution qui sera soumis à un sérieux examen de l'Assemblée
nationale, avant d'être décrété.