jeudi 22 octobre 2020

22 Octobre 1789 : Une délégation d’hommes de couleur (propriétaires) vient réclamer à l’Assemblée l’égalité des droits (trop tard)

Société des amis des Noirs

Quelques rappels utiles

    Souvenons-nous, le 20 août 1789 dernier, une association de colons esclavagistes avait fondé le club Massiac à Paris. Ces propriétaires d’exploitations situées dans les Caraïbes, s’inquiétaient des travaux de l’Assemblée et plus particulièrement de ceux portant sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ils entendaient bien peser sur les décisions de l’Assemblée.

    Quelques jours plus tard, le 29 août, avait été créée l'Assemblée des citoyens de couleur des îles et colonies françaises, qui était devenue le 12 septembre, la Société des colons américains. Je vous renvoie aux articles de ces dates.

Adresse du 18 Octobre 1789

Et quelques précisions encore plus utiles...

    Ne nous méprenons pas malgré tout sur la situation de ces citoyens de couleur. Il s’agissait de propriétaires, possédant eux aussi des esclaves !

    Même s’ils étaient placés dans une situation juridique inférieure à celle des "blancs", ils appartenaient à une classe sociale très dynamique économiquement en cette fin du XVIIIème siècle à Saint-Domingue, en Martinique et dans une moindre mesure en Guadeloupe et en Guyane. Il y avait un transfert croissant de propriétés de terres et d’esclaves des "blancs" vers les gens de couleur.

    Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, dans les années 1780, les libres de couleur participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne. Les libres de couleur possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue et 5 % en Guadeloupe, à la fin du XVIIIe siècle. Ceux de la Martinique étaient dans une situation intermédiaire entre la Guadeloupe et Saint-Domingue. A Saint-Denis de la Réunion, 61 % des chefs de familles libres de couleur recensés possédaient des esclaves.

Source : https://journals.openedition.org/lrf/1403

    C’était d’ailleurs pour ces raisons que le 26 août 1789, Julien Raymond, un quarteron (individu ayant trois grands parents blancs et un noir) libre de Saint Domingue, avait été est reçu au Club Massiac, pour leur proposer un accord qui préserverait la traite et l’esclavage en accordant l’égalité des droits civiques aux libres de couleur.

    Les libres de couleurs demandaient qu’il n’existât plus que deux classes d’individus, les citoyens quelle que soit leur couleur et les esclaves. Ils réclamaient également l’affranchissement de tous les métissés. Il fut reçu froidement. Le président lui demanda s’il avait des pouvoirs réguliers ; Raymond dut reconnaître que non et se retira.

    A noter que le club Massiac reçu le lendemain l’abbé de Paroy qui proposa à son tour que l’on concède certains droits aux libres de couleur arguant : il est bon de leur témoigner une espèce de considération, de les ménager. Le moment d’en avoir besoin est peut-être plus proche qu’on ne croit… »

Lire également l'article du 28 Novembre 1789.


Revenons à ce 22 octobre.

         Etienne de Joly         

    
Ce 22 octobre 1789, les libres de couleur de Paris présentent pour la première fois leurs doléances devant l’Assemblée nationale.

    Ce sera Monsieur Dejoly qui parlera en leur nom. Dejoly était un avocat connu aux Conseils, secrétaire de la Commune depuis le 27 juillet 1789. Né dans l’Hérault, sa famille était originaire de l’Aveyron (il était "blanc", vous l'avez compris). Il avait également des relations d’affaire et de famille avec Saint-Domingue. Dans ses mémoires, Dejoly écrira qu’il s’était occupé à partir d’octobre 1789 des « citoyens de couleurs », laissant à la Société des Amis des Noirs (dont il était également membre depuis janvier 1789), le soin d’obtenir l’amélioration de la condition des esclaves, voire la suppression de la traite, puis de l’esclavage. Dejoly croyait possible de tourner les nombreuses difficultés que soulèverait le problème de l’émancipation des noirs en s’attaquant à celui, beaucoup plus simple, en apparence, de l’égalité des gens de couleurs libres.

    Pour en apprendre plus, je vous conseille de lire les quelques pages de ce cahier des Annales historiques de la Révolution française (23e Année, n° 121 (Janvier-Mars 1951), pp. 48-61). Il vous suffit de cliquer sur l'image ci-dessous. La consultation des archives de ce site est libre, si vous vous connecter avec une adresse Gmail, ou si vous créez un compte. C'est une vraie mine d'or !


    Mais, c’est aussi ce 22 octobre 1789, que le suffrage censitaire a été instauré et les libres de couleur vont être écartés de la représentation nationale au motif qu’ils sont déjà représentés par les planteurs blancs. Le manque de sympathie pour la cause de ces libres de couleurs peu peut-être s’expliquer par le fait que 15 % des députés ont des propriétés dans les colonies et qu’un nombre encore plus grand a des intérêts dans le commerce colonial...

Sources : 


Voici le procès-verbal de cette séance de l'Assemblée :

Une députation des citoyens, gens de couleur, propriétaires dans les colonies françaises, a été introduite à la barre, et a demandé à jouir de tous les avantages des citoyens.

M. de Joly, an nom de la députation, a donné lecture de l'adresse suivante :

« Nosseigneurs, les citoyens libres et propriétaires, de couleur, des îles "et colonies françaises, ont l'honneur de vous représenter :

« Qu'il existe encore, dans une des contrées de cet empire, une espèce d'hommes avilis et dégradés, une classe de citoyens voués au mépris, à toutes les humiliations de l'esclavage, en un mot, des Français qui gémissent sous le joug de l'oppression.

« Tel est le sort des infortunés colons américains, connus dans les îles sous le nom de mulâtres, quarterons, etc.

« Nés citoyens et libres, ils vivent étrangers dans leur propre patrie. Exclus de toutes les places, de toutes les dignités, de toutes les professions, on leur interdit jusqu'à l'exercice d'une partie des arts mécaniques ; soumis aux distinctions les plus avilissantes, ils trouvent l'esclavage au sein même de la liberté.

« Les Etats généraux ont été convoqués.

« Dans toute la France on s'est empressé de seconder les vues bienfaisantes du monarque : les citoyens de toutes les classes ont été appelés au grand œuvre de la régénération publique ; tous ont concouru à la formation des cahiers, et à la nomination des députés chargés de défendre leurs droits et de stipuler leurs intérêts.

« Le cri de la liberté a retenti dans l'autre hémisphère.

« Il aurait dû, sans doute, étouffer jusqu'au souvenir de ces distinctions outrageantes entre les citoyens d'une même contrée ; il n'a fait qu'en développer de plus odieuses encore.

« Pour l'ambitieuse aristocratie, la liberté n'est que le droit de dominer, sans partage, sur les autres hommes.

« Les colons blancs ont agi conformément à ce principe, et tel est encore aujourd'hui le mobile constant de leur conduite.

« Ils se sont arrogé le droit de s'assembler et d'élire des représentants pour les colonies.

« Exclus de ces assemblées, les citoyens de couleur ont été privés de la faculté de s'occuper de leurs intérêts personnels, de délibérer sur les choses qui leur sont communes, et de porter à l'Assemblée nationale leurs vœux, leurs plaintes et leurs réclamations.

« Dans cet étrange système, les citoyens de couleur se trouveraient représentés par les députés des colons blancs, quand il est constant, d'un côté, qu'ils n'ont point été appelés à leurs assemblées partielles, et qu'ils n'ont confié aucun pouvoir à ces députés, et que d'un autre côté, l'opposition d'intérêts malheureusement trop évidente rendrait une pareille représentation absurde et contradictoire.

« C'est à vous, Nosseigneurs, à peser ces considérations ; c'est à vous à rendre à des citoyens opprimés les droits dont on les a injustement dépouillés ; c'est à vous d'achever glorieusement votre ouvrage, en assurant la liberté des citoyens français dans l'un et l'autre hémisphère.

« Instruits par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, les colons de couleur ont senti ce qu'ils étaient ; ils se sont élevés à la dignité que vous leur aviez assignée ; ils ont connu leurs droits, et ils en ont usé.

« Ils se sont réunis ; ils ont rédigé un cahier qui contient toutes leurs demandes ; ils y ont consigné des réclamations dont les bases sont établies dans le code que vous avez donné à l'univers ; ils en ont chargé leurs députés ; et ils se bornent, en ce moment, à solliciter, dans cette auguste Assemblée, une représentation nécessaire pour être en état d'y faire valoir leurs droits, et surtout d'y défendre leurs intérêts contre les prétentions tyranniques des blancs.

« Pour demander cette représentation, les citoyens de couleur ont évidemment les mêmes titres que les blancs.

« Comme eux, ils sont tous citoyens, libres et français ; l'édit du mois de mars 1685 leur en accorde tous les droits, il leur en assure tous les privilèges ; il veut «que les affranchis (et à plus forte raison leurs descendants) méritent une liberté acquise ; que cette liberté produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle à tous les Français. » Gomme eux, ils sont propriétaires et cultivateurs ; comme eux, ils contribuent au soulagement de l'Etat, en payant les subsides, en supportant toutes les charges qui leur sont communes avec les blancs ; comme eux, ils ont déjà versé et ils sont prêts à verser leur sang pour la défense de la patrie ; comme eux enfin, et toujours avec moins d'encouragement et de moyens, ils ont multiplié les preuves de leur patriotisme.

« Tout récemment encore, malgré l'oppression sous laquelle ils gémissent, malgré les efforts combinés de leurs adversaires, les citoyens de couleur ont eu la générosité de députer auprès des blancs, de leur proposer le pacte qu'ils viennent soumettre à votre justice, et ils ont eu la douleur de se voir repousser avec le mépris dont on les a toujours accablés.

« Par un dernier effort, et nous devons le publier, c'est de tous ceux qu'ils ont faits celui qui coûte le moins à leur cœur, parce qu'ils brûlent du désir de travailler pour la cause commune ; les citoyens de couleur ont voté, et ils déposent ici, par nos mains, la soumission solennelle de subvenir aux charges de l'Etat pour le quart de leurs revenus ; ils déclarent avec vérité que ce quart forme un objet de 6 millions. Ils ont encore voté un cautionne¬ ment de la cinquantième partie de leurs biens pour l'acquit des dettes de l'Etat ; ils vous supplient d'en agréer l'hommage, et de leur indiquer incessamment les moyens de le réaliser.

« Loin de nous cependant toute idée, tout esprit d'intérêt personnel ; les citoyens de couleur n'entendent point faire ces offres pour entraîner votre jugement.

« Ils vous supplient, Nosseigneurs, de les oublier, pour ne vous attacher qu'à la rigueur des principes.

« Ils ne demandent aucune faveur.

« Ils réclament les droits de l'homme et du citoyen ; ces droits imprescriptibles, fondés sur la nature et le contrat social ; ces droits que vous avez si solennellement reconnus et si authentiquement consacrés, lorsque vous avez établi pour base de la Constitution : « que tous « les hommes naissent et demeurent libres et « égaux en droits ;

« Que la loi est l'expression de la volonté générale ; que tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ;

« Que chaque citoyen a le droit, par lui ou ses « représentants, de constater la nécessité de la « contribution publique, et de la consentir librement. »

« Prétendrait-on repousser ces maximes fondamentales, en opposant l'intérêt des blancs et celui des colonies ? Serait-ce donc par les calculs d'un intérêt sordide, qu'on voudrait étouffer la voix de la nature ?

« N'y reconnaît-on pas le langage de l'ambition et de la cupidité, qui n'estiment la prospérité de l'Etat qu'à raison de leurs jouissances personnelles ?

« Mais ce n'est pas encore ici le lieu de se livrer à des discussions sérieuses sur le fond des droits des citoyens de couleur.

« Lorsque vous aurez admis leurs réclamations préliminaires, lorsqu'ils seront descendus dans l'arène pour combattre leurs adversaires, ils démontreront facilement que l'intérêt légitime des blancs eux-mêmes se réunit à celui des colonies, pour assurer l'état et la liberté des citoyens de couleur, parce que le bonheur d'un Etat consiste dans la paix et l'harmonie des membres qui le composent, et qu'il ne peut y avoir de véritable paix et de bonne union entre la force qui opprime et la faiblesse qui cède, entre le maître qui commande et l'esclave qui obéit.

« Encore une fois, Nosseigneurs, les citoyens de couleur se bornent, dans ce moment, à réclamer un droit de représentation ; ils le tiennent également de la nature et de la loi ; ils espèrent, avec une entière confiance, recevoir, dans votre décision, la confirmation de titres aussi inviolables.

Signé : De Joly, président ; Fleury de Saint-Albert, Régnier, Dusouchet, de Saint-Rëal, Ogé jeune, Hellot, Raimond, Porzat, secrétaires. »

M. le Président a répondu : Aucune partie de la nation ne réclamera vainement ses droits auprès de l'Assemblée de ses représentants : ceux que l'intervalle des mers, ou les préjugés relatifs à la différence d'origine semblent placer plus loin de ses regards, en seront rapprochés par ces sentiments d'humanité qui caractérisent toutes ses délibérations, et qui animent tous ses efforts.

Laissez sur le bureau vos pièces et votre requête : il en sera rendu compte à l'Assemblée nationale.

La séance est accordée à la députation des gens de couleur.


Il faudra attendre la République et le 4 février 1794 pour que l’esclavage soit aboli dans toutes les colonies. La qualité de citoyen français sera alors attribuée à tous les hommes, domiciliés dans les colonies, sans distinction de couleur. Ils jouiront tous des droits assurés par la Constitution et implicitement, la traite sera abolie.

Libres aussi, mais en 1794.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand