jeudi 22 octobre 2020

22 Octobre 1789 : « Les machines de travail » sont interdites de vote (Il n'y aura pas de suffrage universel).


L'urne et le fusil (1848)
    Ce 22 octobre 1789, les députés débattent sur le projet électoral, plus particulièrement sur l'éligibilité aux assemblées municipales. La possibilité du suffrage universel est écartée. Seuls auront droit de voter les citoyens actifs payant une contribution directe minimum. Les « machines de travail » (1), comme les appelle l’abbé Sieyes, ne seront pas électeurs.
(1) Dire de l’Abbé Sieyès sur la question du Veto royal à la séance du 7 septembre 1789

Le fusil et/ou le vote...

    La gravure ci-contre est anachronique puisqu'elle fait référence aux élections de 1848, mais je la trouve très évocatrice. Sa légende dit : « Ça c’est pour l’ennemi du dehors, pour le dedans, voici comme l’on combat loyalement les adversaires… » (le fusil et le vote). Le suffrage censitaire fera que longtemps encore, le peuple ne disposera que de la violence pour faire valoir ses droits, hélas.


Le débat des députés de 1789

Abbé Grégoire

    Les seuls à s’opposer à ce projet seront (bien sûr), L’abbé Grégoire, Duport et (évidemment) Robespierre. Il faudra attendre la Convention montagnarde de Robespierre et la Constitution républicaine de juin 1793, pour que le suffrage universel soit instauré. En attendant, le peuple continuera de ne disposer que des émeutes, que l’on n’appelle pas encore des manifestations, pour pouvoir s’exprimer, et ce, dans les limites répressives de loi martiale promulguée ce jour même.

    Le résultat de cette discrimination par l'argent, fera que lors des élections de 1791, on comptera 4.298.360 citoyens actifs autorisés à voter, contre environ 3.000.000 de citoyens passifs, interdits de vote. Rappelons également l'absence des femmes, qui sous l’ancien régime votaient également dans les Assemblées populaires, ne pourront plus voter du tout. J'en reparle plus bas).

    Je vous engage à lire l’extrait ci-dessous, qui rapporte la discussion entre les députés de l’Assemblée. Une fois de plus on discerne la faille qui ne cessera de grandir, entre les monarchistes pour lesquelles seule la propriété définie le citoyen ; et les futurs républicains pour lesquels, comme la formule si joliment l’abbé Grégoire : "il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français" pour avoir le droit de voter.

Urne de vote datant de 1600, en Italie

Réfléchissons un peu

    Ce sujet donne effectivement à réfléchir. On peut éventuellement comprendre cette peur du peuple qui sommeille chez la plupart des députés. Le peuple était pour beaucoup d’entre eux un concept vague, voire une ressource ou une force de travail ; indispensable pour produire, mais inapte à la réflexion. Peut-être, en souvenir de la première tentative de démocratie athénienne, craignent-ils également le populisme et la démagogie, de certains politiciens qui sauraient habilement manipuler le peuple ? Il y en aura, bien sûr. Mais normalement, dans une société juste, où le peuple est satisfait, les démagogues ne font guère long feu.       L’expression « aristocratie des riches » apparait plusieurs fois lors des échanges, dans la bouche des opposants bien sûr ; et c’est bien une sorte de ploutocratie effectivement qui naîtra de cette première révolution française. 

   A noter que cette peur du peuple redouble lorsqu’il s’agit de la partie féminine dudit peuple ! Cette prudence à l'égard des femmes, perdurera même en période républicaine. La principale raison de cette mise à l’écart, évoquée dans de nombreux ouvrages, est que les femmes restèrent très longtemps sous l’emprise de l’Eglise, et que durant très longtemps, l’Eglise fut une ennemie avouée de la République. Le curé se faisait le truchement des condamnations du Pape et menaçait les malheureuses de la damnation éternelle si elles devenaient républicaines. Cette emprise dura fort longtemps. Je me souviens encore de l’époque où le dimanche matin dans certains villages, les hommes allaient au café discuter politique, tandis que les femmes allaient à la messe.


Mais revenons à nos députés de 1789 et lisons cet échange passionnant :

Discussion sur l'éligibilité aux assemblées municipales, lors de la séance du 22 octobre 1789

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5218_t1_0478_0000_8

"La deuxième qualité proposée par le comité est d'être âgé de vingt-cinq ans accomplis.

M. Le Chapelier. Les circonstances présentes, les réformes qui seront faites dans l'éducation publique, peuvent faire espérer que bien avant l'âge de vingt-cinq ans les hommes seront capables de remplir des fonctions publiques, et je pense que la majorité devrait être fixée à vingt et un ans.

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau. La majorité diffère dans plusieurs provinces ; il faut que le droit d'éligibilité soit uniforme. Une loi ne doit jamais varier par des circonstances accidentelles. On doit donc déterminer l'âge de majorité, et je pense qu'il peut être fixé à vingt-cinq ans.

L'Assemblée décrète la seconde qualité d'éligibilité comme il suit :

«Être âgé de vingt-cinq ans. »

On passe à la troisième qualité :

«Être domicilié dans le canton, au moins depuis un an. »

M. Lanjuinais. Le mot domicilié est trop indéterminé ; il y a domicile de droit et domicile de fait ; il faut laisser l'alternative* et rédiger ainsi l'article, à moins d'être domicilié de fait ou de droit, et compris au rôle d'impositions personnelles dans le canton.

M. le duc de Mortemart. Il faut laisser la liberté du choix, et mettre simplement : d'avoir un domicile.

M. Dubois de Crancé. Il est important de rendre aux habitants des campagnes tous leurs droits, ou bien vous détruirez l'édifice qui vous a coûté tant de peines. Arrêtez donc qu'il faut avoir dans les campagnes un domicile de fait, au moins depuis un an pour y exercer les droits de citoyen actif.

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau, J'applaudis à ces réflexions ; mais je crois qu'il est nécessaire de maintenir entre les villes et les campagnes une certaine fraternité. Les campagnes alimentent les villes. ; les villes portent le numéraire dans les campagnes. Je propose en conséquence de rédiger ainsi l'article :

«Avoir déposé au registre de la municipalité, depuis un an, sa déclaration, qu'on est domicilié daus le canton, et y habiter au moins pendant quatre mois chaque année. »

M. Popuius expose à l'appui de la nécessité du domicile, que l'attachement au local et la connaissance du local sont indispensables pour exercer des droits dans le canton.

M. Malès. J'ajoute que le contraire ne pourrait que favoriser trois espèces d'hommes peu dignes de faveur : les courtisans, les agioteurs et les financiers.

M. Biauzat propose de retrancher le mot canton, et d'y substituer un terme générique.

Plusieurs amendements sont encore proposés.

L'Assemblée décide qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur les amendements, et décrète la condition d'éligibilité en ces termes :

« La troisième qualité requise pour être éligible consiste à être domicilié de fait dans l'arrondissement des assemblées primaires, au moins depuis un an. »

Quatrième qualité d'éligibilité :« Payer une imposition directe de la valeur locale de trois journées de travail. »

M. l'abbé Grégoire attaque cet article ; il redoute l'aristocratie des riches, fait valoir les droits des pauvres, et pense que pour être électeur ou éligible dans une assemblée primaire, il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français.

Adrien Duport

M. Duport. Voici une des plus importantes questions que vous ayez à décider. Il faut savoir à qui vous accorderez, à qui vous refuserez la qualité de citoyen.

Cet article compte pour quelque chose la fortune qui n'est rien dans l'ordre de la nature. Il est contraire à la déclaration des droits. Vous exigez une imposition personnelle, mais ces sortes d'impositions existeront elles toujours ? Mais ne viendra-il pas un temps où les biens seuls seront imposés ? Une législature, ou une combinaison économique pourrait donc changer les conditions que vous aurez exigées.

M. Biauzat. Vous déterminez à la valeur d'un marc d'argent la quotité de l'imposition pour être député à l'Assemblée nationale. Pourquoi ne pas suivre le même mode pour les autres assemblées ? Indiquez donc pour les assemblées primaires une contribution équivalente à une ou deux onces d'argent.

Maximilien Robespierre

M. Robespierre. Tous les citoyens, quels qu'ils soient, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. Rien n'est plus conforme à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n'est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen. Si celui qui ne paye qu'une imposition équivalente à une journée de travail a moins de droit que celui qui paye la valeur de trois journées de travail, celui qui paye celle de dix journées a plus de droit que celui dont l'imposition équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors celui qui a 100,000 livres de rente a cent fois autant de droit que celui qui n'a que 1,000 livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets que chaque citoyen a le droit de concourir à la loi, et dès lors celui d'être électeur ou éligible, sans distinction de fortune.

M. Dupont (de Nemours). Le comité de Constitution a commis une erreur en établissant des distinctions entre les qualités nécessaires pour être électeur ou éligible.

Pour être éligible, la seule question est de savoir si l'on paraît avoir des qualités suffisantes aux yeux des électeurs. Pour être électeur il faut avoir une propriété, il faut avoir un manoir. Les affaires d'administration concernent les propriétés, les secours dus aux pauvres, etc. Nul n'y a intérêt que celui qui est propriétaire ; les propriétaires seuls peuvent être électeurs. Ceux qui n'ont pas de propriétés ne sont pas encore de la société, mais la société est à eux.

M. Defermon. La nécessité de payer une imposition détruirait en partie la clause de la majorité, car les fils de famille majeurs ne payent pas d'impositions. La société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait naissance à l'aristocratie des riches qui sont moins nombreux que les pauvres. Comment d'ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ? Je demande la suppression de cette quatrième qualité.

M. Démeunier combat, au nom du comité, les diverses objections faites contre cette condition.

En n'exigeant aucune contribution, dit-il, on admettrait les mendiants aux assemblées primaires car ils ne payent pas de tribut à l'Etat ; pourrait-on d'ailleurs penser qu'ils fussent à l'abri de la corruption ? L'exclusion des pauvres, dont on a tant parlé n'est qu'accidentelle ; elle deviendra un objet d'émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage que l'administration puisse en retirer. Je ne puis admettre l'évaluation de l'imposition par une ou deux onces d'argent. Celle qui serait faite d'après un nombre de journées deviendrait plus exacte pour les divers pays du royaume, ou le prix des journées varie avec la valeur des propriétés.

La rédaction du comité pour la quatrième condition est adoptée."


La motion de Duport.

En complément de ce déjà long article, je vous propose également de lire la motion de Duport, qui a été jointe au PV de la séance. Je me suis permis de surligner en rouge certains passages que je trouve fort beaux :

Motion de M. Duport sur l'organisation des assemblées provinciales et des municipalités

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_6403_t1_0480_0000_5

 

M. Duport (1). Messieurs, j'avais proposé, il y a deux mois, de commencer notre travail par l'organisation des assemblées provinciales et des municipalités. Ma motion, qui a été imprimée et distribuée contient mes motifs à cet égard. L'Assemblée nationale a pensé différemment. Il faut, sans jeter d'inutiles regards sur le passé, partir du point où nous sommes, pour voir à ce qu'exigent les circonstances présentes et le temps qui doit les suivre.

(1) La motion de M. Duport, qui est comme une suite à celle qu'il a développée le 30 septembre précédent n'a pas été insérée au Moniteur.

Votre comité, Messieurs, vous a proposé un plan d'organisation des assemblées provinciales ; je ne m'explique point sur le mérite des combinaisons qu'il renferme, je le trouve impraticable, et dangereux dans quelques circonstances.

On ne sentira que trop aisément les difficultés des 80 divisions. Il serait à désirer sans doute que la France entière soit partagée, sans avoir égard aux anciennes divisions qui maintiennent l'esprit des provinces, et fortifient contre l'esprit public les intérêts particuliers et locaux. Il serait heureux que les habitants de l'empire oubliassent toutes ces dénominations qui les distinguent entre eux, pour ne plus se rappeler que celles qui les unissent. En un mot, qu'au lieu de Bretons et de Provençaux, il n'y ait plus que des Français.

Sans doute un gouvernement énergique (2), placé dans une Constitution libre et forte, un gouvernement, dont les peuples auraient déjà éprouvé la douceur et la bonne foi, pourrait se livrer à cette grande et brillante entreprise ; mais au moment où, dans la dissolution de tous les pouvoirs, les hommes sont, comme malgré eux, entraînés vers les anciennes liaisons, qu'ils s'y rattachent plus fortement que jamais ; lorsque le gouvernement n'a pas la force de les rallier à lui, et qu'il ne sait pas offrir à leurs yeux l'imposant spectacle d'une seule patrie, d'un seul intérêt, d'une grande et majestueuse association ; vouloir alors rompre les seuls liens qu'ils aient entre eux, ne serait-ce pas augmenter dans tout le royaume le trouble et la confusion, fournir aux mécontents des prétextes et des occasions, et aux malintentionnés des moyens pour empêcher l'ordre de se rétablir, et cette heureuse liberté après laquelle on soupire si fortement, et dont on ne jouit qu'en vivant sous des lois justes et populaires ?

(2) Je suis contraint de l'avouer, parce qu'un plus long silence serait criminel. Jamais l'Etat ne pourra se relever, ni reprendre aucune énergie avec la conduite faible et équivoque des ministres actuels, remplis des anciennes idées de ministère et d'autorité, occupés à en rassembler quelques parties, au lieu de la puiser tout entière dans la Constitution même. Cherchant à augmenter les fautes de l'Assemblée nationale, exécutant avec négligence ses décrets, au lieu de ramener sur elle-le respect et la vénération des peuples, voulant se faire une sorte d'autorité morale pour 1 opposer ensuite à l'Assemblée. D'autre part, ne prenant aucun parti sur les hommes et sur les choses, laissant ignorer en cela aux peuples s'ils approuvent qu'ils soient libres, ou plutôt n'attribuant leur consentement à la Constitution qu'aux circonstances qui les y obligent ; en un mot, laissant par faiblesse ou par calcul le gouvernement sans force et sans couleur, afin de le tenir près de toutes les circonstances qui peuvent arriver. Le royaume, je le répète, est prêt à se dissoudre et à périr par le relâchement de toutes les parties, si au plus tôt le ministère ne change pas de conduite, ou si on ne change pas de ministère.

On peut atteindre par des moyens plus simples à une partie des avantages que présente le plan qui est proposé. Pour rendre l'administration plus facile et la rapprocher davantage des peuples, il convient sans doute de diviser quelques provinces en plusieurs chefs-lieux d'administration. Il est des provinces où ces divisions sont indiquées par la différence du sol et de la culture ; plusieurs le désirent déjà, et dans un comité composé de membres de chaque généralité, il sera aisé d'en convenir. Ce plan est simple à concevoir et simple à exécuter ; il prévient également et le retour à d'anciens privilèges et l'aristocratie des grands corps. L'on verra par la suite qu'il a l'avantage d'être réalisé dans toute la France, en peu de temps.

Je passe aux véritables inconvénients du plan proposé, et aux dangers dont il menace notre liberté politique. Je les réduis à trois principaux.

Le premier et le plus grand de tous, est d'avoir établi trois degrés d'élection, soit pour l'Assemblée nationale, soit pour les assemblées provinciales.

Dans tous nos calculs politiques, revenons souvent, Messieurs, à l'humanité et à la morale. Elles sont aussi la base de toutes les combinaisons utiles à la société, que le fondement de toutes les affections bien ordonnées. Rappelons-nous ici le grand principe trop tôt oublié, que c'est pour le peuple, c'est-à-dire pour la classe la plus nombreuse de la société, que tout gouvernement est établi ; le bonheur du peuple en est le but, il faut donc qu'il influe, autant qu'il est possible, sur les moyens de l'opérer.

Il serait à désirer qu'en France, le peuple pût choisir lui-même ses représentants, c'est-à-dire les hommes qui n'ont d'autres devoirs que de stipuler ses intérêts, d'autre mérite que de les défendre avec énergie.

On calomnie le peuple en lui refusant les qualités nécessaires pour choisir les hommes publics. Les talents et les vertus qui embellissent l'humanité ne peuvent au contraire se développer, sans affecter le peuple ; il est comme le terme auquel aboutissent la justice, la générosité, l'humanité. Il est à portée d'apprécier ces rares qualités, non par des notions abstraites, mais par l'épreuve plus sûre de l'-expérience et d'un sentiment personnel.

Il est pourtant comme impossible, je l'avoue, de faire concourir tous les hommes d'un pays au choix de leurs représentants, et dans les pays où la représentation immédiate est en usage, comme en Angleterre et en Amérique, on a restreint, au moins en très-grande partie, aux seuls propriétaires, la faculté d'y concourir. Cette condition semble être une garantie de la bonté du choix. Nous ne sommes pas dans le cas de l'adopter pour nous, puisque l'on est généralement disposé à admettre un degré dans l’élection. Là les choix s'épurent, et les reproches que l'on fait aux élections tumultuaires n'ont plus lieu.

Mais vouloir établir trois degrés pour la représentation nationale ou administrative, c'est, à mon sens, dénaturer la Constitution qui va s'établir, en bannir tout l'esprit populaire, y substituer l'aristocratie des riches, favoriser les intrigues secrètes, les seules dangereuses, puisqu'elles ont pour base l'intérêt particulier. Les mandataires du peuple cessant d'être responsables de leurs choix au peuple, cessent aussi d'être mus par ces motifs d'espérance et de crainte qui les portent à le bien traiter, à être justes et bons, généreux et humains. Et pourtant, lorsqu'on considère que des hommes honnêtes et éclairés diffèrent entièrement dans leurs combinaisons politiques, on se sent quelquefois moins porté à s'y attacher, on en détourne comme involontairement ses idées ; mais il est un point où les âmes énergiques et sensibles se retrouvent, je veux dire la noble et sublime entreprise de restituer au peuple ses droits, et d'améliorer le sort des campagnes. Les peuples y seront plus heureux, si les hommes riches, qui y vivent avec eux, y sont plus humains, plus justes, plus généreux, s'ils sont forcés de leur plaire et d'en être considérés. Ils seront forcés de leur plaire et d'en être considérés, si leur existence politique, les places qui permettent de figurer dans la société sont données par le peuple, et sont le prix des soins que l'on aura pris pour s'en faire aimer. Que notre Constitution, Messieurs, ait une base populaire, que ses principaux éléments soient calculés sur l'intérêt constant du peuple ; assez tôt comme toutes les autres, elle tendra à favoriser les riches et les hommes puissants. Le peuple dans nos sociétés modernes n'a pas le temps de connaître ses droits, il s'en remet à des riches du soin de les défendre, et il continue à travailler pour les faire vivre. Si nous n'avions fait que changer d'aristocratie, si je voyais s'évanouir ces espérances auxquelles j'ai sacrifié mon repos, mon état, ma fortune, plus encore peut-être. . . .

Le second défaut du plan ne me paraît devoir être relevé que parce que quelques bons esprits m'ont semblé n'en être pas frappés. C'est à mon gré donner beaucoup de consistance à une plaisanterie, que d'obliger la nation entière d'élire nécessairement de nouveaux membres à chaque législature. Je ne parle pas ici des assemblées d'administration, car tout le monde convient qu'il est sans danger, qu'il est utile même qu'elles puissent se renouveler par tiers ou par moitié. Ainsi il n'est pas besoin de s'étendre sur cet article, je me borne à ce qui regarde les Assemblées législatives.

On s'exagère beaucoup le nombre d'hommes qui dorénavant se mettront sur les rangs pour être élus et jouir deux ans seulement de l'honorable mais pénible fonction de représentant. Avant tout, l'intérêt national exige qu'il se forme des hommes publics, de ces hommes disposés à sacrifier leur repos, leur fortune, leur réputation même ; qui sachent rester indépendants au milieu des séductions, préférer l'intérêt général non-seulement au leur propre, mais à celui de leur province et de leur canton. La législature autrement sera formée d'hommes indifférents, qui verront le choix qu'on a fait d'eux comme un moment heureux de leur vie, où ils quittent leur pays pour se mêler aux grands intérêts de l'empire. Cet instant ne se liera dans leur esprit ni avec leurs travaux passés, ni avec leurs occupations futures. Etrangers à la suite des affaires, n'en connaissant pas l'origine, n'en devant pas suivre les conséquences, ils ne se sentiront pas responsables du destin de la France, après avoir exercé une si courte, si faible influence ; et que peut-on attendre d'hommes pour lesquels il n'y a point de récompenses, ni de motifs de bien agir, sur lesquels l'opinion n'a pas le temps d'asseoir un jugement sain et dont les actions n'ont ni liaison, ni moralité ?

Dans une sage Constitution, le ministère est nécessairement uni (3). Quelle force n'aura-t-il pas contre des nouveaux individus qui viendront sans cesse s'essayer avec eux à une lutte aussi inégale que dangereuse sans être préparés à combattre, sans être prémunis contre les dangers de la séduction et les détours de l'intrigue, sans intérêt, sans motif de les approfondir, et privés de cette confiance que donne une longue estime, l'habitude de la résistance et l'appui de l'opinion qui seules peuvent faire entreprendre des travaux importants et s'opposer avec courage aux entreprises du despotisme : le ministère commencera ses entreprises au moment où une législature lui paraîtra favorable à ses projets par sa faiblesse, et il attendra d'être délivré de ces hommes rares qu'on trouve disposés toujours à défendre les droits des peuples, et qui n'ont d'autre ambition que celle de résister à l'autorité. Ces hommes ne peuvent jamais être dangereux, puisque le peuple reprend si souvent le pouvoir de les juger et de les élire, ou de les rejeter.

(3) L'espèce de liberté, dont on jouissait en France avant l'heureuse Révolution, était en grande partie fondée sur la division du ministère, comme le repos de la terre sur la guerre des tyrans entre eux. Dans une Constitution forte et libre, tout doit être ordonné pour un même but, tout doit concourir à former la même volonté. En Angleterre, les ministres sont tellement unis, que le roi est obligé de les renvoyer tous, quand il veut en renvoyer un : c'est une société d'hommes rassemblés par les mêmes vues et dans les mêmes principes. Il n'y a point d'accord, point d'énergie, point de liberté, point de responsabilité, surtout dans une monarchie où cette maxime n'est pas en vigueur,

Le plan de votre comité contre le vœu de plusieurs de ses membres et l'intention de tous fortifie ainsi le ministère contre la nation. Il ôte â celle-ci ses meilleurs défenseurs, il la prive encore de la faculté d'exprimer un vœu approbatif de la conduite de ses représentants, dans le cas du véto suspensif du monarque (4). Enfin, il tend à rabaisser la qualité de représentant, et en affaiblissant les motifs qui doivent la faire désirer, il détruit dans sa source l'esprit public. Ou je me trompe fort, ou si l'on est réélu alternativement, il s'établira entre tous les candidats une sorte d'arrangement et de convention tacite calculée d'après l'âge et les affaires personnelles, afin que chacun puisse à son tour, et une fois dans sa vie, être représentant, et l'on prendra des rangs comme pour une cérémonie.

(4) Cette observation mérite d'être méditée avec attention ; puisque la réélection des représentants paraît être un des principaux ressorts de la Constitution.

La législation, fruit de cette combinaison, sera continuellement variable, disparate, changeante, incapable de donner à la nation un caractère grave et posé, et de lui imprimer ces habitudes profondes qui seules dénotent un véritable esprit national et le vrai sentiment de la liberté.

L'aristocratie des hommes puissants, que l'on semble vouloir éviter par ce projet, n'est point à craindre lorsque la représentation sera égale et les élections fréquentes. Je vois au contraire avec plaisir des hommes considérables parmi les représentants de la nation, mais je veux que choisis par le peuple, ils en aient toujours les intérêts devant les yeux et les droits dans le cœur.

Je ne dirai qu'un mot sur le troisième défaut que je reproche au plan du comité de Constitution. C'est d'avoir attaché au payement d'un impôt direct une des conditions de l'éligibilité. Je ne répéterai pas ce que j'ai dit plus haut. Je pense que si la représentation était immédiate, il faudrait, pour être électeur, non-seulement payer un impôt direct, mais jouir d'une propriété. Cela n'est pas nécessaire lorsqu'il y a deux degrés dans l'élection. Cette observation me paraît d'une grande importance. En voici une à laquelle je ne vois point de réponse. On exige pour être électeur et éligible de payer un impôt direct. La capitation est un impôt direct, chaque législature pouvant changer le mode de l'impôt, créer ou détruire la capitation, peut par conséquent donner ou ôter à son gré à une partie des citoyens le droit d'élire des représentants. Il est pourtant évident que ce droit étant constitutionnel ne peut être changé par une simple législature, et que d'ailleurs le droit politique le plus précieux, le seul qui appartienne vraiment au peuple, ne peut pas être remis aux hasards ou aux calculs des combinaisons économiques.

Au nombre des défauts du plan proposé, je n'ai point parlé de la difficulté, je dirais presque de l'impossibilité de le mettre à exécution. Il faut bien néanmoins s'y arrêter puisqu’inutilement le projet serait-il excellent, s'il ne pouvait pas être rempli. Je m'explique et je demande un moment d'attention.

Il faut établir promptement des assemblées provinciales ; il faut dans les distributions des cantons, des municipalités, se prêter à toutes les convenances qui ne gênent point la marche générale des affaires et l'esprit national. Pour arriver à ce double but, il faut, ce me semble, se borner aux divisions les plus simples et les plus faciles. Ainsi je propose, qu'après avoir réglé toutes les conditions de l'éligibilité, l'on nomme un grand comité composé de membres de toutes généralités, où l'on détermine les divisions qui se sont jugées possibles ; que l'on décrète l'établissement de ces divisions ; que chaque village ou paroisse soit chargé de nommer trois membres indistinctement, pour se rendre à un certain point d'arrondissement qui sera désigné; que là, on nomme un député sur quarante, pour composer l'assemblée provinciale que j'appellerai constituante, et qui sera effectivement divisée en deux sections; une première pour l'administration provisoire de la province, et l'autre pour constituer les municipalités et régler les districts, selon les règles que nous leur fournirons.

Le pouvoir exécutif serait chargé de ces dispositions provisoires, à peu près dans la forme par laquelle nous avons été nommés. Lorsque vous aurez, Messieurs, des assemblées provinciales, alors vos décrets pourront recevoir leur exécution, et l'organisation des municipalités pourra non-seulement s'opérer, mais encore recevoir toute la perfection possible. Les règles principales d'après lesquelles elles doivent être formées, me paraissent celles-ci :

Il convient, je pense, d'établir 240 districts, lesquels seront répartis inégalement entre les assemblées provinciales qui seront formées, et ce à raison de la population seulement ; chaque district enverrait 3 députés à l'Assemblée nationale et 15 à l'assemblée provinciale. Au-dessous de chaque district, il y aurait autant de municipalités formées qu'il y aurait de citoyens votants environ, de telle sorte qu'aucune municipalité ne pût être de moins de 800, ni de plus de 1,600 votants. En supposant, ainsi que les auteurs du plan de la Constitution, environ 4,400,000 votants, cela ferait 1,000 par municipalité, l'envoi d'un individu sur 25, ferait dans chaque district environ 800 votants, nombre qui me paraît convenable pour avoir une élection libre et populaire. Quant aux villes elles ne formeraient qu'une seule municipalité, quel que soit le nombre de leurs citoyens votants ; mais comme elles ne représentent jamais, relativement aux campagnes, qu'un seul et unique intérêt, il serait juste d'affaiblir un peu la proportion dans laquelle elles devraient fournir à la représentation du district.

J'omets les détails, parce que je n'ai pas le loisir de les développer, et parce que je ne veux m'occuper que de ce qui distingue ce projet de celui du comité. L'idée fondamentale, comme on le voit, la seule vraiment différentielle, est, qu'après avoir déterminé ici le nombre des assemblées provinciales, ainsi que le nombre des districts qu'elles doivent renfermer, suivant les tables exactes dépopulation que le ministère a rassemblées depuis longtemps, je laisse tout le reste à faire aux provinces, en leur prescrivant seulement les règles suivant lesquelles elles doivent se conduire. Par-là, j'abrège infiniment le travail, avantage précieux en ce moment ; je ne crains point de choquer des convenances topographiques ou morales ; enfin, j'use d'un moyen plus analogue à h disposition présente des esprits, qu'il faut subjuguer quand le salut public l'exige, mais auquel il faut savoir subordonner des vues qui ne tiennent qu'à l'idée abstraite de la perfection.

Vous réglerez ensuite, Messieurs, et j'ose dire à votre aise, les fonctions diverses et tes relations de toutes ces assemblées entre elles ; mais vous ne pouvez trop vous hâter, déjà des moments précieux sont perdus.


Merci d'avoir lu tout cela ! 

Pour vous récompenser, je vous propose de découvrir une belle surprise dans cet article : 23 octobre 1789 : 

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Bien cordialement
Bertrand