vendredi 30 octobre 2020

30 octobre 1789 : Le très épineux problème de l’instruction publique embarrasse l’Assemblée constituante


La petite école au 18e siècle

    Ce 30 octobre, à l’Assemblée nationale, les députés continuent de discuter, comme ils le font déjà depuis de nombreux jours, sur l’avenir des biens du clergé.

    Une motion un peu particulière a retenu mon attention, c’est celle de Monsieur Target. Celle-ci concerne l’instruction publique et nationale. Elle se résume ainsi « A quoi bon faire d’aussi belles lois, si elles ne sont pas comprises »

M. Target fait la motion suivante concernant l'instruction publique et l'éducation nationale (1) :

(1) Le Moniteur ne fait que mentionner la motion de M. Target.

Ecoutons-le :

Guy Jean-Baptiste Target

    "Messieurs, l'Assemblée nationale exerce la plénitude du pouvoir législatif ; la liberté de la nation consiste à n'obéir qu'aux lois qui lui sont données par les citoyens qu'elle a choisis elle-même ; mais c'est surtout à cet empire qui vient de la persuasion, que l'Assemblée doit aspirer. Des idées nouvelles ne sont pas toujours facilement saisies par un peuple accoutumé aux procédés du gouvernement absolu ; ou s'il vient à les détester autant qu'ils le méritent, il est à craindre qu'il n'évite pas toujours l'excès contraire. Quel est le préservatif de ces dangers qui bordent la route que nous avons à parcourir ? L'instruction ! C'est la législation des esprits ; elle fait descendre sur le peuple la sagesse de ses représentants ; elle éclaire quand la loi commande ; elle plie les mœurs ; elle accommode les idées aux besoins de la révolution ; elle donne aux décrets qu'il faut observer, la puissance des pensées que l'esprit humain produit de lui-même et qu'il embrasse comme son propre ouvrage ; enfin, dans le temps des intrigues, des fausses rumeurs, des séductions accumulées, des maximes pernicieuses, c'est l'instruction qui doit venir au secours de la vérité outragée et ramener la paix : elle renverse également les projets des esclaves et des despotes. Le moment est donc venu où notre premier devoir est d'instruire.

Il ne faut point ici de hautes conceptions ni de principes métaphysiques. Nous avons besoin du ton simple et familier de la vérité qui persuade en se montrant et qui se rend visible à tous les yeux. Les représentants de la nation n'ont pas de plus beau ministère à remplir, puisqu'il est le plus utile. L'Assemblée nationale n'y perd rien en respect, elle y gagne beaucoup en amour."

Son projet de décret est néanmoins étonnant car il se divise en deux parties très différentes :

La première partie consiste à nommer des rédacteurs qui rédigeront des sortes de notices explicatives des textes de loi. Vous devez bien vous douter (comme moi) que rédiger ce genre d’explications à une population qui en grande partie ne sait pas lire et qui pire encore, dans de nombreuses régions de France ne parle ni ne comprend le Français ; c’est comment dire, un peu inutile.

Voici le texte de cette première partie :

"L'Assemblée nationale arrête que le comité de rédaction fera choix de cinq de ses membres, lesquels seront chargés de rédiger sur chacun des décrets importants de l'Assemblée, de soumettre à son jugement, de faire ensuite imprimer à un très-grand nombre d'exemplaires, publier et distribuer, dans tout le royaume, des instructions simples, précises et familières, dans lesquelles les principes seront mis à la portée de tous, et la sagesse des décrets rendue sensible."

La seconde partie est un peu plus sérieuse, puisqu’elle propose que « L'Assemblée arrête également que les mêmes commissaires prépareront un plan d'éducation nationale et d'instruction publique, et qu'ils en communiqueront avec les membres du comité de Constitution, pour porter ensemble ce travail au degré de perfection dont il est susceptible. »

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5259_t1_0612_0000_4

Voici l'échange qui va s’en suivre entre les députés. Je me suis permis d’y insérer mes commentaires :

M. Le Chapelier. J'observerai sur cette motion qu'il est infiniment dangereux de faire soi-même le commentaire de sa loi, et que les commentaires attaquent toujours et détruisent souvent les lois.

M. Garat aîné. Je l'avoue, les commentaires des commentateurs étrangers à la loi sont destructeurs de la loi ; ou ils ne la connaissent pas ou ils cherchent à égarer plutôt qu'à instruire. Mais lorsque les commentateurs sont les législateurs eux-mêmes, peut-on conserver ces craintes ? Instruire les peuples et les conduire à l'obéissance par la raison, c'est leur rendre le plus grand de tous les services.

Instruire les peuples pour les conduire à l’obéissance par la raison ? Cela ne vous choque-t-il pas un peu ?

M. Mougins de Roquefort. Je demande que la motion soit divisée et que l'Assemblée statue sur la partie qui concerne le plan d'éducation nationale.

Voilà qui est raisonnable ce me semble.

M. de Montlosier. La motion est aussi inutile que dangereuse. Il n'y a pas lieu d'y donner suite.

Inutile et dangereuse ? L’instruction publique ?

M. le Président consulte l'Assemblée, qui décide qu'il n'y a pas lieu à délibérer quant à présent.

Circulez, il n’y a plus rien à voir.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5259_t1_0612_0000_10


Un mot sur l’instruction publique sous l’ancien régime ?

    L’instruction publique est à la charge de l’Eglise.  Celle-ci se targue d’avoir 600 collèges, réservés à la bonne bourgeoisie parce que coûteux, et 30.000 écoles paroissiales réparties sur les 37.000 paroisses. Avec de tels chiffres on est en droit de se demander comment se faisait-il que 85 % de la population soit analphabète ! En fait la plupart de ces écoles ne se contentaient que d’apprendre le catéchisme aux enfants, qui de toute façon devaient les quitter très vite dès 7 ans (parfois plus tôt encore), pour aller travailler.

    Pour en apprendre beaucoup plus, je vous conseille la lecture du texte extrait du livre de l'historien Hervé Grevet. Il vous suffit de cliquer sur l'image ci-dessous :


Les deux problèmes des députés

    Les députés se rendent bien compte que s’ils veulent que leurs lois soient appliquées, il faudrait pour le moins qu’elles soient comprises. Cela nécessite une population de citoyens sachant lire et de plus étant capables de comprendre ce qu’ils lisent, ce qui implique, outre l’apprentissage du français dans les deux tiers du royaume, celui de disciplines complémentaires, comme l’histoire ou la géographie. Il est également indispensable que les bons citoyens de cette France régénérée sachent compter, si l’on veut qu’ils deviennent de bons commerçants et de bons contribuables.

    Ce projet philanthropique peut néanmoins en effrayer quelques-uns. Imaginez que des citoyens un peu trop curieux se mettent à lire Voltaire et finissent par éclater de rire devant les dogmes religieux, ou qu’ils deviennent friands des articles publiés par le dérangeant Marat !

    Le second problème, et il est de taille, c’est que l’éducation est depuis des siècles le domaine réservé de l’Eglise ! Et l’Eglise maîtrise bien le domaine. Elle sait comment donner la meilleure instruction possible à ceux qui peuvent payer (mais sous certaines conditions), et comment maintenir le peuple dans une ignorance crasse en ne lui apprenant que la crainte de l’enfer, à force d’histoires aussi fantaisistes qu’abominables. L’Eglise, elle, sait remettre un insolent à sa place quand celui-ci ne retire pas son chapeau, au passage d’une procession. Elle le fait arrêter, torturer, décapiter et brûler, en allumant même son bûcher avec des ouvrages de Voltaire, comme elle le fit en 1766 pour le malheureux jeune chevalier de la Barre.


La Révolution a encore besoin de l’Eglise

    Beaucoup de nos députés de la Constituante sont des Voltairiens et la religion ne les effraie plus. Ils s’apprêtent même à la dépouiller de tous ses biens pour renflouer les caisses de l’Etat, ce qui leur évitera de devoir prélever des richesses aussi bien à l’aristocratie qu’à eux-mêmes. Mais ils ont encore besoin de l’Eglise. Ce sont les curés qui lisent à leurs fidèles les décrets de l’Assemblée (du moins pour le moment). Ce sont les curés qui tiennent les registres d’état civil. Et ce sont les curés qui malgré tout assurent ce semblant d’éducation nécessaire aux pauvres. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la nouvelle constitution civile du clergé va doubler le salaire de ces curés, reconnus officiellement comme des fonctionnaires de l’Etat !

    Le projet concernant une instruction publique obligatoire et gratuite se construira donc très difficilement et durant une période qui ira bien au-delà de la Révolution ! La loi Falloux du 15 mars 1850 renforcera le rôle des religieux dans l'organisation de l'enseignement scolaire. Il faudra la salvatrice loi du 9 décembre 1905, pour que la religion commence à relâcher progressivement son emprise sur l’éducation des enfants.

L’Assemblée constituante ne fera pas grand-chose

    Le 13 octobre 1790, à la suite d'un rapport de Talleyrand sur l’instruction publique, l’Assemblée décrétera :

« 1° qu'elle ne s'occupera d'aucune des parties de l'instruction, jusqu'au moment où le comité de Constitution, à qui elle conserve l'attribution la plus générale sur cet objet, aura présenté son travail relatif à cette partie de la Constitution ;

« 2° Qu'afin que le cours d'instruction ne soit point arrêté un seul instant, le roi sera supplié d'ordonner que les rentrées dans les différentes écoles publiques se feront cette année encore comme à l'ordinaire, sans rien changer cependant aux dispositions du décret sur la constitution du clergé, concernant les séminaires ;

« 3° Elle charge les directoires des départements de faire dresser l'état et de veiller, par tous les moyens qui seront en leur pouvoir, à la conservation des monuments des églises et maisons devenues domaines nationaux, qui se trouvent dans l'étendue de leur soumission ; et lesdits états seront remis au comité d'aliénation ;

« 4° Elle commet au même soin, pour les nombreux monuments du même genre qui existent à Paris, pour tous les dépôts de chartes, titres, papiers et bibliothèques, la municipalité de cette ville qui s'associera, pour éclairer sa surveillance, des membres choisis des différentes académies. »

Sources :

    Les 10, 11 et 19 septembre 1791, la constitution achevée et à la veille de se séparer, Talleyrand lira à l'Assemblée, son plan sur l’instruction publique, dans lequel il proposera que la Nation offre à tous le grand bienfait de l’éducation, mais ne l’impose à personne.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k49002n.image 

La Convention travaillera plus

    Il faudra attendre la Convention et surtout la première République pour que le projet d’instruction obligatoire et gratuite progresse.

    Le 20 avril 1792, Condorcet présentera son Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, prônant un système éducatif laïc avec une égalité entre les filles et les garçons devant l'instruction.

Source : https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1989_num_42_4_1898

    En décembre 1792, le député Ducos, déclarera à la Convention : « je ne sais quel degré d’importance on attache à l’établissement des écoles primaires ; je pense, pour moi, que nous leur devrons notre véritable régénération, l’accord des mœurs et des lois, sans lequel il n’y a point de liberté. »

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48889h

    Le 18 juin 1793, Robespierre demandera que l’on ajoute l’instruction commune, aux droits divers garantis par la constitution.

24 Juin 1793, la première constitution républicaine de la France stipulera en son article 22 :

« L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. »

Source : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-du-24-juin-1793

    Le 26 juin 1793, Lakanal présenta un Plan d'éducation nationale au nom du comité d'instruction publique. (En attendant qu’il y ait de vraies écoles, Lakanal permettra aux particuliers d'enseigner à titre personnel et de recevoir en contrepartie une pension de l'Etat).

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48937j.image

    Le 3 juillet 1793, la Convention mettra en place, sur la proposition de Robespierre une Commission d'instruction publique de six membres (Philippe RühlJoseph LakanalHenri GrégoireJacques-Michel CoupéLouis Antoine de Saint-Just et André Jeanbon Saint André. Les deux derniers seront remplacés le 10 juillet par Léonard Bourdon et Robespierre. Élargie à dix membres, elle s'intitulera Commission d'Éducation nationale.

Le Peletier de Saint Fargeau

    Le 13 juillet 1793
, Robespierre lira à la tribune de la Convention le Plan d’éducation de Michel Le Peletier de Saint-Fargeau. Celui-ci avait été assassiné 6 mois plus tôt, le 20 Janvier 1793, pour avoir, le jour même, voté la mort de Louis XVI. 

    Le Peletier était d’accord avec Condorcet concernant les 3 degrés supérieurs de l’enseignement mais il voulait organiser le 1er degré d’enseignement de façon que tous les enfants, même les plus pauvres, reçoivent un commencement sérieux d’éducation. Il instituait également le monopole de l’Etat, alors que l’éducation était jusqu’alors le domaine réservé de l’Eglise, et qu’il le restera encore très longtemps après la Révolution.

    Le plan de le Peletier de Saint Fargeau était quelque peu spartiate ! La République prendrait à sa charge tous les enfants de 5 ans à 11 ans pour les filles et de 5 à 12 ans pour les garçons. Tous, sans distinction et sans exception, seraient élevés en commun dans des internats, des « maisons d’éducation » et « sous la saine loi de l’égalité, recevraient mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins ». Certains adversaires de la Révolution comparent ce plan de Le Peletier de Saint Fargeau, avec la révolution culturelle chinoise qui voulait endoctriner les enfants contre le passé et par là-même leurs parents. Ils semblent oublier que cette idée a été proposée par un aristocrate et que c’est une habitude courante dans les élites de mettre ses enfants dans des pensionnats de Jésuites par exemple), dans lesquels ils portent des uniformes et intègrent les valeurs de leur caste.

Le 29 juillet 1793, Robespierre présentera son Projet de Décret sur l’Education Publique :

  • Art. I. Tous les enfants seront élevés aux dépens de la République, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, & depuis cinq ans jusqu’à onze pour les filles.
  • II. L’éducation nationale sera égale pour tous ; tous recevront même nourriture, mêmes vêtements, même instruction, mêmes soins.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48992p

Le 21 octobre 1793, la Convention décrètera l’instauration d’une école primaire publique d’État.

    Le 19 Décembre 1793, la Convention n’adopta finalement ni le plan de Condorcet ni celui de Le Peletier. Comme ce dernier, elle ne s’occupa que des « premières écoles ». L’enseignement restera libre. Le père de famille enverra ses enfants pendant 3 ans au moins à l’école de son choix. La République subventionnera les maîtres qui devront avoir un certificat de civisme. Ce sera donc un système scolaire libéral, décentralisé mais contrôlé par l’État qui sera adopté.

    Quant aux écoles supérieures, voici juste un exemple. À la suite de la décision du 11 mars 1794 par la Convention de créer une école centrale de travaux publics. L’école polytechnique sera créée le 28 septembre 1794. Elle sera civile et gratuite et on y entrera par un concourt ouvert dans les 22 principales villes de la République. Une fois la Révolution vaincue, Napoléon rendra cette école d’excellence, militaire et payante.


Un mot sur la Convention

    Vous prendrez conscience, lorsque nous y arriverons, de  tous les progrès qui ont été initiés par la Convention, comme l'abolition de l'esclavage ou le suffrage universel. Certains lui reprochent de ne pas les avoir tous mis immédiatement en application, comme la fameuse constitution du 24 Juin 1793. C'est oublier que la France était en guerre, en guerre contre toute l'Europe, et en guerre contre des armées contre-révolutionnaires sur ses arrières. C'est la raison pour laquelle les mises en application de nombre de loi étaient suspendues, comme il est souvent d'usage en temps de guerre (Voir la proclamation de l'Etat de siège du 2 Août 1914).

Mais de tout cela, nous reparlerons, lorsque le temps sera venu.


L'Enfant en pénitence, de Nicolas-Bernard Lépicié




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Bien cordialement
Bertrand