Ces révoltes dans les filatures de Rouen font écho à celles qui ont déjà eu lieu en Angleterre, menées par ceux qu’on appelait les luddites, du nom d’un ouvrier anglais, John ou Ned Ludd qui aurait détruit deux métiers à tisser en 1780.
Article sur le temps des ouvriers |
La voici retranscrite ci-dessous, avec bien sûr le lien qui vous renvoie sur le document original :
A propos des bris de machines textiles à Rouen pendant l’été 1789 : Emeutes anciennes ou émeutes nouvelles ?
Source : https://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_1981_num_31_1_5410
Les violentes manifestations qui ont secoué Rouen entre
juillet et octobre 1789, et qui ont été ponctuées de saccages de manufactures,
posent la question du concours des structures industrielles à la « crise de
l'Ancien Régime ». Lors de véritables combats de rue, les « carabots » (1)
rouennais vont bousculer, trois ans avant les sans-culottes parisiens, l'ordre
monarchique. Mais à cette occasion, ils se heurtent aussi à l'autorité montante
de la nouvelle Commune insurrectionnelle bourgeoise, au pouvoir depuis le 18
juillet.
Car les émeutes rouennaises n'ont pas seulement un caractère
politique. Pour la première fois en France, des manifestants s'en prennent aux
symboles haïs du progrès technique, les machines textiles implantées à Rouen
pour contrer la concurrence anglaise. Ce sont aussi les retombées négatives
d'un mode nouveau de production qui sont visées par les émeutiers. Le classique
conflit social à trois pôles, Aristocratie - Bourgeoisie - Peuple des années
1790 est déjà présent à Rouen dès la première flambée révolutionnaire.
Les fonds judiciaires (2) permettent à Rouen de lever
partiellement le voile sur un épisode des troubles de l'été 1789, qui, on le
sait depuis les travaux de G. Lefebvre (3), n'ont laissé que peu de traces
écrites. Investie depuis la déclaration royale du 23 mai 1789 de pouvoirs
exceptionnels pour réprimer les « émotions populaires, excès et violences », la
Maréchaussée (4) a en effet laissé quelques témoignages sur la nature des
troubles. Bien qu'incomplète, cette petite sous-série (5) permet au moins de
dresser le profil approximatif des émeutiers, et de lancer des pistes explicatives.
Les papiers des autres autorités répressives sont par comparaison décevants
pour cette période. Le fonds du baillage criminel, si riche pour le XVIIIe
siècle (6), perd ainsi de son intérêt à la veille de la Révolution (7). Les
victimes des pillages ont manifestement hésité à porter plainte, soit par
crainte des représailles, soit en raison du coût élevé de la procédure, encore
que l'instauration des commissaires-enquêteurs (8) ait sans doute diminué ce
dernier.
Le discrédit politique dans lequel est tombé le Parlement de
Normandie en 1789, par l'égoïsme qu'il a manifesté lors des discussions sur la
fiscalité, a par ailleurs tari les archives de la Tournelle criminelle (9). La
compétence traditionnelle de la cour souveraine en matière de police urbaine
(10) n'est plus à cette date qu'une survivance formelle. Brèves indications,
enfin, sur l'environnement économique et social des émeutes dans certaines
séries administratives (11) et municipales (12).
L'intérêt de ces documents est de mettre en relation la
distorsion croissante à la veille de la Révolution entre structures sociales et
structure industrielle. On sait aujourd'hui que la crise de l'Ancien Régime
consiste en la conjonction de plusieurs crises liées entre elles : crise
frumentaire et des prix ; d'où crise des revenus, qui a précipité la crise
financière elle-même aggravée par la concurrence industrielle anglaise. Cette
mauvaise conjoncture globale a servi de catalyseur à la crise sociale et
politique (13).
Mais il reste à approfondir les liens entre les différentes
crises, à la suite de la voie tracée par Ernest Labrousse à propos de l'impact
sur les revenus paysans de la crise conjoncturelle des prix (14). En
particulier, quelles ont été les incidences sur le « terrain » révolutionnaire
du progrès technique brutalement introduit dans une société paysanne et
artisanale déjà soumise à une crise des subsistances ? L'exemple rouennais
montre la précocité de la révolte contre la machine, alors que l'on croyait ces
phénomènes limités pour l'époque au « luddisme » (15) anglais (16). D'une
manière générale, l'histoire de la formation de la main-d'œuvre industrielle,
des étapes de sa « mise en usine », reste à faire, particulièrement pour le
début de l'industrialisation (17). L'analyse des événements rouennais implique
sous cet angle un triple questionnement :
— La filiation sociale des émeutiers en premier lieu : dans
quelle mesure les briseurs de machines sont-ils les héritiers de « l'Ancien
Régime économique », et des familiers des émeutes de la faim ?
— Inversement, existe-t-il chez les émeutiers des mots
d'ordre nouveaux, plus spécifiques au monde industriel ? C'est là le problème
de la signification sociale des émeutes.
— Les modalités de la répression, en dernier lieu, portent
un témoignage sur l'image que se font les autorités anciennes ou nouvelles des
émeutiers, mais aussi sur le rapport de forces entre les différentes couches
sociales au sein du conflit révolutionnaire.
I. — Bris de machines et émeutes de la misère
Les manifestations de luddisme à Rouen en 1789 ne semblent
pas le fruit d'une réaction concertée et organisée. Très largement, ces émeutes
plongent leurs racines dans un régime biologique et démographique archaïque :
trop de bouches à nourrir dans des campagnes et des faubourgs surpeuplés.
Tandis que la hausse des prix et l'arrêt de nombreux métiers dans les fermes et
les petits ateliers rendent l'achat du* pain, devenu rare, problématique. La
montée des troubles frumentaires est particulièrement nette en Haute-Normandie
(18), et ses liens avec la crise industrielle bien établis (19). Cette
observation ressort déjà des documents sur le paupérisme en 1788 et 1789 (20)
et surtout des cahiers de doléances (21), qui lient fréquemment crise de
l'emploi, introduction des machines anglaises et crise alimentaire. ,
Cette crise multiforme n'atteint toutefois pas là population
de manière égale. Un fossé de plus en plus large sépare le petit peuple des
tâcherons à domicile, principales victimes de là crise, et les fabricants
indépendants qui ont pu adapter leur offre à la diminution de la demande.
Parmi les 188 000 ouvriers fileurs et tisserands qui
faisaient tourner dans la région de Rouen 20 000 métiers en 1787 (22), près du
tiers est au chômage et sans ressources. Des bandes de mendiants se forment
dans la campagne cauchoise, quêtant et chapardant des denrées. Devant
l'importance du péril, les notables rouennais de l'Assemblée Provinciale
doivent voter à la hâte le principe d'une aide financière à ces quelque 60 000
pauvres (23). Les documents relatifs à la mendicité sont nets : ce sont les
villages cotonniers du Pays de Caux, les faubourgs et les quartiers ouvriers de
la métropole normande qui rassemblent les trois quarts des personnes à
assister. Une souscription charitable doit être organisée par la Chambre de
Commerce de Rouen, qui affecte 40 000 livres à l'achat de denrées de première
nécessité pour les chômeurs. Des ateliers de charité sont installés par
l'Eglise dans les trois quartiers les plus déshérités de Rouen (24).
Les fileurs et tisserands urbains ne bénéficient en effet
pas de l'appoint d'un lopin de terre pour assurer la soudure des subsistances
et constituent donc la majorité des miséreux assistés. A la fin de l'année
1789, les mendiants admis à l'Hôpital général de Rouen seront effectivement
issus à près de 50 % de la ville même de Rouen. Bien qu'atteints moins vite que
les femmes par le chômage, les hommes en constitueront néanmoins les deux tiers
:
Les mêmes sources précisent que 31 % des 3 652 personnes à
la charge de l'Hôpital général étaient « anciennement employés au textile»
(25). La proportion passe à 69 % dans la bourgade industrielle voisine de
Darnétal. Les assistés sont en majorité des hommes jeunes, donc des actifs
potentiels :
Les chiffres de la capitation pour 1789 confirment la
concentration des indigents, dispensés d'impôt, dans les quartiers cotonniers
de l'est et du nord de la ville, particulièrement dans le faubourg Saint-Sever,
et la forte proportion des indigents masculins, vraisemblablement au chômage :
La localisation et l'importance du paupérisme à Rouen en 1789 d'après la capitation.
La corrélation géographique entre la misère dans les centres
cotonniers de l'agglomération et les émeutes frumentaires recensées par la
Maréchaussée depuis le début de l'année 1789 (cf. carte) confirme l'origine
alimentaire des manifestations violentes d'ouvriers du textile.
L'existence dans le textile rouennais de couches, sociales
inférieures regroupées dans certains quartiers constitue une donnée
indispensable à la compréhension des émeutes à l'été 1789, et de leur violence
: déjà en 1788, la Commission intermédiaire avait aperçu « le danger qu'il peut
y avoir à laisser les hommes gagner de 12 à 14 sous à filer la livre de coton,
alors que le prix de cet ouvrage était auparavant de 30 sous » (26).
La situation des victimes de la crise textile est d'autant
plus tendue que la grande masse n'a pas eu l'occasion de faire entendre ses
desiderata, ni dans l'enquête sur le paupérisme de 1788, ni surtout dans les
cahiers de doléances. M. Bouloiseau a montré en quoi les doléances du Tiers du
baillage dé Rouen avaient pu être limitées à celles des maîtres des communautés
et des « fabricants de toutes sortes de toiles en fil et en coton » (27), assujettis
à un droit de réception de 200 livres au moins. Le grand bailli de Rouen a de
plus convoqué les habitants aux séances de rédaction non par quartier, comme
ailleurs en France, mais par corps et communautés, excluant les 50 % de
Rouennais simples salariés (28).
Crise du coton et troubles révolutionnaires dans la région
rouennaise en 1789
Le profond malaise populaire transparaît à travers une
brochure anonyme rédigée en avril 1789 pour protester contre l'élimination des
cahiers de la moitié de la population (29). La persistance des troubles des
subsistances après l'ouverture des cahiers en • février souligne également
combien la consultation populaire est insuffisante pour ramener le calme, les
plus démunis ne pouvant s'y exprimer.
Les cahiers des paroisses à la fois rurales et cotonnières
laissant cependant apercevoir l'omniprésence de la revendication alimentaire. A
côté des classiques plaintes contre les tracasseries du régime féodal et
l'injustice de la fiscalité, transparaît le désir diffus d'une société en
quelque sorte stationnaire, où le pain, abondant, serait vendu à prix fixe, et
l'ouvrage assuré à tous grâce au retour au travail manuel. Seules quelques
paroisses en majorité rurales, où le chômage porte atteinte à la propriété par
l'intermédiaire du banditisme, recommandent la multiplication de petites
manufactures pour occuper les fileurs (30). Ailleurs, les communautés
villageoises s'en prennent aux machines anglaises, à qui elles attribuent le
chômage, de la même manière que les accapareurs sont seuls tenus pour
responsables de la cherté du pain.
Aussi, dès mars 1788, réclame-t-on en bloc à Saint-Jean-du-Cardonnay,
à Val- de-la-Haye, à Hautôt, à Notre-Dame-de-Varengeville, à Renfeugères, « la
taxation du pain et l'abolition des mécaniques anglaises » (31). A
Petit-Quevilly, on fait valoir que « les machines ne profitent qu'aux
fabricants », selon un calcul économique déjà plus élaboré. A
Saint-Pierre-de-Varengeville, où les cahiers mentionnent que 60 familles parmi
les 130 feux sont dans la famine (art. 3), et où les pauvres refusent de
souscrire à ces cahiers « qui ne représentent pas assez leur misère » (art.
17), on exige au minimum « la destruction immédiate des machines anglaises ».
Des communes vouées exclusivement à l'agriculture, comme Pont-Saint-Pierre, se
plaignent de manière convergente que la mécanisation du filage, en attirant la
main- d'œuvre, retire des bras à l'agriculture, et renchérit ainsi le coût de
la main-d'œuvre agricole.
Le parallélisme étroit entre le déroulement des émeutes
dirigées contre les convois de céréales, contre les autorités d'Ancien Régime
et contre les machines textiles révèle l'identité opérée dans l'esprit des
manifestants entre « Pacte de la famine » et progrès technique : après s'en
être pris le 12 juillet à la fois à un convoi de blé entreposé dans la
forteresse royale du Vieux Palais et à l'hôtel du Procureur général du Roi, une
foule de 300 à 400 personnes envahit le 14 la filature de velours de Debourges
et Calonne au faubourg Saint-Sever, après avoir brisé la porte à coups de
pierres (32). Trente métiers mécaniques sont brisés, et la corderie de la
fabrique saccagée, bien que Debourges se soit fait autoriser à armer ses
ouvriers contre l'émeute. A quelques pas de là, le directeur de la fabrique
Holker fait donner le feu sur les manifestants, réussissant à les repousser,
tandis qu'au cœur de la ville, sur l'autre rive de la Seine, le reste de la
foule s'en prend aux sièges des administrations royales et au métier
automatique de Brisout de Barneville dans le cloître Saint-Maclou.
Le 20 juillet, nouvelle émeute où sont visées à la fois les
anciennes autorités, le procureur général Godart de Belbeuf ou l'intendant
Maussion, et les métiers anglais achetés en 1788 par le Bureau d'encouragement
pour l'atelier de charité de la rue des Augustins. Les deux machines sont mises
en pièces. Mêmes scènes de violence dans la nuit du 3 au 4 août où l'émeute
s'en prend à nouveau aux symboles du despotisme, intendance, bureau des aides,
octroi, et à une grosse machine à filer de la rue de Martain-ville. Cette fois
encore, la foule tente de jeter les débris dans un bûcher expiatoire place de
Saint-Ouen, mais les forces de l'ordre réussiront dans la soirée à mettre cette
relique symbolique en sûreté dans la caserne Saint-Sever.
La répression massive qu'engendre le mouvement du début août
va décourager pour de longues semaines toute forme de violence, sans toutefois
l'empêcher totalement. Les manifestations de luddisme notamment ne
disparaissent pas. Le 19 septembre, la puissante machine à filer d'un filassier
de la rue de l'Epée est démantelée, et sa boutique mise à sac, malgré les
rondes incessantes de la milice bourgeoise, omniprésente depuis la déclaration
d'autonomie de la Municipalité le 18 juillet. Bien plus, en octobre encore, une
violente émeute rue de Grammont et rue Pavée à Sotteville ravage près d'une
vingtaine de machines chez quatre fabricants de toile (33).
Ces émeutes frappent par la rancœur accumulée, et donc
aveugle, que révèle l'hétérogénéité des « mécaniques » détruites. A côté de la
grande fabrique Debourges, qui préfigure l'usine moderne et ses contraintes, le
métier détruit chez un artisan de Sotteville est qualifié par la Maréchaussée
de « petite mécanique servant à retordre le coton » (34). Lors de ces émeutes
d'octobre à Sotteville, le coût des dégâts sera d'ailleurs évalué à 300 livres
par machine, soit le prix moyen d'une « jenny » (métier à tisser à navette
volante de trame), machine qui, à cette époque, est déjà très répandue, y
compris chez les tisserands à domicile.
Dans chaque cas, les bris sont accompagnés de menaces et
saccages un peu indifférenciés : comme le gros industriel Debourges, dont la
maison a été pillée en juillet, le petit fileur Joseph Marie est menacé par un
chômeur d'abattis de maison (35). Le feu, surtout, est ressenti par les
émeutiers comme une vengeance symbolique contre la misère. Les machines ont le
plus souvent été jetées par les fenêtres et brûlées dans un endroit bien en
vue, comme un trophée.
Il n'est dès lors pas étonnant de constater que l'essentiel
de la masse des émeutiers provient des couches les plus déshéritées du Tiers
(cf. tableau ci-après). La part importante des marginaux arrêtés, « sans
profession », soldats, prostituées, ne tient pas seulement aux suspicions
habituelles de la Maréchaussée à l'égard de ce type de population. La
proportion d'ouvriers ou de journaliers jeunes qui n'ont pas de domicile fixe
est frappante, et dénote au moins un niveau de vie particulièrement bas et une
mobilité de la main-d'œuvre, chassée des campagnes par la crise. La proportion
importante des cabaretiers et prostituées témoigne également de la misère en
milieu urbain. Un des émeutiers exécutés à la suite des événements du 3-4 août
a été accusé de « demander l'aumône avec insolence... pour boire avec un soldat » (36), et certains cahiers, comme celui de Boos, attribuent à la crise
du coton la multiplication des débits de boisson.
Vision moralisante des troubles sociaux fréquente à cette
époque, ainsi en Angleterre chez Defoë. En réalité, on retrouve dans les
émeutes de l'été 89 les composantes sociales des troubles frumentaires
continuels depuis 1787. Dans les deux cas, les troubles sont spontanés, et liés
à la misère engendrée par la crise du coton. Dans les villages filateurs ou
tisserands, comme dans les faubourgs industriels de Rouen, les
ouvriers-artisans sont souvent en tête des pillages, encore qu'à la campagne,
les petits paysans ruinés fournissent une part non négligeable des feules en
colère (37).
Lors de l'émeute frumentaire de Boisguillaume en février 89,
dix des onze personnes arrêtées ont une relation professionnelle directe ou
indirecte avec le textile (38). La localisation géographique des émeutes du blé
de l'année 1789 révèle un net glissement par rapport aux émeutes du XVIIe
siècle, et notamment à la révolte des Nu-pieds : ce ne sont plus seulement les
petits paysans touchés par la disette qui prennent les chemins, mais aussi et
surtout un salariat ou semi-salariat bien localisé dans les gros centres
textiles, et qui passe à des formes plus systématiques d'action, dont les
taxations d'office du grain sur les marchés, et les destructions de machines.
On ne peut cependant parler à propos de ces manifestants
d'un prolétariat, au sens de salariat à temps plein et doté d'une conscience de
classe. Les briseurs de machine sont trop hétérogènes, l'élément paysan encore
trop présent, pour que l'on puisse parler même de pré-prolétariat, ou, au
moins, d'attitude idéologique commune.
Ce qui paraît en revanche nouveau et original dans ces
troubles, c'est qu'au-delà de l'ancestrale revendication du droit à la vie,
surgissent aussi des objectifs, plus spécifiquement liés à l'organisation du
travail. Et à travers cette crise de la main-d'œuvre transparaissent consécutivement
les faiblesses structurelles de la première industrialisation en France.
II. — Bris de machines et crise des structures de production
textile
La mécanisation entreprise depuis les années 1750 n'a pas eu
des effets positifs sur la production textile, et ce ne sont certainement pas
le traité de 1786 et la concurrence anglaise qui suffisent à expliquer le recul
de la production rouennaise. Les courbes ci-jointes montrent les conséquences
désastreuses quant aux faillites du retournement de la tendance après 1765,
malgré quelques hausses épisodiques. En 1786, la production n'a fait que
rattraper le niveau de 1767, avant de retomber définitivement au niveau d'avant
1740 au début de la Révolution.
L'ancienneté et la profondeur de la crise de la production, la chute des bénéfices de la majorité des artisans expliquent la vigueur du mécontentement dans le secteur. Parmi les premiers touchés figurent les marchands-fabricants. Ceux-ci ont dû soit investir dans des métiers mécaniques, soit porter le coton à filer jusqu'aux limites du Pays de Caux, grevant leurs coûts de transport et perdant le contrôle de la productivité. Conséquence de l'éparpillement de la production, la recrudescence des vols de matière première est maintes fois dénoncée par les fabricants dans les plaintes de la Maréchaussée, mais sans grande efficacité. Les ouvriers à domicile paraissent de leur côté considérer ces menus larcins comme un moyen de fait de compenser la modicité de leurs salaires.
La crise de l'industrie textile à Rouen dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
- Production. Indice du nombre de pièces de coton produites annuellement, base 100 = production de 1740.- Faillites Nombre annuel de procès devant le juge consulaire.- échelle semi-logarithmique.
Toujours est-il que la faible productivité du travail à
domicile est de plus en plus utilisée par les industriels libéraux comme
argument en faveur des grosses unités de production génératrices de discipline
salariale (39), mais à l'inverse par les petits fabricants en faveur d'une
production réglementée de manière corporative. La crise a en effet éliminé les
marchands-fabricants ayant la surface de crédit la plus restreinte.
Quatre-vingt-huit d'entre eux sont ainsi obligés de déposer leur bilan en 1789,
contre soixante-huit seulement lors de la précédente crise de 1767-1768. Les
manufactures et les gros ateliers de textile, dont le nombre est passé à Rouen
de 2 en 1763 à 50 en 1786, sont eux-mêmes touchés. Les lourds capitaux
immobilisés et l'endettement ont eu raison de nombreuses trésoreries, en
l'absence d'un système bancaire et d'un financement à long terme approprié.
C'est ainsi que vingt-trois entreprises doivent déposer leurs comptes entre
1788 et 1789, avec un passif énorme pour l'époque, de près de deux millions de
livres (40).
Bien plus, ce sont souvent des fabricants équipés de métiers
qui sont touchés. Ainsi le maître-toilier Louvigny, qui se plaint à la Chambre
de Commerce de l'arrêt de ses quarante métiers, en juin 1789 (41). A Sahurs,
près de Rouen, « les personnes menant auparavant une vie aisée, sont plongées
dans la misère, et sont obligées d'avoir recours aux aumônes des gens de bien
», affirme le cahier de doléance du Tiers. A Amfreville, un front unanime s'est
formé entre les fabricants et les ouvriers fileurs pour dénoncer la nouvelle
filature mécanique de Louviers, installée par de Fontenay avec le soutien
royal, dans la mesure où l'usine « emploie 400 personnes, mais a retiré du pain
à 1200 autres » (42).
De là l'hétérogénéité des manifestations normandes de luddisme.
Des petits patrons viennent parfois joindre leur voix, voire leur violence, au
flot des mécontents. Pour la première fois figurent parmi les meneurs arrêtés
des personnes représentatives d'une société artisanale traditionnelle, à côté
des familiers des émeutes populaires, petits paysans ou journaliers ruinés,
soldats démobilisés ou déserteurs, vagabonds, prostituées, et autres personnes
marginalisées. Jean-Louis Duchesne, tenu pour l'incitateur des bris de machines
du 17 octobre, et maître-toilier de la rue Pavée, n'est autre que le voisin
d'une des victimes, Julien Auger, toilier propriétaire de deux machines
anglaises à filer. Duchesne ne cessera, au cours de son interrogatoire,
d'accuser Auger de « retirer le pain des bouches des membres de la corporation
» (43). Ce cas n'est pas isolé. Figurent parmi les destructeurs des machines
de Debourges à Saint-Sever : un « menuisier travaillant pour son compte », un
tailleur, un « patron de métiers à filer », trois maîtres-toiliers, sur une
trentaine de personnes arrêtées.
De là aussi la persistance au sein des couches sociales
inférieures d'un discours et d'une idéologie corporative inspirée par ces
petits patrons et gens de métier. Ce discours se retrouve à la veille de la
Révolution à propos de la traditionnelle exigence de qualité de la marchandise,
mais aussi dans le refus des rythmes industriels de travail.
La mécanisation est très souvent dénoncée dans les cahiers
comme génératrice de mauvaise qualité, ainsi à Saint-Martin-de-Boscherville où
les « filassiers » se plaignent que « les mécaniques anglaises font un si
mauvais ouvrage qu'on ne peut les employer à faire des étoffes qu'avec peine,
et ces étoffes étant faites, trompent le public qui en fait usage ». Critiques
sans doute un peu forcées en raison du climat de chômage. Elles sont cependant
partiellement confirmées par l'Administration royale dans des rapports sur la
fragilité des filés produits par les « spinning Jennies » ou le métier de
Brisout de Bar ne ville, sorte de rouet géant permettant à une seule fileuse de
produire 194 aunes de fil en une heure (44). Lors de la destruction de la
fabrique Debourges à Saint-Sever, c'est une machine anglaise à carder le coton,
capable de produire soixante fois plus de fibres qu'une cardeuse à main, qui
est particulièrement visée par les émeutiers, et traînée jusqu'à la Mare au
Parc, où elle demeure exposée comme au pilori, symbole déchu de l'intolérable
concurrence au tour de main ancestral (45).
Et surtout, la machine est accusée d'imposer des rythmes de
travail très mal supportés dans une société encore rurale et artisanale.
Faisant baisser les prix de production, la machine augmente corrélativement les
horaires de travail, dans un système de rémunération à l'ouvrage. Dès le
printemps 1788, on dénonce dans de nombreux villages cotonniers du Pays de Caux
le passage à une journée de travail de 17 à 18 heures pour les familles de
fileurs les plus pauvres, les femmes et les enfants ayant dû apprendre aussi à
manier la pédale des rouets mécaniques pendant de longues journées (46).
Surcroît de travail et de fatigue qui permet au mieux un
maintien du niveau de vie, et à quoi vient s'ajouter pour les travailleurs en
atelier la perte de liberté au niveau de l'aménagement du temps de travail. A
Rouen, les représentants les plus radicaux du Tiers dénoncent la filature
mécanique de Louviers, non seulement pour son effet déprimant sur l'emploi,
mais aussi pour son rythme inhumain, puisqu'elle « marche comme un moulin »
(47). A l'inverse le promoteur de la filature, de Fontenay, s'émerveille de ce
que ses machines ont diminué les vols de coton, traditionnels dans le travail à
domicile, en même temps que les prétentions salariales des fileurs (48).
Autre indice du refus des règlements d'atelier et de leurs
contraintes, l'absentéisme, qui paraît se développer dans les manufactures
rouennaises avec l'implantation des « mécaniques ». Les plaintes de patrons
contre leurs ouvriers, voire les rixes consécutives à des indisciplines, se
multiplient parmi les affaires jugées par les échevins à partir des années
1780. En période de baisse des rémunérations, les horaires fixes et la semaine
de six jours sont considérés comme un carcan intolérable. Le lundi notamment,
le « Saint Lundi » de la tradition corporative et ouvrière, est souvent
revendiqué comme un privilège coutumier, destiné notamment à se requinquer
d'éventuelles festivités dominicales. Au point que les patrons doivent réclamer
en août 1784 des peines plus sévères contre leurs salariés qui « quittent
l'ouvrage à leur gré », ou qui profèrent « de furieuses injures » quand on leur
refuse des augmentations ou du temps libre (49). Les quelque 15 000 causes
disciplinaires jugées entre 1750 et 1790 (50) concernent en majorité les
filateurs et toiliers en coton, c'est-à-dire les métiers à la fois les plus
nombreux et les plus mécanisés, parmi les passementiers, les drapiers, les
badestamiers (fabricants de bas), les teinturiers et les tanneurs.
La guerre contre la machine n'est donc pas seulement une
guerre contre la misère. Elle exprime aussi le refus plus ou moins conscient de
l'enfermement en usine et de son cortège de règlements. A défaut de contrôler
le débouché du produit, le fileur ou le tisserand semble sentir confusément que
son rythme personnel de travail est la seule chose qui lui appartienne encore
en propre. Par cet aspect qualitatif, les aspirations des ouvriers normands
rejoignent celles des luddites anglais, bien que ne présentant pas le même
degré d'explicitation. Dès l'automne 1779, les bris de machines dans le
Lancashire prennent en effet l'allure d'un front organisé contre les grandes
fabriques et les restrictions qu'elles imposent aux libertés héritées du «
domestic system ». Mais le luddisme anglais, mieux organisé, trouvera après
1811 un écho à l'intérieur même de ces fabriques, ainsi dans le Yorkshire (51),
tandis que son homologue français demeurera au long du XIXe s. sporadique et désespéré.
Parce qu'elles joignent, pour la première fois, à la foule
traditionnelle des mal nourris, des artisans appauvris et blessés dans leur
dignité de producteurs par le travail mécanisé, les émeutes rouennaises de 1789
présentent un aspect nouveau et préfigurent les foules parisiennes de l'An I et
de l'An II. Par le minimum de calcul économique qu'elles supposent, ces émeutes
ne sont plus seulement des révoltes biologiques contre la « force des choses »
(52) comme au siècle précédent, encore que les phénomènes d'errance demeurent
très nombreux en Normandie en cette période. En 1789, on ne vole plus seulement
du grain ou du pain. On vole aussi des matières premières, et symboliquement,
on brûle l'hôtel de l'intendance, en même temps que les machines encouragées
par l'administration royale. Il y a, comme l'avait relevé Georges Lefebvre, «
politisation » des émeutes, au sens d'un passage d'une revendication du droit à
l'existence à la revendication d'un mode d'existence qualitativement déterminé.
Le vœu social que les tisserands rouennais dessinent en
filigrane à travers les bris de machines, maintien de la production
individuelle, égalitarisme, garantie de la stabilité des prix et des revenus,
est à rapprocher de ce que seront plus tard les revendications sociales de la
Sans-culotterie parisienne (53). Les deux mouvements ont d'ailleurs au plan
sociologique des points communs, par l'union qu'ils réalisent entre la «
populace » et des artisans éventuellement aisés, encore qu'à Rouen, aucun
programme et aucun meneur ne soient réellement apparus. Comme le mouvement
sectionnaire parisien cependant, le luddisme normand est avant tout
l'affirmation du droit à « l'égalité de jouissance » et au travail protégé dans
une société de petits producteurs indépendants, l'artisanat suppléant aux
disettes de l'agriculture, et vice-versa. L'idée séculaire du droit au travail
et au juste salaire se perçoit bien dans le cahier du Tiers du bourg cotonnier
de Salmonville, où l'on affirme que «le travail doit fournir une subsistance
honnête » (54). Les Carabots briseurs de machines sont accusés, comme plus tard
les Enragés parisiens, d'avoir crié « mort aux riches », ou encore cet ouvrier
tisserand de Dàrnétal qui aurait déclaré à la Maréchaussée qu'il ne «
connaissait ni dieu ni maître en dehors de lui-même » (55).
III. — L'efficacité de la répression
Cette société « partageuse » et malthusienne voulue par les
petits artisans est évidemment éloignée de la société industrielle à l'anglaise
que souhaitent les notables libéraux. C'est pourquoi la priorité accordée à la
formation d'une main-d'œuvre d'un type nouveau a exacerbé les conflits sociaux
à Rouen depuis les années 1750. La répression exemplaire des émeutes de 1789 va
mettre fin définitivement aux convulsions violentes de la société artisanale
traditionnelle dans la métropole normande.
On peut relever dans l'attitude des autorités rouennaises
une nette tendance à criminaliser les conflits du travail depuis le milieu du
siècle. Au fur et à mesure de la montée des difficultés économiques, les
revendications nées du chômage ou du travail industriel sont de plus en plus
assimilées à de la délinquance pure et simple.
Cette remarque est évidente en ce qui concerne le
mécontentement alimentaire. L'image que se fait le Parlement de Rouen, autorité
de police dans la ville, des manifestants depuis la guerre des farines de 1775
est celle de « mauvais sujets », « d'esprits séditieux », voire « d'alcooliques
et de fainéants qui n'ont qu'à travailler sur les mécaniques » (56). Vision
fréquente chez les nantis et les privilégiés à l'époque (57), les chômeurs sont
responsables de leur pauvreté. Celle-ci doit d'ailleurs engendrer l'humilité et
non la révolte : « Les séditieux méritent la sévérité des juges, mais les
indigents qui se plaignent sont dignes de leurs regards souverains » (58). Les
expressions « séditions » ou « émotions » sont d'ailleurs employées par les
magistrats pour désigner de simples mouvements de mauvaise humeur face à la
montée des prix.
Même valorisation de la discipline et du travail et même
vision réductrice des couches sociales inférieures chez les échevins. Le
ressort de la justice échevinale englobe les trente communes de la banlieue cotonnier
e de Rouen, conférant ainsi aux juges consulaires un droit de regard sur la
grande majorité de la main-d'œuvre ouvrière. Ce pouvoir est d'autant plus
efficace qu'il est appuyé de manière constante par le procureur du roi,
celui-ci pouvant exercer une « vindicte publique », c'est-à-dire des poursuites
d'office contre les fauteurs de troubles dans les manufactures. Le caractère
dissuasif de ces mesures est particulièrement net. Dès le 6 juillet 1751,
l'ouvrier Mouchard, qui a menacé son maître de sévices en cas de refus
d'augmentation de salaire, s'est vu infliger une amende de 62 livres et un mois
de prison (59). Tandis que deux ans plus tard, lors des grandes grèves de juin
à Saint-Sever, « défense est faite aux filassiers de quitter leur ouvrage sous
peine de prison » (60). Les juges sont peu à peu devenus les auxiliaires des
maîtres pour l'application des règlements d'atelier, ainsi en 1784, à la veille
de la Révolution, où l'échevinage inflige encore de lourdes peines aux «
séditieux qui osent refuser les commandements de leurs maîtres » (61).
Comme en Angleterre (62), la bourgeoisie de négoce souhaite
à Rouen contrer les prétentions des artisans et l'indiscipline des ouvriers
fileurs et tisserands. Les six corps qui forment l'échevinage expriment clairement
dans leurs cahiers leur hostilité à l'esprit communautaire et à la
revendication de hauts salaires rémunérant un savoir-faire habile. Autant que
le souci d'ordre social, cette attitude exprime le désir de sauvegarder
l'autorité des maîtres lors de la mise en usine. Le machinisme sert ainsi de
révélateur au gouffre qui sépare les conceptions sociales du petit peuple,
routinier par réflexe de survie, et la bourgeoisie de négoce, qui entend faire
aussi de la machine une arme de guerre contre l'esprit corporatif et la
protection du travail qu'il suppose.
On comprend mieux, dès lors, l'aspect exemplaire des
condamnations d'émeutiers pendant l'été 1789. La déclaration royale du 23 mai
incite d'ailleurs les prévôts des maréchaux à « faire des exemples devenus
nécessaires pour arrêter le mal sans délai » (63). Les interrogatoires et les
jugements des émeutiers arrêtés lors du pillage de la manufacture de
Saint-Sever sont de fait menés en dehors des formes habituelles, sans
ordonnance de comparaître, sans procès-verbal d'arrestation, sans réquisitoire
(64). A l'apogée des violences, ;" les 3 et 4 août, la machine répressive
d'Ancien Régime manifeste un dernier sursaut d'énergie, avec l'appui de la
milice bourgeoise maîtresse de la rue. Près de cent personnes sont arrêtées, y
compris à titre préventif dans les cabarets. Six émeutiers sont pendus entre le
6 et le 21 sur le pont enjambant la Seine face au quartier ouvrier de
Saint-Sever, tandis que les canons de la milice et des troupes royales sont braqués
sur cette rive du fleuve en présence de tous les Corps constitués de la ville.
Le cas du journalier Jacques Castel, pendu peu avant les
meneurs Bordier et Jourdan, montre la légèreté des chefs d'accusation : arrêté
le 4 août « pour avoir demandé l'aumône avec insolence », Castel est interrogé
le 5, et le « jugement souverain et en dernier ressors » le condamne le 6 à la
peine capitale (65). Dans tous les cas, les corps des suppliciés ont été
exposés pendant cinq jours avec une mise en scène calculée à l'entrée des
faubourgs populaires de la rive gauche. Même caractère brutal de la sentence au
mois d'octobre à rencontre de Duchesne, accusé seulement d'avoir brisé les deux
métiers mécaniques de son voisin. Arrêté le 18, le maître-toilier est pendu le
20, et son corps exposé en face de Saint-Sever, selon un scénario désormais
bien rodé (66).
Les termes employés par la nouvelle municipalité bourgeoise
pour désigner les émeutiers, « mutins », esprits séditieux », « bandits » (67),
sont à rapprocher des qualificatifs semblables figurant dans les procès-verbaux
de la Maréchaussée, dans lesquels le lieutenant Flambart n'hésite pas, lui
aussi, à assimiler misère et délinquance. De nombreux suspects, arrêtés pour «
attroupements », « injures » ou « menaces », ne sont en fait accusés par les
témoins que de tentatives de menus larcins, notamment de pièces de tissu. Le 7
septembre 1789, le soldat Etienne Levasseur sera même inquiété pour sa seule
allure débraillée ; il sera accusé par Flambart de « paraître un mauvais sujet »(68).
Pour les autorités d'Ancien Régime comme pour les nouvelles
élites au pouvoir, le vol ou la menace de vol semblent constituer à eux seuls
de graves menaces à l'ordre public. Lors du procès de Duchesne, il est à
plusieurs reprises souligné que l'accusé a « porté atteinte à des propriétés
sises à Sotteville » (69). Il s'agissait en fait de deux métiers à tisser,
vraisemblablement de taille modeste. Dans une ville de négoce et d'industrie
comme Rouen, on comprend que la défense de l'outillage ait pu être perçue comme
une nouvelle dimension de l'ordre public, tant aux yeux de l'administration
royale imprégnée d'idées mercantilistes qu'à ceux des représentants des
propriétaires de machines; De là cette paradoxale collaboration entre les
hommes nouveaux issus de la Révolution de Juillet à Rouen avec la Maréchaussée
royale, en violation des principes judiciaires libéraux qui sont défendus par
ailleurs.
Ce clivage violent entre les aspirations des couches
inférieures et les objectifs de la bourgeoisie de négoce préfigure directement
l'éclatement du Tiers en 1792, lors de la fusillade du Champ de Mars, et
surtout en 1793-1794 à propos de la conception du gouvernement révolutionnaire.
Ainsi esquissées, car l'histoire de la Révolution à Rouen
reste à faire, les émeutes rouennaises de 1789 montrent que la « crise de
l'Ancien Régime » présente bien deux grands caractères étroitement imbriqués.
— Crise politique généralisée, tout d'abord. L'élite
libérale rouennaise étouffe dans le carcan de l'Administration monarchique,
bien qu'elle ait utilisé à son profit la pesante réglementation des
manufactures. Jusqu'au début d'août 1789, la milice bourgeoise se bat aux côtés
des Carabots des faubourgs contre les représentants de l'ordre ancien. Même si
elle soutient partiellement les vieilles autorités répressives, la nouvelle
municipalité ne saurait en effet conclure de compromis avec les privilégiés.
Comme à Paris, la Révolution est à Rouen autant le fruit de l'ascension de la
bourgeoisie que celui du mécontentement populaire. Mais la question du
libéralisme économique et du progrès technique déchire profondément le Tiers.
— Crise sociale et économique grave, par conséquent.
Au-delà de l'évidente crise conjoncturelle à la source agricole et libre-
échangiste, c'est plus fondamentalement la capacité de l'Ancien Régime à faire
coexister deux types de sociétés qui est en cause. La première société,
majoritaire, rurale et artisanale, a dû trouver depuis longtemps un fragile mais
relatif équilibre biologique en limitant revenus et démographie (70). La
seconde, technicienne et déjà capitaliste, a déraciné et canalisé vers le
marché urbain du travail une masse d'ouvriers-paysans que la hausse relative
des revenus a contribué à augmenter. Dès lors, la moindre crise industrielle
conjoncturelle a pu avoir des conséquences dramatiques, et c'est bien le cas en
1787-1789. En forçant le trait, on peut dire que la bourgeoisie libérale de
l'Ancien Régime a voulu greffer de force sur le corps social un type de
production que celui-ci n'était pas prêt à recevoir, notamment pour des raisons
tenant à la rigidité des structures sociales et des mentalités. Là se situe
sans doute la faiblesse structurelle première de l'industrialisation en France.
Confrontation violente de deux traditions, de deux attitudes
mentales bien distinctes. L'une égalitariste, rétrograde par obligation
alimentaire, héritière des pratiques communautaires médiévales. C'est celle que
les Sans-culottes opposeront à l'incompréhension d'un Robespierre. L'autre
optimiste, positiviste, qui imposera la forte croissance économique du XIXe
siècle. Mais il faudra attendre 1887-1889 et les derniers bris de machines
textiles dans les régions de Reims, de Cholet ou de Cambrai (71) pour que
disparaissent en France les derniers signes de résistance de la société
artisanale traditionnelle.
J.-P. ALLINNE Université de Rouen.
Le professeur Jean-Pierre Alline est à présent Professeur émérite en Histoire du droit et des institutions, à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour
(1) Sobriquet découlant du cri de ralliement des
manifestants « carabo ! ».
(2) Sur l'intérêt de l'ensemble des fonds judiciaires
révolutionnaires, cf. Claude Mazauric, « Notes sur Je fonds judiciaire de la
Révolution à Rouen », Annales de Normandie, 1964, p. 427.
(3) Cf. le classique La Grande Peur, Editions Sociabs,
Paris, réédition 1953, et Foules Révolutionnaires, in Etudes sur la Révolution
française, réédition, Paris, P.U.F., 1963.
(4) Jusqu'à cette déclaration, la Maréchaussée ne possédait
en effet, depuis l'Ordonnance du 25 janvier 1537, qu'un pouvoir de police et
une justice sur les délits et crimes ruraux et des grands chemins.
(5) A.D. Seine-Maritime, 202 BP 1 à 20.
(6) Cette richesse est en cours d'exploitation grâce à la
thèse d'Etat d'un chercheur américain, P.B. Uninsky, de l'Université de
Michigan.
(7) Pièces éparses aux A.D. S.-Mme, 4 BP 5840 (« émotions » frumentaires), 5843 (plaintes de filateurs et toiliers). Nombreuses pièces classées avec'
les papiers de la Maréchaussée, en raison de la jonction des procédures et des
personnels judiciaires opérée lors des procès d'émeutiers.
(8) II s'agit de quatre auxiliaires du Parquet, habilités à
susciter les plaintes. Résumé de celles-ci du 14 octobre 1788 au 21 octobre
1789 in A.D. S.-Mme, 4 BP 5956 à 5958.
(9) A.D. S.-Mme, BI 8520 à 8525 : essentiellement « qualités
des sentences ». c'est-à-dire résumés de la procédure suivie entre les parties,
peu utilisables.
(10) Pouvoir que les Parlements exerçaient depuis le moyen
âge par la voie de leurs « arrêts de règlement ». A Rouen, et jusqu'à ce que la
municipalité bourgeoise lui retire ce pouvoir le 10 août 1789, le Parlement
avait de plus l'important privilège de commander les armes en l'absence du
gouverneur royal.
(11) Intendance : A.D. S.-Mme, C 136 à 163. Conseil du
commerce : A.N., F 12 Ï07 b, 177, 658 à 1328, 1139 à 1343 (Installation de
machine à Saint- Sever et Saint-Maclou). Commission intermédiaire de
l'Assemblée Provinciale de Normandie : A.D. S.-Mme, C 2120121, 2133, 2173, 2210-13.
(12) Arch. mun. Rouen, Plumitif des échevins, G 17 617 à 637
(Registre de la juridiction consulaire). Contient des indications sur les
conflits du travail dans les manufactures.
(13) Sur tous ces points, synthèse d'Albert Soboul, in La
civilisation de la Révolution française, Paris, Arthaud, 1970.
(14) Cf. sa prise de vue la plus récente in Histoire
économique et sociale de la France, Tome II (1660-1789), Paris, P.U.F., 1970.
(15) Du nom de Ned Ludd, ouvrier tisserand anglais qui
aurait le premier en 1779 détruit une machine à fabriquer les bas à Leicester.
Le mouvement luddite est cependant resté sporadique jusqu'au début du XIXe
siècle.
(16) L'ouvrage de base est sur ce point : M. Thomis, The
luddites, machine- breacking in Regency England, Newton Abbot, Library of
textil history, 1970 ; voir également E.S. Hobsbawm, The machine breackers,
Londres, 1952 ; F. Peek, The rising of the luddites, Londres, 1969.
(17) Parmi d'inégales monographies anciennes, le classique
du genre, Ch. Ballot, L'introduction du machinisme dans l’industrie française,
Paris, 1923, a choisi, selon un préjugé très fréquent à cette époque, de
réduire l'histoire de l'industrialisation à une histoire des techniques.
(18) Cf. G. Lemarehand, « Les troubles des subsistances dans
la généralité de Rouen », Annales historiques de la Révolution française,
n" 4, 1963, p. 401.
(19) Cf. Le Parquier, Une enquête sur le paupérisme et la
crise industrielle à Rouen en 1788, Rouen, 1936 ; P. Dardel, « Crises et
faillites à Rouen de 1740 à l'An V », Revue d'Histoire économique et sociale,
1948, p. 18, et M. Bouloiseau, « Aspects sociaux de la crise cotonnière dans
les campagnes rouennaises en 1788-1789», Actes du 8V Congrès des sociétés
savantes, Paris, 1956, p. 403.
(20) A.D. Seine-Mme, C 2120, « Observations de la Commission
intermédiaire de l'Assemblée provinciale sur les effets désastreux du traité de
commerce avec l'Angleterre », 1788, et C 2210 à 2212 : enquête paroissiale sur
l'indigence, 1788-1789.
(21) Cf. M. Bouloiseau, Les cahiers de doléances du Tiers
Etat du baillage de Rouen, 2 vol., Paris, 1957 et 1960,
(22) Chiffres largement confirmés : cf. F. Evrard in « Les
ouvriers du textile dans la région rouennaise », Annales historiques de la
Révolution française, 1947, p. 333.
(23) A.D. S.-Mme, C 2211, Enquête sur l'indigence.
Approximation certainement sous-estimée, les paroisses craignent en effet de se
voir imposer' l'intégralité de la charge financière de l'entretien des pauvres.
. > : : .....
(24J A.D. S.-Mme, C 2121, 2133, 2173 : Saint-Maclou, Saint-Nicaise,
Saint-Vivien. Ces ateliers populaires, ancêtres des ateliers nationaux, sont
dirigés par les curés des paroisses concernées.
(25) A.D. S.-Mme, C 2212, Enquête précitée sur l'indigence.
(26) A.D. S.-Mme, C 2211.
(27) Selon la définition de l'édit de 1778 qui regroupe les
producteurs.
(28) Cf. Les cahiers de doléances du Tiers-Etat dans le
baillage de Rùuen, op. cit., pp. 204-205.
(29) Cf. La mort du Tiers-Etat, ou plaintes que présentent
au Roi les bourgeois de la ville de Rouen, au nom des malheureux de toute la
province de Normandie. Rouen, avril 1789.
(30) Cf. Cahiers du Tiers de Rouen, op. cit., p. cxxiv.
(31) A.D. S.-Mme, C 2210 à 2212, enquête précitée sur le
paupérisme.
(32) A.D. S. -Mme, 202 BP 12, « information sur la sédition
arrivée à la manufacture de coton sur mécaniques du faubourg Saint-Sever ».
(33) A.D. S.-Mme, 202 BP 13.
(34) A.D. S.-Mme, 202 BP 12- : pétition en faveur du
filassier, 22 sept. 1789.
(35) A.D. S.-Mme : « Certifions avoir entendu le dit Duparc
menacer le dit Marie de lui faire sauter sa maison ». Duparc est journalier^
'alors sans emploi.
(36) A.D. S.-Mme, 202 BP 13, procès de Jacques Gastel ;
(37) Cf. G. Lemarchand, op. cit., p. 405 et sq.
(38) A.D. S.-Mme, 202 BP 14, interrogatoire des suspects.
(39) Voir ainsi un plaidoyer contemporain en faveur de la
libre entreprise et de la discipline d'atelier in Encyclopédie des métiers, des
manufactures et des arts, Rouen, 1788, II, p. 250.
(40) Sur la crise de la production haute-normande, cf. P.
Dardel, Commerce, industrie et navigation à Rouen et au Havre au XVIIIe siècle,
Rouen, 1966, p. 123 et sq.
(41) A.D. S.-Mme, C 163, «Etat des draperies».
(42) A.D. S.-Mme, C 136, dossier du Monopole de la
Manufacture de filé de Louviers.
(43) A.D. S.-Mme, 202 BP 13, Audition et confrontation de
Duchesne, 20 octobre 1789.
(44) A.N., F 12 658 à et F 12 1338.
(45) A.D. S.-Mme, 202 BP 14. La cardeuse mécanique ne
pouvait à l'évidence démêler tous les nœuds da fibres végétales, à moins de les
casser.
(46) A.D. S.-Mme, C 2212.
(47) Cf. La mort du Tiers Etat, op. cit., 29 avril 1789.
(48) Sur l'œuvre d'A. de Fontenay, industriel physiocrate et
frère du premier maire de la Commune bourgeoise de Rr.uen, cf. l'Eloge posthume
de l'ancien préfet Beugnot, Bull, de la Société d'émulation de la
Seine-Inférieure, 1835, p. 218.
(49) Arch. mun. Rouen, G 35, Plumitif des échevins, folios
56 à 62, Règlement d'août-novembre 1784. : "
(50) Sur ce point, cf. l'analyse bien documentée de Le
Parquier, « Ouvriers et patrons à Rouen dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
». Bull, de la Société d'émulation de la Seine-Inférieure, 1932, p. 111.
(51) Cf. M. Thomis, The Luddites, op. cit., p. 15.
(52) Selon l'expression de François Furet in « Pour une
définition des classes inférieures ■», Annales E.S.C., mai-juin 1963, p. 470.
(53) Sur ce point, A. Soboul, Les Sans-Culottes de l'An H,
Paris, Seuil, 1968, p. 60 et sq.
(54) Cf. Cahiers de doléances... de Rouen, op. cit., p.
clvii.
(55) A.D. S.-Mme, 202 BP 12.
(56) Cf. Représentation du Parlement de Normandie en faveur
des pauvres de la généralité de Rouen, 3 mai 1788.
(57) Sur ce point, Images du peuple au XVIIIe siècle, Paris,
Colin, 1973 [Centre aixnis... siècle].
(58) A.D. S.-Mme, « Registre secret » du Parlement, arrêt du
6 mai 1768 sur la mendicité.
(59) Arch. mun. Rouen, G 17, Plumitif des échevins, folios
132 et 141.
(60) Ibid., G 19, folios 53 à 74.
(61) Ibid., G 35, folios 56 et 59.
(62) Spr le cas anglais, cf. D.S. Landes, L'Europe
technicienne, Gallimard, Paris, 1969, pp. 83-120.
(63) L'exposé des motifs de la déclaration revient souvent
sur cette idée d'exemplarité : « ...il est nécessaire que des exemples se
fassent avec célérité... »
(64) A.D. S.-Mme, 202 BP 14.
(65) A.D. S.-Mme, 202 BP 12.
(66) A.D. S.-Mme, 202 BP 12.
(67) Ordonnance municipale, 5 août 1789, placardée le 6 dans
les rues à titre d'appel à l'ordre.
(68) A.D. S.-Mme, 202 BP 12.
(69) Ibid.
(70) Cf. les pages éclairantes d'Albert Soboul in La crise
de l'Ancien Régime, op. cit., p. 155 et sq.
(71) Sur ces mouvements, dus surtout aux tisserands à
domicile, cf. Michèle Perrot, Les ouvriers en grève, Thèse Lettres, Paris,
1964.
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Bien cordialement
Bertrand