vendredi 23 octobre 2020

23 Octobre 1789 : Mon enquête sur "l’affaire Robespierre". Le Journal de Paris a-t-il dit la vérité ?

Article mis à jour le 24/10/2022


    Si vous vous intéressez à la Révolution française (vous êtes au bon endroit), peut-être avez-vous déjà vu, lu ou entendu, cette référence à un article évoquant une intervention de Robespierre, publié dans le Journal de Paris, en date du 28 octobre 1789, relatant la séance tenue à l’Assemblée nationale, la veille ?

La voici :

« On pouvait lire dans le journal de Paris du 28 octobre, dans le compte rendu de la séance du 27 octobre à l'assemblée nationale : "Hier, monsieur Robespierre, est encore monté à la tribune. On s'est rapidement aperçu qu'il voulait encore parler en faveur des pauvres. Et on lui a coupé la parole."

Henri Guillemin
    Cette référence vient de l’historien Henri Guillemin, dont les conférences qu’il donnait dans les années 70, sont fort heureusement sorties de l’oubli grâce à Internet. Il a eu en effet le mérite de donner une lecture légèrement différente de la Révolution française, et qui plus est, passionnante, car c’était aussi un excellent conteur. Dans le cas présent, il s'agit de sa conférence sur Robespierre.

    Ne trouvant aucune référence ailleurs que dans sa conférence, sur ce qu'aurait dit ou pas Robespierre ce jour-là, j’ai donc recherché de mon côté. Cela m’a pris un peu de temps, mais, à ma grande joie, j’ai fini par trouver, et ce, grâce à notre ami Google ! 😀


Vous allez voir que nous allons aller de surprises en surprises !!!

    Tout d’abord, l’article existe bien, mais il se trouve dans le numéro 296 du 23 octobre du Journal de Paris, relatant la séance du 22, et pas dans le N°301 de du 28 octobre (petite erreur de mémoire, puisqu'il s'agit d'une conférence). Le sujet principal abordé ce jour-là par l’Assemblée nationale était de décider quelles seraient les conditions pour être éligible aux assemblées municipales.

J’avoue que je ne suis pas peu fier de vous montrer cet article ! 😍

Voici le lien permettant d’y accéder (page 1360) :

Et vous trouverez même en bas de mon article une fenêtre sur le document scanné !

Voici le fameux extrait :

« Monsieur de Robespierre a voulu traiter de la question avec étendue. On a vu assez promptement qu’il allait parler pour les pauvres, qui, n’ayant rien, ne payent rien. On lui a coupé la parole, il l’a reprise ; on la lui a coupée encore, il est descendu de la tribune & n’a plus voulu y remonter.

M. Dupont a pris sa place : il a rappelé l’ancienne distinction connue dans nos anciennes lois, de Manants & d’Habitants, & il a voulu que les Manants seuls jouissent du droit d’Election & de Cité. »

Petit aparté : Concernant cette expression de manant, ne vous méprenez pas. Sous l’ancien régime, « manant » signifiait celui qui demeure (pensez à manoir) ; de là il avait pris le sens de domicilié, aisé, riche. Ce mot a ensuite perdu son sens premier, et par un mouvement inverse, il a pris le sens d'habitant de la campagne, de vilain, puis celui d'homme grossier. Les mots, eux aussi, ont parfois une vie pleine de contrastes ! Mais lisez plus avant, vous allez voir !...


Revenons à cet article. On peut y lire un peu plus loin :

« M. Formont, l’un des Députés de la Bretagne, a opiné comme M. Du Port & comme M. De Robespierre, pour égaler les droits de l’homme pauvre aux droits de l’homme riche.

Un grand nombre d’autres Députés demandaient & avaient la parole. On a prétendu que la discussion était épuisée, & on a voulu qu’on allât aux voix. »

    Concernant M. Du Port, l’article précise que c’était lui qui avait parlé en premier : « pour dire que ce seraient dépouiller l’homme des droits qu’on lui a reconnus dans la déclara de l’exclure de tout concours à la représentation lorsqu’il est hors d’état de payer une contribution quelconque ; que si on redoute des élections faites en partie par des hommes sans fortune, ces élections primaires s’épureront dans le second degré des élections. »

(Nous remarquerons au passage que c’est le système que les "pères fondateurs" américains ont choisi, à savoir que le suffrage universel ne sert qu’à élire de « grands électeurs », qui finissent par voter pour le président.)

    Mais en fait, il semble que c’est l’abbé Grégoire qui a parlé le premier, d’après ce que nous relate le procès-verbal de cette séance à l’Assemblé nationale !

« M. l'abbé Grégoire attaque cet article ; il redoute l'aristocratie des riches, fait valoir les droits des pauvres, et pense que pour être électeur ou éligible dans une assemblée primaire, il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français. »

 

C’est là que cela devient aussi étrange qu’intéressant !

    Pourquoi étrange ? Mais parce que je vous ai déjà rendu compte de cet échange dans mon article du 22 octobre ! Vous allez y retrouver l’intégralité de la discussion des députés, telle que rapportée dans le procès-verbal !

    Et ce qui est vraiment étrange, c’est que selon le procès-verbal, Robespierre semble avoir pu s’exprimer sans être interrompu !

Voici même ce qu’il est censé avoir dit :

    « Tous les citoyens, quels qu'ils soient, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. Rien n'est plus conforme à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n'est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen. Si celui qui ne paye qu'une imposition équivalente à une journée de travail a moins de droit que celui qui paye la valeur de trois journées de travail, celui qui paye celle de dix journées a plus de droit que celui dont l'imposition équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors celui qui a 100,000 livres de rente a cent fois autant de droit que celui qui n'a que 1,000 livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets que chaque citoyen a le droit de concourir à la loi, et dès lors celui d'être électeur ou éligible, sans distinction de fortune. »

    Ce qui est également étonnant, c’est que Monsieur Dupont de Nemours, qui effectivement parle après lui, n’évoque ni Manants ni Habitants, comme le dit l’article dans le journal de Paris. Cependant, indirectement, il nous fait mieux comprendre ce qu’est un manant. Lisez l’extrait du PV :

« Pour être éligible, la seule question est de savoir si l'on paraît avoir des qualités suffisantes aux yeux des électeurs. Pour être électeur il faut avoir une propriété, il faut avoir un manoir. »

    Vous avez compris ? Un manant est celui qui possède en fait un manoir, c’est-à-dire un propriétaire, qui plus est, aisé.

 

Conclusion ?

    Vous voici confrontés au genre de problème auquel les historiens doivent souvent faire face lorsqu’ils comparent des sources ; du moins ceux qui font vraiment leur boulot.

De la constatation que nous venons de faire, découlent en effet de nombreuses questions :

  • Robespierre a-t-il été interrompu par deux fois, sans pouvoir s’exprimer, ou a-t-il pu dire ce qu’il avait à dire ?
  • Qui, du journaliste au Journal de Paris, ou du greffier rédigeant le procès-verbal, a dit la vérité ?
  • Pourquoi le journaliste aurait-il inventé un pareil incident de séance ?
  • Pourquoi le greffier aurait-il passé l’incident sous silence ?
  • Les discours tels que rapportés dans les procès-verbaux, c’est-à-dire des textes où les gens parlent comme dans les livres, sont-ils des retranscriptions exactes ?
  • Peut-on imaginer que les députés confient leurs minutes au greffier pour qu’il les retranscrive fidèlement dans son PV ?
  • Tous les historiens se posent-ils ces questions ou s’arrêtent-ils à l’interprétation qui leur convient ?
  • D'autres questions ? 😉


Mise à jour du 24 octobre 2022.

Conclusion, apportée par Robespierre en personne !

    Par suite de la publication de cet article le 22 octobre 2022 sur ma page Facebook, une de mes abonnées, une Italienne passionnée par la Révolution française, Marianna de Candido (qui tient elle-même une page sur Robespierre), m'a signalé une lettre de Robespierre à son ami Buissart, dans laquelle il fait mention de cet incident qui l'a empêché de s'exprimer devant l'Assemblée. L'ombre du doute plane donc sur la probité des greffiers de l'Assemblée nationale...

    Je vous invite à lire cette lettre dans ce nouvel article : "Robespierre voit dans la nouvelle constitution " des vices essentiels qui peuvent empêcher les bons citoyens de se livrer à la joie"


Merci pour votre lecture ! 😊


    Voici la fenêtre donnant accès au Journal de Paris. Je vous conseille de le parcourir, car il y a aussi des infos amusantes.


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Bertrand