Des mendiants |
M. Brunet de Latuque, député de Nérac. Messieurs, vous venez d'entendre la lecture d'une adresse par laquelle la ville de Nérac demande que le quart du revenu des dîmes soit saisi entre les mains des fermiers des décimateurs, pour être appliqué à la subsistance des pauvres. Les pauvres sont dans une grande détresse, il est instant de s'occuper de cette question et je prie l'Assemblée nationale de la prendre en sérieuse considération.
M. Fréteau de Saint-Just. J'appuie la motion de M. Brunet de Latuque et je propose d'en renvoyer la délibération à l'une des prochaines séances du soir. Nous pourrons en attendant lire le mémoire de M. Du Tremblay de Rubelle qui vient de nous être distribué, et qui a pour objet la destruction de la mendicité. (Voyez ce mémoire, annexé à la séance de ce jour.)
M. Malouet. Dès le mois de septembre dernier, j'ai présenté un projet d'établissement pour la classe indigente qui répond parfaitement aux nécessités signalées par l'adresse de la ville de Nérac. Je demande qu'il ait la priorité.
M. Gaultier de Biauzat. Avant que ce plan soit examiné et mis à exécution, des malheureux périront faute de subsistance. La décision que l'Assemblée portera sur la demande de la ville de Nérac sera nécessairement commune à tout le royaume ; elle ne peut pas faire la matière d'une séance du soir.
L'Assemblée décide que cette affaire sera placée lundi à l'ordre de deux heures.
M. Salomon de la Saugerie, secrétaire, annonce que M. Cormier, ancien magistrat, a remis aux archives un exemplaire d'un ouvrage intitulé : "Essai sur la mendicité" et que l'auteur, s'étant occupé de beaucoup de détails sur la population, offrait à l'Assemblée les renseignements qu'elle pourrait désirer.
Voir le livre mis à disposition à la fin de l'article.
Mémoire sur la destruction de la mendicité (1), par M. Du Tremblay de Rubelle (2), maître des comptes.
(1) Ce mémoire n'a pas été inséré au Moniteur.
(2) Ce petit mémoire fait partie d'un ouvrage plus étendu, que j'ai remis à M. le comte de Lally-Tollendal, en sa qualité de député aux Etats généraux. L'utilité de ce projet, la facilité de son exécution dans les circonstances actuelles, me déterminent à le faire imprimer : puisse-t-il l'aire naître des idées plus heureuses ! et, en venant au secours des êtres souffrants, contribuer au bonheur et à la tranquillité de tous les individus ! (Note de l'auteur.)
Voir le livre mis à disposition à la fin de l'article.
De tous les projets utiles qui peuvent s'exécuter dans ce moment de régénération générale, il n'en est pas sans doute qui soit fait pour plaire davantage aux âmes honnêtes et sensibles, que la destruction de la mendicité ; mais les personnes qui joignent aux sentiments de bienfaisance les grandes vues de l'administration sentiront encore davantage combien la destruction de la mendicité serait essentielle à l'ordre public ; et leur humanité en acquerra un nouveau degré d'énergie.
Tout le monde convient de la nécessité de secourir l'indigence. Quand le sentiment de la bienveillance que la nature a mis dans notre âme n'agirait que faiblement, l'intérêt personnel, ce mobile puissant et universel, nous en ferait la loi. Le soin des propriétés, la sûreté publique, ne permettent pas d'abandonner le malheureux au désespoir ; et le spectacle d'un être souffrant, qui serre le cœur du riche au milieu même de ses jouissances, est fait pour exciter sa sensibilité. L'inconvénient de la mendicité s'est si constamment fait sentir, qu'on a tenté plusieurs fois d'y remédier. Une foule d'ordonnances à ce sujet, notamment celles de 1614, 1656, 1662, 1686, 1724 et 1750, ont eu cet objet ; mais ces ordonnances, en ouvrant un asile aux pauvres dans les hôpitaux, n'ont été peut-être qu'un degré d'encouragement pour la fainéantise qui, assurée de ne pas manquer de subsistance dans ces asiles, n'a pas hésité à se soustraire à la charge générale imposée à tous les membres de la société, de se rendre utiles au bien général.
En 1777, l'académie de Châlons, frappée de ces réflexions, fit de ce projet un sujet de prix qui a trouvé de dignes émules. Nous croyons du devoir d'un bon patriote de renouveler ces idées bienfaisantes dans un moment où l'esprit d'ordre, de bien général, de justice et de confraternité en rendent l'exécution plus facile.
Le premier soin à prendre pour parvenir à éteindre la mendicité, c'est de bien connaître le nombre des mendiants ; et l'ordre actuel facilite infiniment cette connaissance. Les districts étant presque tous bornés dans l'étendue de leurs paroisses, il est aisé aux citoyens du district de connaître les besoins de leurs concitoyens du même district, et d'apprécier même l'étendue de ces besoins ; car il est juste qu'ils soient proportionnés à l'âge, aux charges des individus, et au plus ou moins de possibilité de se procurer des ressources. Ce premier lien de correspondance entre les indigents et ceux qui peuvent leur porter des secours est déjà précieux sous plusieurs rapports ; il mettra une douce consolation dans le sein de l'infortuné, fondée sur l'espérance d'un meilleur être, et sur la satisfaction de voir qu'on s'occupe de son infortune ; et il rappellera au travail des fainéants qui ne demandent du pain que parce qu'ils ne veulent pas le gagner. On peut se rappeler à ce sujet qu'en 1778 il y avait à Amiens un nombre considérable de pauvres ; on y forma le projet de détruire la mendicité ; on lit une quête dans la ville, et l'on en annonça la distribution : le jour même que les magistrats publièrent la défense de mendier dans les rues (1), les mendiants disparurent ; et dans la crainte d'être arrêtés, retournèrent à leurs travaux.
(1) Extrait d'un mémoire sur la mendicité.
Le pauvre valide ne manque le plus souvent de subsistance que parce qu'il se refuse au travail, ou qu'il ne peut pas s'en procurer : un peu de surveillance peut empêcher l'un et l'autre ; c'est donc de l'ordre qu'il faut en cette partie, et non de l'argent. Mais pour ôter toute ressource aux gens de mauvaise volonté de continuer à vivre dans leur dangereuse oisiveté, il faudrait que, les mesures prises pour soulager l'indigence, non-seulement on défendît dans le même moment la mendicité dans tout le royaume, mais qu'on obligeât toute personne à se faire inscrire dans son district, et à ne pouvoir aller s'établir ailleurs sans un certificat de son district qui, dans le cas de l'indigence, lui assurerait en même temps les secours dont il jouissait dans le district qu'il a quitté. Ce certificat pourvoirait à la subsistance de l'indigent, et la société s'assurerait de l'individu qui n'aurait plus la faculté de vagabonder sous prétexte de mendier, puisque la subsistance serait assurée. On ne saurait apprécier l'avantage que retirera la police publique de l'obligation où seront les pauvres de renoncer à être vagabonds. On a observé avec raison que les grands criminels le sont rarement chez eux ; un reste de pudeur les contraint de se soustraire aux regards de leurs compatriotes, ils ne pourraient les soutenir. L'ordre général y gagnerait donc infiniment, mais d'un autre côté, ii serait juste que la société, qui en retirerait un aussi grand bien que celui de la sûreté publique, l'achetât par quelques sacrifices : ce sacrifice ne paraîtrait pas considérable, si l'on considère tout le bien qu'un grand nombre d'hommes réunis en société peuvent faire en se réunissant pour l'opérer (2).
(2) Il faut considérer que tous les pauvres ne sont pas dans la môme indigence ; si la vieillesse des uns nécessite des secours de toute nature, les autres peuvent se procurer, par leurs travaux, une portion de subsistance, et il ne s'agit que de suppléer à la modicité du salaire à laquelle leur infirmité les réduit.
Pour y parvenir avec une sorte d'égalité proportionnelle à la fortune et aux moyens, je proposerais une imposition par feu dans les villes, et par arpent dans les campagnes, parce que cette imposition me paraît la plus juste et ne tombe que sur celui qui possède ; par celte raison, je serais d'avis que ceux qui ne possèdent qu'un seul feu ou un seul arpent ne fussent point taxés ; d'un autre côté, il serait convenable que le luxe payât davantage : ainsi les feux inutiles, tels que ceux des escaliers, seraient taxés au double, et les feux de poêle, au contraire, ne payeraient que demi-taxe ; il en pourrait résulter une économie sur le bois, qui, dans les circonstances présentes, serait un bien.
La perception de cette taxe (1), après avoir eu la sanction de l'autorité législative, serait confiée aux districts, et la distribution en serait faite sur des mandats expédiés par des commissaires, conformément à un état général des besoins et secours accordés, arrêté et consenti par l'assemblée générale.
(1) Si l'imposition par feu était difficile à établir, on pourrait y substituer une imposition de six deniers, ou 1 sou pour livre, sur la capitation ou les vingtièmes ; et afin que cette taxe ne portât pas sur l'indigence, on pourrait en exempter ceux dont les vingtièmes ou la capitation ne monteraient pas à une certaine somme. De quelque manière qu'on établisse à l'avenir l'imposition, il est convenable et juste de faire la part du pauvre : c'est le seul moyen de l'intéresser à la chose publique.
De cette corrélation entre les riches et les indigents naîtrait l'avantage de l'un et l'autre ; le pauvre y trouverait des secours, et le riche assurerait sa tranquillité et sa propriété même, par la connaissance et le soulagement de tous les individus que le désespoir et la faim pourraient porter à le troubler dans ses jouissances. Cette connaissance intime des individus est peut-être la seule manière de suppléer à cet espionnage, qu'une extension odieuse et despotique fait proscrire, mais qui, sous l'ancien régime, pouvait être nécessaire jusqu'à un certain point pour l'administration d'une grande ville. Il faudrait que le compte de cette perception, contenant la totalité de la recette et son emploi, fût rendu tous les ans, et toujours ouvert à tous les citoyens du district : car il est juste que celui qui paye voie l'emploi de ses deniers ; et les administrateurs se doivent à eux-mêmes d'éclairer leur conduite.
C'est un nouvel impôt, me dira-t-on. Mais, je le demande, cet impôt n'est-il pas toujours perçu d'une manière ou d'une autre ? Laissera-t-on mourir de faim des malheureux ? Ne faut-il pas que le gouvernement vienne à leur secours ? Et comment y vient-il si ce n'est avec les deniers publics ? Ce n'est donc qu'un mode nouveau d'administration, par lequel on met dans la main de ceux qui payent l'emploi de leurs fonds, pour empêcher qu'on n'en détourne la source, et que d'un autre côté, ceux à qui ils sont destinés n en réclament au-delà de leurs besoins : c'est pour empêcher une répartition trop inégale qu'entraîne nécessairement une distribution aveugle : c'est pour obvier à la dépravation des mœurs et à la corruption des principes, en étouffant le goût du travail par la facilité de se procurer de l'aisance dans une vie fainéante et débauchée. Mettra-t-on en balance avec ces grands avantages une petite surcharge pécuniaire qui se réduira à presque rien, surtout pour ceux qui n'ont pas assez peu d'humanité pour refuser tous secours à leurs semblables ? Car il sera nécessaire et indispensable de faire contre l'aumône particulière des lois presque aussi rigoureuses que contre la mendicité, puisque cette charité mal entendue tendrait à nourrir un des désordres les plus pernicieux à la société ? Si l'on avait le malheur de n'être pas touché des motifs d'humanité, que l'on considère combien l'ordre public réclame la subsistance pour l'indigent ! A quels excès ne peut pas porter le désespoir et la faim ? De quels vices ne se rendent par coupables des gens adonnés à l'oisiveté et qui ont bravé jusqu'à la honte ? Aussi, fléaux des villes et des campagnes, on les a vus, surtout dans ces derniers temps, fomenter ces troubles qui ont menacé le royaume d'un renversement total. On les voit souvent mettre les laboureurs à contribution ; et, par l'habitude de voler, ils se forment à devenir assassins, comme cela n'est que trop consigné dans les greffes des juridictions criminelles. Il s'ensuit que si la société est obligée de faire un sacrifice, ce sacrifice n'est pas purement gratuit, puisqu'il tend à la conservation des propriétés et à la plus grande sûreté des individus. On peut ajouter à ces réflexions que ce genre d'établissement a déjà la sanction de l'expérience. Il existe en Hollande, en Allemagne, et dans une partie de la Suisse. Chaque paroisse y a soin de ses pauvres, et l'ou y est parvenu à faire disparaître les mendiants. En Angleterre, il existe une taxe sur les aisés, et personne ne s'en plaint, quoiqu'elle soit très-forte. On conçoit qu'il faudrait perfectionner l'administration des bureaux et des ateliers de charité (1).
(1) Dans le nouveau plan de municipalité, les districts particuliers étant chargés de leur police particulière, on pourrait employer certains pauvres du district au nettoyage des rues, à l'enlèvement des neiges, à l'allumage des réverbères, etc.
Cela sera de la plus grande facilité, dès que tous les habitants d'un district y prendront un intérêt direct. La société philanthropique, qui s'est propagée pour le bonheur de l'humanité, fournira des administrateurs éclairés et pleins de zèle (2).
(2) Nous n'entrerons point dans la discussion des moyens de perfectionner les bureaux de charité ; les détails qu'on présenterait rempliraient difficilement toutes les améliorations possibles : c'est en rassemblant toutes les lumières, en examinant les modèles les plus parfaits, qu'on parviendra à combiner le meilleur plan. La ville de Dath, dans le Hainaut français, paraît avoir un excellent régime. Voyez à ce sujet les mémoires sur les moyens de détruire la mendicité, page 205. On peut consulter ces mémoires avec fruit sur les détails de perfection qu'on peut donner aux bureaux de charité. Nous n'indiquons ici que les masses ; ce sera après un examen approfondi de la manière dont les bureaux et les ateliers de charité sont régis, qu'on pourra faire des règlements utiles en cette partie ; on les perfectionnera avec le temps et au moyen de l'expérience. Ce travail est digne de la plus grande attention : il serait intéressant de nommer une commission à cet effet.
Il faut prévenir une objection juste que l'on va nous faire sur l'inégalité de la taxe proposée, qui sera manifestement insuffisante dans certaines paroisses où la recette sera peu abondante et la dépense considérable. Nous avons senti cette difficulté, et c'est pour la résoudre que nous proposons l'établissement d'une caisse générale de bienfaisance, dans laquelle seraient versés tous les fonds que nous allons ci-après désigner et qui fourniront aux paroisses nécessiteuses ceux dont elles peuvent avoir besoin.
Nous avons pensé qu'un des premiers moyens de détruire la mendicité était de défendre l'aumône particulière, qui nourrit et encourage la fainéantise. Cette bienfaisance aveugle de la société entraîne une sorte d'injustice par l'inégalité indispensable de la répartition. L'aumône, dans l'état actuel des choses, ressemble à un champ appartenant à plusieurs laboureurs, qu'ils sèmeraient tous sans se prévenir de l'endroit où ils porteraient leurs semences ; une partie s'en trouverait surchargée, tandis que l'autre serait trop peu semée. Mais en détruisant l'aumône particulière, nous n'avons pas entendu priver les âmes bienfaisantes de la satisfaction de faire du bien ; nous avons dit qu'il fallait établir une caisse générale de bienfaisance ; cette caisse, sous la protection particulière du Roi et des représentants de la nation, surveillée par des administrateurs par eux nommés, serait dépositaire des charités de ceux qui, bienfaiteurs de l'humanité, mettraient leur juste satisfaction à soulager l'indigence. On pourrait joindre à ces fonds ceux des maisons religieuses éteintes, ou portions des revenus des religieux, qui, n'ayant point assez de sujets pour consommer leurs revenus (1), seraient astreints à porter dans la caisse les fonds excédant leurs besoins.
(1) Il est facile d'opérer la réunion des maisons religieuses où il n'y a qu'un petit nombre de sujets et d'appliquer à celte caisse de bienfaisance les fonds des maisons supprimées.
Ces biens, fondés pour la prière et l'aumône, ne pourraient être justement appliquées qu'à de pareilles destinations. Le surplus des fonds des hôtel-Dieu-Dieu, dont la charge serait diminuée par un plus grand soin du pauvre ; le surplus de ceux de l'hôpital général, qui ne recevrait plus que des impotents, ce qui ferait une grande amélioration dans son régime et dans le sort de ceux qui s'y retirent ; Je produis des aubaines, des régales, des déshérences, des confiscations ; l'excédent des fonds de la police publique pourraient être versés dans ladite caisse. Tous ces fonds, distribués en grande connaissance de cause entre les paroisses nécessiteuses, établiraient un juste équilibre entre les besoins et les secours, sans de grands sacrifices, le pauvre serait secouru et la propriété du riche serait assurée, et cette heureuse harmonie entre la richesse et l'indigence serait plus que jamais le lien de cette douce confraternité, si digne d'un siècle éclairé et bienfaisant.
Je pense en conséquence que, pour opérer ce bien inappréciable, il y a lieu d’ordonner premièrement à toute personne de se faire inscrire dans le district où elle habite ;
Secondement, d'établir une imposition ou par feu ou à raison de la capitation ou vingtième, en faveur des indigents du district ;
Troisièmement, de créer une caisse générale de bienfaisance, pour fournir aux districts nécessiteux les fonds nécessaires pour établir un juste équilibre entre les secours et leurs besoins.
Ces moyens simples sont d'une exécution facile, et les avantages, que la société et l'humanité en retireront sont au-dessus de toute expression.
Essai sur la mendicité, ou Mémoire dans lequel on expose l'origine, les causes, & les excès de la mendicité.
Auteur du texte : Lottin, Antoine-Prosper (1733-1812)
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Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand