samedi 31 octobre 2020

31 Octobre 1789 : La Dugazon, maudite par ses camarades acteurs du théâtre italien sans Italiens !

 Article mis à jour le 31 octobre 2023.

Une nouvelle pièce de théâtre !

    Aujourd'hui 31 octobre 1789, une nouvelle pièce intitulée "Sire de Créqui", est donnée au Théâtre italien ! C'est une comédie mêlée d'ariettes, dans le "nouveau genre", c’est-à-dire "à grand spectacle et à grand mouvement", comme le précisera le rédacteur de l'article publié le 2 Novembre dans le Journal de Paris.

    On doit cette œuvre au compositeur Nicolas Dalayrac et au librettiste Jacques-Marie Boutet de Monvel, qui se sont inspirés d'un livre du poète et romancier François Thomas Marie de Baculard d'Arnaud publié en 1775. Les voici ci-dessous :


  
Messieurs Dalayrac, Montvel et d'Arnaud

Le Sire de Créqui

    La pièce nous conte l'histoire d'un chevalier picard du XIIe siècle, Raoul de Créqui, tenu pour mort à la guerre en Palestine (Croisade), mais enfermé par son cruel neveu Baudoin, dans une tour, durant 10 ans (le temps de le déposséder de tous ses biens).

    Vous remarquerez à la lecture de l'article paru le 2 novembre dans le journal de Paris, que le journaliste ne se gêne pas pour dévoiler toute l'intrigue ! Et vous conviendrez également qu'il ne s'agit nullement d'une comédie italienne, mais bien d'une mémorable page de notre histoire de France, la famille de Créqui ayant réellement existé. 

Voici l'article du Journal de Paris en date du 2 Novembre 1789, qui m'a inspiré cet article :
(Cliquez pour agrandir)

  


Tout se perd...

    De nos jour, Raoul de Créqui n'est plus que le nom d'un fromage fabriqué en Picardie. Cliquez sur le chevalier ci-dessous pour en apprendre plus sur la noble famille de Créqui.


  


Aparté 😊

    J'aime bien vous écrire des articles comme celui-ci, car ils permettent de nous éloigner un peu des luttes politiques et de nous rapprocher des gens ordinaires. Nous allons donc découvrir ensemble par le biais de cette pièce, le petit monde du théâtre à Paris, en 1789 et même un peu avant.


Le livret de la pièce !

    Les plus curieux parmi vous auront tout loisir de découvrir la pièce elle-même, grâce à son livret que je partage ci-dessous. Si vous savez lire la musique, votre plaisir en sera doublé, car il y a même les partitions musicales des airs chantés, et les paroles bien sûr !


Qu'est-ce que le théâtre "à l'italienne" (Histoire et architecture)

Bref historique

16ème siècle

1557 - L'arrivée des Italiens à Paris (Certaines sources donnent la date de 1577)

    La première troupe de comédiens italiens des Gli Gélosi, arriva à Paris à la fin du XVIe siècle, appelée de Venise par Henri III. Elle s'installa à l'Hôtel du Petit-Bourdon, situé en face du Louvres. Ces spectacles destinés au public n'étaient pas chers, seulement 4 sols par personne. Elle remporta donc un succès certain.

La Troupe Gelosi

17ème siècle

    En 1645, la Cardinal Mazarin fit venir la troupe de Bianchi dans l'hôtel du Petit-Bourbon, salle qu'elle partagea à partir de 1658 avec la troupe de Molière

Hôtel du Petit Bourdon, face au Louvres en 1652

    Placée sous la protection du roi, elle présentait au public français des pièces de commedia dell'arte en version originale. Ne soyez pas étonnés par le fait que les acteurs se soient exprimés en Italien, il y a beaucoup de scènes mimées en commedia dell'arte et l'italien peut être a peu près compris, s'il est parlé lentement

Les principaux personnages de la commedia dell'arte

    Progressivement, le Théâtre italien s'ouvrit au répertoire des grands dramaturges français de l'époque (dont très peu de noms ont été retenus par la postérité).

1697 - Départ des Italiens !

    Les comédiens italiens se produisirent avec succès à Paris jusqu'un 1697 ; date à laquelle ils commirent l'erreur fatale de vouloir jouer une pièce intitulée "la fausse prude", qui se moquait implicitement de Madame de Maintenon, l'ancienne maitresse de Louis XIV, que celui-ci avait épousé secrètement en 1683 !

Mariage secret de Louis XIV
et de Madame de Maintenon
dans la nuit du 9 au 10 octobre 1683.

    Cette "erreur de programmation", valu aux comédien Italiens d'être chassés de Paris et de se contenter de tournées en Province.

1697 Départ des comédiens italiens

    Si vous souhaitez découvrir le répertoire du théâtre italien de cette époque, je vous conseille la lecture de l'ouvrage que les parisiens découvrirent au début du mois d’octobre 1694 : "Le Théâtre italien ou le Recueil de toutes les scènes françaises qui ont été jouées sur le Théâtre italien de l’Hôtel de Bourgogne". Les recueils de théâtre étaient rares à cette époque et ce livre eut un énorme succès.

Vous pouvez le parcourir dans la fenêtre ci-dessous :

Vous pouvez lire également cet article très intéressant sur Ghirardi, l'auteur de cet ouvrage : "Figures de Ghirardi"


18ème siècle

1716 - Retour des Italiens !

    Les comédiens italiens revinrent à Paris à l'hôtel de Bourgogne sous la Régence en 1716 et qui plus est, sous la protection du Régent, le duc d'Orléans. Pourvus d'une rente annuelle de 15 000 livres, ils enrichirent leur répertoire au fil des ans en abordant peu à peu le répertoire lyrique.

Philippe d'Orléans

    Leur troupe rivalisa avec celle de l'Opéra-Comique, jusqu'à ce que les deux troupes finissent par fusionner en 1762 sous le nom de Comédie-Italienne ou Opéra-Comique-Italien.

1779 - Départ des Italiens.

    En 1779 un arrêté interdit les comédies en italien, et les derniers comédiens italiens de ce théâtre furent renvoyés chez eux (sauf Carlo Bertinazzi qui mourut à Paris en 1783).

    En effet, depuis la fondation de l'Académie française par Richelieu en 1635, l'Etat se préoccupait de normaliser la langue française (orthographe et non-pas ortograf) et de promouvoir son utilisation. Projet que les révolutionnaires eurent à cœur de poursuivre.

Le Cardinal de Richelieu

Petite précision quant à l'usage du Français

    Il faut savoir qu'au XVIIIe siècle, une grande majorité du peuple de France ne parlait pas le français, du moins celui parlé en Île de France, car le parisien n'était qu'une des 25 langues d'oïl parlées sur le territoire ! L’abbé Grégoire en aura confirmation en 1790 lorsqu’on lui remettra le rapport qu’il avait demandé sur l’état du pays et des langues et patois parlés. Des centaines de parlers différents existaient alors à travers tout le pays, voire des milliers si l’on tenait compte des patois qui pouvaient changer d’un village à l’autre. Beaucoup de ces braves gens ignoraient même qu’ils étaient français ! « A quoi bon faire d’aussi belles lois, si elles ne sont pas comprises » dira le député Target devant l'Assemblée le 30 octobre 1789. Comment imprimer des livres d'écoles pour instruire les enfants s'il faut plusieurs centaines de versions du même livre ?

Le théâtre italien sans Italiens.

  Le théâtre italien continua de fonctionner sans ses acteurs italiens. Il s'appela momentanément l'Opéra-Comique, puis il devint le Théâtre Favart en 1783, lorsque la troupe des "Comédiens italiens du roi" et celle de "La Foire Saint Germain" fusionnèrent et s'installèrent dans la salle nouvellement construite sur l'emplacement de l'hôtel du duc de Choiseul.

    Cette troupe de la Salle Favart choisi d’intégrer essentiellement dans son répertoire des pièces françaises composées de dialogues, d’airs et de danses.

Foire Saint-Germain vers 1760

1789 - Nouveau retour des Italiens !

    C'est en 1789, l'année qui nous préoccupe, que les comédiens Italiens revinrent à Paris, grâce à l'entremise du coiffeur de la reine Marie-Antoinette, Léonard-Alexis Autié et du violoniste Giovanni Battista Viotti. Ce dernier arrivait de Turin à la tête d'une nouvelle compagnie italienne. Le roi Louis XVI leur avait accordé en 1788 le privilège d'interpréter à nouveau le répertoire des opéras comiques français et italiens. Cette nouvelle troupe fut baptisée théâtre de Monsieur en raison de la protection qui lui était offerte par Monsieur, frère du roi (futur Louis XVIII). C'est le 26 janvier 1789 que le théâtre de Monsieur fit son inauguration dans la salle des Machines du palais des Tuileries

Plan de la Salle des Machines en 1783

L'expression "côté cour", "côté jardin" vient précisément de ce théâtre.


    Le nouveau théâtre joua : l'opéra italien, l'opéra-comique français, la comédie française et le vaudeville. Le succès fut très grand ; mais la situation du théâtre de Monsieur devint difficile lorsque, de retour de Versailles, la cour s'installa au Palais des Tuileries le 7 Octobre 1789. Il dut alors déménager à la foire Saint-Germain, dans l'attente qu'un nouveau théâtre fut construit. Ce nouveau théâtre, ce sera la salle du 19 de la rue Feydeau, construite par Legrand et Molinos, qui sera inaugurée le 6 janvier 1791. Le théâtre de Monsieur deviendra le théâtre Feydeau.

La Foire Saint-Germain

L'architecture !

    Le théâtre italien ne désignait pas seulement l'origine du répertoire qui y était joué, ni celle des comédiens, mais aussi la structure architecturale de celui-ci. Le premier opéra public ayant adopté la forme en U de la salle, avec des loges remplaçant les gradins avait été le teatro Olimpico de Vicence, en Italie du Nord, commencé en 1580 d'après les plans d'Andrea Palladio.

Plan du teatro Olimpico en 1776

    La scène était surélevée par rapport à la salle, avec un plancher légèrement incliné vers le public. Elle était le centre d'un vaste volume en grande partie invisible du public : la cage de scène, où étaient aménagés différents espaces techniques recevant une machinerie complexe permettant de produire des effets spéciaux ou décoratifs pour la mise en scène.

La comédie française et ses décors au XVIIIe siècle, par Antoine Meunier.
Source BNF

    Les musiciens, autrefois dissimulés derrière la scène, puis sur des balcons latéraux, prenaient place en contrebas de la scène.

    Le parterre était laissé au peuple qui se tenait debout derrière le parapet de l'orchestre, tandis que les loges, qui s'étageaient sur le pourtour, étaient louées à l'année ou achetées à vie par les grandes familles.

Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne en 1767.

    La salle restait éclairée durant tout le spectacle grâce à une multitude de girandoles et de lustres dont la cire chaude des chandelles parfois s'écoulait sur les gens du parterre. 

Opéra royal de Versailles.

Les comédiens italiens (qui ne le sont pas)

    La consultation du calendrier électronique des spectacles sous l'ancien régime et la Révolution (césar), nous apprend que la pièce 'Sire de Créqui" fut par la suite rejouée régulièrement.

    Régulièrement, certes, mais pas autant que l'auraient souhaité le directeur du théâtre et la plupart des acteurs. Vous allez comprendre bientôt pourquoi.

    Le livret de la pièce nous indique que celle-ci fut interprétée par les "Comédiens italiens ordinaires du roi". Il ne faut surtout pas les confondre avec les "Comédiens ordinaires du roi", qui résidaient à "L’hôtel des Comédiens ordinaires du roi", dans le quartier Latin ; Hôtel qui prit ensuite le nom de Théâtre Royal. (Il ne reste plus aujourd'hui que sa façade au n° 14 de la rue de l’Ancienne Comédie dans le 6ème arrondissement de Paris.)

    Ces "comédiens italiens ordinaires du roi" résidaient au "Théâtre Italien", également connu sous le nom de Salle Favart, nom de l'une des deux rues qui longeaient le bâtiment, la seconde étant la rue Marivaux. Ces rues avaient été créées à l'occasion de la construction de ce théâtre sur l'emplacement de l'ancien Hôtel de Choiseul (ou son jardin, selon les sources).

Première salle Favart, vue depuis la rue Marivaux, au XVIIIe siècle

    Rappelez-vous cependant que ces comédiens Italiens n'avaient d'italien que leur désignation. En effet, les vrais Italiens étaient rentrés chez eux, suite l'arrêté de 1779 évoqué plus haut.

    Raison pour laquelle les rôles principaux de cette pièce furent tenus par Mesdames Dugazon et de Saint-Aubin, Mesdemoiselles Carline et Renaut cadette, ainsi que Messieurs Narbonne, Philippe et Chenard. Tachons d'en savoir en peu plus sur ces acteurs, à commencer par la plus célèbre à l'époque, Madame Dugazon !


Les acteurs de la pièce jouée ce 31 Octobre 1789 !


Madame Dugazon

    Madame Dugazon, née Louise-Rosalie Lefèvre à Berlin en 1755, d'un père maître de ballet et danseur (et d'une mère dont on ignore hélas tout), avait pris le joli nom de Dugazon de son mari Jean-Henri Gourgaud, dont c'était le nom de scène. Elle bénéficie d'une page Wikipédia sur laquelle on peut admirer 15 de ses portraits, à presque tous les âges de sa belle carrière. Le pauvre époux Jean-Henri n'a qu'une ridicule représentation de lui en costume de Sganarelle, mais tant pis pour lui, car on disait qu'il était jaloux et brutal. Rosalie dû même porter plainte contre lui parce qu'il l'avait menacée de mort et ils finirent par divorcer en 1794. (Source).

    Vous noterez au passage, qu'au XVIIIe siècle, les femmes savaient porter plaintes contre leurs maris brutaux. (Il faudra que je vous écrive un article dédié à ce sujet, car j'ai trouvé d'autres exemples).

Quelques avis de ses contemporains.

     Madame Vigée-Lebrun    

Madame Vigée-Lebrun

    Voici ce que la célèbre artiste-peintre et amie de Marie-Antoinette, Madame Vigée-Lebrun disait de Louise-Rosalie : 

"J'arrive enfin à celle dont j'ai pu suivre toute la carrière dramatique, au talent le plus parfait que l'Opéra-Comique ait possédé, à madame Dugazon. Jamais on n'a porté sur la scène autant de vérité. Madame Dugazon avait un de ces talents de nature qui semblent ne rien devoir à l'étude.

On n'apercevait plus l'actrice ; c'était Babet, c'était la comtesse d'Albert ou Nicolette. Noble, naïve, gracieuse, piquante, elle avait vingt physionomies, de même qu'elle faisait toujours entendre l'accent propre au personnage, et son chant n'annonçait aucune autre prétention. Elle avait même la voix assez faible, mais cette voix suffisait au rire, aux larmes, à toutes les situations, à tous les rôles.

Grétry et Daleyrac, qui ont travaillé pour elle, en étaient fous, et j'en étais folle."

On devine dans ce témoignage de l'enthousiasme, de l'émotion et plus encore.

    Je tiens cette information de source sure, c'est-à-dire du Comte d'Hézècques, membre du forum de Marie-Antoinette ! (Je suis sérieux) 😂

Le journaliste Georges Touchard-Lafosse

Mme Dugazon,
en tenue d'Azémia
 

    Madame Dugazon avait gravi rapidement les échelons de la renommée grâce au célèbre compositeur André Grétry et à Mme Justine Favart, (Danseuse classique, artiste lyrique, auteure dramatique, actrice, écrivaine), l'épouse de Charles Simon Favart (Dramaturge, librettiste, écrivain et acteur). Le nom de ce couple célèbre fût donné au Théâtre.

    J'ai découvert une autre version beaucoup plus "piquante" (ou perfide) concernant les "qualités" de Madame Dugazon que je vous invite à lire dans les souvenirs du journaliste Georges Touchard-Lafosse, qui assista à cette représentation du 31 octobre 1789.

    Vous pourrez constater en lisant l'extrait ci-dessous, que ses souvenirs sont quelque peu différents des touchants émois de Madame Vigée-Lebrun !

Le journaliste Georges Touchard Lafosse

                   Source Google                  

"L'administration du Théâtre Italien se félicitait d'une réussite qui semblait devoir lui ouvrir un nouveau filon aurifère, lorsque tout-à-coup une indisposition de Madame Dugazon vint arrêter le char de triomphe du Sire de Créqui. C'est un grand abus au théâtre, que celui des indispositions ; surtout lorsqu'elles résultent, comme celle de madame Dugazon, d'une grande opulence de santé…… On racontait, en 1789, des choses prodigieuses touchant les galanteries de cette charmante actrice : si l'on comparait ce genre d'exploits à ceux de la vaillance guerrière, il faudrait remonter jusqu'aux preux de la table ronde pour trouver des prouesses comparables à celles de l'amoureuse en chef du Théâtre Italien. On conçoit que lorsqu'une dame se livre avec cette intrépidité au culte des amours, il est difficile qu'elle soit bien fidèle à celui des beaux-arts : aussi madame Dugazon, aidée des complaisances de son médecin, se disait-elle indisposées fort souvent, et chaque fois que cela arrivait, ses camarades, qui savaient à quoi s'en tenir, montraient un scepticisme rebelle à tous les certificats de la faculté parisienne."


Les archives de l'Académie

    Moins perfide et surtout plus professionnelle, on peut lire une autre biographie de Madame Dugazon dans cet ouvrage très pratique rédigé par l'archiviste Emile Campardon à partir des archives de l'académie. Il détaille toutes les actrices et acteurs du Théâtre italien durant deux siècles, en donnant leurs biographies professionnelles et nombre de détails les concernant : Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles.

Cliquez sur le texte ci-dessous pour accéder à la fiche de Madame Dugazon :

    En lisant le détail de cette petite biographie, vous constaterez que c'était réellement une très grande actrice. Elle enthousiasma les parisiens lorsqu'elle interpréta le rôle de Nina, dans le drame en un acte "Nina, ou la folle par amour", présenté pour la première fois, le 15 mai 1786. "De mémoire d'homme, on n'avait pas souvenir d'un pareil succès".

    Le compositeur Grétry la couvrit d'éloge dans ses mémoires. Je vous avoue que je préfère cette dernière description de Madame Dugazon, à celle de Touchard Lafosse.

Madame Dugazon dans le rôle de Nina

    On entend parfois des gens dire qu'ils auraient aimé être à la prise de la Bastille, ou à tel ou tel autre grand événement. Je vous avoue pour ma part que j'aurais aimé assister à cette représentation du 31 octobre 1789.

    N'aimeriez-vous pas, comme moi, écouter chanter Madame Dugazon ? Fermez les yeux et écoutez la vidéo si dessous. Il s'agit de la romance de Nina "Quand le bienaimé reviendra", celle que Louise Rosalie chanta pour la première fois sur scène le 15 Mai 1786 et qui bouleversa le "tout Paris".


Le "tout Paris"
    Quand je dis le "Tout Paris", sachez qu'un assez grand nombre de Parisiens pouvait effectivement se rendre au théâtre italien, car les premiers prix étaient "relativement" abordables. Un travailleur journalier parisien ne gagnant qu'entre 12 et 20 sols par jour (plus souvent 15), il ne pouvait bien évidemment pas aller à ce théâtre lyrique (Le pain coutait 14 sols et demi le 14 Juillet 1789). Mais un artisan gagnait déjà entre 20 sols (1 livre) et 50 sols (2 Livres et 10 sols) par jour et il existait nombre de professions où les salaires étaient plus "confortables".
    
    En 1783 lors de la soirée d'inauguration de la Salle Favart, en présence de la Reine Marie-Antoinette, les places du parterre coûtaient 1 Livre et 4 sols, soit 24 sols.

Source : L'ouvrage ce Campardon

    Le parterre était le moins cher, parce que l'on y était debout et que la cire chaude des lustres au plafond vous coulait dessus...


Un dernier détail concernant Madame Dugazon. Elle était royaliste...

    Eh oui ! La belle Louise-Rosalie était royaliste et surtout fidèle à la Reine. Un soir de 1792, lors d'une représentation en présence de la Reine, elle eut le courage de venir chanter sur le devant de la scène, en s'adressant à Marie-Antoinette, l’air "Ah ! Combien j’aime ma maîtresse." de Lisette dans la pièce "Les événements imprévus". Elle n'alla cependant pas jusqu'à faire ce que disent les paroles qui suivent dans cette jolie chanson, à savoir " Mon sort suivra le sien". Car elle se fit ensuite très très discrète jusqu'en 1795.

    Nous verrons plus tard que la Révolution sera à l'origine d'un schisme au sein des troupes d'acteurs. Certains resteront fidèles à la reine et au roi (à qui ils devaient tant) et d'autres prendront le parti de la Révolution.
    Le couple Dugazon sera lui-même frappé par le séisme révolutionnaire, Louise-Rosalie prenant courageusement le parti de la reine et Jean-Henri celui de la Révolution (A se demander quelles furent leurs intimes motivations). Jean-Henri fera même partie des sans-culottes ramenant à Paris la famille royale arrêtée à Varenne lors de sa fuite, en juin 1791.

ROYALISTE ? 😱
(Personne n'est parfait !)
((Scène finale du film "Certains l'aiment chaud"))

Voilà pour la vedette, mais n'oublions pas les autres acteurs !

Jeanne-Charlotte de Saint-Aubin en 1798

Madame de Saint-Aubin ?

    De son vrai nom Jeanne-Charlotte Schroeder, née en 1764 dans une famille d'artistes, elle joua pour la première fois vers l'âge de 9 ans, devant le roi Louis XV, et à 11 ans elle faisait partie de la troupe de la Montansier ! 

    Cette chanteuse soprano que l'on surnommait "la perle de la comédie italienne" interpréta avec talent pendant 22 ans plus de 200 rôles différents.

    Il n'y a que des choses gentilles à son propos sur sa page Wikipédia. Il est même dit qu'elle partagea le produit de sa représentation de retraite avec la veuve de l'acteur comique Dozainville.

    Quant à sa prestation de ce 31 octobre 1789, l'ami Georges Touchard-Lafosse, nous dit qu'elle et Dugazon "inspirèrent un véritable délire".

    Vous pouvez accéder au descriptif de sa brillante carrière dans l'ouvrage d'Emile Campardon : "Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles", page 131.

Cliquez sur le texte ci-dessous pour accéder à la biographie :

Mademoiselle Carline ?

   Notre ami Touchard Lafosse nous dit qu'elle fut copieusement applaudie ! L'ouvrage d'Emile Campardon, nous donne les informations suivantes :

Cliquez sur le texte ci-dessus pour accéder à l'article sur Carline

    Un amant déçu (et quelque peu gougeât) a également laissé en souvenir d'elle cette mauvaise petite chanson :

Sources : "
Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles
Anecdotes secrètes du XVIIIe siècle.

  Rose Renaud, épouse d'Avrigny

Mademoiselle Renaud cadette ?

    Elle se prénommait semble-t-il Rose. Je ne n'en suis pas certain, car il se peut qu'il y ait confusion avec sa sœur ainée. Cette soprano débuta sa carrière à l'âge de 13 ans, le 22 octobre 1785, dans le rôle de Babet dans "Les Trois Fermiers" (paroles de Montvel). Elle avait une sœur ainée déjà chanteuse au théâtre italien, connue sous le nom de "Renaud l'ainée", qui eut la délicatesse de l'accompagner sur scène lors de sa première apparition publique, ainsi qu'une sœur cadette, Sophie, qui   commença sa carrière le 21 avril 1788. 

Sources :
Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles, de Emile Campardon
Page Wikipédia anglaise de Rose Renaud

Narbonne ?

    Il s'agit fort probablement de Pierre-Marie Narbonne, qui figure dans l'ouvrage d'Emile Campardon "Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles".

Voici le début de l'article le concernant :


    Chose curieuse concernant Narbonne, s'il s'agit bien de lui, Campardon nous dit qu'il prit sa retraite en 1787. Faisait-il un extra en jouant ce soir-là ?


Philippe ?

    Il s'agit fort probablement de Philippe Cauvy, qui lui aussi figure dans l'ouvrage d'Emile Campardon "Les comédiens du roi de la troupe italienne pendant les deux derniers siècles".

Voici également le début de l'article le concernant :

Georges Touchard dans ses souvenirs émet ces deux avis brefs les concernant :

  • Philippe, excellent acteur et mauvais chanteur,
  • Narbonne, très bon chanteur et acteur médiocre,

Chenard !

    Nous terminons par Simon Chenard, car il faut bien terminer cet article avec une belle image de la Révolution !

    Notre ami journaliste n'en dit que du bien :"Chenard, homme d'un grand talent sous les deux rapports, réunit tous les suffrages dans le rôle de geôlier, qui par la suite, devint type pour toutes les troupes d'opéra-comique."

Campardon ne lui consacre qu'une note en bas de page, la voici :

Source : Page 135

    Mais Chenard a laissé une plus belle trace dans l'histoire de la Révolution que ses deux compères Philippe et Narbonne. Apprenez que c'est lui qui est représenté en sans-culotte tenant drapeau et pipe au bec, dans le célèbre tableau de Louis Léopold Boilly, dit La Bassée, peint en 1792 !




Conclusion

    J'espère que ce long article vous aura intéressé. Vous aurez pu constater que sous l'ancien régime, tout dépendait du Roi et de ses proches, et que le théâtre était très contrôlé.


    N’oublions pas que c’est la Révolution, qui par la loi du 13 Janvier 1791 sur la Liberté des Théâtres, autorisera tout citoyen à « pouvoir élever un théâtre public et y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant, préalablement à l’établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité des lieux ». Ce sera ainsi la fin du privilège théâtral de l’ancien régime, détenu par la Comédie-Française.


Merci pour votre lecture,

Bertrand Tièche, alias le Citoyen Basset ! 😉


Post Scriptum :
J'espère que vous me pardonnerez le titre accrocheur de cet article, ainsi qu'une ou deux facéties. J'aimerais tbien qu'il soit lu par plus de 3 ou 4 personnes.




Et souvenez-vous...

ROYALISTE ? 😱
(Personne n'est parfait !)



31 Octobre 1789 : Pendant ce temps-là, à Ajaccio, un certain Napoléon Buonaparte…


Napoléon Bonaparte en 1792

    Je lis dans un de mes livres : « Aujourd’hui, les patriotes d’Ajaccio, sous l’impulsion du jeune lieutenant Napoléon Bonaparte, se sont réunis en soirée dans l’église Saint-François pour adopter une motion qu’ils vont adresser à l’Assemblée nationale »

Des patriotes français ? A Ajaccio ? Vraiment ?

    La Corse n’était plus indépendante depuis qu’elle avait été conquise par les Français à l’issue de la bataille de Ponte-Novo (Ponte Novu en corse), qui avait eu lieu du 8 au 9 mai 1769.  A ce propos, Mirabeau alors âgé de 20 ans, y a participé en tant que soldat du roi de France Louis XV. La Corse n’est donc plus un dominio de la Sérénissime République de Gênes, mais de là à dire qu’elle est française ! Sa situation est d'ailleurs assez indéfinie, puisqu'elle n’a même pas encore le statut de province française.

    Préférant me renseigner auprès de Corses, j’ai obtenu une version un peu plus détaillée dans un article de Corse Matin, et puis, coup de chance, j'ai retrouvé les souvenirs d’un témoin de l’époque ! 

Carte de 1756

La Corse en octobre 1789

    La Corse n’était donc pas vraiment française, mais la nouvelle de la Révolution n’avait pas laissé les Corses indifférents, comme dans bien d’autres pays d’ailleurs. Le système féodal n’y existait plus comme en France, mais des inégalités persistaient, bien sûr ; et la nouvelle de la nuit du 4 août y avait fait son petit effet. Tout cela était suffisant pour donner des idées à quelques individualités fortes, ce qui déjà à l’époque ne manquait pas dans l’île de Beauté.

    C’est donc dans ce contexte qu’un jeune corse, officier d’artillerie du nom de Buonaparte était arrivé à Bastia depuis quelques jours pour, soi-disant, visiter une tante et des cousines.

Souvenirs de M. de R...

    Un certain Monsieur de Romain, officier (artilleur lui aussi) sous les ordres du gouverneur, le vicomte de Barrin de La Galissonnière, racontera dans ses "Souvenirs d'un officier royaliste" qu’il soupçonnait le jeune Buonaparte « de faire se mouvoir les ressorts de cette insurrection ». Bonaparte, témoin de l’agitation en France, serait venu « styler ses compatriotes dans la marche indiquée sourdement pour parvenir au grand œuvre, le renversement du trône ! »

   Depuis son débarquement à Ajaccio en septembre, Bonaparte soutenait un projet du Comité national visant à remplacer l’ancienne institution des Nobles Douze (Nobili Dodeci), lesquels n’entendaient pas se laisser si facilement évincer.

    De nouveaux événements éclaterons à Bastia le 5 novembre, à propos de la constitution de la Garde nationale, auxquels bien sûr le bouillonnant Lieutenant Bonaparte sera mêlé.

    Fidèle à mon habitude, j’ai cherché des témoignages de l’époque et par chance, j’ai retrouvé les souvenirs de l’officier relatant les événements ! Je vous conseille de lire à partir de la page 49. C’est assez savoureux !

Souvenirs d’un officier royaliste par M. de Romain, ancien colonel d’artillerie. Egron imprimeur. Paris

Et voici la fenêtre sur le précieux ouvrage scanné par l'ami Google :




Excellent article, sobre, beaucoup de retenue. 😉


vendredi 30 octobre 2020

30 octobre 1789 : Le très épineux problème de l’instruction publique embarrasse l’Assemblée constituante


La petite école au 18e siècle

    Ce 30 octobre, à l’Assemblée nationale, les députés continuent de discuter, comme ils le font déjà depuis de nombreux jours, sur l’avenir des biens du clergé.

    Une motion un peu particulière a retenu mon attention, c’est celle de Monsieur Target. Celle-ci concerne l’instruction publique et nationale. Elle se résume ainsi « A quoi bon faire d’aussi belles lois, si elles ne sont pas comprises »

M. Target fait la motion suivante concernant l'instruction publique et l'éducation nationale (1) :

(1) Le Moniteur ne fait que mentionner la motion de M. Target.

Ecoutons-le :

Guy Jean-Baptiste Target

    "Messieurs, l'Assemblée nationale exerce la plénitude du pouvoir législatif ; la liberté de la nation consiste à n'obéir qu'aux lois qui lui sont données par les citoyens qu'elle a choisis elle-même ; mais c'est surtout à cet empire qui vient de la persuasion, que l'Assemblée doit aspirer. Des idées nouvelles ne sont pas toujours facilement saisies par un peuple accoutumé aux procédés du gouvernement absolu ; ou s'il vient à les détester autant qu'ils le méritent, il est à craindre qu'il n'évite pas toujours l'excès contraire. Quel est le préservatif de ces dangers qui bordent la route que nous avons à parcourir ? L'instruction ! C'est la législation des esprits ; elle fait descendre sur le peuple la sagesse de ses représentants ; elle éclaire quand la loi commande ; elle plie les mœurs ; elle accommode les idées aux besoins de la révolution ; elle donne aux décrets qu'il faut observer, la puissance des pensées que l'esprit humain produit de lui-même et qu'il embrasse comme son propre ouvrage ; enfin, dans le temps des intrigues, des fausses rumeurs, des séductions accumulées, des maximes pernicieuses, c'est l'instruction qui doit venir au secours de la vérité outragée et ramener la paix : elle renverse également les projets des esclaves et des despotes. Le moment est donc venu où notre premier devoir est d'instruire.

Il ne faut point ici de hautes conceptions ni de principes métaphysiques. Nous avons besoin du ton simple et familier de la vérité qui persuade en se montrant et qui se rend visible à tous les yeux. Les représentants de la nation n'ont pas de plus beau ministère à remplir, puisqu'il est le plus utile. L'Assemblée nationale n'y perd rien en respect, elle y gagne beaucoup en amour."

Son projet de décret est néanmoins étonnant car il se divise en deux parties très différentes :

La première partie consiste à nommer des rédacteurs qui rédigeront des sortes de notices explicatives des textes de loi. Vous devez bien vous douter (comme moi) que rédiger ce genre d’explications à une population qui en grande partie ne sait pas lire et qui pire encore, dans de nombreuses régions de France ne parle ni ne comprend le Français ; c’est comment dire, un peu inutile.

Voici le texte de cette première partie :

"L'Assemblée nationale arrête que le comité de rédaction fera choix de cinq de ses membres, lesquels seront chargés de rédiger sur chacun des décrets importants de l'Assemblée, de soumettre à son jugement, de faire ensuite imprimer à un très-grand nombre d'exemplaires, publier et distribuer, dans tout le royaume, des instructions simples, précises et familières, dans lesquelles les principes seront mis à la portée de tous, et la sagesse des décrets rendue sensible."

La seconde partie est un peu plus sérieuse, puisqu’elle propose que « L'Assemblée arrête également que les mêmes commissaires prépareront un plan d'éducation nationale et d'instruction publique, et qu'ils en communiqueront avec les membres du comité de Constitution, pour porter ensemble ce travail au degré de perfection dont il est susceptible. »

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5259_t1_0612_0000_4

Voici l'échange qui va s’en suivre entre les députés. Je me suis permis d’y insérer mes commentaires :

M. Le Chapelier. J'observerai sur cette motion qu'il est infiniment dangereux de faire soi-même le commentaire de sa loi, et que les commentaires attaquent toujours et détruisent souvent les lois.

M. Garat aîné. Je l'avoue, les commentaires des commentateurs étrangers à la loi sont destructeurs de la loi ; ou ils ne la connaissent pas ou ils cherchent à égarer plutôt qu'à instruire. Mais lorsque les commentateurs sont les législateurs eux-mêmes, peut-on conserver ces craintes ? Instruire les peuples et les conduire à l'obéissance par la raison, c'est leur rendre le plus grand de tous les services.

Instruire les peuples pour les conduire à l’obéissance par la raison ? Cela ne vous choque-t-il pas un peu ?

M. Mougins de Roquefort. Je demande que la motion soit divisée et que l'Assemblée statue sur la partie qui concerne le plan d'éducation nationale.

Voilà qui est raisonnable ce me semble.

M. de Montlosier. La motion est aussi inutile que dangereuse. Il n'y a pas lieu d'y donner suite.

Inutile et dangereuse ? L’instruction publique ?

M. le Président consulte l'Assemblée, qui décide qu'il n'y a pas lieu à délibérer quant à présent.

Circulez, il n’y a plus rien à voir.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5259_t1_0612_0000_10


Un mot sur l’instruction publique sous l’ancien régime ?

    L’instruction publique est à la charge de l’Eglise.  Celle-ci se targue d’avoir 600 collèges, réservés à la bonne bourgeoisie parce que coûteux, et 30.000 écoles paroissiales réparties sur les 37.000 paroisses. Avec de tels chiffres on est en droit de se demander comment se faisait-il que 85 % de la population soit analphabète ! En fait la plupart de ces écoles ne se contentaient que d’apprendre le catéchisme aux enfants, qui de toute façon devaient les quitter très vite dès 7 ans (parfois plus tôt encore), pour aller travailler.

    Pour en apprendre beaucoup plus, je vous conseille la lecture du texte extrait du livre de l'historien Hervé Grevet. Il vous suffit de cliquer sur l'image ci-dessous :


Les deux problèmes des députés

    Les députés se rendent bien compte que s’ils veulent que leurs lois soient appliquées, il faudrait pour le moins qu’elles soient comprises. Cela nécessite une population de citoyens sachant lire et de plus étant capables de comprendre ce qu’ils lisent, ce qui implique, outre l’apprentissage du français dans les deux tiers du royaume, celui de disciplines complémentaires, comme l’histoire ou la géographie. Il est également indispensable que les bons citoyens de cette France régénérée sachent compter, si l’on veut qu’ils deviennent de bons commerçants et de bons contribuables.

    Ce projet philanthropique peut néanmoins en effrayer quelques-uns. Imaginez que des citoyens un peu trop curieux se mettent à lire Voltaire et finissent par éclater de rire devant les dogmes religieux, ou qu’ils deviennent friands des articles publiés par le dérangeant Marat !

    Le second problème, et il est de taille, c’est que l’éducation est depuis des siècles le domaine réservé de l’Eglise ! Et l’Eglise maîtrise bien le domaine. Elle sait comment donner la meilleure instruction possible à ceux qui peuvent payer (mais sous certaines conditions), et comment maintenir le peuple dans une ignorance crasse en ne lui apprenant que la crainte de l’enfer, à force d’histoires aussi fantaisistes qu’abominables. L’Eglise, elle, sait remettre un insolent à sa place quand celui-ci ne retire pas son chapeau, au passage d’une procession. Elle le fait arrêter, torturer, décapiter et brûler, en allumant même son bûcher avec des ouvrages de Voltaire, comme elle le fit en 1766 pour le malheureux jeune chevalier de la Barre.


La Révolution a encore besoin de l’Eglise

    Beaucoup de nos députés de la Constituante sont des Voltairiens et la religion ne les effraie plus. Ils s’apprêtent même à la dépouiller de tous ses biens pour renflouer les caisses de l’Etat, ce qui leur évitera de devoir prélever des richesses aussi bien à l’aristocratie qu’à eux-mêmes. Mais ils ont encore besoin de l’Eglise. Ce sont les curés qui lisent à leurs fidèles les décrets de l’Assemblée (du moins pour le moment). Ce sont les curés qui tiennent les registres d’état civil. Et ce sont les curés qui malgré tout assurent ce semblant d’éducation nécessaire aux pauvres. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la nouvelle constitution civile du clergé va doubler le salaire de ces curés, reconnus officiellement comme des fonctionnaires de l’Etat !

    Le projet concernant une instruction publique obligatoire et gratuite se construira donc très difficilement et durant une période qui ira bien au-delà de la Révolution ! La loi Falloux du 15 mars 1850 renforcera le rôle des religieux dans l'organisation de l'enseignement scolaire. Il faudra la salvatrice loi du 9 décembre 1905, pour que la religion commence à relâcher progressivement son emprise sur l’éducation des enfants.

L’Assemblée constituante ne fera pas grand-chose

    Le 13 octobre 1790, à la suite d'un rapport de Talleyrand sur l’instruction publique, l’Assemblée décrétera :

« 1° qu'elle ne s'occupera d'aucune des parties de l'instruction, jusqu'au moment où le comité de Constitution, à qui elle conserve l'attribution la plus générale sur cet objet, aura présenté son travail relatif à cette partie de la Constitution ;

« 2° Qu'afin que le cours d'instruction ne soit point arrêté un seul instant, le roi sera supplié d'ordonner que les rentrées dans les différentes écoles publiques se feront cette année encore comme à l'ordinaire, sans rien changer cependant aux dispositions du décret sur la constitution du clergé, concernant les séminaires ;

« 3° Elle charge les directoires des départements de faire dresser l'état et de veiller, par tous les moyens qui seront en leur pouvoir, à la conservation des monuments des églises et maisons devenues domaines nationaux, qui se trouvent dans l'étendue de leur soumission ; et lesdits états seront remis au comité d'aliénation ;

« 4° Elle commet au même soin, pour les nombreux monuments du même genre qui existent à Paris, pour tous les dépôts de chartes, titres, papiers et bibliothèques, la municipalité de cette ville qui s'associera, pour éclairer sa surveillance, des membres choisis des différentes académies. »

Sources :

    Les 10, 11 et 19 septembre 1791, la constitution achevée et à la veille de se séparer, Talleyrand lira à l'Assemblée, son plan sur l’instruction publique, dans lequel il proposera que la Nation offre à tous le grand bienfait de l’éducation, mais ne l’impose à personne.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k49002n.image 

La Convention travaillera plus

    Il faudra attendre la Convention et surtout la première République pour que le projet d’instruction obligatoire et gratuite progresse.

    Le 20 avril 1792, Condorcet présentera son Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, prônant un système éducatif laïc avec une égalité entre les filles et les garçons devant l'instruction.

Source : https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1989_num_42_4_1898

    En décembre 1792, le député Ducos, déclarera à la Convention : « je ne sais quel degré d’importance on attache à l’établissement des écoles primaires ; je pense, pour moi, que nous leur devrons notre véritable régénération, l’accord des mœurs et des lois, sans lequel il n’y a point de liberté. »

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48889h

    Le 18 juin 1793, Robespierre demandera que l’on ajoute l’instruction commune, aux droits divers garantis par la constitution.

24 Juin 1793, la première constitution républicaine de la France stipulera en son article 22 :

« L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. »

Source : https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-du-24-juin-1793

    Le 26 juin 1793, Lakanal présenta un Plan d'éducation nationale au nom du comité d'instruction publique. (En attendant qu’il y ait de vraies écoles, Lakanal permettra aux particuliers d'enseigner à titre personnel et de recevoir en contrepartie une pension de l'Etat).

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48937j.image

    Le 3 juillet 1793, la Convention mettra en place, sur la proposition de Robespierre une Commission d'instruction publique de six membres (Philippe RühlJoseph LakanalHenri GrégoireJacques-Michel CoupéLouis Antoine de Saint-Just et André Jeanbon Saint André. Les deux derniers seront remplacés le 10 juillet par Léonard Bourdon et Robespierre. Élargie à dix membres, elle s'intitulera Commission d'Éducation nationale.

Le Peletier de Saint Fargeau

    Le 13 juillet 1793
, Robespierre lira à la tribune de la Convention le Plan d’éducation de Michel Le Peletier de Saint-Fargeau. Celui-ci avait été assassiné 6 mois plus tôt, le 20 Janvier 1793, pour avoir, le jour même, voté la mort de Louis XVI. 

    Le Peletier était d’accord avec Condorcet concernant les 3 degrés supérieurs de l’enseignement mais il voulait organiser le 1er degré d’enseignement de façon que tous les enfants, même les plus pauvres, reçoivent un commencement sérieux d’éducation. Il instituait également le monopole de l’Etat, alors que l’éducation était jusqu’alors le domaine réservé de l’Eglise, et qu’il le restera encore très longtemps après la Révolution.

    Le plan de le Peletier de Saint Fargeau était quelque peu spartiate ! La République prendrait à sa charge tous les enfants de 5 ans à 11 ans pour les filles et de 5 à 12 ans pour les garçons. Tous, sans distinction et sans exception, seraient élevés en commun dans des internats, des « maisons d’éducation » et « sous la saine loi de l’égalité, recevraient mêmes vêtements, même nourriture, même instruction, mêmes soins ». Certains adversaires de la Révolution comparent ce plan de Le Peletier de Saint Fargeau, avec la révolution culturelle chinoise qui voulait endoctriner les enfants contre le passé et par là-même leurs parents. Ils semblent oublier que cette idée a été proposée par un aristocrate et que c’est une habitude courante dans les élites de mettre ses enfants dans des pensionnats de Jésuites par exemple), dans lesquels ils portent des uniformes et intègrent les valeurs de leur caste.

Le 29 juillet 1793, Robespierre présentera son Projet de Décret sur l’Education Publique :

  • Art. I. Tous les enfants seront élevés aux dépens de la République, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, & depuis cinq ans jusqu’à onze pour les filles.
  • II. L’éducation nationale sera égale pour tous ; tous recevront même nourriture, mêmes vêtements, même instruction, mêmes soins.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48992p

Le 21 octobre 1793, la Convention décrètera l’instauration d’une école primaire publique d’État.

    Le 19 Décembre 1793, la Convention n’adopta finalement ni le plan de Condorcet ni celui de Le Peletier. Comme ce dernier, elle ne s’occupa que des « premières écoles ». L’enseignement restera libre. Le père de famille enverra ses enfants pendant 3 ans au moins à l’école de son choix. La République subventionnera les maîtres qui devront avoir un certificat de civisme. Ce sera donc un système scolaire libéral, décentralisé mais contrôlé par l’État qui sera adopté.

    Quant aux écoles supérieures, voici juste un exemple. À la suite de la décision du 11 mars 1794 par la Convention de créer une école centrale de travaux publics. L’école polytechnique sera créée le 28 septembre 1794. Elle sera civile et gratuite et on y entrera par un concourt ouvert dans les 22 principales villes de la République. Une fois la Révolution vaincue, Napoléon rendra cette école d’excellence, militaire et payante.


Un mot sur la Convention

    Vous prendrez conscience, lorsque nous y arriverons, de  tous les progrès qui ont été initiés par la Convention, comme l'abolition de l'esclavage ou le suffrage universel. Certains lui reprochent de ne pas les avoir tous mis immédiatement en application, comme la fameuse constitution du 24 Juin 1793. C'est oublier que la France était en guerre, en guerre contre toute l'Europe, et en guerre contre des armées contre-révolutionnaires sur ses arrières. C'est la raison pour laquelle les mises en application de nombre de loi étaient suspendues, comme il est souvent d'usage en temps de guerre (Voir la proclamation de l'Etat de siège du 2 Août 1914).

Mais de tout cela, nous reparlerons, lorsque le temps sera venu.


L'Enfant en pénitence, de Nicolas-Bernard Lépicié




jeudi 29 octobre 2020

29 Octobre 1789 : Le hibou sulfureux, Restif de la Bretonne, est dénoncé, arrêté et bien sûr relâché

 

 Le "Hibou" dans les rues de Paris.
On voit derrière lui un enlèvement
de filles, des voleurs crochetant
une porte, le guet à cheval
et le guet à pied.

    Le sieur Restif de la Bretonne a été arrêté par le comité de police de son quartier, pour répondre de l’accusation portée contre lui par son gendre. Celui-ci l’a en effet dénoncé comme étant l’auteur de trois libelles antipatriotiques, dont le pornographique « Dom Bougre aux Etats Généraux ».

    Augé, c’est le nom de ce beau-fils indigne, a voulu ainsi se venger d’avoir été dépeint comme un mari brutal dans le dernier roman de son beau-père. Fort curieusement, après quelques jours d’emprisonnement, Restif sera reconnu innocent et c’est Augé qui sera condamné pour dénonciation calomnieuse...

    "Fort curieusement", ai-je précisé, parce que Restif de la Bretonne était bien l’auteur de cette petite « petite curiosité philosophico-libertine », comme désignée au-dessus du titre, sur l’exemplaire scanné par Google, provenant de la Bibliothèque de Bavière, à Munich. Voir ci-dessous 😉 Mais sa libération rapide n'était pas vraiment étonnante...




Voici le titre complet :

DOM BOUGRE
AUX ETATS GENERAUX
Ou
DOLEANCES DU PORTIER DES CHARTREUX
PAR
L’AUTEUR DE LA FOUTROMANIE

La suite est plaisante, lisez plutôt :

Réimprimé textuellement à 64 exemplaires sus l’édition originale
A FOUTROPOLIS, CHEZ BRAQUEMART
Librairie, rue Tire-vit, (à la Couille d’Or.)
(avec permission des supérieurs)

 

Nicolas Edme Restif de la Bretonne

    Restif de la Bretonne mériterait pour lui seul un très long article. Sa fiche Wikipédia est pour une fois assez bien faite et pas trop de "parti-pris", comme chaque fois qu’il s’agit de la Révolution (hélas). Je vous en conseille donc la lecture. Vous découvrirez en la lisant que Restif a beaucoup écrit, et pas seulement des fantaisies libertines (que l’on qualifierait certainement en notre époque puritaine de pornographiques).

    Nous reparlerons probablement de lui car c’était un fin observateur de la vie parisienne, aussi bien diurne que nocturne. Il se surnommait lui-même le hibou. Son livre intitulé « Les nuits de Paris » regorge de détails passionnants sur l’époque et celui intitulé « les Nuits Révolutionnaires » couvre la période allant des quelques jours précédant le 14 juillet 1789 à octobre 1793.

    Si vous souhaitez en apprendre plus, je vous conseille la lecture de ce texte érudit, de Anne-Marie Baranowski : "L’image de la foule dans Les Nuits révolutionnaires de Restif de la Bretonne"

    La raison la plus probable pour laquelle Restif fut innocenté et son accusateur emprisonné, est que, de par ses talents d’observateur, il était également un informateur de la police ; C’est-à-dire, un mouchard, ou une mouche, selon l’expression de l’époque. Son gendre avait donc été bien mal avisé de dénoncer à la police, un dénonciateur travaillant pour celle-ci ! Sa fille Agnès divorcera d'Augé le 11 janvier 1794. Le divorce est également l'un des bienfaits apportés par la Révolution française ! (Loi du 20 septembre 1792).

Les livres !

    Fidèle à mon habitude, je vous donne l’accès au livre qui a fait scandale, mais pas seulement ! Car j’ai également trouvé les versions scannées des "Nuits de Paris" et des "Nuits révolutionnaires".

Avertissement aux enfants !

    Je rappelle que l’ouvrage qui avait fait scandale, que j’ai placé en dernier, s’adressait à un public averti. 

Donc si un enfant tombe sur cet article, je lui déconseille de fermer cette page.

    Vous constaterez un détail amusant sur la couverture de l'ouvrage libertin. On peut voir inscrite au crayon, l’annotation « Enfer ». L’enfer était la partie secrète de certaines bibliothèques qui était réservée aux livres « libertins » et autres fantaisies scabreuses ! 😈


Les nuits de Paris :

Les Nuits Révolutionnaires :




"Dom Bougre aux Etats Généraux" ===> INTERDIT AUX ENFANTS 😡