dimanche 6 novembre 2022

Marie-Antoinette, reine de la mode, plus que reine des Français ?

Si Marie-Antoinette existait de nos jours...

    Bon ! Je me lance ! Voici un article sur Marie-Antoinette. Exercice périlleux s'il en est, car Marie-Antoinette est devenue un monument historique. Elle est même pour certains l'objet d'un culte. Mais je gage que vous apprendrez tout de même deux ou trois choses étonnantes dans cet article un peu spécial.

Premier avertissement :

    Bien sûr, mon article est quelque peu orienté, et j’en suis sincèrement désolé. Mais au moins, à la différence de la plupart des historiens, j’en suis conscient. Comme disait Spinoza :

"Nous nous croyons libres parce que nous ignorons ce qui nous détermine. Je sais ce qui me détermine".

C'est pour cela que je relativise ce que je comprends du monde et des gens.

    Si l’on veut bien connaître un personnage du passé, il faut non seulement lire des milliers de pages (si c’est possible). Mais il faut aussi s’imprégner de l’esprit de l’époque (Codes visuels et langagiers, allusions, intonation, etc.), ce qui bien évidemment, nous est absolument impossible. Voilà pourquoi nous ne reconnaissons dans ces étrangers du passé que ce que nous reconnaissons de nos propres vies.

Deuxième avertissement :

    Vous allez voir passer de très gros chiffres. Sachez qu'en 1789, une livre (soit 20 sous) correspondait au salaire d'une journée de travail d'un ouvrier agricole bien payé (En Bretagne ce n'était que 12 sous), et que le 14 juillet 1789, un pain pour nourrir une famille de 4 personnes coûtait 14 sous, soit 70% du salaire de la journée.

Résumé, en 1789 : 1 livre = 1 journée de travail d'un ouvrier.

(De nos jour le smic horaire net est de 8.76 €, soit 70.08€ pour une journée de 8h00, et une baguette de pain coûte 1.20 €, soit 1.7% du salaire de la journée)

Troisième et dernier avertissement (Il en fallait bien 3 !)

    Marie-Antoinette, quoi qu'elle ait dit ou fait, ne méritait pas la mort ignominieuse qui lui fût infligée.
    Mais rappelez-vous que la violence de la Révolution, c'est la violence de l'ancien régime. Il faudra encore beaucoup de révolutions, de républiques, de justice, d'écoles et de pain pour que la peine de mort soit enfin abolie. Même si déjà, le 30 mai 1791 Robespierre demandait son abolition...


Maintenant, allons-y !


Par quel côté attraper Marie-Antoinette ?

    Je ne savais pas vraiment par quel côté aborder le sujet et je vous avoue que j'ai longuement tourné autour. En effet, lorsque je suis devant quelqu'un de qui me pose un problème, je pense toujours à cette formule du philosophe Epictète, extraite de son fameux manuel (Dont je recommande la lecture à tout bon humaniste) :

"Toute chose a deux poignées : l'une permet de la porter, l'autre non. Si ton frère te fait du tort, ne prends pas cela en te disant qu'il te fait du tort (c'est le côté impossible à porter), dis-toi plutôt que c'est ton frère, ton compagnon, tu prendras ainsi la chose du côté où l'on peut la porter."

    Voilà pourquoi, confronté au personnage de Marie-Antoinette, j'ai essayé de trouver la bonne "poignée". Je pensais y être arrivé pour le mystérieux Louis XVI, pourquoi n'y serais-je pas parvenu avec Marie-Antoinette ?

    Il me fallait faire un choix dans mes relectures et dans mes recherches. Je ne suis pas revenu sur la biographie rédigée par le talentueux écrivain autrichien Stefan Sweig, car je sais que celui-ci y a mis toute sa sensibilité et le meilleur de lui-même ; magnifiant ainsi le personnage. On pourrait dire de lui, comme pour Flaubert avec Madame Bovary, que Marie-Antoinette, c'est lui ! (Certains pourraient d'ailleurs me rétorque que lorsque l'on parle des autres, on parle encore de soi-même).

   Il faut également prendre en considération que tout comme d'autres personnages historiques célèbres, Marie-Antoinette est devenue un personnage conceptuel utilisé pour véhiculer certaines "valeurs" ; personnage qui a complètement échappé à la personne d'origine (Savez-vous que le mot persona en Latin désignait le masque porté par les acteurs ?).

    Dans le cas d'Olympe de Gouge, que j'évoque dans un autre article, c'est pour une bonne cause, celle de la libération des femmes. Mais dans le cas de Marie-Antoinette, quelles sont les valeurs défendues ?

    Voilà pourquoi, je trouve très difficile de se faire une idée à peu près juste de la personne que fut réellement Marie-Antoinette (Si tant est que ce genre d'approche soit possible). Mais essayons tout de même ensemble.


Idées reçus sur Marie-Antoinette, vraiment ?


   Attiré par son titre, j'ai porté mon choix sur le livre d'une historienne contemporaine, Cécile Berly. Son ouvrage s'intitule "Idées reçues sur Marie-Antoinette". Ce faisant, je m'attendais à ce que tombent tous les clichés dont cette reine était accablée.
    Malheureusement, est-ce une maladresse de l'historienne ou une forme d'aveuglement de sa part (ou de la mienne ?), si son objectif était vraiment de réhabiliter la reine, c'est raté ! Son livre n'a fait que renforcer hélas, l'image quelque peu négative que j'avais de cette reine atypique.
    Même si l'historienne nous dit que la reine n'a jamais sorti la formule "qu'ils mangent des brioches s'il manquent de pain", (ce que tous les historiens un peu honnêtes savaient déjà), tout ce qu'elle nous explique ensuite, ne fait que renforcer l'image trop connue d'une reine sans esprit et sans instruction (son frère l'empereur d'Autriche Joseph II disait d'elle qu'elle avait une "tête à vent"), une reine aux mœurs légères, s'étourdissant de fêtes somptueuses et de jeux d'argent ou elle perdait des sommes colossales, une reine dépensant sans compter pour des bijoux et des tenues aussi somptueuses qu'extravagantes.


Passons en revue quelques-unes de ces soi-disant "idées reçues".

Mère aimante (Mais pour "pour suivre la mode").

    J'avais relevé un point positif en faveur de Marie-Antoinette, et pas des moindres ! Marie-Antoinette avait été une mère aimante qui s'était occupée de ses enfants bien plus qu'il n'était courant dans son milieu à son époque.

    Mais voici que l'historienne nous explique que ça aurait été à cause du mouvement philosophique des Lumières qui aurait instauré à la fin du 18ème siècle, je cite, "le mythe, féminin et familiale de l'amour maternel". Le grand responsable de cette lubie de philosophes (le mot patriarcat n'est pas mentionné), aurait été selon elle, le malheureux Jean-Jacques Rousseau qui aurait forgé de nouveaux principes éducatifs dans son "L'Emile, ou de l'éducation".

    Cécile Berly nous explique que "(Re) devenue femelle, la femme n'est plus que mère, dévolue aux tâches domestiques, donc à l'espace privé." Raison pour laquelle Marie-Antoinette serait devenue une mère aimante pour suivre "cette mode de la mère aimante"

           Moi qui croyais que c'était par bonté d'âme et qui était prêt à tout lui pardonner pour cela, me voici bien déçu !

Mère chimpanzé ayant lu Jean-Jacques Rousseau
et cédant au dictat du patriarcat bourgeois. 😉
 
Nota : Dédramatisons ce qui précède. Dans le cadre de l'évolution des espèces (très peu étudiée en France) les rôles dévolus à chacun des sexes, résultent d'une adaptation à l'environnement en fonction des caractéristiques de chacun. Dans une société policée comme la nôtre, la force physique des mâles n'est plus vitale pour l'espèce. Raison pour laquelle une nouvelle répartition des rôles entre les sexes s'opère actuellement, tout naturellement, par-delà bien et mal.



La Reine et le comte suédois, Axel de Fersen.

    Concernant les "amours" de Marie-Antoinette, l'historienne évoque bien les fêtes et les bals coquins auxquels la reine participait avec sa petite cour d'amis libertins, mais elle ne s'y attarde pas. Que dire de toute façon sur la légèreté de mœurs qui était de mise au sein de la noblesse de cette fin de 18ème siècle ?

    Cécile Berly note au passage que Louis XVI n'avait pas de maitresse. Cela correspond à l'idée du benêt introverti que l'on se fait de lui, mais c'est malgré tout complètement faux, puisque celui-ci eut une longue relation amoureuse avec Françoise Boze, l'épouse du portraitiste Joseph Boze.

    L'historienne évoque bien sûr la relation de la reine avec le Comte de Fersen, mais en respectant pieusement la légende de l'amour platonique. Elle dit un mot sur leur correspondance secrète, mais rien de plus. C'est peut-être parce qu'elle a écrit son livre avant que ladite correspondance ne soit partiellement déchiffrée aux rayons X (https://www.mnhn.fr/fr/actualites/la-correspondance-de-marie-antoinette-aux-rayons-x).

Axel von Fersen en 1793

    Qu'importe d'ailleurs si la reine a vécu une histoire d'amour avec le Baron Axel de Fersen. C'était sa liberté de femme. Pourquoi tout le monde veut-il nier ce qui semble une évidence ? Si vraiment il ne fut pas son amant, il fut pour le moins son aimant. Le ministre Saint-Priest écrivit tout de même dans ses mémoires : 

"Elle avait trouvé le moyen de lui faire agréer (le roi) sa liaison avec le comte de Fersen... En attendant, Fersen se rendait dans le parc, du côté du Trianon, trois ou quatre fois la semaine ; la Reine, seule, en faisait autant de son côté, et ces rendez-vous causaient un scandale public, malgré la modestie et la retenue du favori, qui ne marqua jamais rien à l'extérieur et a été, de tous les amis de la Reine, le plus discret." 

    Il faut savoir malgré tout que le beau Fersen eut de nombreuses maitresses, y compris l'épouse du ministre Saint-Priest ! De plus, Saint Priest détestait la reine, car il savait que c'était elle et son entourage qui avait poussé le roi à renvoyer Necker le 11 juillet 1789, avec toutes les conséquences qui s'en suivirent. Saint-Priest allait jusqu'à imputer à la reine la responsabilité de la Révolution !

    De toute façon, je n'aime pas juger des mœurs du passé. En parcourant à l'occasion de mes recherches, le livre de Charles Kunstler "Fersen et son secret", j'ai relevé cette phrase à laquelle je souscris totalement :

"Il ne s'agit pas de moraliser les morts. Il serait absurde d'éclairer un passé, déjà lointain, à la lueur de nos croyances, de nos goûts, de nos convictions politiques. On commettrait une erreur analogue à celles de ces architectes qui, sous prétexte de dégager nos cathédrales gothiques, ont abattu les vieilles maisons qui les enserraient et détruit ainsi pour toujours l'atmosphère qui déterminait, en partie, leur grandeur et leur majesté".

    La relation amoureuse de la reine et de Fersen ne me passionne donc guère. Ce qui m'intéresse en revanche, c'est le fait que la reine ait pu trahir la France en communiquant des informations à l'ennemi par l'intermédiaire de Fersen !


Une reine trahissant la France ?

    L'historienne Cécile Berly n'évoque pas les trahisons de Marie-Antoinette à l'égard de la France. Ce disant je ne pense pas à la fuite de la famille royale en juin 1791, organisée à la demande de la Reine. Je pense plutôt aux messages qu'elle faisait passer à l'ennemi en 1792, concernant les intentions et positions des armées françaises.

    Le 14 décembre 1791 Marie-Antoinette envoyait un billet à son amant Fersen dans lequel elle écrivait : "L'armée de Luckner va faire mouvement, avertissez qui de droit."

    Le 26 mars 1792, la reine écrivait à Mercy-Argenteau : « M. Dumouriez (…) a le projet de commencer ici le premier par une attaque de la Savoie et une autre par le pays de Liège. C’est l’armée de La Fayette qui doit servir à cette dernière attaque. Voilà le résultat du Conseil d’hier. » Le 20 avril, Louis XVI déclarait la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, (c’est-à-dire au neveu de sa femme).

    Le 27 juin 1792, elle écrivait à Fersen : « Dumouriez part demain pour l’armée de Luckner ; il a promis d’insurger le Brabant. » (Source : Baron de Klinckowström, le petit neveu de Fersen op. cit., T. II, p. 308.)

    La connaissance de ces deux courriers aurait largement suffi à la faire condamner par le tribunal révolutionnaire...


Un procès vraiment inique.

    Ironie du sort, si j'ose dire, le Tribunal révolutionnaire se déshonorera, en donnant crédit aux rumeurs d'inceste colportées par le "journaliste" enragé Hébert, qui se faisait appeler le Père Duchêne (nom de son journal).  Pourquoi avoir ajouté un chef d'accusation aussi abjecte qu'infondé ? Pourquoi tant de haine ? Marie-Antoinette a donc été condamnée pour ce crime qu'elle n'avait pas commis. Mais était-elle innocente pour autant ?

Le jugement infâme de Marie-Antoinette

    Pardonnez-moi la comparaison, maladroite j'en conviens, mais d'une certaine façon le roi et la reine ont subi la même justice qu'Al Capone, qui fut très lourdement condamné pour fraude fiscale, faute que le FBI puisse prouver ses autres crimes. De nombreuses preuves des culpabilités de Louis Capet et de son épouse furent d'ailleurs découvertes après leurs morts. 

    La reine et le roi méritaient-ils la mort pour autant ? Bien sûr que non dans une société policée comme la nôtre. Mais dans la société violente de l'Ancien Régime, il en allait autrement. Je rappelle à cette occasion que la violence révolutionnaire n'est rien d'autre que celle de l'ancien régime. Il faudra encore beaucoup de révolutions, de républiques, d'écoles et de pains dans les ventres, pour que la peine de mort soit enfin abolie.


Pourquoi tant de haine ?

"Les deux ne font qu'un"
Estampe représentant le roi et la reine, 1791

Le roi.

    Dans le cas du bienaimé Louis XVI, la colère fut longue à monter contre lui. Le peuple aima autant qu'il le pu le bon gros Louis, arguant comme le font souvent les petites gens en pareilles circonstances, qu'il était entouré de mauvais conseillers (à commencer par la reine.)

    Il faut dire aussi que les "révolutionnaires" de la Constituante firent preuve d'une immense mansuétude à son égard, allant même jusqu'à prétendre que le roi avait été enlevé, alors que celui-ci s'était enfui avec sa famille le 20 juin 1791, en suivant un plan d'évasion organisé sous les ordres de Marie-Antoinette !

Arrestation du roi à Varennes le 22 juin 1791

    Les constituants allèrent même jusqu'à augmenter la pension du roi à son retour et à décréter l'inviolabilité de celui-ci le 15 juillet 1791. Pour compléter la farce, François Claude Amour du Chariol, marquis de Bouillé (organisateur de la fuite) fut déféré le même jour par contumace devant la Haute-Cour pour le prétendu enlèvement du roi ! Sans parler de Barnave, révolutionnaire de la première heure, qui tomba bêtement sous le charme de la reine durant le voyage de retour et qui rejoignit ensuite le club monarchiste des Feuillants...

Retour de la famille royale à Paris le 25 juin 1791

    Quant aux Parisiens en colère à cause de cette fuite honteuse, Lafayette fit tirer sa Garde nationale sur ceux des sections des clubs des Cordeliers et des Jacobins, venus déposer une pétition pour la déchéance du roi le 17 juillet 1791 ! (50 morts !). Dire que c'est cette monarchie constitutionnelle d'opérette que la pauvre Olympe de Gouge défendra jusqu'à la mort. Passons...

"Malheureuse" journée du 17 juillet 1791.

La reine.

    En ce qui concerne la reine Marie-Antoinette, la haine remontait à plus loin. Et surtout, cette haine avait commencé au sein de la noblesse française qui avait vu d'un très mauvais œil cette alliance contre-nature avec la cour d'Autriche, qui jusque-là avait été l'ennemie de la France.

Marie-Antoinette représenté en "Poule d'Autruche"
"Je digère l'argent avec facilité mais la constitution je ne puis l'avaler"

    C'est d'abord la noblesse qui a colporté ragots et rumeurs sur la pauvre Marie-Antoinette. Et c'est la personnalité de la malheureuse qui n'a fait qu'aggraver les choses quand ses frasques ont fini par venir aux oreilles du peuple. La connaissance de ses dépenses extraordinaires était du plus mauvais effet sur une population que la misère et la faim préoccupaient.

    Parfois caricaturée sous forme d'une autruche (jeu de mot avec Autriche), la reine fut souvent caricaturée sous forme d'une panthère, comme ci-dessous.


    On peut constater avec l'estampe suivante, gravée en 1792 par Villeneuve, que la haine envers la reine avait alors atteint un sommet : "La Panthère autrichienne / voué au mépris et à l'exécration de la Nation française dans sa postérité la plus reculée".


    La fuite de la famille royale en juin 1791 constitua vraiment un moment de bascule. A partir de là, une haine du couple royal commença de grandir au sein du peuple, haine que les homme politiques de l'assemblée constituante puis de l'assemblée législative, peinèrent de plus en plus à contenir.

La famille royale de retour à Paris.
Après leur fuite, le roi et sa famille seront
de plus en plus souvent représenté comme des cochons...
.
Que dire ?

    Comme je suis un gentil garçon, je pourrais arguer que les malheureux souverains du royaume de France étaient conditionnés par leur environnement "socio-culturel" et qu'ils ne faisaient que défendre les "intérêts de leur classe". Mais n'était-ce pas cela le cœur du problème en vérité ?


Trêve de polémiques politiciennes, soyons "glamour"

Humour...
La reine de la mode.

    En résumé, l'historienne Cécile Berly se donne donc beaucoup de mal dans son livre pour apporter un nouvel éclairage sur Marie-Antoinette. Et je gage que certains s'émerveilleront de la nouvelle image que l'on découvre alors, celle d'une reine de la mode et du luxe !...

    L'historienne se fait en effet un plaisir de nous expliquer que dès le moment où Marie-Antoinette monta sur le trône en 1774, celle-ci eut à cœur de devenir la reine de la mode !

  Pour partager cet enthousiasme envers quelque chose d'aussi frivole, je gage que Cécile Berly n'a pas dû lire les écrits du Baron d'Holbach sur les effets délétères que produit sur une société, le goût du luxe et de la mode. D'Holbach écrivit ceci dans son ouvrage "Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale" :

"Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, et parviennent souvent à se tromper eux-mêmes"

    L'historienne nous répète donc cette vieille antienne qui court toujours de nos jours, à savoir que "la mode fait du luxe un commerce très lucratif et qui répand le savoir-faire français dans toutes les cours européennes et jusqu'un Amérique". Commerce très lucratif assurément, mais certainement pas indispensable dans la France de 1789 qui ne cultivait pas assez de blé pour nourrir son peuple, pas plus d'ailleurs pour la France de 2021, qui doit acheter ses masques sanitaires en Chine quand survient une pandémie mondiale.


La ministre des modes.

Rose Bertin

    Marie-Antoinette devenue reine de la mode eut sa ministre des modes, la couturière Marie-Jeanne Bertin, connue à l'époque sous le nom de Mademoiselle Bertin, une fille de paysans picards qui avait conquis le "tout-Paris" par ses créations.

     Mademoiselle Bertin avait ouvert en 1770, son propre magasin de modes à l'enseigne "Le Grand Mogol", dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré où elle employait une trentaine de personnes.

    Mademoiselle Bertin bénéficiait d'un accès privilégié à la reine, honneur que n'avaient pas la plupart des dames de la cour, ce qui ne faisait qu'attiser la jalousie et la colère de celles-ci. Marie-Antoinette et sa "ministre" s'enfermaient de longues heures dans les appartements privés de la reine, afin de partager leur passion commune pour les robes, les chapeaux, les coiffures et toutes sortes d'accessoire de mode très coûteux. (Je ne vous cache pas que des rumeurs coururent à propos de cette "proximité".)

    En janvier 1774, à la demande de Marie-Antoinette, Marie-Jeanne Bertin et le coiffeur de la reine, Léonard-Alexis Autié (l'inventeur du pouf), relancèrent la parution du magazine de mode intitulé le Journal des Dames. La Dauphine régla tous les frais de l'opération, et la Baronne de Princen, dans une situation financière délicate, accepta de prêter son nom en tant que rédactrice en chef.

    Un point positif tout de même pour Mademoiselle Bertin. On apprendra en effet qu'elle libéra les corps féminins en allégeant les silhouettes, avec des paniers plus légers et moins encombrants et qu'elle lança les robes de grossesse. Elle inventa également des robes légères, façon bergère, à porter dans le petit monde champêtre merveilleux, aménagé à grand frais par Marie-Antoinette au petit Trianon (Lire ce chapitre édifiant dans le livre de Cécile Berly).

    Ajoutons à cela que cette entrepreneuse méritante s'était fait une place royale dans le milieu de la couture jusque-là dominé par les hommes, et vous verrez qu'un beau jour on fera d'elle une icône féministe. La ville de Bellancourt, village natal de cette héroïne du monde entrepreneurial, a donné son nom à une école : "Rose Bertin". A noter que le nom de Rose Bertin lui aurait été donné postérieurement à sa mort.


Le coiffeur Léonard au travail.

Léonard le (les) coiffeur (s) de la reine.

    Plutôt que de vous brosser le portrait de Léonard (et de ses frères), je vais vous proposer de regarder la vidéo ci-dessous retraçant la vie de ce "Géniaaaale coiffeur". Elle est extraite d'une émission du sympathique Stephane Bern. Vous aurez même la chance de voir notre jolie historienne, Cécile Berly, vous faire visiter la salle de bain de la reine à Versailles !

  Attention âmes sensibles ! C'est difficile de faire plus kitsch et plus dégoulinant d'émerveillement béat devant des pratiques que certains pourront trouver choquantes.



Retour à la triste réalité


Madame déficit.

    Les dépense de Marie-Antoinette pour la mode furent "abyssales". Louis XVI dû doubler sa cassette en 1774. Mais cela ne suffit pas, car elle ne cessa d'accumuler les dettes que le bon roi paya toujours. Sa propre mère, L'impératrice Marie-Thérèse d'Autriche, sermonna sa fille dans ses courriers pour ses dépenses excessives. Marie-Antoinette achetait des bijoux de manière presque compulsive. Dans une lettre datée du 2 septembre 1776, Marie Thérèse réprouva l'achat de bracelets d'une valeur de 250.000 livres ! Et quand Louis XVI ne pouvait plus payer sur sa cassette, il sollicitait le contrôleur général des finances, qui bien sûr payait avec l'argent des Français accablés d'impôts.

    En 1785, Marie-Antoinette dépensa 258 002 livres pour sa garde-robe, dont 87 597 livres de biens et de services auprès de Bertin. En 1787, le montant total était de 217 188 livres, dues à soixante et une personnes, dont 28 % pour Bertin ; en 1788, le total se montait à 190 721 livres, dues à cinquante-quatre personnes, dont 32 % pour Bertin. Étant donné que le budget de la reine pour sa garde-robe était de 120 000 livres, ses dépenses en vêtements et accessoires représentaient chaque année un dépassement important.

    Il faut savoir que la reine était très mauvaise payeuse ! En janvier 1787, le bruit se répandit dans Paris que la célèbre marchande de modes Mademoiselle Bertin avait déposé son bilan et que ses dettes se montaient à deux ou trois millions de livres. Mais la rumeur qui se propageait dans Paris comportait une précision supplémentaire : Bertin aurait inventé de toutes pièces l’histoire de sa faillite. Son but, en agissant ainsi, aurait été de plonger la couronne dans l’embarras et d’obtenir le paiement des sommes énormes que lui devait depuis longtemps la reine, Marie-Antoinette. Celle-ci, qui était à la fois la cliente la plus prestigieuse de Bertin et celle qui lui passait les plus grandes commandes, avait l’habitude d’acheter sans compter à crédit et de ne payer que sous une contrainte extrême. Selon le journal du marchand de livres Hardy, Bertin avait communément recours à de tels stratagèmes et, dans ce cas précis, elle reçut aussitôt un billet de 400 000 livres sur le trésor royal (Langlade, 1911, pp. 192-193 ; Burkard, 1989, p. 187).

    Les comptes de Bertin attestent que la reine ne payait pas ses factures. Lors du terme d’octobre 1791, Bertin ajouta 3 390 livres, correspondant à trois ans d’intérêts au taux de 5 %, sur les 22 600 livres dues cette année-là. Elle ajouta aussi 4 600 livres aux plus de 46 000 livres de dettes pour l’année 1789. Une note au bas de la page indique que la maison de la reine n’avait accepté de payer que 4 000 livres d’intérêt.

Dépensière et joueuse !

    En plus de ses dépenses pour la mode et les fêtes somptueuses qu'elle organisait, Marie-Antoinette jouait de très fortes sommes d'argent avec des banquiers joueurs dans des parties de pharaon qui duraient parfois 2 journées entières ! Le propre frère de Marie-Antoinette, Joseph II, comparait les appartements de sa sœur à un tripot. En janvier 1777, Marie-Antoinette présenta au roi une dette de 487.272 livres !

Partie de Pharaon au 18ème siècle

    Les dépenses de la maison de la reine ne cessèrent jamais d'augmenter tout au long du règne. Le budget passa de 1.600.000 livres à 2.200.000 livres après le couronnement et il atteint la somme faramineuse de 4.700.000 livres en 1788.

    Ajoutez à ce problème que toutes les dames de la cour se devaient de prendre modèle sur la reine dans cette course folle à toujours plus de luxe ! Mais pas seulement les dames de la noblesse, car celles de la haute bourgeoisie suivaient le pas avec joie !

    Certes Marie-Antoinette ne fut pas l'unique cause du déficit abyssal du budget de la France à la veille de la Révolution. Je vous ai parlé ailleurs du coût énorme de la participation financière de la France à la guerre d'indépendance américaine. Mais Marie-Antoinette, par ses excès, devint le symbole du déficit. Raison pour laquelle aussi bien les nobles qui la détestaient pour son origine autrichienne, son comportement provocateur et ses mauvaises fréquentations, que le peuple qui avait vent de toutes ses folies, la surnommèrent "Madame Déficit".

Le monstre du déficit

Retour au meilleur des mondes, celui de la mode !


La mode selon Marie-Antoinette

    Afin d'illustrer cet article sur la "reine de la mode", je vous devais de l'illustrer de jolies gravures de modes. Vous en trouverez quelques-unes ci-dessous, mais je vous renvoie à l'article que j'ai déjà consacré à ce sujet et aux galeries qu'il comporte :"La mode au XVIIIe siècle".

    Certaines tenues étaient si extravagantes (coiffures de 1 mètre de haut, amples paniers de 5 mètres de diamètre recouverts de plusieurs jupes décorées de rubans, nœuds, glands, fleurs et pierreries) que les dames de la cour qui les portaient ne pouvaient plus voyager assises mais à genoux dans leurs carrosses ! 

Gravure anglaise de Mary Darly

    Les robes coûtaient des fortunes et les perruques créées par Léonard pouvaient coûter jusqu'à 50 000 livres pièce selon les volumes et artifices employés et la reine et les dames fortunées de la cour en changeaient quasiment tous les jours ! Je vous rappelle qu'une livre correspondait au salaire journalier d'un ouvrier agricole, soit 20 sous.

    Vous avez bien compris, une perruque valait l'équivalent de 50.000 jours de travail d'un ouvrier agricole.

 

Ci-dessous, la Princesse de Lamballe en 1776 et la reine Marie-Antoinette en 1789.

Princesse de Lamballe Marie-Antoinette


Admirez ci-dessous ces bonnets et poufs !


 

 


    Rose Bertin expliquait ainsi le magnifique "pouf aux sentiments" que vous pouvez admirer ci-dessous : "J’appelle cette coiffure un pouf à cause de la confusion d’objets qu’elle peut contenir, et je le nomme « au sentiment » parce que ces objets doivent être relatifs à ce que l’on aime le plus".

    
    C’est ainsi qu’elle créa pour la Duchesse de Chartres le pouf le plus étrange : "on y voyait le perroquet préféré de la Duchesse, le bébé de la duchesse dans les bras de sa nourrice et des cheveux appartenant au Duc De Chartres, au Duc de Penthièvre et au Duc d’Orléans"...

    Et n'oublions surtout pas la célèbre coiffure dite "La Belle Poule", nom d'un navire qui avait remporté une victoire contre les Anglais (et dont vous avez entendu parler dans la vidéo plus haut).

 



Vous avez le droit de rire ou sourire...


Des estampes inattendues et une question

    Recherchant des images dans mes bases de données habituelles, j'ai découvert des estampes fort intéressantes au British Museum. Il s'agit de celles de la marchande d'estampes et caricaturiste londonienne Mary Darly, épouse de Matthew Darly créateur de meubles et graveur. En 1756, le couple avait des imprimeries à Fleet Street et au Strand. Mary était l'unique directrice de la succursale de "The Acorn, Ryders Court (Cranbourne Alley)Leicester Fields". Elle faisait de la publicité dans les quotidiens sous son propre nom, en tant que "graveur et éditeur". 

    Mary Darly fut l'une des premières caricaturistes professionnelles en Angleterre. Les boutiques Darly, parmi les premières à se spécialiser dans la caricature, se spécialisèrent sur des thèmes politiques dans les années 1750, une époque de crises politiques, mais elles se concentrèrent par la suite sur le monde de la mode.


    Dans leur boutique du West End, ils publièrent entre 1771 et 1773 six séries d'estampes satiriques intitulées « macaronis », chaque série contenant 24 portraits. Un macaroni (ou anciennement maccaroni) au milieu du XVIIIe siècle en l'Angleterre, était un homme à la mode qui s'habillait et parlait même de manière efféminée. La nouvelle boutique des Darly fut connue sous le nom de "The Macaroni Print-Shop". Matthew et Mary Darly produisirent nombre de caricatures de la vie sociale londonienne par le biais de leurs « macaronis ».



Une question.

    Les estampes des Darly concernant la mode, ont été publiée entre 1771 et 1773. Rose Bertin a été présenté à la reine par Marie-Adélaïde de Bourbon, duchesse de Chartres, le 11 mai 1774, à Marly. Le coiffeur Léonard commença à coiffer la reine en 1772, mais il a inventé le "pouf" en avril 1774 et il ne devient le coiffeur officiel de la reine qu'au début des années 80, lorsque Larseneur le coiffeur officiel, eut pris sa retraite.

    Question : Qui a copié qui ? Qui était le coiffeur anglais qui, au début des années 1770, échafaudait les monumentales coiffures caricaturées par Mary Darly ?

    On pense souvent en France que nous avons tout inventé. Mais ne peut-on imaginer que la mode anglaise ait été copiée par la mode française, tout comme les idée politiques et philosophiques anglaises ont inspiré les révolutionnaires français ?

    Ou alors,... Peut-être que nos amis Anglais se moquaient-ils tout simplement de la noblesse française ? Avouez qu'il y avait de quoi, non ?

    Il est temps de mettre fin à ce long article. Terminons-le avec le sourire, en regardant les caricatures de l'anglaise Mary Darly !

1771














Concluons sur une note positive...

    J’ai trouvé ces deux extraits de lettres écrites par Marie Antoinette en 1774, l’année de son mariage. Une concerne Louis XVI et l’autre concerne la France :

 « Je suis convaincue que, si j’avais à choisir un mari entre les trois frères, je préférerais encore celui que le ciel m’a donné. » (page 149 de la correspondance de Vienne)

    Dans la lettre à sa mère du 14 mai 1774 : « Quoique Dieu m’a fait naître dans le rang que j’occupe aujourd’hui, je ne puis m’empêcher d’admirer l’arrangement de la Providence, qui m’a choisie, moi la dernière de vos enfants, pour le plus beau royaume de l’Europe. Je sens plus que jamais ce que je dois à la tendresse de mon auguste mère, qui s’est donné tant de soin et de travail pour me procurer un bel établissement. Je n’ai jamais tant désiré de pouvoir me mettre à ses pieds, l’embrasser, lui montrer mon âme tout entière, et lui faire voir comme elle est pénétrée de respect, de tendresse et de reconnaissance. »


Lien utile :

samedi 5 novembre 2022

Jacobins vs Girondins - L'historien Jean-Clément Martin vous explique ce mythe politique #lisezjeanclémentmartin

 

L'historien Jean-Clément Martin

Le Boss.

    Si l'histoire de la Révolution française vous intéresse, et c'est le cas puisque vous lisez cette page, vous devez connaître l'historien Jean-Clément Martin. C'est actuellement une référence. J'ai lu plusieurs de ses ouvrages. Sa réflexion est intelligente et claire, et surtout elle est exempte, autant faire se peut, d'esprit partisan. Il fait partie de cette nouvelle génération d'historiens qui semble attacher plus d'importances aux faits qu'aux idéologies. (Je rêve d'une époque où l'on parlera de la Révolution française aussi calmement que des guerres sociales romaines.)

    L'étude la Révolution française a tellement souffert de cette guerre de tranchées entre ceux qui la haïssent et ceux qui la vénèrent. Sa pensée ne pouvait donc que me convenir. De plus, il sait utiliser les nouveaux médias et l'on peut écouter nombre de ses conférences ou interviews sur YouTube.


Un mythe nuisible, celui des Girondins ;

    J'ai choisi ce court texte de Jean-Clément Martin à propos d'un mythe aussi pénible que nuisible. Nuisible parce qu'il sert encore d'outil pour penser, de grille de lecture, à nombre de personnes ignorant tout ou presque de la Révolution !

    Rendez-vous compte que Michel Onfray, le ravi de la crèche philosophique, ancien anarchiste hédoniste devenu poujadiste nationaliste grognon, a même publié en novembre 2017 dans le Figaro, un l'éloge de la révolution girondine intitulé "Dégageons les Robespierrots et lançons la révolution girondine !". Ce malheureux n'a pas échappé au piège dans lequel tombent tous les philosophes depuis Platon avec le tyran de Syracuse, celui de se mêler de la politique. 😊 Passons...

Petite minute d'autosatisfaction provinciale

Lisez plutôt des choses intelligentes.

    Ne boudez pas votre plaisir, lisez et écoutez Jean-Clément Martin !

À la suite de ce texte vous découvrirez des liens vers des podcasts et des vidéos du Boss, Jean-Clément Martin.

Un mythe politico-administratif, Girondins versus Jacobins ou Paris contre les provinces ?

 Administration & Education, Revue de l’AFAE., 2013, n° 3, p 137-140

    Parmi les querelles franco-françaises qui structurent notre pays, l’une des plus récurrentes tourne autour du rapport que la « province » entretient avec Paris ou, si on le dit autrement, à propos de l’opposition entre centralisation étatique et autonomie régionale. Car si personne – ou presque - ne se revendique plus « centralisateur » par peur de passer pour un « jacobin » archaïque, vaguement robespierriste, nul n’ose afficher des prétentions trop « décentralisatrices » pour éviter l’accusation de ruiner l’unité républicaine et passer pour un « girondin », voire un contre-révolutionnaire masqué. 

    Comment comprendre que dans un dédoublement proprement schizophrénique nous continuions à nous partager entre la dénonciation de l’hydre étatique et le rejet de l’éclatement provincial ? Le détour par la Révolution française, moment de cristallisation de nos passions, s’impose. 

    Dans l’imaginaire que nous prenons pour notre culture nationale, le couple « jacobins - montagnards » / « girondins », ou « centralisateurs » / « fédéralistes », est l’une des buttes témoins laissées par 1793. Depuis la Révolution française, le centralisme parisien est en effet identifié aux Montagnards confondus avec les Jacobins, notamment avec Robespierre, considéré comme leur meilleure incarnation, défenseur intransigeant de la République une et indivisible. 

    Autour d’eux et de la capitale, tout entière engagée dans la défense nationale, auraient rôdé Girondins et autres fédéralistes, rêvant de fractionner l’unité du pays en fédérations provinciales, quand ce ne serait pas en régions autonomes inspirées de l’Allemagne ou de l’Espagne. La traîtrise girondine aurait été aggravée par des liens plus ou moins affichés avec les royalistes, dont le meilleur exemple aurait été Charlotte Corday qui tua Marat la veille du 14 juillet 1793. 

    La force unificatrice de la France de l'an II, confondue avec celle des armées combattant aux frontières, aurait donc eu à affronter également les forces contrerévolutionnaires et destructrices de l'unité. 

    La dichotomie a l’avantage de la simplicité, mais l’inconvénient d’être une légende. Rappelons d’abord que Montagnards et Girondins furent deux composantes du club des Jacobins jusqu’à la fin 1792, quand les Girondins le quittèrent. A ce moment-là, ces derniers étaient au pouvoir, conduisant la guerre contre l’Autriche et la Prusse, pour laquelle ils mobilisaient toutes les énergies, ne supportant même pas que des municipalités puissent discuter les ordres de l’Assemblée. En parfaits centralisateurs, ils luttaient contre toutes les déviations possibles sur leur droite comme sur leur gauche. 

    En cela ils continuaient la politique centralisatrice, administrative et unificatrice menée depuis Paris (ou Versailles) par la monarchie dès Louis XIV, orientation que la Révolution, en 1792, plus qu’en 1789, reprit à son compte – comme Tocqueville le vit bien, plus tard.

    Ajoutons enfin que ces Girondins perdirent le pouvoir en mai 1793 parce qu’ils ne purent pas envoyer à l’échafaud les chefs sans-culottes, dont Marat. Ce furent eux qui y montèrent, obtenant le statut de victimes et faisant oublier qu’ils auraient pu entrer dans l’Histoire en tant que bourreaux. 

    A vrai dire, les « Girondins » n’ont jamais existé. Le mot « Girondins » rassemble en effet ceux qui, en 1792-1793, se qualifiaient éventuellement de Brissotins, de Rolandins ou de Buzotins et qui auraient été étonnés, alors qu’ils rivalisaient entre eux, qu’on puisse leur trouver une ligne commune, indulgente pour les ennemis de la Révolution et critique vis-à-vis de la prééminence de l’Assemblée nationale. « Girondin » est un mot inventé en 1847 par Lamartine, poète républicain modéré et historien occasionnel qui, pour faire carrière contre le roi Louis-Philippe 1er, écrivit une Histoire des Girondins avec laquelle il obtint un grand succès de librairie. Sous ce titre, il défendait une position républicaine, attachée au drapeau tricolore et hostile au drapeau rouge, récusant donc la révolution sociale et Robespierre. 

    En identifiant un groupe disparate à l’un de ses membres, Vergniaud, avocat à Bordeaux, Lamartine oppose une France provinciale et négociante à la Montagne, considérée comme typiquement parisienne. Si bien que les Girondins sont assimilés à un lobby proche de négociants cosmopolites mais soucieux de l’autonomie locale, contre les Montagnards aussi spartiates que centralisateurs. Les premiers sont donnés pour être partisans de la Révolution douce, ayant par exemple voté pour l’emprisonnement de Louis XVI alors que les seconds recourent à la violence et se prononcent pour la mort du roi. Reconnaissons que Lamartine réussit à faire passer cette vision personnelle comme réalité historique.

    Disons pourtant que ni les origines des députés, ni l’analyse de leurs votes en janvier 1793, ne confirment une distinction claire. Plus que deux groupes antagonistes, il y eut deux pôles cherchant à convaincre la majorité des députés de la justesse de leurs lignes. Au fil des conflits, les rattachements des députés à l’une ou l’autre orientation finirent par constituer des nébuleuses, consacrées parfois par des exclusions voire des condamnations à mort. Ainsi ce fut le plus souvent à titre posthume que les identifications entrèrent dans l’histoire. 

    C’est ainsi que le groupe girondin – gardons le mot puisque nous ne pourrons pas faire oublier l’invention de Lamartine – s’il n’eut pas de ligne unique, ne sut pas maîtriser le procès du roi et finit par être accusé de modérantisme voire de trahison par Robespierre. Si tous, Girondins et Montagnards, furent partisans du libéralisme économique et tous hostiles à un dirigisme d’État, les seconds nouèrent cependant une alliance tactique avec les sans-culottes. Ce mot, lui aussi indécis, recouvre en effet un rassemblement hétéroclite mais bien réel de militants urbains, armés, décidés à tout faire pour donner la victoire à une révolution plus ou moins égalisatrice, au moins communautaire. 

    Sans eux et la force armée dont ils disposent, la guerre, aux frontières et en Vendée, est perdue. Or les sans-culottes veulent que l’État exerce un contrôle économique tatillon sur les prix et les salaires, et ils entendent bien profiter de leur poids militaire pour mettre la main sur le ministère de la Guerre. Les Montagnards sauront s’allier avec eux, avant de s’en débarrasser une fois les victoires acquises. 

    En mai-juin 1793, les Girondins perdent le pouvoir, chassés par un coup d’état réalisé par les sans-culottes avec l’appui des Montagnards. Près d’une centaine de députés girondins sont emprisonnés, une vingtaine d’entre eux exécutée en octobre ; les autres réintégreront la Convention fin 1794 après la mort de Robespierre.

    La division interne aux Jacobins trouve ici son explication ; reste à comprendre l’accusation de fédéralisme. 

    Quelques-uns de ces Girondins battus sont partis qui à Bordeaux, qui à Caen, où des mouvements d’opposition au Paris des sans-culottes se développent. Au même moment, à Lyon, à Marseille ou à Toulon, dans des conditions très complexes, des révoltes anti-sans-culottes naissent également, amalgamant des royalistes heureux de jeter de l’huile sur le feu. 

    Dans l’Ouest en guerre ouverte contre les vendéens et les chouans, les Girondins ne veulent surtout pas affaiblir la République. Si bien qu’ils taisent leurs différends pour faire front commun contre le royalisme. Ce silence n’empêche pas les sans-culottes et les Montagnards de dénoncer comme « fédéralistes » tous ces mécontents bordelais, normands, lyonnais, ou marseillais…. au point de lancer des expéditions armées contre Lyon, Toulon et Marseille, tandis que Caen et Bordeaux font profil bas.

    Le mal était fait. Les Girondins furent assimilés aux fédéralistes, confondus avec la Contre-Révolution, donnant l’impression que le Paris montagnard et sans-culotte avait sauvé la Révolution et donc la République et la France. Quelques mois plus tard, les mêmes sans-culottes perdaient le pouvoir et parfois leur tête, avant que les Girondins ne ressortent des prisons pour revenir à la Convention.

    L’ultime renversement eut lieu en août 1794. Les Jacobins sont alors assimilés aux Montagnards et sont, avec Robespierre, rendus responsables de la Terreur. Tout trouve alors une cohérence autour de l’opposition Girondins/Jacobins, province/Paris, modération/violence, expliquant les conclusions de Lamartine et faisant définitivement oublier qu’il n’y eut jamais de lignes et de groupes clairement opposés l’un à l’autre, mais des arrangements liés aux circonstances et des alliances tactiques, et que tous les députés jacobins, Girondins et Montagnards ne voulaient pas dépendre d’autres forces politiques et défendaient le territoire national. 

    L’éviction des Girondins du pouvoir central au moment où la guerre menaçait le pays et leur lien, même ténu, avec les tentatives de résistance à Paris à l’été 1793, les rangent durablement du côté de la Contre-Révolution. Le succès littéraire de Lamartine interdit de revenir en arrière. La complexité des rivalités est irrémédiablement perdue alors que de grandes figures animent nos Panthéons : d’un côté, les Girondins banquettent la veille de leur exécution et vont à la mort, sereins, de l’autre, les sans-culottes sanguinaires emboîtent le pas à Robespierre, révolutionnaire exalté et sacrificiel. 

    Inutile de penser que les cadres de pensée changeront. S’il reste seulement le sentiment que les faits sont un peu plus compliqués que l’image qu’on en a, la partie ne sera pas perdue. 

Jean-Clément MARTIN

Références : Sur ces brouillages de lignes, Jean-Clément Martin, Contre-Révolution, Révolution et Nation. France 1789-1799, Paris, Le Seuil, Points, 1998 et pour une vision globale, Nouvelle Histoire de la Révolution française, Perrin, 2012.

 

Ci-dessous, quelques liens : 

Le podcast de France-Culture "Paris vs la France. Jacobins, Girondins, aux origines d’une défiance."


Les podcasts de Radio France :



Le Blog de Jean-Clément Martin sur le site de Médiapart :



Ses livres sur le site de la FNAC que l'on trouve partout ailleurs bien sûr !



Vidéo - Rencontre avec Jean-Clément Martin :



Vidéo - La Révolution française de 1789 un live Twitch sur la célèbre chaîne du Youtubeur Nota Bonus, preuve de l'aptitude de l'historien à aller vers les médias nouveaux.



Vidéo - Robespierre, la fabrique d'un monstre.



Vidéo - La Vendée de la mémoire.