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lundi 21 septembre 2020

21 Septembre 1789 : Graves accusations contre les boulanger portées devant la Commune de Paris

 

Jeton de la Ville de Paris, aux armes de Sylvain Bailly.

    Le pain, le pain ! Le pain est vraiment le personnage principal de l’année 1789 ! Je pourrais chaque jour écrire un article à propos du blé ou du pain.

    La pénurie persiste, les rumeurs courent ; rumeurs qui ne sont pas toutes infondées. Il y a effectivement des spéculateurs, des accapareurs, des gens qui cachent des farines en attendant que les prix montent.

    J’ai trouvé le texte suivant dans les archives de la Commune de Paris. Ce compte rendu de séance mentionne un paragraphe accusateur publié le 21 septembre 1789 dans le numéro 51 du Journal de la Ville. Un certain Bonnard représentant les boulangers, prend la défense devant la Commune de Paris, des boulangers parisiens mis en accusation par cet article. Cette accusation est grave et lourdes de conséquences car de nombreuses boulangeries ont déjà été attaquées et des boulangers très sérieusement malmenés et menacés de mort.

Lisons le texte :

Source (page 62) :
https://ia903402.us.archive.org/10/items/actesdelacommune02lacruoft/actesdelacommune02lacruoft.pdf

Délibération de la communauté des Boulangers (4 p. in 4').

Du 21 septembre 1789.

Extrait du registre des délibérations de cette communauté, coté par M. de Crosne ancien lieutenant de police.

M. Bonnard, premier syndic, a dit : Des placards injurieux, affichés avec profusion à la porte de chacun des maîtres boulangers et à nombre d'autre endroits des plus apparents de cette ville, particulièrement à la Halle neuve, annoncent qu'on ne fournit que des farines de la meilleure qualité, et que si les boulangers de Paris fournissent du mauvais pain, c'est par leur faute. Indépendamment de ces placards, deux brochures aussi imprimées et qui se publient, savoir : la première, sous ce titre : Paris et Versailles (1), n°51, paraissant sortir de l'imprimerie de Valleyre jeune, porte que « les boulangers distribuent du pain à toute heure de nuit, ce qui favorise les accaparements » : et la seconde intitulée : Journal de la Ville, par J. Pierre Louis de Luchet (1), sous pareil n°51, qui parait sortir de chez Maradan, libraire, rue Saint-André des Arcs annonce que la difficulté momentanée d'avoir du pain est venue des boulangers ; le plus grand nombre, — ajoute l'auteur, — s'est approvisionné en secret, par la crainte de manquer. (Quelques-uns ont voulu spéculer, etc... Un boulanger a vendu à plusieurs personnes du pain mêlé de chaux. » La communauté étant ainsi calomniée publiquement et ses membres outragés par le peuple, malgré les sacrifices qu'ils ont faits la plupart en allant dans les provinces acheter des farines nouvelles que, malgré la taxe actuelle du pain, ils ont payé jusqu'à 68 et 70 livres le sac, il y a lieu d'éclairer le public sur ces calomnies. Convaincu de la pureté des sentiments de tous ses confrères, le sieur Bonnard croit inutile d'observer que, si aucun membre de la communauté venait à s'oublier et se noircir de quelques-uns des crimes vaguement imputés dans lesdits écrits, ces membres seraient sur le champ dénoncés et vivement poursuivis par la communauté elle-même.

Signé en cet endroit : Bonnard.

(1) Le titre exact du journal est : Versailles et Paris ou rapport des séances de l’Assemblée nationale et des Communes de Paris, paraissant depuis le 28 juillet 1789 sans autre nom que celui du libraire Cuchet. A partir du 1er octobre 1789, apparait le nom de C. F. Perlet. Le journal s’appela un peu plus tard : Assemblée nationale et Communes de Paris ou Rapport très exact des séances de l’Assemblée nationale et des Communes de Paris, et, après diverses transformations, devient le Journal de Perlet.

Le passage de Versailles et Paris auquel il est fait allusion se trouve dans le numéro du 21 septembre : 

« On a fait à la Ville un rapport qui avait été fait dans la plupart des districts, que MM. Les Boulangers distribuaient le pain à toute heure de la nuit : que cette vente pouvait favoriser les accaparements : que c’était une des causes pour lesquelles on avait plus de peine à se procurer du pain dans la matinée. D’après ce rapport, le Comité de Police a ordonné qu’ils ne pourraient point ouvrir leurs boutiques avant cinq heure du matin, ni les fermer avant onze du soir. »

Le numéro 51 du Journal de la Ville, du 18 septembre 1789, contenaient le paragraphe suivant :

"Jamais la Ville de Paris n'aura été aussi bien approvisionnée. Vingt-deux bâtiments de bleds (blés) sont arrivés dans les ports de Normandie. Ces sages précautions dégoûteront les accapareurs, qu'on dégoûtera bientôt de ce commerce eu défendant l'exportation et en fondant des magasins. La difficulté momentanée d'avoir du pain est venue des boulangers. Le plus grand nombre s'est approvisionné en secret par crainte de manquer ; quelques-uns ont voulu spéculer. On en a arrêté deux. Le premier se plaignait de ne pouvoir se procurer des farines. L'amertume de ses plaintes l'a rendu suspect. On a trouvé chez lui cent trois sacs de farine cachés. Le second a apporté au Comité une farine avariée. Visite chez le plaignant. Ou y a trouvé soixante sacs d'une excellente qualité. Il avait pris cette farine chez un colleur de papier. Il est encore des boulangers qui font entrer secrètement des farines dans la ville et les entreposent chez des particuliers complices. On ne peut douter que les aristocrates n'aient fait des accaparements immenses, mais leur manœuvre est connue, et dès lors n'est plus à craindre. Eux-mêmes ont éveillé l'administration, et la vigilance doit rassurer cette capitale."

Sac de blé

    Si la responsabilité ne porte plus sur les boulangers, c'est à présent la Commune de Paris, chargée de contrôler l'approvisionnement, qui est mise en défaut. Raison pour laquelle celle-ci prend les mesures suivantes : 

Sur quoi, la matière mise en délibération, l'assemblée, pressée de se justifier et de recouvrer la confiance du public, a arrêté unanimement :

Art. 1.— Les syndics et adjoints de la communauté sont et demeureront autorisés à se transporter, seuls ou avec telles personnes qu'ils jugeront à propos de requérir, à la Halle neuve de cette ville, pour y examiner les différentes farines qui pourront s'y trouver, déguster ces farines, en constater les qualités, et du tout dresser procès-verbaux qu'ils rapporteront, pour être par l'assemblée pris tel ou tel parti qu'elle jugera à propos, selon la diversité et l'exigence des cas.

Art. 2 et dernier. — L'assemblée a choisi et député MM. Huchon frères. Moreau, Soulâtre, Métais, Desfossés l'aîné, Arrera, Martre jeune, Boudier, Alliot, Fouquet, Locquin, Bouchot, Marcoult l'aîné, Landais, Pasquier, Hubert, Remy, Marcoult jeune, Legrand fils, Gaspard Mouchy, Garnier, Lemaitre, Pecquet, Buvry, Cortel, Poulain, Belorget, Garin l'aîné, Massonnier, Lucotte, Boulaud, Gresel l'aîné, Bissaull, Destor jeune, Riverard, Grassin, Hédé, Gérard, Lévéque, Leblanc et Morage, pour, concurremment avec MM. les syndics et adjoints, se retirer dans les assemblées des districts de Paris, y recueillir les enseignements et prendre tous les avis qui pourront être donnés pour faciliter les moyens les plus propres à l'approvisionnement de Paris, en présenter le rapport à l'Assemblée des Communes et au Bureau des subsistances à l'Hôtel de Ville, et y solliciter toutes les ordonnances qui seront jugées nécessaires.

Signé : Bonnard, syndic : Thomas, idem : Plicque, adjoint : Saulgeot, idem : Huchon, l'aîné et le jeune ; Moreau, et les députés susnommés.

Mais l'affaire n'est pas terminée pour autant !

A suivre...

 

Boulangère

21 septembre 1792 : Abolition de la royauté

 

    Ce vendredi 21 septembre 1792, lendemain de la victoire de Valmy, la Convention nationale élue après la journée du 10 août 1792, se réunie pour la première fois et "décrète à l’unanimité que la royauté est abolie en France."

Décret de la Convention nationale abolissant la royauté

Expédition du décret pris par la Convention lors de sa première séance 
et portant abolition de la royauté, signée par Pétion, président, 
Brissot et Lasource, secrétaires de séance
.


    Demain 22 septembre, sur proposition de Danton, la 
"République française" sera proclamée par la Convention.

    Mais comme il est écrit sur le site officiel du gouvernement, cette proclamation se fera sans pompe, sans proclamation solennelle. Ce sera même de manière "furtive", selon le mot de Robespierre, que la France se découvrira en République. 

    Le décret de la Convention stipule simplement qu’à compter de ce jour, 22 septembre 1792, les actes publics seront datés de « l’an premier de la République française ».

Décret du 22 septembre 1792

    Le site du gouvernement français explique assez justement cette prudence des conventionnels :

« Au terme d’une évolution de moins de quatre ans, les Français sont passés d’une monarchie de droit divin, vieille de près d’un millénaire, à un régime républicain qui a encore du mal à dire son nom, y compris parmi les adversaires les plus acharnés du roi. Mais les évènements ont finalement joué le rôle décisif : notamment la prise des Tuileries et l’incarcération de Louis XVI six semaines plus tôt, le 10 août 1792. À cette occasion, l’Assemblée législative proclame la "suspension" du roi et décrète l’élection au suffrage universel d’une Convention chargée de la rédaction d’une nouvelle Constitution –  la première Constitution républicaine française (24 juin 1793).

À partir du 22 septembre 1792, les députés prêtent serment de fidélité, non plus au Roi, mais à la Nation : "Au nom de la Nation, je jure de maintenir la liberté et l’égalité ou de mourir à mon poste." Le 25 septembre, quatre jours après l’abolition de la royauté, la Convention nationale décrète "la République une et indivisible."  

Source : https://www.gouvernement.fr/partage/9416-la-republique-francaise-est-proclamee

    Cette première République comprendra trois périodes : la Convention, le Directoire et le Consulat. Le Consulat est classé par les historiens en dehors de la période révolutionnaire.

    Personnellement, j'ai choisi de classer également le Directoire en dehors de la Révolution, raison pour laquelle mon site ne le traitera pas 😉.

    Elle reposera sur la constitution du 24 juin 1793 (6 messidor an I), qui remplacera la très libérale constitution du 3 septembre 1791. Cette première constitution républicaine demeure à ce jour le plus bel exemple de constitution pour une république populaire et démocratique. 

    Sa mise en application qui était suspendue jusqu’à la fin des guerres en cours, n’eut jamais lieu puisque le gouvernement qui lui avait donné le jour fut renversé. 

    Les Thermidoriens qui renversèrent Robespierre s’empressèrent d’élaborer la constitution du 22 août 1795 (5 fructidor an III), bien plus favorable à la bourgeoisie libérale et instaurant le Directoire. Cette constitution thermidorienne reste à ce jour la plus volumineuse constitution jamais rédigée en France avec ses 377 articles.

    Il semble que de nos jour cette première république soit tombée dans une sorte d’oubli, probablement en raison de la réécriture négative de la Révolution qui a d’ailleurs commencé sous le Directoire. Pourtant les œuvres de cette Républiques sont nombreuses. Nous aurons l’occasion d’en reparler le temps venu.

    Encore un mot. J'ai évoqué plusieurs fois ces derniers temps (dans la chronique relative à 1789), le débat passionné relatif la libre circulation des grains et au non-contrôle de l’Etat sur l’économie. Le 4 mai 1793 sous l’impulsion de Robespierre, la Convention républicaine instituera la loi du maximum qui règlementera le marché des céréales pour alimenter la population et les soldats. Le 29 septembre 1793, la loi du maximum général concernera les biens de consommation courante et les salaires. Peut-être commencez-vous de comprendre pourquoi ce gouvernement finira par être renversé ?

    Rappelez-vous que je ne porte pas de jugement sur les orientations économiques ou politiques des différents courants. Je me contente de vous donner de quoi réfléchir.

A suivre...


Nota : Cet article est rédigé alors que les parutions sur Facebook en sont encore à 1789. Il sera bien sûr repris lorsque la chronique arrivera à 1792, c'est-à-dire dans trois ans. ;-)



En allemand pour les Alsaciens





21 septembre 1789 : Discours d'un certain Robespierre contre le droit de véto

 

Maximilien Robespierre
    Robespierre n’a pas pu lire son discours sur le droit de véto à la tribune de l’Assemblée. Mais son texte figure dans les archives de la séance de ce 21 septembre 1789. Car oui, l'Assemblée discute toujours et encore du véto. Les débats de ce jour ont porté plus particulièrement sur la durée à donner au véto suspensif.

Robespierre, le nom vous dit quelque chose ?

    Parmi tous les notables dépêchés à Versailles pour participer aux états généraux, se trouvait un certain Maximilien Robespierre, un petit avocat venu d’Arras. Il avait été élu député du Tiers état aux États généraux et peu à peu, il allait devenir une des principales figures démocratiques de l’Assemblée. 

    Peu après son arrivé à Versailles, il avait rencontré Jacques Necker puis il avait été, durant un temps, un proche de Mirabeau. Celui-ci disait de Robespierre : "Il ira loin, car il croit tout ce qu’il dit". 

    Il interviendra une soixantaine de fois à la tribune entre mai et décembre 1789. Mais ce n’était pas un grand tribun comme Mirabeau, bien qu’il écrivît bien (certains de ses discours sont magnifiques). Sa voix ne portait pas loin et même selon certains, elle était désagréablement haut perchée. 

    Mais Robespierre était brillant et il comptait mettre à projet ses idées progressistes, voire trop progressistes pour l’époque. Il défendait l'abolition de la peine de mort et de l'esclavage, le droit de vote des gens de couleur, des juifs ou des comédiens, ainsi que le suffrage universel et l'égalité des droits contre le suffrage censitaire. De plus, il défendait l'égalité des sexes et était soucieux de favoriser la mixité au sein des sociétés savantes. Il avait par exemple soutenu l’élection de Louise de Kéralio, dont nous avons parlé il y a peu, à l'Académie des sciences, lettres et arts d'Arras.

Histoire fiction :  Si la guerre voulue par les Girondins et le roi (pour des raisons différentes) contre laquelle il s'était tant opposé ne s'était pas produite, obligeant le Comité de Salut Public à prendre des mesures exceptionnelles pour défendre le pays contre 11 armées étrangères ayant envahi le pays et deux guerres civiles menées sur les arrières, Robespierre serait peut-être devenu un très grand-homme. L'Histoire écrite par ceux qui l'éliminèrent fit de lui un monstre. Malheur aux vaincus comme dit le chef gaulois Brennus qui vainquit les Romains : "Vae victis"


Petit rappel sur le droit de véto (Droit pour le roi de ne pas autoriser une loi votée par l'Assemblée).

    A la lecture de ce long discours contre le droit de véto, nous comprenons pourquoi il n’a pas été lu à la tribune, ni même publié au Moniteur. En effet, l’Assemblée nationale, si majoritairement aimante de son roi, était majoritairement pour le droit de véto royal, et les débats portèrent plutôt sur la question de savoir s’il serait absolu ou suspensif.

    Mirabeau avait bien compris que ce qui se jouait là, c’était l’avenir de la monarchie. Il avait écrit dans son journal, Le Courrier de Provence :

« La royauté est la seule ancre de salut qui puisse nous préserver du naufrage. La Démocratie s’allie naturellement avec la Monarchie car il n’existe aucune opposition entre leurs intérêts. »

    Comme la majorité de ses collègues représentants du peuple, Mirabeau craignait ledit peuple et ne voulait en aucun cas d’une réelle démocratie.

« Tout peut se soutenir excepté l’inconséquence ; dites-nous qu’il ne faut pas de Roi, ne nous dites pas qu’il faut un Roi inutile », tonnait Mirabeau. Car en effet, ce jouait aussi là, l’avenir du roi. Nous le verrons dans trois ans.

Voici à présent le discours de Maximilien Robespierre :

"Messieurs,

Tout homme a par sa nature, la faculté de se gouverner par sa volonté ; les hommes réunis en Corps politique, c’est-à-dire, une Nation, ont par conséquent le même droit. Cette faculté de vouloir commune, composée des facultés de vouloir particulières, ou la Puissance législative, est inaliénable, souveraine et indépendante, dans la société entière, comme elle l’était dans chaque homme séparé de ses semblables. Les lois ne sont que les actes de cette volonté générale. Comme une grande Nation ne peut exercer en corps la Puissance législative, et qu’une petite ne le doit peut-être pas, elle en confie l’exercice à ses Représentants, dépositaires de son pouvoir.

Mais alors il est évident que la volonté de ces Représentants doit être regardée et respectée comme la volonté de la Nation ; qu’elle doit en avoir nécessairement l’autorité sacrée et supérieure à toute volonté particulière, puisque, sans cela, la Nation, qui n’a pas d’autre moyen de faire les Lois, serait en effet dépouillée de la Puissance législative et de sa Souveraineté.

Celui qui dit qu’un homme a le droit de s’opposer à la Loi, dit que la volonté d’un seul est au-dessus de la volonté de tous. Il dit que la nation n’est rien, et qu’un seul homme est tout. S’il ajoute que ce droit appartient à celui qui est revêtu du Pouvoir exécutif, il dit que l’homme établi par la Nation, pour faire exécuter les volontés de la Nation, a le droit de contrarier et d’enchaîner les volontés de la Nation ; il a créé un monstre inconcevable en morale et en politique, et ce monstre n’est autre que le veto royal...

Par quelle fatalité le premier article de cette Constitution, attendue avec tant d’intérêt par toute l’Europe, et qui semblait devoir être le chef-d’œuvre des lumières de ce siècle, sera-t-il une Déclaration de la supériorité des Rois sur les Nations, et de la proscription des droits sacrés et imprescriptibles des Peuples ! Non... c’est en vain qu’on regarde, comme décidée d’avance, cette bizarre & funeste Loi ; je n’y croirai point, puisqu’il m’est permis d’en montrer l’absurdité en présence des Défenseurs du Peuple, & aux yeux de la Nation entière.

Les nombreux partisans du veto, forcés à reconnaître qu’il est en effet contraire aux principes, prétendent qu’il est avantageux de le sacrifier à de prétendues convenances politiques. Admirable méthode de raisonner ! Qui substitue aux Lois éternelles de la justice et de la raison l’incertitude des conjoncture frivoles...

Il faudrait d’abord savoir que le mot Monarchie, dans sa véritable signification, exprime uniquement un Etat où le pouvoir exécutif est confié à un seul.

Il faut se rappeler que les Gouvernements, quels qu’ils soient, sont établis par le Peuple et pour le Peuple ; que tous ceux qui gouvernent, et par conséquent les Rois eux-mêmes, ne sont que les mandataires et les délégués du peuple ; que les Fonctions de tous les Pouvoirs politiques, et par conséquent de la Royauté, sont des devoirs publics, et non des droits personnels ni une propriété particulière.

Dès qu’une fois on sera pénétré de ce principe ; dès qu’une fois on croira fermement à l’égalité des hommes, au lien sacré de la fraternité qui doit les unir, à la dignité de la nature humaine, alors on cessera de calomnier le Peuple dans l’Assemblée du Peuple ; alors on ne donnera plus le nom de prudence à la faiblesse, le nom de modération à la pusillanimité, le nom de témérité au courage ; on appellera plus le patriotisme une effervescence criminelle, la liberté une licence dangereuse, le généreux dévouement des bons citoyens une folie ; alors il sera permis de montrer, avec autant de liberté que de raison, l’absurdité et les dangers du veto royal, sous quelque dénomination et sous quelque forme qu’on le présente...

Sans doute les règles d’une sage politique prescrivent de prévenir les abus de tous les Pouvoirs par de justes précautions : la sévérité de ces précautions doit être proportionnée à la vraisemblance et à la facilité de ces abus ; et par une suite nécessaire de ce principe, il ne serait pas raisonnable d’augmenter la force du Pouvoir exécutif le plus redoutable, aux dépens du Pouvoir le plus faible et le plus salutaire.

Maintenant, comparons la force du Corps législatif à celle du Pouvoir exécutif.

Le premier est composé de Citoyens choisis par le Peuple, revêtus d’une Magistrature paisible, et pour un espace borné, après lequel ils rentrent dans la foule, et subissent le jugement sévère, ou favorable de leurs concitoyens : tout vous garantit leur fidélité, leur intérêt personnel, celui de leur famille, de leur postérité, celui du Peuple dont la confiance les avait élus.

Qu’est-ce au contraire que le Pouvoir exécutif ? Un Monarque revêtu d’une énorme puissance, qui dispose des armées, des Tribunaux, de toute la force publique d’une grande Nation, armé de tous les moyens d’oppression & de séduction : combien de facilités pour satisfaire l’ambition si naturelle aux Princes, surtout l’hérédité de la Couronne leur permet de suivre constamment le projet éternel d’étendre un pouvoir qu’ils regardent comme le patrimoine de leurs familles ; calculer ensuite tous les dangers qui les assiègent : et si ce n’est pas assez, parcourez l’histoire, quels spectacles vous présente-t-elle ? Les Nations, dépouillées partout de la puissance législative, devenues le jouet et la proie des Monarques absolus qui les oppriment et les avilissent ; tant il est difficile que la liberté se défende longtemps contre le pouvoir des Rois. Et nous qui sommes à peine échappés au même malheur, nous, dont la réunion actuelle est peut-être le plus éclatant témoignage des attentats du pouvoir ministériel, devant lequel nos anciennes Assemblées Nationales avaient disparu, à peine les avons-nous recouvrées que nous voulons les remettre encore sous sa tutelle et dans la dépendance.

Les Représentants des Nations vous paraissent donc plus suspects que les Ministres et les Courtisans ? Si j’examine quels sont les dangers que vous semblez craindre de la part des premiers, je crois qu’ils se réduisent à trois espèces ; l’erreur, la précipitation, l’ambition.

Quant à l’erreur ; outre que c’est un étrange expédient pour rendre le Pouvoir législatif infaillible, que celui de le rendre nul, je ne vois aucune raison pour laquelle les Monarques, en général, ou leurs Conseillers seraient présumés plus éclairés sur les besoins du Peuple, ou sur les moyens de les soulager, que les Représentants du peuple même.

La précipitation ! Je ne conçois pas non plus que le remède à ce mal soit de condamner le Corps législatif à l’inaction ; et avant de recourir à un pareil moyen, je voudrais du moins que nous eussions examiné s’il n’en était point d’autre qui puisse nous conduire au même but.

L’ambition ! Mais celles des Princes et des Courtisans est-elle moins redoutable ? Et c’est à elle précisément que vous confiez le soin d’enchaîner l’autorité des Représentants, c’est-à-dire, la seule qui puisse vous défendre contre leurs entreprises !

Mais quel service espérez-vous donc, après tout, du veto royal ? Celui de prévenir de mauvaises Lois ? Mais ignorez-vous que la plupart des Rois ont, sur le mérite des Lois, des idées bien différentes de celles du Peuple ? Qui ne voit pas que celles qui seront favorables à leurs prétentions leur paraîtront toujours assez bonnes, et que l’usage du veto ne leur sera réservé que pour celles dont l’objet sera de défendre les droits du Peuple contre leurs desseins ambitieux.

Mais, dit-on, si vous leur refusez le pouvoir de s’opposer à la Loi, ils seront mécontents, et ils conspireront sans cesse contre la Puissance Législative.

Ainsi donc, la majesté et les droits des Nations doivent être immolés à la satisfaction et à l’orgueil des Princes. Ainsi on croit un homme bien humilié d’être réduit à la simple puissance de commander, au nom des Lois, à un vaste empire ; et on suppose qu’il a lieu d’être bien mécontent d’un pareil partage.

Ils voudront usurper la Puissance législative : et, pour leur épargner cette tentation, vous prenez le sage parti de l’abandonner à leur merci ; comme si l’ambition devenait moins redoublée, à mesure qu’elle a plus de moyens de parvenir à son but...

Des très bons Citoyens ne m’ont pas dissimulé que regardant le veto royal, comme contraire aux vrais principes, mais persuadés qu’il était adopté d’avance, dans toute sa rigueur, par une très-grande partie de l’Assemblée, ils croyaient que le seul moyen d’échapper à ce fléau était de se réfugier dans le système du veto suspensif.

Je n’ai différé de leur sentiment qu’en un seul point : c’est que je n’ai pas cru devoir désespérer du Pouvoir de la vérité et du salut public ; il m’a semblé d’ailleurs qu’il n’était pas bon de composer avec la liberté, avec la justice, avec la raison, et qu’un courage inébranlable, qu’une fidélité inviolable aux grands principes, était la seule ressource qui convînt à la situation actuelle des défenseurs du Peuple. Je dirai donc, avec franchise, que l’un et l’autre veto me paraissent différer beaucoup plus par les mots que par les effets et qu’ils sont également propres à anéantir, parmi nous, la liberté naissante.

Et d’abord, pourquoi faut-il que la volonté souveraine de la Nation cède pendant un temps quelconque à la volonté d’un homme ? Pourquoi faut-il que les Lois ne soient exécutées, que longtemps après que les Représentants du Peuple les auront jugées nécessaires à son bonheur ? Pourquoi faut-il que le Pouvoir législatif soit paralysé, dès qu’il plaira au Pouvoir exécutif ; tandis que celui-ci peut toujours exercer une activité redoutable à la liberté ? L’opinion des Ministres qui s’opposent à la Loi, vous paraît-elle plus imposante que celle de vos Représentants qui l’adoptent ? ou plutôt si l’on pèse toutes les considérations que j’ai indiquées, cette opposition même ne pourrait-elle pas paraître une présomption favorable à l’utilité de la Loi & à la fidélité du Corps législatif ?

Mais, pendant tous ces délais que vous permettez d’apporter à leurs décrets, qui vous promettra que les intrigues & l’ascendant de la Cour ne prévaudront pas sur la vérité & l’intérêt public ? Avez-vous calculé toutes les chances des distractions du Peuple, de cette funeste indolence qui fut toujours l’écueil de la liberté, de l’adresse, du pouvoir des Princes habiles & ambitieux ? Nous répondez-vous qu’il n’arrivera pas un moment où le concours de toutes ces circonstances sera fatal à la Constitution.

Quelques-uns aiment à se représenter le veto royal suspensif, sous l’idée d’un appel au Peuple, qu’ils croient voir, comme un Juge souverain, prononçant sur la Loi proposée par le Monarque & ses Représentants.

Mais qui n’aperçoit d’abord combien cette idée est chimérique ? Si le Peuple pouvait faire les Lois par lui-même ; si la généralité des Citoyens assemblée pouvait en discuter les avantages & les inconvénients, serait-il obligé de nommer des Représentants ? Ce système se réduit donc, dans l’exécution, à soumettre la Loi au jugement des Assemblées partielles des différents Baillages ou Districts, qui ne sont elles-mêmes que des Assemblées représentatives ; c’est-à-dire, à transmettre la puissance législative, de l’Assemblée générale des Représentants de la Nation, aux Assemblées Elémentaires-particulières des diverses Provinces, dont il faudrait sans doute recueillir les vœux isolés, calculer les suffrages variés à l’infini, pour remplacer le vœux commun & uniforme de l’Assemblée Nationale.

Il est assez facile de prévoir toutes les conséquences que pourrait entraîner ce système ; ce qui me paraît évident, c’est qu’il contrarie ouvertement l’opinion reçue jusqu’ici, que, dans un grand Empire, le Pouvoir législatif doit être confié à un Corps unique de Représentants, et qu’il dérange absolument le plan de gouvernement que nous semblions avoir déjà adopté ; c’est que, dans ce nouvel ordre de choses, le Corps législatif devient nul ; qu’il est réduit à la seule fonction de présenter des projets qui seront d’abord jugés par le Roi,& ensuite adoptés ou rejetés par les Assemblées des Baillages. Je laisse à l’imagination des bons Citoyens, le soin de calculer les lenteurs, les incertitudes, les troubles que pourrait produire la contrariété des opinions dans les différentes parties de cette grande Monarchie & les ressources que le Monarque pourrait trouver au milieu de ces divisions et de l’anarchie qui en serait la suite, pour élever enfin la puissance sur les ruines du Pouvoir législatif.

Et ce ne serait pas encore-là le seul danger auquel la liberté nationale serait exposée... Si, élevant une barrière insurmontable entre les deux Pouvoirs, vous n’aviez pas donné au Monarque le droit d’examiner, de censurer leurs décrets, & par conséquent la facilité de négocier, de transiger avec eux ; si, en les mettant ainsi dans sa dépendance, vous ne les aviez en quelque sorte placés entre la nécessité de s’engager dans une espèce de procès avec ce puissant adversaire, et la tentation d’acheter sa bienveillance et ses faveurs par des complaisances funestes à l’intérêt public.

En un mot, ou bien vous placerez la Puissance législative dans chaque Assemblée de District, ou vous la confierez à l’Assemblée nationale. Dans le premier cas, celle-ci est superflue ; dans le second, au lieu de l’exercer et de l’avilir, vous devez lui laisser toute la force &et toute l’autorité dont elle a besoin pour défendre la liberté, dont elle est la gardienne contre les entreprises toujours formidable du Pouvoir exécutif.

Ce n’est donc pas dans le veto royal, quelque nom qu’on lui donne, que vous devez chercher les moyens de prévenir les abus possibles du Corps législatif, lorsque vous en trouverez de si simples et de si raisonnables dans les principes mêmes de la Constitution.

Nommez vos Représentants pour un temps très-court, après lequel ils doivent rentrer dans la foule des Citoyens dont ils subissent le jugement impartial. Composez votre Corps législatif, non des principes aristocratiques, mais suivant les règles éternelles de la justice et de l’humanité. Appelez-y tous les Citoyens, sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; qu’ils ne puissent pas même être continués après le temps ordinaire de leurs fonctions...

Ajoutez à cela qu’une Constitution sage doit fixer des époques où le Peuple nommera des Représentants, revêtus du Pouvoir constituant, pour l’examiner et la revoir, et qu’elle trouvera, dans cette convention extraordinaire, une sauvegarde bien autrement utile que la protection ministérielle...

Les Anglais ont des Lois civiles admirables, qui tempèrent à un certain point les inconvénients de leurs Lois politiques : les vôtres ont été dictées par le génie du despotisme, et vous ne les avez point encore réformées.

La situation de l’Angleterre la dispense d’entretenir ces forces militaires immenses qui rendent le Pouvoir exécutif si terrible à la liberté, et la vôtre vous force à cette précaution périlleuse...

Enfin, telle est la situation et le caractère du Peuple Français, qu’une excellente Constitution, en développant cet esprit public et cette énergie que compromettent le souvenir de ses longs outrages, et les progrès de ses lumières, peut le conduire, en assez peu de temps, à la liberté, mais qu’une Constitution vicieuse, une seule porte ouverte au Despotisme et à l’Aristocratie, doit nécessairement le replonger dans un esclavage, d’autant plus indestructible, qu’il sera cimenté par la Constitution même.

Aussi, Messieurs, le premier et le plus noble de nos devoirs était d’élever les âmes de nos Concitoyens, et par nos principes et par nos exemples, à la hauteur des idées et des sentiments qu’exige cette grande et superbe révolution. Nous avions commencé à le remplir, et de quel prix doux et glorieux leur généreuse sensibilité n’avait-elle pas déjà payé nos travaux et nos dangers. Puissions-nous désormais ne pas rester au-dessous de nos sublimes destinées ; puissions-nous paraître toujours dignes de notre mission aux yeux de la France, dont nous devions être les sauveurs ; aux yeux de l’Europe, dont nous pouvions être les modèles !"

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_6483_t1_0079_0000_3

 

Post Scriptum :

    Concernant Robespierre, certainement l’homme politique le plus calomnié et le plus haï de toute l’histoire de France, on constate ces dernières années qu’une nouvelle génération d’historiens parvient progressivement à en brosser un portrait plus juste, ou plutôt moins partisan. Je pense à Annie Jourdan et Jean-Clément Martin, par exemple, mais il y en a d’autres. Pour les plus jeunes historiens, la raison en est peut-être que ceux-ci sont moins marqués politiquement que ne l’étaient leurs prédécesseurs. Je dis bien "peut-être", car peut-on vraiment évoluer en milieu universitaire sans être engagé politiquement ? L'évolution se devine également à la lecture de sa fiche Wikipédia de 2020 (Je précise la date car certains articles changent parfois très vite de contenu sur Wikipedia), qui ne comporte plus l’avalanche de clichés habituels accablant la plupart des pages traitant de la Révolution française et de ses acteurs.

dimanche 20 septembre 2020

20 septembre 1792 : Valmy

Mise à jour au 21/09/2022 : La bataille de Valmy ne semble pas finie, raison pour laquelle je vous invite à lire aussi cet article complémentaire "Valmy ? Quelques précisions s'imposent"

"En route pour Valmy"
Image extraite de "La cantinière" de Jacques Montorgueil, illustré par Job.


    Le 20 septembre 1792, est une date très particulière dans l'histoire de France, c'est celle de la bataille de Valmy, bataille qui ne fut pas une bataille comme les autres, puisqu'elle accoucha le lendemain de la première République française.
 
    Ce ne fut pas une bataille sanglante, il y eu peu de morts. Ce fut une bataille de courage et d'idées. De courage, parce que pour nombre de volontaires ayant rejoint les rangs de l'armée de ligne, c'était l'épreuve du feu, et quel feu puisque ce fut surtout une bataille de canons ! D'idées, parce que du côté français ont se battait pour la liberté, tandis que du côté prussien et autrichien, les soldats de métiers se battaient servilement, sur ordre.

    Voici pour vous mettre en appétit, cet extrait du film "La Révolution française" de Robert Enrico et Richard T. Heffron, sorti en 1989.



    Je vous propose à présent d'en apprendre plus, en vous donnant à lire le passage racontant Valmy dans l'ouvrage de l'historien Jules Michelet "Histoire de la révolution française" (Livre VII - Chapitre VIII)

Jules Michelet
    On a souvent critiqué Michelet pour sa manière de raconter l'histoire de France, un peu à la façon d'une légende dorée. Et alors ? L'histoire, comme toutes les interprétations de l'esprit humain, ne peut pas être objective. Qu'importe si celle-ci frôle parfois la légende, si le récit est beau et s'il participe à la création d'un bel inconscient collectif unissant les citoyens d'un pays, et ce, quelques-soient leurs origines ?

    Les français ont gagné cette bataille au cri de "Vive la Nation". Mais il ne s'agissait pas du nationalisme puant que nous avons connu depuis.
    Les idées de la révolution françaises se sont voulues universelles, offertes à tous. A l'époque, était Français, qui se réclamait de la Liberté ! Ont même participé du côté Français, à la bataille de Valmy, des Allemands, des Belges (Liégeois), des Irlandais et même un Vénézuélien, Francisco de Miranda ! 


Traits d'humeur :
    Pardonnez-moi, mais je ne supporte plus de voir l'idée de Nation salie par les représentants du FN/RN, un parti fondé par des ennemis jurés de la République (anciens collabos, anciens SS français, monarchistes, intégristes catholiques et j'en passe). 
    Je souffre également de voir le révisionnisme historique entretenu par de pseudos historiens bénéficiant d'une tribune permanente sur les médias. Ces histrions nous inventent une ridicule histoire de France de contes de fées, avec de gentilles reines et de méchants peuples. 
 
    Demandez-vous pourquoi cette date si importante sombre peu à peu dans l'oubli. En 2020, notre président a même voulu fêter l'anniversaire de la république le 4 septembre ! En référence au 4 septembre 1870, date à laquelle fut fondée hâtivement par des monarchistes, sur les décombres du second empire, une troisième république d'affairistes, qui préféreront se rendre et collaborer avec la Prusse. Ils pourront ainsi récupérer la piteuse armée stationnée à Metz, qui s'était rendu sans combattre, afin que celle-ci vienne au plus vite écraser la Commune parisienne. Plutôt le Kaiser que le Peuple, c'était cela la république des Versaillais.

    Non Monsieur le Président, sauf le respect que je vous dois, l'anniversaire de la République, c'est le 21 septembre 1792, le lendemain de la bataille de Valmy, pas le 4 septembre 1870.


Illustrations

    J'ai également choisi d'illustrer ce texte, avec des images retrouvées dans de vieux livres de ma bibliothèque, évoquant cette période (toujours avec un réel enthousiasme républicain !).

Les voici détaillés :
(Vous pouvez les découvrir sur le site de la BNF en cliquant sur les liens bleus).
Il s'agit d'un recueil de mémoires de soldats. Pour Valmy, j'ai retenu celles de Jean-François Godard, soldat au 7ème bataillon des fédérés nationaux.



Voici le texte de Michelet
(Livre VII - Chapitre VIII - Bataille de Valmy - 20 septembre 1792)

(...)
    Non, l'anarchie de Paris ne devait tromper personne sur le caractère de ce moment. Cette mort était une vie. L'éloignement qu'on reprochait à la population pour les travaux intérieurs tenait à son élan de guerre. Elle sentait très-bien d'instinct que la bataille du monde ne se livrerait pas ici.

    La défense est à la main, et elle n'est pas au cœur. Préparer la défense à Paris, c'est toujours le plus triste augure. Qu'on sache bien que le jour où le pesant matérialisme de la royauté a fortifié Paris, il l'a énervé. Le jour où vous le voudrez imprenable, vous abattrez ses remparts.
La défensive ne va pas à la France. La France n'est pas un bouclier. La France est une épée vivante. Elle se portait elle-même à la gorge de l'ennemi.

    Chaque jour, 1.800 volontaires partaient de Paris, et cela jusqu'à 20.000. Il y en aurait eu bien d'autres, si on ne les eût retenus. L'Assemblée fut obligée d'attacher à leurs ateliers les typographes qui imprimaient ses séances. Il lui fallut décréter que telles classes d'ouvriers, les serruriers, par exemple, utiles pour faire des armes, ne devaient pas partir eux-mêmes. Il ne serait plus resté personne pour en forger.

Les volontaires en route pour rejoindre l'armée
(Mémoires de Jean-François Godard)

    Les églises présentaient un spectacle extraordinaire, tel que, depuis plusieurs siècles, elles n'en offraient plus. Elles avaient repris le caractère municipal et politique qu'elles eurent au moyen-âge. Les assemblées des sections qui s'y tenaient rappelaient celles des anciennes communes de France, ou des municipes italiens, qui s'assemblaient dans les églises. La cloche, ce grand instrument populaire dont le clergé s'est donné le monopole, était redevenue ce qu'elle fut alors, la grande voix de la cité, — l'appel au peuple. Les églises du moyen-âge avaient parfois reçu les foires, les réunions commerciales. En 92, elles offrirent un spectacle analogue (mais moins mercantile, plus touchant), les réunions d'industrie patriotique, qui travaillaient pour le salut commun. On y avait rassemblé des milliers de femmes pour préparer les tentes, les habits, les équipements militaires. Elles travaillaient, et elles étaient heureuses, sentant que, dans ce travail, elles couvraient, habillaient leurs pères ou leurs fils. A l'entrée de cette rude campagne d'hiver qui se préparait pour tant d'hommes jusque-là fixés au foyer, elles réchauffaient d'avance ce pauvre abri du soldat de leur souffle et de leur cœur.

Bénédiction de drapeau
(Mémoires de Jean-François Godard)

    Près de ces ateliers de femmes, les églises même offraient des scènes mystérieuses et terribles, de nombreuses exhumations. Il avait été décidé qu'on emploierait pour l'armée le cuivre et le plomb des cercueils. — Pourquoi non ? Et comment a-t-on si cruellement injurié les hommes de 92, pour ce remuement des tombeaux ? Quoi donc La France des vivants, si près de périr, n'avait pas droit de demander secours à la France des morts, et d'en obtenir des armes ? S'il faut, pour juger un tel acte, savoir la pensée des morts même, l'historien répondra, sans hésiter, au nom de nos pères dont on ouvrit les tombeaux, qu'ils les auraient donnés pour sauver leurs petits-fils. — Ah ! si les meilleurs de ces morts avaient été interrogés, si l'on avait pu savoir là-dessus l'avis d'un Vauban, d'un Colbert, d'un Catinat, d'un chancelier l'Hôpital, de tous ces grands citoyens, si l'on eût consulté l'oracle de celle qui mérita un tombeau ? Non, un autel, la Pucelle d'Orléans.... Toute cette vieille France héroïque aurait répondu : N'hésitez pas, ouvrez, fouillez, prenez nos cercueils, ce n'est pas assez, nos ossements. Tout ce qui reste de nous, portez-le, sans hésiter, au-devant de l'ennemi.

    Un sentiment tout semblable fit vibrer la France en ce qu'elle eut de plus profond, quand un cercueil ; en effet, la traversa, rapporté de la frontière, celui de l'immortel Beaurepaire, qui, non pas par des paroles, mais d'un acte et d'un seul coup, lui dit ce qu'elle devait faire en sa grande circonstance.

    Beaurepaire, ancien officier des carabiniers, avait formé, commandé, depuis 89, l'intrépide bataillon des volontaires de Maine-et-Loire. Au moment de l'invasion, ces braves eurent peur de n'arriver pas assez vite. Ils ne s'amusèrent pas à parler en route, traversèrent toute la France au pas de charge, et se jetèrent dans Verdun. Ils avaient un pressentiment qu'au milieu des trahisons dont ils étaient environnés, ils devaient périr. Ils chargèrent un député patriote de faire leurs adieux à leurs familles, de les consoler et de dire qu'ils étaient morts. — Beaurepaire venait de se marier, il quittait sa jeune femme, et il n'en fut pas moins ferme. Le commandant de Verdun assemblant un conseil de guerre pour être autorisé à rendre la place, Beaurepaire résista à tous les arguments de la lâcheté. Voyant enfin qu'il ne gagnait rien sur ces nobles officiers dont le cœur, tout royaliste, était déjà dans l'autre camp : Messieurs, dit-il, j'ai juré de ne me rendre que mort... Survivez à votre honte... Je suis fidèle à mon serment ; voici mon dernier mot, je meurs... Il se fit sauter la cervelle.

Scène d'enrôlement
(Mémoires de Jean-François Godard)


    La France se reconnut, frémit d'admiration. Elle se mit la main sur le cœur, et y sentit monter la foi. La patrie ne flotta plus aux regards, incertaine et vague ; on la vit réelle, vivante. On ne doute guère des Dieux à qui l'on sacrifie ainsi.

    C'était avec un véritable sentiment religieux que des milliers d'hommes, à peine armés, mal équipés encore, demandaient à traverser l'Assemblée nationale. Leurs paroles, souvent emphatiques et déclamatoires, qui témoignent de leur impuissance pour exprimer ce qu'ils sentaient, n'en sont pas moins empreintes du sentiment très-vif de foi qui remplissait leur cœur. Ce n'est pas dans les discours préparés de leurs orateurs qu'il faut chercher ces sentiments, mais dans les cris, les exclamations qui s'échappent de leur poitrine. Nous venons comme à l'église, disait l'un. — Et un autre : Pères de la patrie, nous voici ! Vous bénirez vos enfants.

    Le sacrifice fut, dans ces jours, véritablement universel, immense et sans bornes. Plusieurs centaines de mille donnèrent leurs corps et leur vie, d'autres leur fortune, tous leurs cœurs, d'un même élan...

    Dans les colonnes interminables de ces dons infinis d'un peuple, relevons telle ligne, au hasard.

    De pauvres femmes de la Halle apportent quatre mille francs, le produit apparemment de quelques grossiers joyaux, leur anneau de mariage ?...

    Plusieurs femmes des départements, spécialement du Jura, avaient dit que, tous les hommes partants, elles pourraient monter la garde. C'est aussi ce qu'offrit, dans l'Assemblée nationale, une mercière de la rue Saint-Martin, qui vint avec son enfant. La mère donne sa croix d'or, un cœur en or et son dé d'argent. L'enfant, une petite fille, donne ce qu'elle a, une petite timbale d'argent et une pièce de quinze sols. Ce dé, l'instrument du travail pour la pauvre veuve, la petite pièce qui fait toute la fortune de l'enfant !... Ah ! Trésor !... Et comment la France, avec cela, n'aurait-elle pas vaincu ?... Dieu te le rende au ciel, enfant 1 C'est avec ton dé de travail et ta petite pièce d'argent que la France va lever des armées, gagner des batailles, briser les rois à Jemmapes... Trésor sans fond... On puisera, et il en restera toujours. Et plus il viendra d'ennemis, plus on trouvera encore... Il y en aura, au bout de deux ans, pour solder nos douze armées.

    Nul parti, il faut le dire, ne fut indigne de la France dans ce moment sacré. Disons mieux, s'il y avait de violents dissentiments sur la question intérieure, sur la question de la défense il n'y eut point de parti. Le peuple fut admirable, et nos chefs furent admirables.

    Remercions à-la-fois la Gironde, les Jacobins et Danton,

    Le salut de la France tint certainement à un acte très-beau d'accord, d'unanimité, de sacrifice mutuel, que firent à ce moment ces ennemis acharnés. Tous, ils s'accordèrent pour confier la défense nationale à un homme que la plupart d'entre eux haïssaient et détestaient.

    Les Girondins haïssaient Dumouriez, et non sans cause. Eux, ils l'avaient fait arriver au ministère ; lui, il les en avait chassés avec autant de duplicité que d'ingratitude. Ils l'allèrent chercher à l'armée du Nord, dans la petite position où il était tombé, et le nommèrent général en chef.

    Les Jacobins n'aimaient nullement Dumouriez ils voyaient bien son double jeu. Ils jugèrent néanmoins que cet homme voudrait, avant tout, la gloire, qu'il voudrait vaincre. Ce fut l'avis d'un jeune homme très-influent parmi eux, Couthon, ami de Robespierre ; ils approuvèrent et soutinrent sa nomination au poste de général en chef.

    Danton fit plus. Il dirigea Dumouriez. Il lui envoya successivement sa pensée, Fabre d'Églantine, son bras, Westermann, l'un des combattants du 10 août. Il l'enveloppa, ce spirituel intrigant de l'ancien régime, du grand souffle révolutionnaire, qui autrement lui eût manqué.
    Il y eut ainsi parfaite unanimité sur le choix de l'homme. Et même unanimité pour concentrer toutes les forces dans sa main.

    On écarta ou l'on subordonna les officiers-généraux qui pouvaient prétendre à une part du commandement. On envoya le vieux Luckner à Châlons former des recrues. On ordonna b. Dillon, plus élevé que Dumouriez dans la hiérarchie militaire, d'obéir à Dumouriez. Même ordre donné à Kellermann, qui gronda, mais obéit. Toutes les forces de la France, et sa destinée, furent remises à un officier peu connu, et qui jusque-là n'avait jamais commandé en chef. C'est ainsi que le génie souverain de la Révolution élevait qui lui plaisait. Pourquoi devinait-il si bien les hommes ? C'est qu'il les faisait lui-même.

    Cette fois, il fit un homme. Ce Dumouriez, qui avait traîné dans les grades inférieurs, dans une diplomatie qui touchait à l'espionnage, la révolution le prend, l'adopte, elle l'élève au-dessus de lui-même, et lui dit : Sois mon épée.

    Cet homme, éminemment brave et spirituel, ne fut vraiment pas indigne de la circonstance. Il montra une activité, une intelligence extraordinaire ; ses Mémoires en témoignent. Ce qu'on n'y voit point toutefois, c'est l'esprit de sacrifice, l'ardeur du dévouement qu'il trouva partout, et rendit sa tâche aisée ; c'est la forte résolution qui se trouva dans tous les cœurs de sauver la France à tout prix, en sacrifiant, non la vie seulement, non la fortune seulement, mais l'orgueil, la vanité, ce qu'on appelle l'honneur. Un seul fait pour faire comprendre. Le vaillant colonel Leveneur, qui s'est rendu célèbre pour avoir pris (à lui seul, on peut le dire) la citadelle de Namur, avait eu le malheur de suivre Lafayette dans sa fuite. Il se repentit, revint. Il ne rentra dans l'armée que comme soldat, et, sans murmure, il porta le sabre du simple hussard, jusqu'à ce que de nouveaux services lui eussent fait rendre son épée.

    L'unité d'action était facile avec de tels hommes. Même les bandes indisciplinées de volontaires qui arrivaient de Paris, une fois encadrées, contenues, Dumouriez l'avoue lui-même, elles devenaient excellentes, surmontaient les fatigues, les privations, mieux que les anciens soldats.

"La Cantinière", En route pour Valmy

      On voit bien dans ses Mémoires tout ce qu'il fit pour l'armée, mais pas assez comment cette armée fut soutenue. Il arrive à Dumouriez, comme à la plupart des militaires, de ne pas tenir assez compte des causes morales [1]. Il fait abstraction du grand et terrible effet que produisit sur l'armée allemande l'unanimité de la France. Il n'a pas l'air de voir tous ces camps de gardes nationaux qui hérissaient les collines de la Meurthe, des Vosges, de tant d'autres départements. Il ne voit pas, du Rhin à la Marne, le paysan armé et debout sur son sillon. Mais l'ennemi l'a bien vu, et voilà pourquoi il a si peu insisté, si peu combattu, si peu profité des fautes de Dumouriez.

    Voilà le secret de toute cette campagne. Il ne faut pas le chercher exclusivement dans les opérations militaires. Ici, parmi un désordre immense, mais tout extérieur, il y avait une profonde unité de passion et de volonté. Et du côté des Allemands, avec toutes les apparences de l'ordre et de la discipline il y avait division, hésitation, incertitude absolue sur les moyens et le but.

    Pour juger le commencement de la guerre, il faut en voir déjà la fin. Il faut, pour mesurer la juste part d'estime que l'on doit à ces Croisés qui lèvent ici la bannière contre la Révolution, il faut, dis-je, savoir à quel prix ils s'arrangeront avec elle dans quelques années d'ici. Après tant de phrases sonores sur le droit et la justice, les chevaliers s'avoueront pour ce qu'ils sont, des voleurs. La Prusse volera sur le Rhin, et l'Autriche en Italie. L'une et l'autre, n'ayant pu rien gagner sur l'ennemi, gagneront sur leurs amis. Chose prodigieuse ! On les verra tendre la main à la France, et se faire donner par elle (une ennemie victorieuse), donner leurs propres amis, et dire à peu près ceci : Je n'ai pu prendre ta vie. Donne-moi la vie de mon frère. — La Prusse ainsi dévorera les petits princes allemands, et l'Autriche absorbera sa fidèle alliée, Venise.
    Tout cela se verra bientôt. Mais, sans attendre si loin, dans l'année même où nous sommes, en 92, comment voir sans horreur la scène qui se passait dans le Nord ?... Quant à moi, je ne demande pas d'humanité à l'ours blanc de Russie, pas davantage aux vautours de l'Allemagne. Qu'elle soit mangée, cette Pologne, d'accord, je ne m'en étonnerai pas. Mais que ces bêtes sauvages aient pu prendre des faces d'hommes, des voix douces, des langues mielleuses, cela trouble, cela glace... Qu'avait besoin cette Prusse de s'engager, de promettre, de pousser la Pologne à la liberté ? Quoi ! Misérable, pour que, jetée sous la dent de l'ours, elle te donnât Thorn et Dantzig ?... Et quelle chose effroyable aussi de voir la Russie elle-même attester la liberté ! Se plaindre de ce que la Pologne n'est pas assez libre ! Puis, mêlant la dérision à l'exécrable hypocrisie, accuser tantôt sa victime d'être royaliste, tantôt d'être jacobine !... Enfin, ces honnêtes gens vont dire en 93 que, dans leur sollicitude pour cette pauvre Pologne, et de peur qu'elle ne se fasse du mal à elle-même, ils croient de son intérêt qu'elle soit resserrée, encore plus, en certaines limites.

    C'est en France que la Prusse et l'Autriche devaient trouver leur expiation. Ils entrent en conquérants, et ils s'en vont en voleurs, sans guerre sérieuse, ni combat. Quelques volées de boulets, et les huées de nos femmes, voilà ce qu'il en a coûté. — Le fameux duc de Brunswick s'en va, sans se retourner...

    Dieu nous garde d'insulter la Prusse du grand Frédéric ! Ni ces excellents soldats qu'on amenait à la mort !... La mauvaise conscience de leurs chefs, l'hésitation naturelle au politique immoral qui suit l'intérêt jour par jour, voilà ce qui perdit ces pauvres Allemands, et les rendit ridicules. Disons-le aussi, leur bonhomie excessive, leur douceur, leur patience à suivre leurs indignes rois.

    Les deux voleurs, le prussien et l'autrichien, n'agissaient nullement d'accord. Le prussien, sollicité dès longtemps de traiter à part, était par cela même suspect à son camarade. L'autrichien, qui se portait comme parent de la reine de France, n'en avait pas moins la pensée secrète de faire son petit vol à part, de se garnir les mains, vers l'Alsace ou les Pays-Bas, de profiter de la misère de Louis XVI qu'il venait délivrer, pour le dépouiller lui-même.
Avec ces bonnes pensées et ces vues secrètes, ils se gardèrent bien de donner à Monsieur le titre de régent de France, qui eût groupé autour de lui tous les royalistes, donné une énergie nouvelle à l'armée des émigrés. Ils ne voulaient nullement réussir par les Français. Ils voulaient avoir du succès, et craignaient d'eu avoir trop. Ils voulaient, ne voulaient pas.

    S'il se trouvait dans l'armée des émigrés quelque officier intelligent, intrépide, comme M. de Bouillé, on se garda de l'employer ; on le tint sur les derrières, on le laissa traîner au blocus de Thionville, on l'envoya sur le Rhin, en Suisse, partout enfin où il était inutile.

    l est intéressant de voir cette armée de la contre-révolution s'acheminer pesamment par Coblentz et Trèves ; belle armée, du reste, bien organisée, riche, surchargée d'équipages magnifiques, d'un train royal, et du train de je ne sais combien de princes. Brunswick, le général en chef, avait dit : C'est une promenade militaire. Le roi de Prusse avait quitté ses maîtresses pour venir à la promenade. Sa présence, la conservation de sa précieuse personne, eût rendu prudent Brunswick, quand même il ne l'eût pas été. L'essentiel n'était pas de vaincre ; le capital intérêt était de ne pas trop exposer le roi de Prusse, de le ramener sain et sauf. C'est la pensée que le sage Brunswick dut incessamment ruminer, et c'est à quoi se borna le succès de l'expédition.

    Brunswick était déjà un homme d'âge ; il était lui-même prince souverain ; c'était un homme prodigieusement instruit, d'autant plus hésitant, sceptique. Qui sait beaucoup doute beaucoup. La seule chose à laquelle il rêvait, c'était le plaisir. Mais le plaisir, continué au-delà de l'âge, énerve non-seulement le corps, mais la faculté de vouloir. Le duc était resté brave, savant, spirituel, plein d'idées et d'expérience ; il n'avait perdu qu'une chose, par quoi il était eunuque ; quelle chose ? La volonté.

    Dans cette armée de rois, de princes, il y avait entre autres un prince souverain, le duc de Weimar, et avec lui, son ami, le prince de la pensée allemande, nous l'avons dit, le célèbre Gœthe. Il était venu voir la guerre, et chemin faisant, au fond d'un fourgon, il écrivait les premiers fragments du Faust, qu'il publia au retour. Ce courtisan assidu de l'opinion, qui l'exprima fidèlement, ne la devança jamais, disait alors, à sa manière, la décomposition, le doute, le découragement de l'Allemagne. Il lui poétisait, dans une œuvre sublime, son vide moral, sa vaine agitation d'esprit. Elle en sortit glorieusement par des hommes de foi, par Schiller, par Fichte, surtout par Beethoven. Mais le temps n'était pas venu.

    Nulle idée, nul principe, ne dominait cette armée. Elle avançait lentement, comme il était naturel, n'ayant nulle raison d'avancer. Les émigrés étaient là priant, suppliant, se mourant d'impatience. Brunswick songeait. Il pouvait prendre ce parti, il est vrai ; mais cet autre parti valait bien autant, à moins que le troisième ne fût meilleur encore. Enfin, quand on s'était décidé, à la longue, à faire quelque chose, l'exécution commençait lentement par le sage prussien Hohenlohe, ou l'autrichien plus sage encore, Clairfayt. Il faut se rappeler qu'il n'y avait pas eu de guerre depuis trente ans. La guerre à coups de foudre du grand Frédéric était un peu oubliée. Le sage tactique des généraux autrichiens était fort appréciée. Qu'avait-on besoin d'aller si vite, si l'on pouvait, sans remuer presque, atteindre les meilleurs résultats ?
Ne faut-il pas d'ailleurs, disait le duc de Brunswick à nos fougueux émigrés, que je laisse un peu de temps à ces royalistes dont vous me promettez les secours, pour se décider et se mettre en mouvement ? Elles vont sans doute arriver, les députations d'un peuple heureux d'être délivré, qui viendra saluer, nourrir ses libérateurs. Je ne les vois pas encore.

    Et bien loin qu'il pût les voir, le paysan, sur toute la ligne, restait sournoisement immobile, cachait, serrait ses grains, les battait à la hâte et les emportait. Les Allemands s'étonnaient de trouver si peu de ressource. Ils prirent Longwy et Verdun, comme on a vu, mais par la trahison de quelques officiers royalistes, par l'effroi de quelques bourgeois qui craignirent le bombardement. Deux accidents, rien de plus. Les soldats des garnisons, les volontaires des Ardennes, ceux de Maine-et-Loire, forcés ainsi de se rendre, montrèrent la plus violente indignation. J'ai dit la mort de Beaurepaire. Le jeune officier qu'on força de porter au roi de Prusse la capitulation de Verdun n'obéit qu'en donnant les signes d'un véritable désespoir, son visage était inondé de larmes. Le roi demanda le nom du jeune homme, qui était Marceau.

    Mézières, Sedan, Thionville, montraient bonne volonté de tenir mieux que Verdun. On assiégea Thionville, et avec des forces considérables (les assiégeants reçurent une fois un renfort de douze mille hommes). Le général français, Wimpfen, qui était dedans, montra beaucoup de vigueur ; sa défense était offensive : à chaque instant, il allait, par des sorties audacieuses, faire visite à l'ennemi.

    Brunswick, entré dans Verdun, s'y trouva si commodément qu'il y resta une semaine. Là déjà les émigrés qui entouraient le roi de Prusse commencèrent à lui rappeler les promesses qu'il avait faites. Ce prince avait dit, au départ, ces étranges paroles (Hardenberg les entendit) : Qu'il ne se mêlerait pas du gouvernement de la France, que seulement il rendrait au Roi l'autorité absolue. Rendre au Roi la royauté, les prêtres aux églises, les propriétés aux propriétaires, c'était toute son ambition. Et pour ces bienfaits, que demandait-il à la France ? Nulle cession de territoire, rien que les frais d'une guerre entreprise pour la sauver.

    Ce petit mot rendre les propriétés contenait beaucoup. Le grand propriétaire était le clergé ; il s'agissait de lui restituer un bien de quatre milliards, d'annuler les ventes qui s'en étaient faites pour un milliard dès janvier 92, et qui depuis, en neuf mois, s'étaient énormément accrues. Que devenaient une infinité de contrats dont cette opération immense avait été l'occasion directe ou indirecte ? Ce n'étaient pas seulement les acquéreurs qui étaient lésés, mais ceux qui leur prêtaient de l'argent, mais les sous-acquéreurs auxquels déjà ils avaient vendu, une foule d'autres personnes... Un grand peuple, et véritablement attaché à la Révolution par un intérêt respectable. Ces propriétés détournées depuis plusieurs siècles du but des pieux fondateurs, la Révolution les avait rappelées à leur destination véritable, la vie et l'entretien du pauvre. Elles avaient passé de la main morte à la vivante, des paresseux aux. Travailleurs, des abbés libertins, des chanoines ventrus, des évêques fastueux, à l'honnête laboureur. Une France nouvelle s'était faite dans ce court espace de temps. Et ces ignorants qui amenaient l'étranger ne s'en doutaient pas. Ni les deux agents de Monsieur, ni M. de Caraman, secret agent de Louis XVI, qui étaient auprès du roi de Prusse, ne l'avertirent du danger qu'il y avait à toucher un peint si grave.

    Il était à peine à Verdun, qu'il ordonna (ou qu'on ordonna en, son nom) aux officiers municipaux de tous les villages de chasser les prêtres constitutionnels, de rétablir ceux qui n'avaient pas fait serment, et de leur rendre les registres de l'état-civil, enfin, de restituer aux religieux ce qui leur appartenait. Il en fut de même sur la frontière du Nord. Dans tous, les villages de la Flandre française où pénétraient momentanément les Autrichiens, leur premier soin était de rétablir les prêtres qui, n'avaient pas fait serment.

    Si Danton, si Dumouriez, avaient eu l'honneur d'être admis au conseil du roi de Prusse, ils auraient sans aucun doute conseillé de telles mesures.

    A ces mots significatifs de restauration des prêtres, de restitution, etc., le paysan dressa l'oreille, et comprit que c'était tonte la contre-révolution qui entrait en France, qu'une mutation immense et des choses et des personnes allait arriver.

    Tous n'avaient pas de fusils, mais ceux qui en eurent en prirent. Qui avait une fourche prit la fourche ; et qui une faulx, une faulx.

    Un phénomène eut lieu sur la terre de France. Elle parut changée tout-à-coup au passage de l'étranger. Elle devint un désert. Les grains disparurent, et comme si un tourbillon les eût emportés, ils s'en allèrent à l'ouest. Il ne resta sur la route qu'une chose pour l'ennemi, les raisins verts, la maladie et la mort.

    Le ciel était d'intelligence. Une pluie constante, infatigable, tombait sur les Prussiens, les mouillait It fond, les suivait fidèlement, leur préparait la voie. Ils trouvèrent déjà des boues en Lorraine ; vers Metz et Verdun la terre commençait à se détremper ; et enfin la Champagne leur apparut une véritable fondrière, où le pied, enfonçant dans un profond mortier de craie, semblait partout pris au piège.

    Les souffrances étaient à peu près les mêmes dans les deux armées. La pluie, et peu de subsistance, mauvais pain, mauvaise bière. Mais la différence était grande dans la disposition morale. Le Français chantait, et il avait du vin au cœur ; dans l'avoine ou le blé noir il savourait joyeusement le pain de la liberté.

    Ce hardi gascon aussi [2], qui le menait au combat, avait dans l'œil et la parole une étincelle du Midi qui brillait dans ce temps sombre. Le regard de Dumouriez réchauffait les cœurs. On savait que, hussard à vingt ans, il s'était fait tailler en pièces ; eh bien ! il en avait cinquante, et il ne s'en portait que mieux... Le général était gai, et l'armée l'était. Le corps qu'il avait commandé du côté des Flandres, et qui vint le retrouver, très-hardi, très-aguerri, n'avait guère passé de jours, dans ses premiers campements, sans donner des bals, et souvent on les donnait sur le terrain ennemi. Au bal et à la bataille, figuraient en première ligne deux jeunes et jolis hussards, qui n'étaient rien moins que deux demoiselles, deux sœurs, parfaitement sages, si la chronique en est crue.

    Cette armée était très-pure des excès de l'intérieur. Elle les apprit avec horreur, et donna une violente leçon à la populace armée, qu'on lui envoya de Châlons. C'était une tourbe de volontaires, moitié fanatiques et moitié brigands, qui, sur la lecture de la circulaire de Marat, l'avaient appliquée à l'instant, en tuant plusieurs personnes. Ils arrivaient, aboyant après Dumouriez, criant au traître, demandant sa tête. Ils furent tout étonnés du vide immense qui se fit autour d'eux. Personne ne leur parla. Le lendemain, revue du général. Ils se voient entre une cavalerie, très-nombreuse et très-hostile, prête à les sabrer, d'autre part une artillerie menaçante, qui les eût foudroyés au moindre signe. Dumouriez vient alors à eux, avec ses hussards, et leur dit : Vous vous êtes déshonorés. Il y a parmi vous des scélérats qui vous poussent au crime ; chassez-les vous-mêmes. A la première mutinerie, je vous ferai tailler en pièces. Je ne souffre ici ni assassins, ni bourreaux... Si vous devenez comme ceux parmi lesquels vous avez l'honneur d'être admis, vous trouverez en moi un père.

(François Bûchamor)

    Ils ne soufflèrent mot, et devinrent de très-bons soldats. Ils prirent l'esprit général de l'armée. Cette armée était magnanime, vraiment héroïque, de courage et d'humanité. On put l'observer, plus tard, dans la retraite des Prussiens. Quand les Français les virent affamés, malades, livides, se traînant à peine, ils les regardaient en pitié, et ils les laissaient passer. Tous ceux qui venaient se rendre voyaient le camp français converti en hôpital allemand, et trouvaient dans leurs ennemis des gardes-malade [3].

Extrait de la Cantinière
    L'armée française, d'abord très-faible, était, en récompense, bien autrement leste et mobile que celle des Prussiens. Il s'agissait d'en réunir tes corps dispersés. C'est ce que Dumouriez accomplit avec un coup-d'œil, une audace, une vivacité admirable, saisissant tous les défilés de la forêt de l'Argonne, en présente de l'ennemi. L'Autrichien, ayant passé la Meuse, touchait déjà la forêt ; il était parfaitement maitre de l'interdire à Dumouriez. Celui-ci, par une fausse attaque, lui fit repasser la Meuse, lui escamota, pour ainsi dire, la position disputée, occupa les défilés à la barbe de l'Autrichien ébahi (7 septembre).

    Lui seul, il l'assure, soutint, contre tous, qu'il fallait défendre cette ligne de l'Argonne ; qui sépare le riche pays de Metz, Toul et Verdun, de la Champagne Pouilleuse. On insistait en vain pour qu'il se retirât vers Châlons et qu'il défendit la ligne de la Marne. Il put mépriser les murmures ; tout autre général eut été forcé d'y céder. Mais Dumouriez avait pour lui, près de lui, pendant la campagne, pour répondre de lui et le soutenir, Westermann, c'est-à-dire Danton.

    Il eut seulement le tort d'écrire à Paris : Que l'Argon ne serait les Thermopyles de la France, qu'il les défendrait, et serait plus heureux que Léonidas. Le Léonidas français faillit périr comme l'autre. Il avoue lui-même, avec une franchise qui n'appartient qu'aux hommes supérieurs, qu'il garda mal un des passages de l'Argonne et qu'il se laissa tourner (13 sept.).

    Deux de ses lieutenants étaient en pleine retraite, et il ne savait plus même où ils étaient. Il se vit un moment réduit à quinze mille hommes, perdu sans ressources, si les Autrichiens qui avaient forcé les défilés, profitaient de leurs avantages. Ils perdirent encore du temps. Au milieu d'une nuit pluvieuse, Dumouriez, à petit bruit, exécuta sa retraite, et il fut suivi si lentement qu'il put et réunir ses : troupes, et faire venir de Rethel Beurnonville avec dix mille hommes. Cette retraite fut troublée deux fois par d'inexplicables paniques, où 1.500 hussards autrichiens, traînant après eux quelque artillerie volante, dissipèrent des corps six fois plus considérables. Le pis, c'est que deux mille hommes, courant trente ou quarante lieues, allaient publiant partout que l'armée était anéantie. Le bruit alla jusqu'à Paris, et l'on eut une vive alarme, jusqu'à ce que Dumouriez lui-même écrivit la chose, exactement comme elle était, à l'Assemblée nationale. L'Assemblée, et les ministres, tous ici furent admirables. Malgré ce double accident, les ministres girondins, d'une part, et Danton de l'autre, soutinrent unanimement Dumouriez. L'opinion resta énergique et ferme pour le général en retraite. Dumouriez tourné, l'armée poursuivie, s'arrêtèrent, portés sur le cœur invincible de la France.

    Il occupa le 11 septembre le camp de Sainte-Menehould, et devant lui, les. Prussiens vinrent occuper les collines opposées, ce qu'on appela le camp de la Lune. Ils étaient plus près de Paris, lui, plus près de l'Allemagne. Lequel des deux tenait l'autre ? On pouvait controverser. Nous l'isolons de Paris, disaient les Prussiens. En réalité, leur situation était très-mauvaise. Leur lourde armée encombrée ne pouvait pas aisément poursuivre sa route, devant une armée leste, ardente, qui la serrait de près en queue. Elle ne pouvait pas se nourrir ; ses convois ne lui venaient que du fond de l'Allemagne, et restaient en route. La terre de France la rejetait, ne lui donnait rien pour vivre que la terre même. A eux de manger cette terre, de voir quel parti ils pourraient tirer de la craie. Leur armée, avec tous ses équipages royaux, n'en était pas moins désormais comme une procession lugubre qui laissait des hommes sur tous les chemins. Le découragement était extrême. Ils se voyaient engagés dans cette boueuse Champagne, sous une implacable pluie, tristes limaces qui traînaient, sans avancer presque, entre l'eau et l'eau.

(Mémoires de Jean-François Godard)

    Dumouriez, rejoint, le 19, par Kellermann, se trouva fort de soixante-seize mille hommes, plus nombreux que les Prussiens, qui n'en avaient que soixante-dix mille, Ceux-ci, enfoncés en France, ayant laissé de côté Thionville et d'autres places, apprenaient qu'au moment même une armée française était en pleine Allemagne. Custine marchait vers Spire, qu'il prit d'assaut le 19. On l'appelait à Mayence, à Francfort. Une Allemagne révolutionnaire, une France, pour ainsi dire, se dressait inopinément pour donner la main à la France, de l'autre côté du Rhin.

    Ici, la population courait au combat d'un tel élan, que l'autorité commençait à s'en effrayer et la retenait en arrière. Des masses confuses, à-peu-près sans armes, se précipitaient vers un même point ; on ne savait comment les loger, ni les nourrir. Dans l'Est, spécialement en Lorraine, les collines, tous les postes dominants, étaient devenus autant de camps grossièrement fortifiés d'arbres abattus, à la manière de nos vieux camps du temps de César. Vercingétorix se serait cru, à cette vue, en pleine Gaule. Les Allemands avaient fort à songer, quand ils dépassaient, laissaient derrière eux ces camps populaires. Quel serait pour eux le retour ? Qu'aurait été une déroute à travers ces masses hostiles, qui de toutes parts, comme les eaux, dans une grande fonte de neige, seraient descendues sur eux ?... Ils devaient s'en apercevoir : ce n'était pas à une armée qu'ils avaient affaire, mais bien à la France. Ce corps de soixante-dix mille Allemands, qu'était-ce en comparaison ? Il Se perdait comme une mouche, dans cet effroyable océan de populations armées [4].

    Telles étaient leurs pensées, sérieuses en vérité, lorsqu'ils virent s'accomplir, sans avoir pu l'empêcher, la jonction de Dumouriez et de Kellermann. Celui-ci, vieux soudart alsacien de la guerre de sept ans, fort jaloux de Dumouriez, n'avait nullement suivi ses directions. Il s'était un peu éloigné de lui. Dans la vallée qui séparait les deux camps, le français et le prussien, il s'était posté en avant sur une espèce de promontoire, de mamelon avancé, où était le moulin de Valmy. Bonne position pour le combat, détestable pour la retraite. Kellermann n'eût pu retourner qu'en faisant passer son armée sur un seul pont avec le plus grand péril. Il ne pouvait se replier sur la droite de Dumouriez qu'en traversant un marais où il se fût enfoncé ; encore moins sur la gauche de Dumouriez, dont il était séparé par d'autres marais et par une vallée profonde. Donc, nulle retraite facile ; mais, pour le combat, la position était d'autant plus belle et hardie. Les Prussiens ne pouvaient arriver à Kellermann qu'en recevant dans le flanc tous les feux de Dumouriez. Un beau lieu pour vaincre ou mourir. Cette armée enthousiaste, mais peu aguerrie encore, avait peut-être besoin qu'on lui fermât la retraite. Pour les Prussiens, d'autre part, c'était un grand enseignement et matière à réfléchir : ils durent comprendre que ceux qui s'étaient logés ainsi ne voulaient point reculer.

    Nous supprimons d'un récit sérieux les circonstances épiques dont la plupart des narrateurs ont cru devoir orner ce grand fait national, assez beau pour se passer d'ornements. A plus forte raison écarterons-nous les fictions maladroites par lesquelles on a voulu confisquer au profit de tel ou tel individu ce qui fut la gloire de tous.

    Réservons seulement la part réelle qui revient à Dumouriez. Quoique Kellermann se fût placé lui-même autrement qu'il n'avait dit, quoiqu'il eût, contre son avis, pris pour camp ce poste avancé, Dumouriez mit un zèle extrême à le soutenir, de droite et de gauche. Toute petite passion, toute rivalité, disparaissait dans une si grande circonstance. En eût-il été de même entre généraux de l'ancien régime ? J'ai peine à le croire. Que de fois les rivalités, les intrigues des généraux courtisans, continuées sur le champ de bataille, ont amené nos défaites !

    Non, le cœur avait grandi chez tous ; ils furent au-dessus d'eux-mêmes. Dumouriez ne fut plus l'homme douteux, le personnage équivoque ; il fut magnanime, désintéressé, héroïque ; il travailla pour le salut de la France et la gloire de son collègue ; il vint lui-même, plusieurs heures, dans ses lignes, partager avec lui le péril, l'encourager et l'aider. Et Kellermann ne fut point l'officier de cavalerie, le brave et médiocre général qu'il a été toute sa vie. Il fut un héros, ce jour-là et à la hauteur du peuple ; car c'était le peuple, vraiment, à Valmy, bien plus que l'armée. Kellermann s'est souvenu toujours avec attendrissement et regret du jour où il fut un homme, non simplement un soldat, du jour où son cœur vulgaire fut un moment visité du génie de la France. Il a demandé que ce cœur pût reposer à Valmy.

    Les Prussiens ignoraient si parfaitement à qui ils avaient affaire, qu'ils crurent avoir pris Dumouriez, lui avoir coupé le chemin. Ils s'imaginèrent que cette armée de vagabonds, de tailleurs, de savetiers, comme disaient les émigrés, avaient hâte d'aller se cacher dans Châlons, dans Reims. Ils furent un peu étonnés quand ils les virent audacieusement postés à ce moulin de Valmy. Ils supposèrent du moins que ces gens-là qui, la plupart, n'avaient jamais entendu le canon, s'étonneraient au concert nouveau de soixante bouches à feu. Soixante leur répondirent, et tout le jour, cette armée, composée en partie de gardes nationales, supporta une épreuve plus rude qu'aucun combat : l'immobilité sous le feu. On tirait dans le brouillard au matin, et plus tard, dans la fumée. La distance néanmoins était petite. On tirait dans une masse ; peu importait de tirer juste. Cette masse vivante, d'une armée toute jeune, émue de son premier combat, d'une armée ardente et française, qui brûlait d'aller en avant, tenue là sous les boulets, les recevant par milliers, sans savoir si les siens portaient, elle subissait, cette armée, la plus grande épreuve peut-être. On a tort de rabaisser l'honneur de cette journée. Un combat d'attaque, ou d'assaut, aurait moins honoré la France.
(François Bûchamor)

    Un moment, les obus des Prussiens, mieux dirigés, jetèrent de la confusion. Ils tombèrent sur deux caissons qui éclatèrent, tuèrent, blessèrent beaucoup de monde. Les conducteurs de chariots, s'écartant à la hâte de l'explosion, quelques bataillons semblaient commencer à se troubler. Le malheur voulut encore qu'à ce moment un boulet vint tuer le cheval de Kellermann et le jeter par terre. Il en remonta un autre avec beaucoup de sang-froid, raffermit les lignes flottantes.

    Il était temps. Les Prussiens, laissant leur cavalerie en bataille pour soutenir l'infanterie, formaient celle-ci en trois colonnes, qui marchaient vers le plateau de Valmy (vers onze heures). Kellermann voit ce moment, forme aussi trois colonnes en face, et fait dire sur toute la ligne : Ne pas tirer, mais attendre, et les recevoir à la baïonnette.

    Il y eut un moment de silence. La fumée se dissipait. Les Prussiens avaient descendu, ils franchissaient l'espace intermédiaire avec la gravité d'une vieille armée de Frédéric, et ils allaient monter aux Français. Brunswick dirigea sa lorgnette, et il vit un spectacle surprenant, extraordinaire. A l'exemple de Kellermann, tous les Français, ayant leurs chapeaux à la pointe des sabres, des épées, des baïonnettes, avaient poussé un grand cri... Ce cri de trente mille hommes remplissait toute la vallée : c'était comme un cri de joie, mais étonnamment prolongé ; il ne dura guère moins d'un quart d'heure ; fini, il recommençait toujours, avec plus de force ; la terre en tremblait... C'était : Vive la Nation !

(Mémoires de Jean-François Godard)

    Les Prussiens montaient, fermes et sombres. Mais, tout ferme que fût chaque homme, les lignes flottaient, elles formaient par moments des vides, puis elles les remplissaient. C'est que de gauche elles recevaient une pluie de fer, qui leur venait de Dumouriez.
Brunswick arrêta ce massacre inutile, et fit sonner le rappel.

(Mémoires de Jean-François Godard)


    Le spirituel et savant général avait très-bien reconnu, dans l'armée qu'il avait enlacée, un phénomène qui ne s'était guère vu depuis les guerres de religion : une armée de fanatiques, et, s'il l'eût fallu, de martyrs. Il répéta au Roi ce qu'il avait toujours soutenu, contrairement aux émigrés, que l'affaire était difficile, et qu'avec les belles chances que la Prusse avait en ce moment pour s'étendre dans le Nord, il était absolument inutile et imprudent de se compromettre avec ces gens-ci.

(Mémoires de Jean-François Godard)


    Le Roi était extrêmement mécontent, mortifié. Vers quatre ou cinq heures, il se lassa de cette éternelle canonnade qui n'avait guère de résultat que d'aguerrir l'ennemi. Il ne consulta pas Brunswick, mais dit qu'on battît la charge. Lui-même, dit-on, approcha avec son état-major, pour reconnaître de plus près ces furieux, ces sauvages. Il poussa sa courageuse et docile infanterie sous le feu de la mitraille, vers le plateau de Valmy. Et en avançant, il reconnut la ferme attitude de ceux qui l'attendaient là-haut. Ils s'étaient déjà habitués au tonnerre qu'ils entendaient depuis tant d'heures, et ils commençaient à s'en rire. Une sécurité visible régnait dans leurs lignes. Sur toute cette jeune armée planait quelque chose, comme une lueur héroïque, où le Roi ne comprit rien (sinon le retour en Prusse).

    Cette lueur était la Foi.

Et cette joyeuse armée qui d'en-haut le regardait, c'était déjà l'armée de la RÉPUBLIQUE.

Fondée le 20 septembre, à Valmy, par la victoire, elle fut, le 21, décrétée à Paris, au sein de la Convention.

(...)

(François Bûchamor)

Notes : 

[1] C'est le défaut trop ordinaire des écrivains militaires, spécialement des généraux qui écrivent leur propre histoire. Ils font honneur de tout succès à leurs calculs, oublient les hommes sans le dévouement desquels ces calculs ne servaient à rien. — Le plus grand est le plus coupable. Napoléon, dans ses Mémoires, donne volontiers le chiffre des hommes, nullement la qualité, le personnel merveilleux, unique, invincible, dont il disposait. Il a l'air d'ignorer l'infaillible épée que sa mère, la Révolution, lui avait léguée en mourant. J'avais tant d'hommes, tant sont morts, voilà toute l'oraison funèbre. Quoi ! C'est là tout, grand Empereur ?... Pas un mot du cœur, pour tant de cœurs héroïques, qui ne vous distinguaient plus de la patrie, et mouraient pour vous !

[2] Gascon de caractère, Provençal d'origine, né en Picardie.

[3] Ce n'est pas la première fois que les Français ont soigné, nourri leurs ennemis. Cela se vit à la prise de La Rochelle (1627), et bien anciennement dans les guerres espagnoles du XIVe siècle. Un Anglais leur rend ce témoignage : Lorsque le duc de Lancastre envahit la Castille, et que ses soldats mouraient de faim, ils demandèrent un sauf-conduit, et passèrent dans le camp des Castillans, où il y avait beaucoup de Français auxiliaires. Ceux-ci furent touchés de la misère des Anglais, ils les traitèrent avec humanité et ils les nourrirent de leurs propres vivres (De suis victualibus refecerunt, Walsingham, p. 342).

[4] Dumouriez ménage habilement son coup de théâtre, supprime les grandes causes du succès, fait ressortir, exagère les plus petits obstacles, par exemple quelques gentilshommes verriers, ou partisans de Condé, qui se trouvaient dans la forêt de l'Argonne. — D'autre part, les Mémoires d'un homme d'État, écrits pour la Prusse par le libraire Schœll sur les notes de Hardenberg, n'oublient rien pour embrouiller les choses, et sauver l'honneur prussien.


Le fameux François Bûchamor


Post Scriptum :

    La bataille de Valmy ne semble pas terminée, raison pour laquelle je vous conseille de lire cet article complémentaire : "Valmy ? Quelques précisions s'imposent"