J'ai lu aux archives des Affaires étrangères la correspondance de
Noël, cet
agent de Danton, avec Danton d'une part, et
Lebrun, Ministre des Affaires étrangères d'autre part. Il y est question à plusieurs reprises de Talon,
désigné par l'initiale T. Il y est souvent question aussi d'argent.
« Il
faut trois choses décisives en affaires : du positif, du secret et de
l'urgent », ou encore !
« Faisons un pont d'or à l'ennemi ». J'ai remarqué
aussi que le cousin de Danton, Mergez, le futur général et son demi-frère
Recordain, avaient accompagné Noël à Londres, et, dans le dossier, il y a des
lettres de Mergez et de Recordain.
Danton ne se borna pas à donner des promesses verbales à Théodore Lameth ; il
est certain qu'il a fait ce qu'il a pu pour sauver le roi, et gagner
honnêtement l'argent reçu d'Ocariz, Le 23 décembre, à peu près cinq jours après
la tentative fructueuse de Noël auprès de Miles pour ménager une entrevue
secrète entre Talon et Pitt, un journaliste endetté, Robert, qui se livrait à
toutes sortes d'affaires, par exemple à des spéculations sur le rhum et qui
pour cela fut gravement inquiété en 1793, ce Robert, intime ami de Danton, fit
aux Jacobins la proposition formelle d'un sursis au procès du roi. « Il
dit qu'il ne faut pas que les patriotes s'opposent au délai que pourrait
demander Louis Capet. Il ajoute qu'il serait de bonne justice et de saine
politique que ce fût un Jacobin qui fit la demande d'un délai pour Louis Capet ».
Mais cette proposition fut mal accueillie ;
Jeanbon Saint André et
Albitte
protestèrent vivement contre cette motion dilatoire qui surprit les Jacobins ;
or, il est évident que cette action de Robert à Paris se liait avec celle des
libéraux anglais à Londres, avec lesquels Noël était en relations. Les orateurs
libéraux de la Chambre des Communes, et de la Chambre des Lords, Sheridan,
Landsdowne, Fox, appuyèrent de leur mieux au moment même l'intrigue
dantonienne.
|
Jeanbon Saint André |
Le 21 décembre, deux jours avant l'intervention de Robert aux Jacobins,
Lord Landsdowne propose à la Chambre des Lords que l'Angleterre envoie un
ambassadeur spécial pour intervenir auprès de la Convention pour lui dire
l'intérêt particulier que la nation anglaise prend au sort de Louis XVI. Pitt répond
qu'une telle démarche est impossible, qu'elle dérogerait à la dignité du roi
d'Angleterre.
Une tentative fut faite au moment même auprès de Pitt pour en obtenir l'argent
qu'il ne voulait pas donner, par le propre frère de Godoi (ou Godoy -
Duc d’Alcudia,
Premier ministre d’Espagne) qui vint à Londres tout exprès au début de
décembre.
|
Manuel de Godoy |
Dans les fameuses notes écrites par Robespierre sur le rapport de Saint-Just,
on lit au sujet de Danton :
« Il ne voulait pas la mort du tyran ; il
voulait qu'on se contentât de le bannir, comme Dumouriez qui était venu à Paris
avec Westermann, le messager de Dumouriez auprès de Gensonné, et tous les
généraux ses complices, pour égorger les patriotes et sauver Louis XVI. La
force de l'opinion détermina la sienne et il vota contre son premier avis ainsi
que Lacroix, conspirateur décrié, avec lequel il ne put s'unir en Belgique que
par le crime ».
|
Charles-François Dumouriez. Vainqueur de Valmy, puis traître à la France |
Robespierre a dit la vérité comme toujours. Vous savez, cependant que Danton,
au dernier moment, manqua aux royalistes, et qu'il ne se borna pas à appuyer
son vote d'une menace déclamatoire contre les tyrans, auxquels il lança en défi
une tête de roi, mais qu'il vota aussi contre le sursis au milieu des murmures,
des « oh ! oh ! » du côté droit qui ne s'attendait pas à cette cynique
volte-face, car pourquoi ce revirement final de Danton ?
Raison de popularité sans doute. Mais il y a autre chose. Pitt n'avait pas
complété la somme que Danton avait fixée à Ocariz ; il avait réclamé quatre
millions, Ocariz n'en avait fourni que la moitié.
Dumouriez, que sa liaison
intime avec Talon, avec Noël et avec Danton, a mis à même d'être très bien
renseigné, nous dit, dans ses mémoires, qu'une maladresse de Bertrand de
Molleville, ancien Ministre de la Marine de Louis XVI, alors réfugié à Londres,
blessa profondément Danton. Bertrand de Molleville avait écrit à Danton, au
moment du procès du roi, pour le menacer de révéler les sommes qu'il avait
reçues de la Cour, s'il ne votait pas bien.
N'ayant pas reçu de réponse de
Danton, il mit sa menace à exécution et adressa au Ministre de la Justice, un
paquet de documents compromettants pour Danton et pour les Girondins.
Ce n'est pas seulement Dumouriez qui nous apprend la chose, Bertrand la
confirme dans ses mémoires et M. Edmond Seligmann, dans son remarquable ouvrage
sur la Justice en France sous la Révolution, au tome II, page 447, note 4, nous
affirme que l'envoi de Bertrand est sûrement celui qui est mentionné dans
l'inventaire de la Commission des 21 sous le titre ; « Envoi au Ministre
de la Justice d'un paquet venu de Londres pour la défense du roi, adressé à
Malesherbes, reçu le 24 décembre 1792 ».
Déjà l'auteur de l'article Danton, dans la vieille biographie Didot, Mallet
nous avait révélé que les pièces envoyées par Bertrand de Molleville avaient été
étouffées par le Ministre de la Justice Garat, qui était un intime ami de
Danton. Et, de fait, les pièces ne se retrouvent plus aujourd'hui dans les
dossiers de la Commission des 21, mais il en reste trace dans l'inventaire.
Il est donc admis surabondamment par les témoignages les plus authentiques que
Danton fut aux gages de Louis XVI ; c'est Mirabeau, c'est Talon, c'est Théodore
Lameth, c'est Bertrand de Molleville, c'est Dumouriez, qui le proclament, -
personnages qui dirigeaient la police secrète de la Cour et qui ont pu
apprécier ses services. Ce sont les lettres de l'agent de Danton, Noël, écrites
au moment même, à Lebrun et à Danton lui-même, ce sont les lettres de l'agent
de Pitt, Miles, les pièces des archives subsistantes qui nous confirment la
chose. Un tel luxe de preuves doit entraîner la conviction, mais comme je n'ai
rien voulu laisser dans l'ombre, j'ai tenu à procéder à une contre-épreuve et
même à une double contre-épreuve. J'ai poursuivi les apologistes de Danton sur
leur propre terrain dans leurs derniers refuges, sans espérer du reste les
amener à reconnaître leur erreur, mais en les obligeant depuis quinze ans à
laisser toutes mes démonstrations sans la moindre réplique.
Cette double contre-épreuve, dont je veux vous exposer aussi brièvement que
possible les résultats, a consisté à rechercher s'il est vrai, comme
l'affirment les apologistes, que la fortune de Danton ne s'est pas accrue d'une
façon anormale, que la gestion des fonds secrets de son ministère a été loyale
et correcte, s'il est vrai que l'accusation portée contre lui dans la presse
d'avoir pillé la Belgique au cours de sa mission, avec son acolyte Delacroix,
auprès de Dumouriez, ne repose que sur des racontars. Faire la contre-épreuve
consistera encore à vérifier par l'étude de l'action politique de Danton, s'il
est vrai, comme l'affirment avec intrépidité les apologistes, que cette action
fut nette, loyale, républicaine et patriotique ou si, au contraire, les griefs
précis apportés par Saint-Just et par Robespierre, adoptés par la Convention et
le Tribunal révolutionnaire sont fondés, oui ou non.
J'ai donc encore deux parties à vous exposer : 1° la fortune de Danton ; 2° sa
politique.
Je vous avais promis d'examiner tout d'abord la fortune de Danton et son action
politique dans ses rapports avec l'argent. La fortune de Danton d'abord. Que
cette fortune se soit accrue de façon anormale, que sa subite richesse et son
train luxueux aient scandalisé les contemporains, cela est si vrai qu'à
plusieurs reprises Danton dut présenter des explications à ce sujet ; et ses
explications se ramènent toutes à dire que les acquisitions qu'il a faites
l'ont été avec le produit du remboursement de sa charge d'avocat au Conseil du
Roi, charge qui fut supprimée avec tous les offices de judicature, dès le début
de la Constituante. Dès le milieu d'avril 1791, le fumeux Courtois, l'âme
damnée de Danton qui sera plus tard chassé du Tribunal pour concussion
(Infraction commise par un représentant de l'autorité publique), Courtois dut
défendre son ami dans une Lettre au Patriote français.
Les calomniateurs de Danton, ces « méchants frondeurs, comme dit
Courtois, répandaient le bruit que les routes de la fortune s'étaient
aplanies sous ses pas, que c'était un homme soudoyé par un parti, un fabricateur
de faux assignats ». La brochure de Courtois n'ayant pas coupé court aux mauvais
bruits colportés, Danton se défendit lui-même dans le discours qu'il prononça
le 20 janvier 1792, lors de son installation à l'Hôtel de Ville de Paris comme
second substitut du Procureur de la Commune. Il prit soin de répéter ce
qu'avait déjà dit Courtois, ce que répéteront ses apologistes d'aujourd'hui,
que ses acquisitions de biens nationaux avaient été faites au moyen du
remboursement de sa charge, mais il ne convainquit personne. Sous la
Convention,
Girondins,
Enragés,
Feuillants,
Hébertistes, etc., ont repris
l'accusation avec un ensemble impressionnant et, le 23 frimaire an II, Danton a
été réduit à l'humiliation de défendre une seconde fois sa vie privée au milieu
des murmures et des interruptions des Jacobins.
« Vous serez étonné, dit-il, quand je vous ferai connaître ma vie privée,
de voir que la fortune que mes ennemis m'ont prêtée se réduit à la petite
portion de biens que j'ai toujours eue ». Déjà, le 26 août 1793, dans une
séance orageuse des Jacobins, dans une réponse à Hébert, il avait invité ses
calomniateurs à aller vérifier chez son notaire l'état de sa fortune. Le
journal du Club des Jacobins résume ainsi la fin de son discours : On prétendit
qu'il avait assuré une fortune de 14 millions à une femme
(Louise Sébastienne Gély) qu'il avait épousée
après la mort de la première, parce que, enfin il me faut des femmes, dit
Danton. Eh bien, c'est tout bonnement 40.000 livres dont je suis propriétaire
il y a longtemps ».
|
Louise Sébastienne Gély, seconde épouse de Danton avec son beau-fils Antoine devant un zograscope. |
Vous voyez donc que Danton s'est défendu à plusieurs reprises au sujet de
l'accroissement subit de sa fortune et que le reproche que
Aulard lui a fait -
oh ! le seul reproche - d'avoir méprisé la calomnie, de n'être abstenu de la
réfuter, que ce reproche n'est pas fondé. Mais ce qui est vrai, c'est que les
protestations de Danton n'ont convaincu aucun de nos contemporains, si elles
ont convaincu M. Aulard. La calomnie, pour parler comme Courtois, était si
répandue qu'elle a fait le tourment des fils de Danton qui étaient devenus
filateurs à Arcis-sur-Aube, et qui ont vécu comme des réprouvés jusqu'à la
veille de la Révolution de 1848.
Or, il arriva, sous le règne de Louis-Philippe, qu'un avocat, homme
consciencieux,
Nicolas Villiaumé, qui préparait une histoire de la Révolution
qui paraîtra en 1850, s'avisa d'interroger les fils de Danton comme il avait
déjà interrogé précédemment
Albertine Marat, sœur de l’"Ami du Peuple".
Rousselin de Saint Albin, le secrétaire de Barras, le vieux Conventionnel
Sergent et tous les survivants de la grande époque. Ayant reçu cette lettre de
Villiaumé, les fils de Danton, en 1846, se décidèrent à défendre la mémoire de
leur père ; ils le firent dans un plaidoyer très travaillé, très minutieux où
ils s'efforcèrent, en citant des documents et des chiffres, de prouver que
vraiment la fortune de Danton ne s'était pas accrue par des moyens illicites.
Albertine Marat et Rousselin de Saint Albin
Villiaumé fut convaincu par ce plaidoyer familial, surtout lorsqu'il put
vérifier aux archives des finances que la charge de Danton lui avait été bien
remboursée pour le chiffre mentionné par les fils de Danton, dans leur
plaidoyer. Ses lettres aux fils de Danton, que j'ai publiées, prouvent
cependant que Villiaumé eut des hésitations, car il leur posa des questions
renouvelées notamment sur un certain Pornis, qui aurait gardé pour Danton un
dépôt énorme et sur lequel les fils de Danton ont déclaré qu'ils ne savaient
rien.
Un autre des scrupules de Villiaumé est attesté par la demande qu'il fit aux
fils de Danton de publier leur plaidoyer afin, dit-il, que les historiens
pussent vérifier la vérité de leurs dires. Mais l'autorisation fut refusée et
les fils de Danton interdirent à Villiaumé d'indiquer même indirectement qu'ils
l'avaient renseigné. Le plaidoyer des fils de Danton a fait le fond de
l'apologétique dantoniste jusqu'à nos jours. Ce plaidoyer a été confié, sous le
sceau du secret, à Michelet, à Bongeart, au Dr Robinet enfin qui s'est décidé à
le publier en 1865 dans son Mémoire sur la vie privée de Danton, mais Robinet a
supprimé du document, qui figure aujourd'hui en original dans la collection de
la bibliothèque Le Pelletier de Saint-Fargeau, les lignes du début et celles de
la fin, lignes qui indiquent que le plaidoyer avait été écrit sous forme de
lettre à la demande de Villiaumé et que défense expresse avait été faite à
celui-ci de le livrer à la publicité et de faire connaître que les fils de
Danton en étaient les auteurs.
|
Antoine Danton |
Le Dr Robinet et tous ceux qui dérivent de lui ont accepté les yeux fermés les
données de l'apologétique familiale. J'ai cru devoir les vérifier par tous les
éléments d'information qui m'étaient accessibles ; j'ai fouillé les dépôts
parisiens et les archives de l'Aube, mais surtout j'ai soumis chaque document,
les anciens comme les nouveaux, à une critique rigoureuse. Et voici brièvement
les résultats de mon examen, Quand Danton, clerc d'avoué sans fortune, épousa
en 1787 la fille du café de l'École, à Paris, Antoinette-Gabrielle Charpentier,
il ne lui est reconnu en tout et pour tout dans son contrat de mariage qu'un
capital de 12.000 livres consistant en une moitié de maison qu'il possédait à
Arcis en indivis avec sa sœur.
Il achète sa charge d'avocat aux Conseils, au moment même où il se marie et
tout entière à crédit. Sa femme lui apporte une dot de 20.000 livres sur laquelle
il rembourse immédiatement 15.000 livres à son beau-père Charpentier, qui lui a
prêté cette somme pour acheter sa charge. Il emprunte 30.000 livres à une
demoiselle Duhauttoir, demeurant à Troyes, sous la caution de ses tantes
maternelles ; il emprunte le reste à quelques autres personnes, si bien que,
malgré sa dote, en entrant en ménage, il doit plus de 53.000 livres. Son office
est liquidé le 20 avril 1791, et remboursé le 11 octobre suivant pour 69.031
livres, 4 sous, montant approximatif de son prix d'achat.
Un du garde des rôles et offices de France, constate à cette occasion qu'il n'y
a aucune opposition au remboursement opéré au profit de Danton. A cette date,
Danton a donc remboursé des obligations contractées pour payer son étude et il
ne doit plus rien à personne, La question se pose de savoir de quelle manière
et avec quelles ressources il a pu acquitter en moins de quatre ans un capital
de 53.000 livres et avec les intérêts, de 60.000 francs. Les apologistes
admettent que les bénéfices de son étude lui ont suffi ; or, en soit de façon
indubitable, par les recherches très précieuses et très complètes de M. A.
Fribourg, on sait que Danton plaida en quatre ans, vingt-deux affaires en tout
or la plupart insignifiantes.
Je remarque que Danton a dû entretenir sa famille pondant ces quatre ans au
cours desquels il lui est né deux enfants. Aux 60.000 livres de bénéfices nets
qu'il aurait dû faire pour payer ses dettes, il faut ajouter ses dépenses
personnelles : les honoraires des clercs, loyer, etc., et je ne crois pas qu'il
y ait beaucoup d'études qui se vendent ainsi à raison de quatre fois le produit
net. C'est ce qu'il faudrait admettre, si la thèse des fils de Danton est
exacte. Je comprends mal que Me Huet de Paisy ait vendu si bon marché à Danton
un office si productif.
J'ai consulté l'inventaire des biens de Danton, dressé en germinal an II, après
son supplice, et j'ai vu que Danton avait acheté en deux fois, le 24 mars 1791
et le 12 avril de la même année, trois biens nationaux pour la somme de 57.510
livres. J'y ai vu encore, que le 13 avril 1791, il avait acheté à la demoiselle
Piot de Courcelles, acte passé chez Me Audin, notaire à Troyes, une belle
maison à Arcis-sur-Aube, située auprès du grand pont, maison qu'il viendra
désormais habiter pendant ses villégiatures et où il installera sa sœur et son
beau-frère ; cette maison lui coûta 25.300 livres sans les frais d'actes.
Il acheta donc en quinze jours pour 82.000 livres de propriétés ; il les paya
sur-le-champ au comptant. Et il aurait pu, cependant, pour les biens nationaux,
attendre et se libérer en ce qui concerne les achats de biens nationaux, en
douze annuités. Il n'en fit rien. Il paya de môme au comptant le 13 avril 1791,
le jour de l'achat, la maison de la place du Grand-Pont et en 1794, au moment
de l'inventaire de ses propriétés, ses quatre acquisitions sont totalement
payées. Voilà donc un fait grave. En ce mois d'avril 1791, Danton a à sa
disposition 80.000 livres d'argent liquide et cela plusieurs mois avant le
remboursement de sa charge, remboursement qui ne fut effectué que le 11 octobre
1791.
Et, ce n'est pas tout : son office remboursé, Danton continue, avec la passion
du paysan, à arrondir ses terres par des achats répétés. Ces nouvelles
acquisitions, dont vous trouverez le tableau complet en appendice d'une de mes
études dans les Annales révolutionnaires de 1912, se montent à 43.650 livres
sans compter les frais d'actes. Si l'on admet avec Courtois, qui a donné cette
explication, dans sa Lettre au Patriote français, que le beau-père de Danton,
Charpentier, lui a avancé 40.000 livres pour l'aider à payer ses acquisitions
d'avril 1791, je demande avec quoi Danton a payé le reste. Ses acquisitions
territoriales dépassent 125.000 livres un écart de 56.000 livres à combler, en
supposant que Danton ait fait rapporter à son office pendant quatre ans cette
somme de 69,000 livres, qu'il avait dû emprunter toute entière - ce que je
n'admets pas.
A sa mort, le soi-disant prêt de 40.000 livres provenant de son beau-père a été
remboursé puisqu'il n'est fait aucune mention de cette dette ni d'autres dettes
dans l'inventaire de 1794, Danton était devenu grand propriétaire foncier dans
le département de l'Aube ; ses domaines ne couvaient pas moins d'une centaine
d'hectares et avaient coûté 125.000 livres. La grande ferme de Nuisement, cette
métairie dont il parla avec simplicité, à elle seule couvrait 73 hectares de
terres. Il possédait encore par moitié avec sa sœur, la maison paternelle
d'Arcis-sur-Aube, sise rue du Mesnil et estimée à 12.000 livres.
Je n'ai pas tenu compte non plus des sommes importantes qu'il a consacrées aux
réparations et dont les mémoires figurent aux archives de l'Aube. De plus, j'ai
trouvé aux archives de l'Aube, les pièces justificatives d'une donation par
laquelle Danton a constitué en faveur de sa mère, une rente viagère de 600
livres annuelle, une autre rente viagère de 100 livres pour sa nourrice, en
1791, et je n'en ai pas tenu compte. Il logeait gratuitement dans sa maison de
la rue des Ponts à Arcis toute sa famille.
Je n'ai pas tenu compte davantage des biens mobiliers qu'il possédait dans
quatre domiciles différents. Dans sa maison d'Arcis, trois cavales, deux
pouliches, 100 toises de bois, des piles de planches, le tout vendu 6.575
livres, 13 sous, somme à laquelle il faut ajouter le prix de trois juments
noires réquisitionnées par l'armée, et dont la valeur restituée aux enfants de
Danton, en l'an IV, était de 2.000 livres ; en tout pour la maison d'Arcis,
8.575 livres 13 sous de mobiliers.
Pour la maison qu'il habitait à Paris, Cour du Commerce, dans l'inventaire
détaillé dressé le 25 février 1793 et jours suivants après le décès de sa
première femme, figurent entre autres trois pièces de Bourgogne, un mobilier
très confortable, le tout prisé 13.910 livres. Troisième mobilier dans la
maison de son beau-père, Charpentier, était propriétaire à Sèvres, qui existe
toujours : on l'appela la « Fontaine d'Amour ». L'inventaire ici porte :
trois vaches, un petit âne, un petit marcassin, dix-huit poulets, vingt-et-une
paires de pigeons, une berline, etc. La vente aux enchères produisit 8.102
livres, 11 sous.
Enfin, quatrième mobilier, dans un appartement que Danton avait loué, au mois
de novembre 1793, dans l'ancien château que possédait le duc de Coigny, le mari
de la célèbre « jeune captive » d'André Chénior, à Choisy-le-Roi. La vente de ce
quatrième mobilier produisit 1.61.7 livres 15 sous, Les quatre mobiliers de
Danton valaient donc au total 30.261 livres, 39 sous au bas mot. Je dis au bas
mot, car les meubles de la Cour du Commerce ont été prisés au-dessous de leur
valeur. Ceux de Sèvres et d'Arcis vendus à une époque où la vente des biens des
émigrés et des condamnés était très difficile, en dépit de la baisse des
assignats. Enfin les 700 livres de rentes viagères qu'il servait à sa mère et à
sa nourrice, représentaient à 4 % un capital de 12.500 livres.
Si je totalise toutes ces sommes, j'arrive aux résultats suivants :
Danton possédait au moment de son décès, en fortune visible : 12.000 livres de
biens patrimoniaux ; 125.000 livres d'acquisitions territoriales ; 30.000
livres de meubles divers ; 12.500 livres de capital de rentes viagères ; soit
au total ; 179.500 livres, chiffre de beaucoup inférieur à la réalité, car je
n'ai rien dit des 10.000 francs reconnus à sa seconde femme dans son contrat de
mariage, ni des 30.000 livres de donation personnelle faite en faveur de cette
seconde femme, soi-disant par la tante de Danton, une demoiselle Lenoir, mais
en réalité par lui-même, comme il résulte de ses explications aux Jacobins.
Si j'ajoute 40.000 livres aux 179.500, j'arrive à 219.500 livres montant de la
fortune visible, mais il faut retrancher de cette somme les menues dettes de la
succession, dont les fils de Danton ont dressé l'état minutieux dans leur apologie,
en tout 16,000 livres ; la fortune de Danton dépassait donc 203.000 livres au
moment de son décès, en avril 1794, et au moment de son premier mariage en
1787, sept ans auparavant, il possédait en tout et pour tout, une moitié de
maison dont il évaluait la valeur à 12.000 livres.
J'ai montré dans mes études sur la fortune de Danton que le mémoire
apologétique de ses fils renferme des inexactitudes et des lacunes. Ils ont
prétendu n'avoir hérité que de 84.960 livres et ils en ont conclu que la fortune
de leur père ne dépassait pas cette somme. Conclusion inadmissible ; ils ont
oublié que leur père s'était marié deux fois, une seconde fois quatre mois
après la mort de sa première femme qu'il idolâtrait ; ils ont oublié que la
deuxième femme fit valoir des reprises qui s'élèvent aux 40.000 livres
reconnues dans le contrat ; ils oublient encore qu'une partie de la fortune de
leur père s'est dissipée dans les ventes multiples de l'an 2 et l'an 3.
Leur valeur ne leur en a été restituée qu'en bons au porteur, c'est-à-dire en
papier qui a subi une dépréciation énorme. Ils n'ont pas fait état de la moitié
do la maison d'Arcis, et d'une maison située à Paris, dont la vente a produit
27.000 lires ; ils n'ont pas fait état davantage de la succession de leur grand-père
maternel, soit 9.000 livres, il me parait certain, qu'à la mort de Danton, sa
fortune se montait certainement à plus de 200.000 livres ; Alors je ne suis pas
surpris des accusations de vénalité dont il fut l'objet.
L'Administration de l'enregistrement reçut au lendemain de sa mort de
nombreuses donations, dont les auteurs désignaient des individus qui, à les en
croire, avaient servi de prête-noms pour d'autres acquisitions encore que
Danton aurait dissimulées. On soupçonna même que la maison de Sèvres, achetée
au nom de Charpentier en octobre 1792, avait été payée par l'argent de Danton.
Charpentier, inquiété, dut faire connaître l'état de ses biens.
On soupçonnait que l'ancien château de Choisy-le-Roi, où Danton avait un
appartement, était sa propriété et l'acquéreur nominal, un certain Fauvel, fut
l'objet d'enquêtes persistantes, Les Jacobins d'Arcis témoignèrent leur
indignation de « la scandaleuse fortune de Danton », Ils indiquèrent que Danton
avait fait des acquisitions dans les environs sous le nom de sa mère, sous le
nom d'une cousine, sous le nom d'un certain Bajot dit Torcy. Ces enquêtes
n'aboutirent pas, peut-être parce que le 9 thermidor vint promptement les
interrompre, peut-être aussi parce que, au Directoire du district
d'Arcis-sur-Aube, siégeait Recordain, le second mari de la mère de Danton. Et
ce Recordain avait tout intérêt à dissimuler les choses.
La question se pose : d'où vient l'argent ?
Je n'ai pas admis que Danton qui a plaidé vingt-deux affaires en quatre ans ait
gagné là-dessus de quoi payer sa charge. Sont-ce les fonctions publiques ou
est-ce la politique qui l'ont enrichi ? Depuis que son étude est fermée,
c'est-à-dire depuis le mois de mars 1791, Danton n'exerce plus de profession.
Administrateur du département de Paris, par la grâce de Mirabeau, depuis la fin
de 1790, ses fonctions sont gratuites. Il est nommé en 1791 second substitut du
Procureur de la Commune de Paris.
En cette qualité, il touche un traitement annuel de 6,000 livres ; il n’a été
ministre de la Justice du 6 août 1792 au 5 octobre suivant, c'est-à-dire
pondant 55 jours ; il a été ensuite député à la Convention pendant 19 mois et
l'indemnité législative était alors de 18 francs par jour. Admettrons-nous que
Danton ait réalisé sur ses appointements de ministre et de député des économies
assez fortes pour expliquer ses nombreuses acquisitions, la plupart effectuées
et payées bien avant son élévation.
Il faudrait un robuste optimisme pour soutenir que Danton était un homme
économe. Puis ses multiples loyers, son train de vie, coûtaient très cher. La
supposition que Danton ait économisé plus de 100.000 livres sur son traitement
en deux ans, après la fermeture de son étude, me paraît du domaine de la
chimère, Alors on est obligé de prendre au sérieux les accusations et les
témoignages des contemporains. On est obligé de consulter les dates. C'est le 10
mars 1791 que Mirabeau se plaint à La Marck, dans la lettre que je vous ai lue,
que Danton, qui vient de toucher 30.000 livres, le fait attaquer dans le
journal de Camille Desmoulins ; c'est le 24 mars 1791, que Danton soumissionne
son premier bien national.
La Fayette, qui était bien placé pour être renseigné, nous dit, dans ses
mémoires, que l'émeute du 18 avril 1791, qui empêcha Louis XVI de se rendre à
Saint-Cloud pour faire ses Pâques, fut fomentée par Danton qui fut payé par le
roi pour fournir à Louis XVI cette preuve manifeste qu'il n'était plus libre de
ses mouvements, mais retenu prisonnier dans son palais. Louis XVI avait alors
besoin de justifier sa future fuite et de démontrer à son beau-frère l'Empereur
qu'il ne pouvait pas, décidément, s'entendre avec les révolutionnaires. D'après
La Fayette, Louis XVI fit tenir à Danton une somme égale au remboursement de sa
charge.
Or, c'est précisément en avril 1791 que Danton a fait, et payé comptant, ses
plus importantes acquisitions territoriales ; et c'est quelques jours avant le
10 août 1792 que Danton fait, à sa mère et à ses pioches, don de l'usufruit de
sa nouvelle maison d'Arcis-sur-Aube ; et de nombreux témoignages nous affirment
qu'à la veille du 10 août la Cour versa de nouveau de l'argent à Danton, et
vous pourrez consulter, à ce sujet, les mémoires de La Fayette, de Malouet, de
Beaulieu, etc., Consultez surtout la grave déposition de Westermann, commentée
dans mon livre : Autour de Danton.
Les comptes de la liste civile prouvent que le nommé Durand qui servait
d'intermédiaire entre la Cour et Danton reçut 10.000 livres le 2 août 1792. En
poursuivant ce parallèle, je constate encore qu'à l'époque même où Danton
reçoit la visite de l'émigré Théodore Lameth et où son agent Chabot touche
500.000 livres des mains d'Ocariz, c'est-à-dire pendant le procès du roi, de
novembre 1792 à janvier 1793. Danton reprend le cours de ses acquisitions dans
l'Aube : 13.440 livres pendant cette période ; il y a évidemment des
coïncidences troublantes qui renforcent encore le faisceau impressionnant des
preuves que nous avons réunies.
Reste un dernier point à examiner sur lequel je serai bref pour en finir avec
cette question de la fortune de Danton. A sa sortie du Ministère de la Justice,
Danton, pour se conformer à la loi, dut rendre compte de ses dépenses
ministérielles. Il fut, à cette occasion, le 10 octobre 1792, attaqué très
vivement par Cambon qui lui reprochait d'avoir encaissé l'argent des dépenses
extraordinaires et secrètes, dans sa caisse du département de la Justice, au
lieu de laisser cette somme à la Trésorerie, et d'ordonnancer au fur et à
mesure ses dépenses. « Le mode suivi par le Ministre de la Justice détruit
tout ordre de comptabilité ».
Cambon lui reproche encore des gaspillages ; il proposa de l'obliger à rendre
compte, même de ses dépenses secrètes. Danton se défendit mal ; la Convention
lui infligea l'humiliation d'avoir à se justifier à nouveau devant ses
collègues du Conseil exécutif, de l'emploi de ses dépenses secrètes et, comme
il faisait le mort, les Girondins le mirent de nouveau sur la sellette le 18
octobre, Danton s'excusa comme il put sur les circonstances critiques que le
pays avait traversées après le 10 août. « Nous avons été forcés à des
dépenses extraordinaires et pour la plupart de ses dépenses, j'avoue que nous
n'avons point de quittances bien légales ».
Cet aveu souleva les tempêtes. Et finalement l'Assemblée par un nouveau décret,
ordonna aux Ministres de présenter l'arrêté général qu'ils avaient dû prendre
pour approuver l'apurement de leurs dépenses secrètes. Et, pour la seconde
fois, Danton fut l'objet d'une défiance extrême de la part de l'Assemblée,
défiance d'autant plus grande que le même jour elle avait couvert de fleurs le
ministre de l'Intérieur Roland qui, lui, avait affecté de présenter un compte
détaillé de toutes ses dépenses.
Comme le Conseil exécutif ne se pressait pas d'exécuter le nouveau décret, la
Convention lui réitéra sou ordre, après les débats scandaleux des 24 et 30
octobre. Alors trois ministres, Clavière, Monge et Lebrun se décidèrent, le 7
novembre, à couvrir Danton ; ils déclarèrent qu'il leur avait donné
connaissance de l'emploi des fonds en accompagnant son rapport de la
présentation de différentes quittances et pièces justificatives qu'ils avaient
eu la faculté de parcourir. Cambon et Brissot refusèrent de désarmer ; ils
reprirent leurs critiques. L'Assemblée renvoya la lettre à la commission de
l'examen des comptes. La Convention n'a jamais approuvé formellement les
comptes de Danton et ne lui a jamais donné quitus.
Au Tribunal révolutionnaire, Cambon reprendra ses accusations à ce sujet et M.
Aulard, lui-même, plein d’indulgence pour Danton, a reconnu qu'il avait eu le
tort de prendre comme principal collaborateur au Ministère de la Justice un
homme taré : cet homme taré, c'est Fabre d'Eglantine, qui eut la disposition de
ses fonds secrets. Or Fabre était criblé de dettes et il passa avec le Ministre de la Guerre Servan, ami de Danton, un marché de souliers qu'il exécuta si mal
qu'il provoqua les reproches amers du nouveau Ministre de la Guerre, l’honnête
Pache. Si bien que, de quelque côté que l'on considère Danton, on le trouve
invinciblement entouré d'hommes d'affaires et d'affaires louches.
J'ai exposé, dans mes précédents volumes, la carrière de quelques-uns de ces
hommes d'affaires, de l'abbé d'Espagnac, des héros Simon, de Choiseau, de
Perregaux, je n'y reviens pas. Quant au pillage de la Belgique par Danton et
par Delacroix, au moment de la retraite de l'armée française à Neerwinden, j'ai
montré, par des pièces d'archives, que la municipalité de Béthune, arrêta trois
fourgons chargés de linge fin et d'argenterie expédiés par des créatures de
Danton et par son ordre et destinés à lui et à Delacroix.
Au moment du procès de Danton, le député montagnard Levasseur (de la Sarthe)
raconta aux Jacobins que Danton, qui venait d'entrer au Comité de Salut public,
quand ses fourgons furent arrêtés, se fit remettre les pièces et les
procès-verbaux de la municipalité et du département du Pas-de-Calais, et qu'il
put ainsi étouffer l'affaire. Levasseur ajouta qu'il avait eu entre les mains
le dossier entier en sa qualité de membre du Comité de correspondance de
l'Assemblée.
J'arrive à la troisième et dernière partie de cet exposé, l'action politique de
Danton dans ses rapports avec l'argent.
J'ai entendu parfois des républicains m'avouer qu'ils croyaient à la vénalité
de Danton, que mes démonstrations les avaient convaincus, mais me dire ensuite
que peu importait que Danton eût fait sa fortune personnelle puisqu'on même
temps, il avait bien servi la France, Ces bonnes gens croyaient encore que
Danton avait été le grand républicain, le super patriote que les manuels
scolaires continuent de nous représenter depuis 35 ans.
J'ignore s'ils connaissent l'impudente réponse que le tribun du ruisseau fit à
La Fayette qui lui jetait à la tête les 4.000 louis qu'il avait reçus du
ministre Montmorin sur les fonds des affaires étrangères : « On donne
volontiers 80.000 francs à un homme comme moi, mais on n'a pas un homme comme
moi pour 80.000 francs ». Eh, bien non, si l'anecdote est exacte - elle est tout
à fait dans la note de Danton - si Danton a fait cette réponse à La Fayette,
une fois encore il en a imposé, et les gens qui payaient Danton n'ont pas
toujours été volés par lui, ils en ont eu souvent pour leur argent et
Robespierre et Saint-Just n'ont pas eu tort de flétrir Danton comme le plus
redoutable, parce que le plus machiavélique ennemi de la République et comme le
suprême espoir de l'émigration.
Vous connaissez déjà son rôle dans le procès du roi et dans l'émeute du 18
avril 1791, préface de la fuite à Varennes. Mais je voudrais compléter cette
esquisse. Au début de la Révolution, Danton avait joué le démagogue au district
des Cordeliers ; il avait protégé Marat contre la force armée qui voulait
l'arrêter en janvier 1790 ; il avait mené une violente campagne contre La
Fayette ; mais dès qu'il entre au Conseil général de la Commune, au mois d'août
1790, Danton se tait subitement. « Il semble un autre homme », dit son
biographe, M. Madelin. La presse elle-même s'étonne de ce changement.
Que s'était-il passé ? Mirabeau, l'homme de la Cour, s'était rapproché de La
Fayette pour la grande Fédération du 14 juillet 1790 ; tout simplement Danton
avait conformé son attitude à celle du patron qui le payait. Il cesse
d'attaquer La Fayette, quand il est de l'intérêt de Mirabeau que La Fayette ne
soit plus attaqué. Il ne se réveille de son long silence que le 10 novembre
1790 pour porter à la barre de la Constituante une véhémente pétition de la
Commune et des sections contre les ministres dont il réclame le renvoi.
Or, je lis à ce moment dans une lettre de La Marck à Mercy-Argenteau, datée du
28 octobre 1790, juste ou moment où commence la campagne de Danton contre les
ministres, je lis : « Vous savez peut-être que la démarche contre les ministres
a été provoquée par M. de Mirabeau ». Mais, chose plus grave, Danton
inculpait ce jour-là tous les ministres sauf celui des affaires étrangères M.
de Montmorin, qui était l'homme de la liste civile, qui distribuait les fonds
secrets, de concert avec Mirabeau.
En attaquant les ministres, Danton ne gagnait pas seulement son argent, il
rafraîchissait sa popularité qui en avait bien besoin, car il avait subi en
août précédent, un échec cinglant. Réélu à la Commune par sa section, celle du
Théâtre français, son élection avait été annulée par 42 autres sections
parisiennes, car en ce temps-là, on n'était pas élu quand on avait eu la
majorité dans son quartier, il fallait que l'élection fût confirmée par toutes
les autres sections de Paris, 42 sections sur 48 ont cassé l'élection de
Danton. Candidat à la mairie de Paris contre Bailly, Danton avait obtenu 40
voix quand Bailly fut élu par 12.500.
Du service rendu à Mirabeau au mois de novembre, il fut récompensé en janvier
suivant par son élection comme Administrateur du département de Paris, élection
difficile qui nécessita plusieurs tours de scrutin et qui ne fut possible que
par l'intervention personnelle de Mirabeau auprès des électeurs censitaires qui
venaient d'élire un Conseil départemental tout entier modéré.
Alors, Danton reprend sa campagne contre La Fayette, juste au moment où La
Fayette est de nouveau en disgrâce. Il n'est d'ailleurs pas scrupuleux sur le
choix des moyens : La Fayette le convainc de mensonges et le Conseil du
département le force à signer une humiliante rétractation de ses attaques
contre La Fayette ; mais Mirabeau meurt le 12 avril 1791, après une nuit
d'orgie ; ce sont les Lameth, les rivaux de La Fayette qui deviennent les
Conseillers de la Cour, qui tiennent les cordons de la liste civile :
immédiatement Danton se met au service des Lameth comme il s'était mis nu
service de Mirabeau.
Vient la fuite du roi à Varennes ; Danton ne songe nullement à la République ;
il n'appuie nullement Robespierre qui réclame, lui une consultation du pays, la
convocation d'une Convention, pour décider si Louis XVI sera maintenu ou non au
trône. Un confident de Danton, Fabre d'Eglantine, écrit alors dans une lettre
particulière, que « l'idée d'une démocratie française ne peut pas entrer
dans sa tête ». Danton ne songe qu'à un changement de dynastie, il propose aux
Jacobins de nommer un garde de la royauté vacante. Ce garde ne peut être que le
duc d'Orléans ; il sera désigné quelques jours plus tard avec Laclos, l'âme damnée
du prince, pour rédiger la fameuse pétition par laquelle les Jacobins
demandèrent le remplacement de Louis XVI, par les moyens constitutionnels,
c’est-à-dire par la régence du duc d'Orléans.
Le jour du massacre des républicains au Champ de Mars, le 17 juillet 1791,
Danton, averti le matin par les Lameth de l'imminence de la répression,
s'absente immédiatement de Paris. Et, pendant que les Républicains abandonnés
par lui sont traqués sans merci, Danton séjourne tranquillement à
Arcis-sur-Aube, protégé par le procureur-général-syndic du département, par
Bougnot, un ami des Lameth. Il peut gagner l'Angleterre sans être inquiété,
bien qu'un mandat d'amener eût été lancé pour la forme, contre lui, Bougnot
nous dit qu'il mit le mandat d'amener dans son tiroir et qu'il prévint Danton
afin qu'il eût à déguerpir.
Après avoir échoué aux élections législatives, avec un nombre de voix ridicule,
il est enfin élu second substitut du procureur de la commune de Paris avec
l'appui de Brissot, au 3° tour et à la majorité relative, en décembre 1791.
Notons que les Jacobins, ouvertement conseillés par Robespierre, avaient refusé
à Danton leur patronage à la séance du 4 décembre 1791.
L'attitude de Danton devient dès lors de plus en plus équivoque. Il abjure ses
exagérations passées dans son discours d'installation à la Commune le 20
janvier 1792 et donne des gages aux modérés. Quand la question de la guerre est
soulevée, il semble s'abord se ranger du côté de Robespierre qui combat, comme
vous le savez, avec un courage magnifique, la politique belliqueuse des
Girondins au bout de laquelle il voit la dictature militaire. Mais soudain
Danton se tait et laisse Robespierre supporter seul tout le poids du combat.
Comment aurait-il blessé Brissot, comment serait-il entré en conflit avec la
Cour qui désirait la guerre ?
Les apologistes ont lancé ce défi imprudent aux partisans de la tradition et de
la vérité : « Citez-nous, a dit M. Aulard, une seule circonstance où Danton
aurait fait le jeu de Louis XVI ! ».
Danton s'oppose le 26 janvier 1792 aux Jacobins à la proposition de Doppot, qui
demande la formation d'une garde citoyenne pour défendre l'Assemblée nationale.
Qui pouvait profiter du rejet de la motion de Doppet qui, sinon la Cour qui
avait une garde quand la représentation nationale était désaimée ? Le 4 mars,
quand les Jacobins délibéraient sur la fête qu'ils organisaient en l'honneur
des
Suisses de Chateauvieux, délivrés du bagne de Brest, Danton injuriait
grossièrement la famille royale alors qu'elle avait souscrit 110 livres pour
aider à couvrir les frais de la fête. L'injure est tellement grossière et
inattendue que Robespierre proteste contre le langage de Danton. La Cour
n'avait-elle pas besoin, à la veille de la guerre, de prouver aux souverains de
l'Europe, et à l'opinion universelle que décidément, elle ne pouvait pas
s'entendre avec les Jacobins ?
N'avait-elle pas intérêt à se faire outrager ainsi gratuitement à l'occasion
d'un geste généreux ? Toutes les suppositions ne sont-elles pas permises quand,
quinze jours après cette algarade, on voit Danton recommandé à la Cour par
Dumouriez pour le ministère de la Justice ou pour celui de l'Intérieur, quand
la Cour se décide, pour endormir les soupçons, à porter au pouvoir les amis de
Brissot, les partisans de la guerre ! Malgré la chaude recommandation de
Dumouriez et de Talon, vous savez que Danton ne fut pas choisi comme ministre ;
il se répand de, nouveau en violences devant le club, il propose, le 14 juin
1792, d'obliger le roi à répudier sa femme et à la renvoyer à Vienne. Peut-être
Marie-Antoinette n'aurait-elle pas mieux demandé que cette obligation assez
douce lui fut imposée.
On répète partout que Danton fut l'homme du 10 août, qu'il organisa et dirigea
la glorieuse insurrection qui renversa la royauté traîtresse ; on en a cru trop
facilement les rodomontades de Danton.
Ce n'est pas Danton, c'est Robespierre qui a rédigé toutes les pétitions des
fédérés pour demander la déchéance du roi Louis XVI ; ce n'est pas chez Danton,
c'est chez Robespierre que logeait le Comité insurrectionnel, à la maison du
menuisier Duplay ; ce n'est pas contre Danton, c'est contre Robespierre qu'une
information judiciaire fut commencée à la veille de l’insurrection. Dans les
huit jours décisifs qui précédèrent la grande journée, Danton voyageait à
Arcis-sur-Aube ; il ne revint que le 9 août, c'est-à-dire quand tout était prêt
; ce n'est pas Danton qui rallia les insurgés marseillais et qui les conduisit
contre le château, c'est Chaumette, c'est Fournier l'Américain.
Tous deux nous ont laissé un récit très complet de la journée, ils ne parlent
pas de Danton, Le journal de Lucile Desmoulins nous apprend que Danton se
coucha dans la nuit fameuse, qu'on vint le chercher plusieurs fois avant qu'il
ne se décidât à partir pour la Commune. Tout ce qu'il a raconté devant le
Tribunal révolutionnaire au sujet de ses hauts faits à cette occasion n'est que
mensonge, par exemple quand il a dit qu'il avait fait l'arrêt de mort contre
Mandat, le commandant royaliste de la garde nationale, en réalité il attendit,
avant de se prononcer, de voir comment tourneraient les choses.
Les apologistes triomphent de sa nomination au ministère de la Justice, quand
l'émeute fut victorieuse ; ils voient dans cette nomination, une sorte de
récompense nationale décernée au chef (les insurgés ; ils oublient que Brissot
et les Girondins, qui choisirent Danton, avaient été hostiles jusqu'à la
dernière minute à l'insurrection et qu'ils ne nommèrent Danton que pour les
aider à refouler le mouvement démocratique et républicain qui les effrayait.
On a magnifié le rôle de Danton, au Conseil exécutif, on a dit qu'il avait
stimulé la défense nationale par son audacieux discours, par la désignation des
commissaires envoyés dans les départements pour accélérer les levées d'hommes ;
on lui attribue presque la victime de Valmy et, en raison des services rendus
dans cette crise, ou jette un voile pudique sur le massacre des prisonniers à
Paris et des prisonniers de la Haute Cour à Orléans en septembre.
Il s'opposa au transfert du gouvernement en province, à Blois, ou dans le
Massif Central, transfert proposé par les Girondins. Sou rôle public, vu
surtout à travers ses discours grandiloquents, a quelque chose d'impressionnant
; mais regardez son rôle caché. Le 3 septembre, au lendemain de la prise de
Verdun, il envoie un de ses agents secrets, le médecin Chevetol, au chef des
royalistes de la Bretagne prêts à se soulever, nu marquis tic La Rouarie.
Chevetel se fait passer auprès du marquis pour un bon royaliste - il le
connaissait depuis longtemps. - Il lui assure que Danton est resté royaliste au
fond du cœur et que, s'il s'est montré hostile au transfert du gouvernement de
Paris dans le Massif Central, c'est dans le seul intérêt de la bonne cause ; il
lui remet une lettre de Danton que Théodore Muret a publiée et qui contenait
des assurances très suspectes, Danton a voulu tromper La Rouarie ; il a voulu
le maintenir on repos par de faux semblants, l'empêcher de soulever l'Ouest
quand les Puissions avançaient.
C'est ce que soutiendra plus tard
Chevetel à son retour de Londres où il
s'était rendu après son voyage en Bretagne. Avec un homme comme Danton, on n'est jamais bien sûr de ses intentions réelles. On n'aurait pas d'inquiétudes si son
loyalisme républicain était au-dessus du soupçon. Je crois, moi, qu'en
maintenant le contact avec les royalistes, qu'en envoyant
Chevetel à
La Rouërie, juste au moment où il envoyait Noël et Talon négocier avec Pitt à
Londres, Danton, en bon et malin Champenois, faisait d'une pierre deux coups.
Si Brunswick était victorieux, s'il s'emparait de Paris, s'il terminait la
guerre par la restauration de la Monarchie, Danton invoquerait auprès du roi
restauré ses négociations auprès des loyalistes bretons, la protection qu'il
avait accordée à tant de loyalistes qu'il avait sauvés des griffes de la Commune ; à Charles Lameth, à Talleyrand, à Adrien Duport, il revendiquerait sa
part dans la victoire de l'ordre !
Au contraire, si les Prussiens étaient repoussés, il se glorifierait auprès des
révolutionnaires de n'avoir pas désespéré au plus fort du péril du salut de la
patrie et de la révolution, d'avoir empêché l'évacuation de la capitale. Il
serait le sauveur de la nation et c'est bien sous celle figure-là qu'il est
resté dans la légende. Quand on ne retient de Danton que ses déclarations
publiques, pleines de phrases ronflantes, sonores, on s'imagine qu'il n'a
jamais douté un seul instant du succès de nos armes, que jamais il n'est entré
dans son esprit l'idée de transiger, de négocier avec l'ennemi ; il est resté dans
les imaginations l'homme de l'audace. La réalité est toute différente.
A la veille de Valmy, il offrait à l'Angleterre, par l'intermédiaire de Noël,
les colonies espagnoles et l'une de nos Antilles, Tabago, pour la retenir dans
la neutralité. Au lendemain de Valmy, il négociait avec le roi de Prusse, par
l'intermédiaire du louche Westermann et du roué
Dumouriez, et, par ces
négociations, le roi de Prusse le jouait et sauvait son armée, épuisée par la
maladie, manquant de tout et qu'il aurait été facile d'écraser. Dumouriez, lié
avec Danton par toutes sortes d'intermédiaires véreux, reconduisit poliment
Frédéric Guillaume jusqu'à la frontière. Danton s'est fait le champion
flamboyant de la politique des frontières naturelles. Il a réclamé l'annexion
de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, de Genève, la guerre à l'Espagne. Il
a enchanté ainsi le cœur du bon docteur Robinet qui le compare à Richelieu.
Quand il revint au pouvoir, après les défaites de Belgique, après la trahison
de
Dumouriez, avec lequel il entretint des relations très suspectes, que Jaurès
a démêlées et que j'ai précisées après lui, Danton continua à la tribune ses
fanfaronnades patriotiques, mais dans le secret de son cœur il désespère de la
victoire, il n'a plus qu'une pensée qui ne le quittera qu'avec la vie : faire
la paix au plus vite et à tout prix avec l'ennemi, dont il juge la force
irrésistible. J'ai consacré à la politique défaitiste de Danton ? il n'y a pas
d'autre mot ? Tout un livre Danton et la Paix et je pense avoir montré
d'une façon décisive que, pendant son court passage au Comité de Salut public,
Danton a multiplié les négociations sociétés les plus suspectes et les plus
dangereuses, les plus humiliantes, avec l'Angleterre (missions de Mittchell, de
Matthows), avec la Prusse (missions de Déportés et de Dubuisson), avec
l'Autriche (missions de Proli et de Dampierre).
Pour obtenir la paix, il n'est pas de sacrifice que Danton n'aurait consenti.
Heureusement Robespierre se mit en travers de ses projets. Le premier Comité de
Salut public, le Comité Danton, fut renversé le 10 juillet et le second Comité
décida de ne traiter avec l'ennemi qu'à coups de canon. Mais Danton et ses
partisans intriguèrent jusqu'à la fin pour soulever le peuple affamé contre la
continuation de la guerre. Ils tentèrent de s’opposer à l'envoi de renforts
dans la Savoie qui était envahie par les Piémontais. Camille Desmoulins, dans
son Vieux Cordelier, conseillait hautement la paix, et son dernier numéro, qui
ne fut publié qu'après sa mort, est une philippique très violente contre la
guerre et contre ceux qui la font, contre le Comité de Salut public.
En essayant de renverser le gouvernement révolutionnaire, Danton et ses amis
risquaient d'enlever à la révolution les moyens de vaincre l'ennemi. La paix
sans la victoire ne pouvait qu'entraîner la perte de la République, la
restauration de la Monarchie. Voilà pourquoi les révolutionnaires furent
convaincus que Danton n'avait jamais été sincèrement républicain, qu'il n'avait
jamais cessé d'être ce qu'il avait été si longtemps, l'homme de Talon, l'homme
de la liste civile, l'homme des Lameth, l'homme de l'émigration, l'homme des
royalistes.
Sur les véritables sentiments de Danton à l'égard de la République, nous sommes
aujourd'hui amplement renseignés. Au lendemain même du jour où la République
fut proclamée, Danton conseillait au duc de Chartres, le futur Louis-Philippe,
dans une conversation que celui-ci a couchée par écrit, de se populariser à
l'armée. « Cela est essentiel pour votre père et pour votre famille, même
pour nous », disait Danton. Et il terminait l'entretien en
ajoutant : Vous avez de grandes chances de régner ». C'est
au cours de cette conversation fameuse, que Danton se glorifia des massacres de
Septembre. Faut-il rappeler que le duc d'Orléans, Philippe Egalité, n'avait été
nommé à la Convention nationale à Paris, que le dernier de la liste, grâce à
l'intervention personnelle de Danton, et malgré les objurgations (critiques ou
remontrances) de Robespierre ?
Danton n'a pas essayé seulement de sauver Louis XVI ; il a tenté, plus tard,
aux dires de son ami Courtois, de faire évader la reine, La duchesse de
Choiseul ; (la femme du duc de Choiseul, ancien premier ministre de Louis XV), n'avait loin ni, dit Courtois, les fonds nécessaires, et l'affaire n'a échoué que
parce que, au dernier moment, la reine ne voulut pas être sauvée seule, mais
voulut emmener ses deux enfants. Une preuve sans réplique que Danton était en
France le suprême espoir des royalistes et de l'ennemi, cette preuve nous est
donnée par le journal de Fersen, le Suédois, qui fut colonel d'un régiment en
France, qui sût toucher le cœur de Marie-Antoinette et qui en fut récompensé.
En août et septembre 1793, quand Fersen, alors réfugié à Bruxelles, apprend que
la reine vient d'elle séparée du Dauphin, qu'on va la conduire à la
Conciergerie, antichambre de l'échafaud, Fersen ne voit qu'un moyen de la
sauver, avant, qu'elle ne comparaisse devant le tribunal. Lui et le comte de
Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche à Paris, réfugié aussi à Bruxelles,
font agir sur Danton, par l'intermédiaire du riche banquier Deribes, qui avait
déjà fourni à Louis XVI, au moment de sa fuite à Varennes, de grosses sommes
d'argent. Deribes se mit en campagne ; il écrivit à Danton et partit pour Paris
au début de septembre ; les diamants pris sur l'ambassadeur de France
Sémonville qui fut arrêté par les Autrichiens, au moment de son passage en
Valteline, devaient servir à payer l'entreprise.
Il était trop tard, Danton était tombé du Comité de Salut public, son étoile
pâlissait et l'hébertisme dominait depuis la journée du 5 septembre. La reine
ne fut pas sauvée. Vous savez que Danton a blâmé le procès de la reine comme il
a blâmé le procès des Girondins et qu'il a quitté Paris au début d'octobre pour
Arcis, sous prétexte de soigner sa santé, mais peut-être aussi en manière de
protestation. Or, quand les coalisés entreprirent, au printemps de 1794, une
offensive pacifique pour rejeter sur les seuls révolutionnaires toute la
responsabilité de la continuation des hostilités, c'est encore sur Danton,
qu'ils comptent pour parvenir à cette fin. Le même agent de Pitt, Miles, avec
lequel l'agent de Danton, Noël, s'était abouché au moment du procès du roi,
écrit à l'ambassadeur de France à Venise, qui était à ce moment-là Noël
lui-même, le 5 janvier 1794, pour le prier d'avertir Danton que le gouvernement
anglais était prêt à ouvrir des pourparlers avec le gouvernement français.
« Communiquez mon adresse sans délai à Danton et demandez-lui de
m'indiquer une ville en Suisse où je pourrais conférer avec lui au sujet de la
paix ». Il ajoute, dans une nouvelle lettre, que si Danton ne peut pas aller en
Suisse, il n'a qu'à envoyer un homme de confiance à Londres, il le recevra dans
sa propre maison. « Ce sera mon affaire de lui obtenir un entretien avec le
ministre », c'est-à-dire avec Pitt. Or, Miles, agissait d'accord avec son
gouvernement. Il est remarquable que la lettre de Miles fût communiquée à
Danton par Noël et il ne vous a pas échappé que la campagne des Dantonistes pour
la clémence et pour la paix correspondait par conséquent au désir du
gouvernement anglais. Les contemporains ont cru que Danton ne servait pas
gratis la politique anglaise.
Il y a, dans une dépêche de notre ambassadeur à Londres, La Luzerne, en date du
29 novembre 1789, un passage, dont M. Aulard n'a jamais parlé, bien entendu, et
qui concerne Danton : « J’ai dit au duc d'Orléans (alors en mission
extraordinaire à Londres) qu'il y avait à Paris, deux particuliers Anglais,
l'un nommé Danton et l'autre nommé Paré, (le clerc de Danton), que quelques
personnes soupçonnaient d'être les agents les plus particuliers du gouvernement
anglais... Je ne sais si on a fait des recherches pour savoir s'ils existent
réellement à Paris ».
Quand cette dépêche fut écrite à Londres, la notoriété de Danton ne dépassait
pas encore son quartier. L'ambassadeur ignorait jusqu'à son nom qui lui est
révélé par la police, il est remarquable qu'il croit que Danton est Anglais et
il prononce sans doute son nom à l'anglaise « Denntonn ». Au moment, de son
arrestation, en germinal, on trouva dans les papiers de Danton une lettre
adressée par le Foreign-Office du banquier Perregaux, pour l'inviter à payer
des sommes considérables à certaines personnes désignées par des initiales,
pour récompenser ces personnes des services rendus à l'Angleterre en soufflant
le feu aux Jacobins et en leur faisant prendre des mesures extrêmes. Pour être
arrivée chez Danton, cette lettre dut lui être transmise par Perregaux lui-même, comme l'intéressant personnellement. Et, à certains indices, il ne
serait pas surprenant que de document ait été communiqué aux jurés du Tribunal
révolutionnaire, en chambre du Conseil, pour triompher de leurs dernières
hésitations.
Quand l'agent de Pitt, Miles, apprit la condamnation de Danton, il fit ainsi
son oraison funèbre dans une lettre à Noël du 11 avril 1794 : « Danton
n'est plus ! Sa chute, je l'ai prédite depuis longtemps, comme le triomphe de
Robespierre, d'après la connaissance personnelle que j'ai de ces deux hommes,
Danton, en février 1793, aspirait à la régence. J'ai connu alors, par les
intéressés eux-mêmes, qu'il a facilité la sortie de France de quelques
royalistes. Son caractère n'était pas considéré comme incorruptible ».
Au même moment, l'ambassadeur américain à Paris,
Gouverneur Morris, écrivait à Washington à la date du 10 avril 1794 :
« Danton a
toujours cru, et c'est ce qui est le plus malheureux pour lui, qu'un système de
gouvernement par le peuple était absurde en France, que la foule est trop
ignorante, trop inconstante, trop corrompue, pour fournir une administration
basée sur la légalité ; qu'habituée à obéir, il lui faut un
maître ». « Il était trop voluptueux pour ses ambitions et trop
indolent pour acquérir le pouvoir suprême. Tout son but semble avoir été plutôt
d'amasser de grandes fortunes que la célébrité ».
Ces deux témoignages concordants d'hommes liés bien placés pour être au courant
des événements et désintéressés complètement l'un et l'autre en la matière,
doivent être retenus par l'histoire. C'est sous l'inculpation capitale de
complot contre la République, d'intelligences avec ses ennemis que Danton a
succombé. Le complot est certain. Un ami de Danton, l'ancien ministre de
l'Intérieur, Garat, nous dit dans ses mémoires, qu'il a reçu des confidences de
Danton lui-même quand il revint d'Arcis-sur-Aube, rappelé par le scandale de la
Compagnie des Indes ; d'après Garat, ami de Danton, il ne s'agissait rien moins
que de la ruine du gouvernement révolutionnaire et du retour de la Monarchie.
Danton se proposait, d'après Garat, de jeter la division dans les comités, d'en
provoquer le renouvellement et s'il échouait à la Convention, de les renverser
par un coup de main ; puis, une fois revenu au pouvoir. Danton aurait
résolument barré à droite pour faire la paix ; il aurait abrogé la constitution
républicaine, rendu aux riches leur influence, en leur accordant la suppression
des taxes sur les denrées ; il aurait fait rentrer les émigrés et liquidé la
révolution par une transaction avec tous ses ennemis.
La Restauration ne se serait pas faite en 1814, elle se serait faite vingt ans
plus tôt. L'étude attentive de la conduite de Danton et de ses amis pondant les
derniers mois de leur vie, prouve lumineusement que Garat n'a dit que la
vérité. Il est d'ailleurs très sympathique à Danton. Que les choses se soient
passées comme Danton lui en a fait la confidence, je ne puis, pour le prouver,
que vous renvoyer ici au IIIème volume de ma Révolution française où j'ai
retracé par le menu, la lutte ardente et machiavélique que Danton et ses amis
ont livrée au gouvernement à l'époque la plus critique de la Terreur.
Conclusions de la conférence
J'ai été bien long, je m'en excuse, Mesdames et Messieurs, mais je vous avais
prévenus et pourtant je suis loin d'avoir tout dit. J'ai conduit mes
recherches, je le crois du moins, sine ira et studio, sans colère et sans
haine.
Pourquoi aurais-je été animé contre la mémoire de Danton ? A l'âge où je
terminais mes études, on lui élevait des statues. J'ai appris l'histoire,
comme vous, dans des livres qui le glorifiaient et ce n'est que peu à peu et
par un travail long et minutieux que je me suis délivré du monceau d'erreurs et
de mensonges qu'on m'avait inculqué. Personne ne croira que c'était là le bon
moyen pour moi de favoriser ma carrière et d'arriver plus tôt à la Sorbonne.
J'ai cru que la vérité avait des droits, je me suis mu résolument à son service
dès que la lumière s'est faite dans mon esprit, et aujourd'hui, je vous ai dit
ma conviction profonde, fondée sur vingt-cinq ans de travaux dont j'attends
toujours et dont j'attendrai longtemps la réfutation.
Robespierre et Saint-Just et tous les contemporains, je vous l'ai dit, ont bien
jugé ces hommes, dont Danton était le chef ; ils n'étaient que des jouisseurs
et des profiteurs sans scrupules, l'écume de la France. Ils mettaient la
Révolution et le pays on coupe réglée. Ils auraient perdu la République et la
patrie s'ils avaient pu triompher des honnêtes gens et des patriotes. Mais une
dernière interrogation vous viendra peut-être à l'esprit : Comment se fait-il,
direz-vous, qu'après un siècle de distance, ces jouisseurs sans conscience, si
justement condamnés, aient pu tromper des écrivains consciencieux et de bons
républicains ? D'abord, ces écrivains que j'ai nommés ci qui pour la plupart
n'étaient pas des érudits rompus aux méthodes scientifiques, ont été trompés
par l'apparence rigoureuse du plaidoyer des fils de Danton, dont ils n'ont pas
su vérifier les chiffres, ni contrôler les affirmations.
Ensuite, ils ont subi l'action personnelle d'un homme qui a occupé au ministère de l'Instruction publique, une très haute situation, d'Arsène Danton, qui fut
l'élève de Michelet à l'Ecole normale, qui devint chef de cabinet de Villemain
au ministère de l'Instruction publique, et qui termina sa carrière comme
Inspecteur général de l'Université sous Napoléon III. Très fier du nom qu'il
portait et de sa parenté éloignée avec le grand tribun révolutionnaire, Arsène
Danton mit au service de sa réhabilitation, une rare ténacité très bien servie
par sa situation au Ministère de l'Instruction publique, qui est en relation
avec tous ceux qui tiennent une plume.
Enfin, l'école positiviste, par une étrange aberration, s'avisa de se choisir
un précurseur dans le jouisseur débraillé des Cordeliers. Comme il eût été
surpris de se voir doté de celle progéniture intellectuelle ! L'Ecole
positiviste, à laquelle appartenaient le docteur Robinet, Pierre Laffitte, Antonin
Dubost, a exercé, vous le savez, une considérable influence sur tous les hommes
d'État qui ont fondé la IIIe République.
J'ajouterai encore qu'aux environs de 1880, les circonstances étaient
favorables pour cette œuvre de réhabilitation. On sortait du 16 Mai, de
l'oppression cléricale, on se détachait de Robespierre, qui ne paraissait pas
assez zélé contre la religion. On sortait aussi de la guerre de 1870, on
n'avait retenu de Danton, que les phrases à effet d'un patriotisme truculent,
on le voyait à travers Gambetta. Enfin, on n'avait vaincu « l'ordre moral »
qu'à l'aide de l'union de toutes les forces républicaines étroitement
rassemblées. Danton, qui ménagea et qui servit tous les partis, Danton qui
tendit constamment la main aux Girondins apparaissait comme le symbole de
l'union républicaine indispensable à la victoire.
Les historiens, qui sont des hommes subissent la pression inconsciente des
circonstances et des temps où ils vivent. Ils transposent, dans le passé, de
fausses analogies, et cette faute est plus fréquente dans l'histoire de la
Révolution que dans toute autre, car celle-ci excite davantage les passions des
partis qui vont y chercher des armes pour leurs polémiques.
J'ai essayé, en abordant ce problème à mon tour, de m'abstraire de toute
considération étrangère à la science. La politique n'a rien à voir avec
l'histoire digne de ce nom. Ce n'est pas à la politique que l'histoire doit
demander des inspirations ou des confirmations, je dis que c'est plutôt le
contraire ; c'est l'homme politique, s'il est sincère, qui doit se mettre à
l'école de l'historien.
Un régime représentatif, comme le nôtre, un régime qui n'a de la démocratie que
le nom et les apparences, un régime où le peuple pour tous pouvoirs met tous
les quatre ans un bout de papier dans une urne, votant pour des hommes qui, le
lendemain, le dédaignent et le méprisent, ou le trahissent, ce régime
soi-disant démocratique ne repose - Montesquieu l'a dit depuis longtemps - que
sur la vertu, sur l'honnêteté foncière, sur la conscience droite et loyale de
ses élus. Si l'élu trahit les électeurs, tout s'écroule, le suffrage universel
est bafoué puisqu'il n'a pas encore su conquérir chez nous le référendum que
nos voisins, les Suisses, pratiquent depuis un demi-siècle.
Il n'y a pas, Mesdames et Messieurs, deux honnêtetés, une honnêteté privée
négligeable et une honnêteté publique seule indispensable, j'estime qu'il n'y
en a qu'une, Et si, de l'histoire de Danton, se dégage une leçon, il me semble
que c'est celle-là : souvenez-vous en.