Article en cours de rédaction au 14/02/2023
Monument dédié à Danton, Place Henri Mondor à Paris, 6ème arrondissement |
Préambule.
Je réalise ce jour (20/12/2022), que je ne pourrai pas achever le travail que je m'étais fixé en voulant étudier "autrement" la Révolution française jusqu'en 1794. La tâche est énorme. Au bout de 3 ans, j'en suis encore à 1789 dont je n'ai pas terminé la chronologie. Je vais ralentir mon rythme de travail et continuer de me concentrer sur l'année 1789. On comprend tellement de choses en étudiant 1789, que les années qui suivent semblent aussi logiques qu'inéluctables. Néanmoins je ne puis faire l'impasse sur certains des personnages "vedettes" de la Révolution qui, en 1789, ne sont pas encore au sommet de leur carrière révolutionnaire.
Danton fait partie de ces hommes. Je l'ai déjà évoqué dans quelques articles, mais son heure de briller vraiment n'est pas encore arrivée en 1789. Je pense donc nécessaire de lui dédier un article spécial, et ce, d'autant plus que pour beaucoup de gens, il est l'un des grands personnages de la Révolution française !
Comme beaucoup d'autres personnages historiques (comme la chère Olympe de Gouge par exemple), Danton est devenu un personnage conceptuel symbolisant des valeurs dont certaines l'aurait étonné.
J'ai lu récemment un commentaire faisant de lui un républicain ! Le magazine Géo et le site d'histoire Hérodote l'appellent "le sauveur de la Révolution" !
Mais où sont-ils allés chercher cela ?
Le monumental Danton
Rendez-vous compte que Danton est un des rares révolutionnaires à avoir sa statue sur une place parisienne et que de nombreuses rues portent son nom ! Je parle de vrais révolutionnaires, pas de Lafayette (déclaré traître à la Nation le 19 août 1792) dont la statue dans le 8ème arrondissement a été offerte par nos amis américains et encore moins de celle de son comparse Jean-Sylvain Bailly dont la statue de bronze a été fondue par le régime de Vichy en 1941. Il y a tout de même une statue de Bailly en façade de l'Hôtel de Ville de Paris (Puisqu'il fut proclamé Maire en 1789).
Ci-dessous la statue de Lafayette (première version en plâtre et seconde version en bronze), et les statues de Bailly, celle fondue par Vichy et celle en façade de l'Hôtel de Ville.
Pourquoi Danton ?
Que lui vaut donc ce traitement de faveur, surtout à lui qui fut tout aussi violent que d'autres, sinon plus ? Et surtout lui, qui figura parmi les plus corrompus de tous les révolutionnaires ? C'est ce que nous allons essayer de comprendre dans cet article.
Georges-Jacques Danton en 1792 (33 ans) |
Une étrange réhabilitation
Sauf le respect que je vous dois chers lecteurs, je me demande si ce ne serait pas précisément son amour immodéré de l'argent qui lui a valu cette sollicitude particulière ? Les ennemis de la Révolution reconnaissant alors en lui un des leurs ? Vous comprendrez mieux ce que je veux dire lorsque vous lirez plus loin cette phrase : "un révolutionnaire qui trahit la Révolution mérite une récompense".
Robespierre, lui aussi, aurait-il été pardonné s'il avait comme son ami Danton sombré dans la débauche et s'il s'était enrichi en se laissant corrompre et en magouillant sur les ventes d'armes ou de blé pour s'acheter des châteaux comme son ami Danton ?
Danton, ou plutôt son étrange réhabilitation, pose vraiment question. Je vous conseille de lire l'article consacré à son procès sur le site du ministère de la Justice. On peut y lire que c'est pour "avoir trop prêché la clémence et la modération envers les "suspects" de la Terreur." qu'il a été condamné ! Lui qui a été l'inspirateur du tribunal révolutionnaire et qui disait haut et fort le 1er septembre 1793 : "Le tribunal révolutionnaire ne travaille pas assez, il n'y a pas assez de têtes qui tombent, JE DEMANDE UNE TÊTE PAR JOUR."
Auprès de qui s'est renseigné le rédacteur de l'article du ministère ? L'histrion haineux Lorant Deutsch ? Ou le sympathique mais pas très sérieux Stephane Bern ? 😉 (Car oui, malgré son histoire France pour les grands-mères, je le trouve sympathique)
Lisez l'article étonnant du ministère de la Justice. |
Une question philosophique ?
Comprendre la réhabilitation de Danton, c'est peut-être aussi comprendre pourquoi de nos jours, les électeurs continuent d'accorder leur confiance à un homme ou une femme politique que l'on sait corrompu, tricheur, ou servant une cause à l'encontre de leurs intérêts.
Les psychologues nous expliqueront que lesdits électeurs déduisent du comportement d'un politicien corrompu, que le tricheur est forcément plus malin que les autres. De plus, nos cerveaux de primates associent la richesse détenue par un mâle ou une femelle "alpha", à un signe de puissance ; puissance qui bien évidemment les protégera de l'hubris des mâles alpha de la horde voisine. Eh oui braves gens, l'espèce humaine est jeune ! Chronologiquement parlant, nous venons à peine de sortir des cavernes. Voilà pourquoi nous sommes encore accablés par de tels déterminismes anachroniques hérité de notre longue évolution de primates.
Monsieur Loyal
Voilà pourquoi je vous propose de lire les deux longs textes ci-dessous, écrits chacun à des époques différentes par des historiens eux-aussi fort différents. Ils vous permettront de réfléchir aussi bien sur la personnalité de Danton, que sur la façon d'étudier l'histoire selon les époques ; sans oublier bien sûr la question philosophique posée ci-dessus.
Ces deux textes sont déjà en accès libre sur le web et je ne ferai que les compléter par des liens et des images pour en faciliter et agrémenter la lecture.
Je ne serai donc qu'un modeste Monsieur Loyal, ne faisant que présenter les artistes à qui revient tout le mérite de leur travail. Apprenez au passage que le vrai Pierre-Anselme Loyal, qui donna son nom à la fonction de présentateur des numéros de cirques, fut un contemporain de la Révolution dans les années 1780-90 à Paris. 😉
Un Monsieur Loyal de 1840 (Je n'ai pas de fouet, ni de moustaches) |
Deux textes pour réfléchir
La Conférence d'Albert Mathiez en 1927
L'auteur du premier texte fera peut-être sortir quelques-uns de leurs tranchées idéologiques, puisqu'il s'agit d'Albert Mathiez, connu à son époque pour ses sympathies envers le régime bolchévique né de la Révolution russe.
Mais calmons-nous les amis ! Que savait-on vraiment du régime bolchévique quand ce texte fut écrit, en 1927 ? Il faut également se souvenir de ce qu'était la condition ouvrière dans ces années-là pour comprendre la bienveillance accordée par certains intellectuels à la Révolution russe.
Enfants travaillant dans une mine de charbon de Pennsylvanie aux USA en 1911. Photo de Lewis Hine (Avant l'horreur communiste) |
Avant de l'accabler il faut également savoir qu'Albert Mathiez avait commencé son travail sur la Révolution française dès 1910, donc bien avant la Révolution russe !
La Révolution française a beaucoup souffert par la suite des amalgames faits avec la Révolution russe (Et ne parle même pas des neuneus qui ont comparé par la suite les sans-culottes aux Khmers rouges ! ).
L'énormité de la Révolution russe a fait de l'ombre à la révolution de 1789 et nombre de demi-habiles ont expliqué les excès de la Révolution russe par ceux de la Révolution française. On a également reproché à ce pauvre Mathiez une certaine bienveillance envers le "monstre de tous les monstres", à savoir Maximilien Robespierre...
Albert Mathiez |
Aparté (médical) à propos de Robespierre 😉On a donc reproché à Mathiez sa compréhension, voire sa sympathie envers Robespierre. C'est hélas ce qui arrive à beaucoup de ceux qui se donnent la peine de s'intéresser vraiment à Maximilien Robespierre, qui est un personnage tellement atypique de cette Révolution.
Comment effectivement ne pas mépriser un politique de son envergure ? Imaginez-vous que ce méchant drôle se contentait de ses appointements et qu'il avait choisi de vivre dans une modeste chambre louée par le menuisier Maurice Duplay, qui l'avait accueilli chez lui au 366 rue Saint-Honoré (actuel 398), après la fusillade du Champs de Mars (Quand Bailly fit tirer sur les pétitionnaires venus demander la destitution du roi après la fuite de celui-ci). Comment ne pas mépriser en effet un politique qui ne s'enrichit pas lors de son mandat et qui ne se consacra qu'à son travail, c'est-à-dire améliorer la situation du peuple et mener la guerre contre 11 armées étrangères qui avaient envahi la France, sans oublier la guerre civile contre les Vendéens qui attaquaient la France en son sein même ?
Maurice Duplay |
Certains ont cru trouver la faille en lui reprochant sa coquetterie vestimentaire. D'autres demi-habiles, ont trouvé suspect son absence de vie sentimentale, allant jusqu'à le suspecter de mœurs douteuses (douteuses selon eux). Que n'a-t-on pas dit à propos de Robespierre ? Certains neuneus l'ont même accusé de porter des culottes faites de la peau des décapités !
Au risque de vous choquer (ou de perdre tout crédit auprès de vous), je vous dirais que Robespierre me fait penser à une sorte de Greta Thunberg de la Révolution. Tout comme l'écologiste militante qui veut sincèrement sauver la planète et croit à tout ce qu'elle dit, Robespierre lui aussi croyait sincèrement tout ce qu'il disait (comme le fit remarquer Mirabeau).
Il aimait vraiment le peuple et il voulait sincèrement lui apporter le bien-être et la justice. Mais tout comme Greta, il lui manquait une forme de compréhension des autres, son empathie était maladroite...
Je ne suis pas loin de me demander si tout comme Greta, il n'était pas atteint du syndrome d'Asperger, une forme d'autisme plus répandue qu'on ne le pense en politique (Thomas Jefferson, Vladimir Poutine, etc). Peut-être auriez-vous préféré d'ailleurs que je le compare à Poutine ?
Le Syndrome d’Asperger est un handicap que l’on ne peut pas distinguer à l’œil nu. Sa différence se traduit par de nombreux symptômes : Hypersensibilité, forte dépendance au combat, passions vécues de manière obsessionnelle, réactions froides, contrôle maximum en toute situation, difficultés dans les relations sociales, difficultés à comprendre les métaphores, le sens figuré ou encore l’ironie, troubles dans la communication non-verbale, empathie défaillante, difficulté à prévoir les attitudes et les intentions des autres. Les autistes Asperger ne perçoivent pas instinctivement le "langage invisible" (postures, silences, regards, etc.) qui fait partie des interactions sociales, ce qui provoque en eux des comportements surprenants et inattendus, qui heurtent parfois les conventions sociales. Les autistes Asperger sont réputés directs et intègres… Vous voyez ce que je veux dire ? Un historien sérieux serait-il volontaire pour étudier cette piste ?
Laissons cette question en suspens. Concernant Danton et Robespierre, je vous propose d'écouter ce podcast de France Culture sur la rivalité entre les deux "amis", en cliquant sur leurs portraits ci-dessous :
L'auteur du second texte, Jean-François Boisson, a publié son texte intitulé "Danton : Réflexions sur une histoire interminable", en 1985, dans le numéro 74 de la très sérieuse revue "Raison présente. École – Société". Je n'ai pas trouvé d'informations sûres à propos de Jean-François Boisson. Mais le fait qu'il soit publié dans cette honorable revue montre qu'il bénéficiait pour le moins la confiance de ses pairs.
Il est intéressant de rappeler que deux ans auparavant était sorti au cinéma le très controversé film d'Andrzej Wajda, intitulé "Danton". Controversé car partisan, dithyrambique, voire hagiographique. Raison pour laquelle Jean-François Buisson évoque assez souvent ce film dans son texte.
Un mot sur le film de Wajda
Concernant Wajda, je vous propose de regarde la bande annonce de son film à la fin de l'article (en bas de page). Il faut pardonner à l'artiste sa vision de la Révolution française. Comme beaucoup de Polonais il a été traumatisé par la Révolution russe et il ne peut s'empêcher de faire des amalgames anachroniques. La grande philosophe Hannah Arendt est allée encore plus loin dans la confusion partisane avec son essai "La révolution et les droits de l'homme".
Vous pourrez constater dans cet extrait de film, avec étonnement peut-être, à quel point le personnage de Danton, interprété par le truculent et sympathique Gérard Depardieu, est immonde avec Robespierre. Bien sûr, tel que c'est filmé, c'est sensé rendre Danton sympathique...
Le Danton "athlétique" qui a peut-être inspiré Wajda pour confier le rôle à Depardieu. |
Le vrai travail de Jean-François Buisson
Jean-François Buisson réalise néanmoins un vrai travail critique sur les études précédentes concernant Danton, y compris celles de Mathiez. Mais il est malgré tout forcé de reconnaître la validité du travail de Mathiez. Voici ce qu'il écrit à la fin de son texte :
"Même en tenant compte aujourd'hui des correctifs apportés par Lefebvre et quelques autres, il est difficile de vouloir « ignorer » l'éclairage apporté par Albert Mathiez sur la politique de Danton. Personne n'a pu entamer valablement ses analyses et le dernier historien à reprendre le dossier Danton, Frédéric Bluche n'a pas hésité à écrire au début de son livre :
"Si Mathiez s'est laissé emporter, la raison était insuffisante pour écarter ses arguments les plus gênants" (Danton - Librairie Acad. Perrin, avril 1984, p. 10).
et à ajouter en conclusion :
"Malgré les pièces et démonstrations accablantes apportées par Mathiez (...), malgré l'éblouissante synthèse, sévère mais nuancée, de G. Lefebvre, les thèses d'Aulard et de ses disciples ont la vie dure. Elles l'emportent encore largement dans la conscience historique des Français. L'immense talent du cinéaste polonais Wajda, auteur d'un Danton somptueux mais partial {1983) n'aura rien fait pour clarifier le débat (Idem, p. 487.)
Les 74 premières pages du livres de Bluches (sur 496) sont consultables dans la fenêtre ci-dessous :
" Bien entendu" Poursuit-il, "il est prudent de penser que l'histoire de Danton n'est pas achevée ; mais il n'est pas absurde de penser qu'elle a trouvé son terme en recevant ses caractérisations les plus essentielles du travail d'Albert Mathiez. Tant qu'on ne produira pas de pièces nouvelles ni d'arguments invalidants contre son dossier, il sera loisible à tout un chacun de considérer qu'il y a là quelque chose d'incontournable."
Vous comprenez mieux à présent pourquoi je vous propose ci-dessous de lire la conférence donnée par Mathiez.
Réputé pour sa laideur, nous disposons malgré tout de nombreux portraits du grand homme. Celui-ci fait moins peur. |
Au travail ! Voici le premier texte.
Avertissement : Il date de 1927, mais ne vous laissez pas décourager par cette ancienneté. Mathiez a eu accès à des documents que nombre d'historiens actuels ne se donnent plus la peine de consulter, car beaucoup se contentent de reprendre ce que les plus anciens ont écrit auparavant. Le "copier-coller" fait des ravages de nos jours.
J'ai fait apparaître mes explications complémentaires en bleu.
CONFÉRENCE de Mr Albert MATHIEZ,
MESDAMES, MESSIEURS, mes chers Collègues,
Robespierre (1789) |
Louis Legendre dont je vous conseille de lire la fiche Wikipédia |
(*) Juste un mot au passage sur Edme-Bonaventure Courtois de l'Aube, âme damnée de Danton.
Quand sa femme mourut en 1787, la rumeur publique l’accusa de l’avoir empoisonnée. Rapidement remarié, il se déclara partisan de la Révolution et parvint à devenir receveur du district d’Arcis. Il commença alors à s’enrichir. Monté à Paris, il fut employé au garde-meuble de la couronne, avant d’être élu député de l’Aube à l’Assemblée législative en 1791, puis renommé membre de la Convention en 1792. En 1793, il vota la mort de Louis XVI, sans appel, ni sursis. Après la mort du Roi, Courtois se fit discret, mais ne manqua pas de profiter de certaines situations. Fixé auprès de l’armée du Nord en juin 1793, il en revint rapidement, accusé de dilapidations et d’avoir chargé son beau-père de fournir frauduleusement des bœufs pour l’approvisionnement de l’armée. Envoyé dans les départements de l’Indre et du Cher au début de l’année 1794, il fit fermer les églises et éloigner les prêtres de leurs fonctions. Compatriote et ami de Danton, donc opposé à Robespierre, il fut chargé de l’examen des papiers de ce dernier, après sa chute le 9 thermidor an II [27 juillet 1794], et rendit en janvier 1795 un très long et très violent rapport, chef-d’œuvre d’enflure et de mauvais goût. Chargé d’une mission dans les départements de la Meurthe et des Vosges, il fit libérer les détenus politiques, mais continua de poursuivre les prêtres. Il entra alors au Comité de sûreté générale, qui remplaça celui de la Terreur, puis passa en octobre 1795 au Conseil des anciens, comme ex-conventionnel. Il fut réélu par le département de l’Aube en 1798, puis une seconde fois en 1799. Il prit une part très active aux événements du 18 brumaire an VIII [9 novembre 1799] et dénonça Barthélemy Aréna (1765-1829) comme ayant voulu assassiner le général Bonaparte, ce qui lui valut d’entrer au Tribunat. En 1816, il dut s'exiler à Bruxelles. Il mourut peu de temps après son arrivée dans cette ville et la légende raconte que personne ne suivit son cercueil. (Source)
Pierre Lafitte |
Saint-Just |
(1) Junius Frey, né à Brünn le 12 juillet 1753 et guillotiné à Paris le 5 avril 1794, était un peu plus que le banquier décrit par Mathiez. De son vrai nom Moses Dobruška, cet érudit Juif d'origine bohémienne converti au Catholicisme puis anoblit sous le nom de Franz Thomas von Schönfeld était aussi un alchimiste, écrivain et poète. Il rallia la France révolutionnaire en 1792, sous le nom de Junius Frey. Il publia publie en 1793 « Philosophie sociale dédiée au peuple français », une sorte de synthèse des idées de Locke, Rousseau et Kant qu'il considéra comme sa contribution à la Révolution française.
Nota : On peut trouver ce livre de Mathiez en réimpression. Si le sujet vous intéresse, je vous suggère la lecture de cette interprétation différente de l'affaire reposant sur le livre publié en 1932 par Henri Houben dont ce compte rendu n'est pourtant guère élogieux.
Danton et Camille Desmoulins se défendent à la Convention |
(A noter que l'article de Wikipédia sur le procès de Danton défend la thèse totalement inverse en prétendant que seul Cambon a été entendu. Etonnant ? Non, pas vraiment avec Wikipédia.)
Mirabeau |
Auguste Marie Raymond d'Arenberg, comte de la Marck |
Florimont Claude Mercy d'Argenteau |
Antoine Omer Talon |
Armand-Marc Comte de Montmorin Saint Hérem |
« Il faut que je vous voie ce matin, mon cher comte, La marche des Talon, Sémonville et compagnie est inconcevable. Le Montmorin m'en a appris et je lui en ai appris hier des choses tout à fait extraordinaires, non seulement relativement à la direction des papiers (c'est-à-dire des journaux) qui redoublent de ferveur pour La Fayette et contre moi, mais relativement à des confidences et à des motions particulières du génie le plus singulier. Et, par exemple, Beaumetz, Chapelier et d'André ont dîné in secretis (en secret), reçu les confidences de Danton, etc., etc. (sic) et, hier au soir, ont fait, en mon absence, la motion de démolir Vincennes pour se populariser. Ils refusent de parler sur la loi des émigrants, de peur de se dépopulariser. Ils demandent à M, de Montmorin, une proclamation du roi qui annonce la Révolution aux puissances étrangères, pour se populariser, etc., etc.« Danton a reçu hier 30.000 livres et j'ai la preuve que c'est Danton qui a fait faire le dernier numéro de Camille Desmoulins. ... Enfin, c'est un bois. Dînons-nous ensemble aujourd'hui ? Y seront-ils ? Leur parlerez-vous à part ? Enfin, il faut nous voir.« Je vous renvoie votre mandat : 1° parce qu'il est au nom de Pellenc, chose dont je ne me soucie pas ; 2° parce que Pellenc est malade à ce qu'il dit, et qu'ainsi il n'irait pas chez M. Samson. Or, mon homme part. Il est possible que je hasarde ces 6.000 livres-là, Mais, un moins, elles sont plus innocemment semées que les 30,000 livres de Danton. Il y a au fond une grande duperie dans ce bas monde à n'être pas un fripon ».
Thomas de Mahy de Favras |
Zoé Talon en 1801 |
Nota : Lire ce document étonnant, page 129 "Magistrat et conspirateur"
Claude Ambroise Régnier (1808) |
Louis XVI éclairant son serrurier Gamain, fabricant l'armoire de fer dont il révélera l'existence après la fuite du roi. (Illustration de "L'histoire des Girondins" de Lamartine) |
Jean-François Delacroix, ami de Danton. |
Nota : L'Espagne versa plus de 2 millions de pots de vin pour tenter de sauver la tête du roi. Lire également :"La correspondance des agents diplomatiques d'Espagne en France pendant la Révolution"
« La personne de confiance envoyée par le Conseil exécutif (c'est-à-dire l'abbé Noël) est venue ce soir à neuf heures et demie. Elle s'est déclarée elle-même amie de l'humanité et, quoique républicaine, elle était parfaitement persuadée que la mort du roi ne serait d'aucune utilité pour le nouveau gouvernement de la France ; qu'après avoir réduit Louis XVI au rang de simple citoyen, la France n'avait plus rien à craindre du monarque détrôné ; que, ce que recherchait la France, ce n'était pas le supplice d'un homme, mais la destruction de la royauté, et que ce dernier objet était maintenant pleinement réalisé. Après ces prémisses, qui furent longues, il me dit qu'il voyait une disposition dans le Conseil exécutif à éviter de répandre le sang de Louis XVI et qu'il supposait que M. Pitt et le gouvernement attachaient quelque importance à ce désir charitable. Il en vint alors à me proposer de me communiquer la seule méthode certaine par laquelle la vie du roi pourrait être sauvée. Il me dit que c'était un individu qui rassemblait à Londres les moyens, mais qu'étant suspect (Talon venait d'être mis en accusation) il lui était impossible de le voir à ce sujet. Il insista sur l'esprit vigoureux de cet individu ; il dit que ses ressources étaient immenses, ses connaissances étendues et qu’ayant eu une part active à la Révolution, qu'étant resté en bons termes avec tous les partis, qu'étant très profondément et confidentiellement engagé dans les affaires du roi, lui seul pouvait réussir dans l'entreprise. Il a demandé alors si je voulais parler de la chose à M. Pitt, mais qu'il ne devait pas être nommé lui-même ; qu'il n'avait plus rien à. dire sur le sujet, sinon de me donner le nom et l'adresse de l'individu (M. Talon, 116 Sloane-Street, à Chelsea), et que j'étais alors libre de faire ce que je jugerais à propos. Je demandai de quelle façon M. Pitt pourrait intervenir. Il me fut répondu que ce devait être secrètement et non ouvertement. Je le priai de s'expliquer. Il dit qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, qu'il m'avait soumis la chose en confidence et que l'affaire, autant qu'elle le concernait, devait en rester là.« Soupçonnant que ce pouvait être une feinte de la part du Conseil exécutif pour découvrir si notre gouvernement s'intéressait lui-même à la préservation de le vie du roi et me tendant compte que, si une telle idée devait être admise, l'Angleterre pourrait être accusée de désirer effectuer la contre-Révolution, je crus prudent de paraître extrêmement indifférent à la vie ou à la mort de Louis XVI, si bien que le Monsieur qui vint à moi a lieu de se plaindre de la rudesse et du mauvais accueil qui lui fut fait au sujet du roi. C'était aussi dans l'opinion qu'il était prudent de renforcer à Paris la conviction que M. Pitt, s'était fait à lui-même un devoir de ne pas se mêler du gouvernement intérieur de la France dans aucun cas, sous aucun prétexte, ni directement, ni indirectement. L'observation fut faite que c'était chose secrète. Je répondis que j'avais trop l'expérience du monde pour croire que l'intervention proposée pût rester secrète vingt-quatre heures et que, comme je savais l'aversion de M. Pitt à se mêler des affaires intérieures de la France, relativement à la question qu'on pût penser qu'il interviendrait au sujet du jugement du roi, je devais décliner la proposition, non seulement dans la pleine conviction où j'étais que ce serait chose inutile, mais aussi par raison de délicatesse à l'égard de M. Pitt lui-même.« Il exprima le désir que, puisque je ne voulais pas en parler à M. Pitt, ce qu'il avait dit restât confidentiel, entre quatre yeux. Ceci mit fin à la conversation. Je vis qu'il était très satisfait d'apprendre que le ministère était neutre. En sortant, il exprima l'espoir que l'état de la France pût être un exemple pour l'Angleterre et nous détournât de détruire notre excellente Constitution ».
Jeanbon Saint André |
Manuel de Godoy |
Charles-François Dumouriez. Vainqueur de Valmy, puis traître à la France |
Louise Sébastienne Gély, seconde épouse de Danton avec son beau-fils Antoine devant un zograscope. |
Nicolas Villiaumé, publiciste, économiste et historien |
Antoine Danton |
Peut-être n'était-il
pas inutile de vous le rappeler par le temps qui court, mais vous en jugerez.
Source : Gallica-Bnf
Nota :
Du même auteur et au sujet de la corruption, les plus curieux parmi vous trouveront plaisir cet ouvrage "La corruption parlementaire sous la Terreur". Il vous suffit de cliquer sur le lien précédent ou sur l'image ci-dessous :
Danton : Réflexions sur une histoire interminable
Jean-François BOISSON
«En fait, on connaît contre une connaissance antérieure
(...)».
Bachelard.
1. La République en chantant
En 1972, le chanteur Michel Sardou inscrivait à son
répertoire une chanson intitulée Danton :
« Dans les écoles de demain
Au seul mot de « révolution »
Les enfants lèveront leurs mains
La Révolution, c'est Danton (...) » (Ed. Match-France, Paroles de M. Sardou et M. Vidalin.).
Identifier la Révolution française à Danton pouvait à
l'époque laisser assez indifférent. Et puis, sauf à remarquer la perspective
pédagogique, voire édifiante du texte, ainsi que le ton de tribun du chanteur,
comment s'intéresser sérieusement à une telle chanson, à une simple chanson ?
Dix ans plus tard pourtant la chanson allait trouver un écho
cinématographique dans le film d'Andrzej Wajda : portant le même titre qu'elle,
l'œuvre du cinéaste semblait renouer avec une même sensibilité
historiographique.
La question qui se posait, celle en tout cas que je me
posais, était de savoir comment réagiraient les historiens de métier et aussi
les politiques.
Allait-on voir renaître une historiographie favorable à
Danton, aujourd'hui en France, et quelles pouvaient en être les implications
pour la « philosophie » de notre histoire ?
Pour ce qui est du politique, nous ne pouvons ignorer que le Ministère français de la Culture a contribué au financement du film de Wajda : c'est même ce film qui a bénéficié pour la première fois du nouveau système d'aide directe à la création, en recevant trois millions de nouveaux francs — pour un coût global de 24 millions. Ainsi le film de Wajda, sorti à l'automne 1982, peut-il être considéré comme une production qui a reçu une sorte de caution officielle de l'Etat. Après l'élection de François Mitterrand et la mise en place d'un gouvernement à majorité socialiste, on peut se demander sur quoi repose la politique du choix culturel effectué sur ce film, et force nous est de nous reporter à la conception de l'histoire qui était défendue dans le Projet Socialiste en 1980.
Que découvre-t-on dans ce texte-programme ? Après avoir lu
que le socialisme «ne nie pas et ne peut pas nier l'Histoire », je relève, pour
ma part, les explications suivantes :
C'est le capitalisme aujourd'hui qui spécule sur l'amnésie et l'inculture historique pour couper les hommes de leurs racines et promouvoir l'uniformité des pensées par le truchement de « nouveautés », qui n'en sont pas, dont l'une chasse l'autre comme de vulgaires marchandises (...). Sous Giscard, comme sous le Second Empire, l'enseignement de l'histoire et de la philosophie est de plus en plus réduit à la portion congrue (...). La tâche des socialistes est tout autre. Elle consiste à redonner à notre peuple le sens d'une Histoire à faire et pour cela celui d'une continuité rompue (Projet Socialiste (Club Socialiste du Livre, pp. 159-160).).
Autant dire que la politique socialiste espère renouer avec l'Histoire aussi bien en reprenant l'initiative de l'action qu'en comblant les vides de la « mémoire ». Tout le problème est de savoir avec quelle histoire au juste il s'agit de renouer.
Si nous laissions de côté le domaine de l'action politique proprement dite pour nous en tenir au seul enseignement de l'histoire qui aurait la faveur des socialistes, il est probable que nous retrouverions la tendance dominante de l'historiographie sous la troisième République. Après tout, si le septennat de V. Giscard d'Estaing soutient l'analogie avec le Second Empire, rien ne s'opposerait à ce que celui de F. Mitterrand ressemble à la troisième République des Gambetta, des Ferry et des Grevy. Hypothèse hasardeuse, dira-t-on ; mais la redécouverte du personnage de Danton, au carrefour du cinéma polonais et de l'idéologie des droits de l'homme, et avec la bénédiction officielle du Ministère de la Culture, constitue un indice à ne pas négliger : car, à tout prendre, s'il s'agit de rétablir une continuité « rompue », la référence à Robespierre ou aux Sans-Culottes est plus malaisée que le « retour » à Danton, dont Jules Ferry avait déjà dit que, s'il avait eu recours à la terreur, il ne l'avait jamais érigée en maxime !
Bien entendu, la démonstration reste à faire mais il est
patent aujourd'hui que l'idéologie « antitotalitaire » pourrait parfaitement s'alimenter
à l'exemple d'un « républicain » comme Danton qui serait mort pour avoir réclamé
la fin de la dictature jacobine. Au risque de n'être pas une véritable
« nouveauté » et de redire presque mot à mot, la suprême raison donnée par Ferry
lui-même :
La dictature « c'est la dernière citadelle du despotisme » (Cité par Cl. Nicolet, L'Idée Républicaine en France (Gallimard, 1982, p. 94).).
Tout se passe donc aujourd'hui comme si la seule politique
possible, pour les socialistes au pouvoir, était à chercher du côté de ce qu'on
appelait au début de la IIIe République, politique « transactionnelle » ou
encore politique « des résultats », ou encore selon le mot du positiviste Littré
« politique d'opportunité », laquelle serait une stratégie conciliatrice à
l'instar de celle dont on créditait à l'époque Gambetta et son « double »
historique : Danton lui-même!
L'enquête politique mériterait d'être approfondie ; je ne
souhaitais, et ne pouvais, ici qu'esquisser la plus probable des hypothèses.
Par contre sur le terrain de l'historiographie, nous pouvons examiner la
situation de manière plus développée.
Mais avant de voir la faveur recueillie du côté des
historiens professionnels par un moderne retour à Danton, il est bon de faire
le point sur la véritable idolâtrie dont le personnage a été entouré sous la
IIIe République par ses historiens les plus officiels.
2. Un refrain bien connu
S'il est vrai que les discours sur la Révolution française font sans cesse l'objet de réévaluations, tantôt à la hausse, tantôt à la baisse, chacun pourrait constater que la figure de Danton a atteint sa cotation maximale en cette fin du 19e siècle qui voit naître, après la chute du Second Empire et au lendemain de la Commune, le régime qui a d'abord pour seul avantage d'être, selon le mot fameux de Thiers, celui « qui nous divise le moins ». Si les « actions » de Danton sont l'objet d'une intense spéculation théorique et historiographique, c'est sans doute parce que l'heure est aux regroupements et aux réorganisations, entre le danger de la réaction et la profonde panique déclenchée par la Commune. L'idéal unificateur étant absent, seules les convergences d'intérêts militent en faveur de la République. Evoquer Danton dans ces circonstances, c'est se donner le modèle au moins imaginaire d'un homme politique qui a tenté et presque réussi la politique de compromis et d'alliance qui aurait dû « sauver la France » à l'époque révolutionnaire comme elle devrait y parvenir en cette fin de 19e siècle. On trouvera un bon exemple de ce fantasme politique unificateur dans l'article Révolution française du Dictionnaire de Pédagogie, sorte de Bible des Instituteurs de la IIIe République, édité dans les années 1880 sous la direction de Ferdinand Buisson. Sous la plume d'Alfred Rambaud, signataire de l'article, on peut lire :
"Danton n'était ni un furieux, ni un sectaire ; c'était un homme d'Etat. Quoiqu'il fût sorti du Ministère (à l'automne 1792), il exerçait encore une grande action sur la diplomatie et la politique : c'était lui qui, à ce moment, conduisait les négociations avec la Prusse pour rompre le faisceau de la coalition ; c'était lui qui, par ses agents secrets, surveillait les complots de la Vendée et de l'émigration. En lui fut alors le génie même de la Révolution : il la poussait à l'action, à l'expansion, pour la sauver de la guerre civile ; il organisait ce que les Girondins avaient rêvé, le soulèvement des peuples contre les rois. Il avait donné des garanties efficaces à la propriété et désavoué publiquement les exagérations de Marat ; bien que ses paroles par une nécessité des temps, fussent parfois d'un violent, ses actes étaient ceux d'un modéré."
N'eût été l'incompréhension des Girondins, la grande
politique dantonienne débouchait sur le salut patriotique en faisant même
l'économie de la Terreur :
Comment les Girondins, continue Rambaud, ont-ils pu méconnaître en Danton le grand indulgent, celui qui devait expier sur l'échafaud le même crime qu'eux-mêmes : la modération ? C'est le malheur de la Révolution que les Girondins aient repoussé les avances de Danton ; eux et lui, avec les sages Montagnards, comme Carnot, Cambon, Lindet, les deux Prieur, ils eussent sauvé le pays sans le faire passer par les angoisses de la Terreur. Danton du moins a tout fait pour conjurer la rupture. Plusieurs des grands Girondins, Vergniaud, Condorcet, Gensonné, n'avaient aucune haine contre lui ; ils eussent consenti à un rapprochement : ce furent surtout Roland, Madame Roland, Buzot, Valazé, Barbaroux, Guadet, qui, obéissant à d'aveugles antipathies, entraînèrent le reste du parti dans une voie funeste (Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction Primaire, deuxième partie, tome 2, p. 1893.).
En filigrane dans ce texte peu connu, toute la représentation « républicaine » de la politique pour cette fin du 19e siècle : le héros, installé au centre d'une immense toile d'araignée et maîtrisant dans et par l'action toutes les contradictions de l'heure ! Danton méritait bien une statue : il en eut deux, élevées à l'occasion du centenaire de la Révolution, l'une à Arcis-sur-Aube, l'autre à Paris. Sans compter toutes les statues que les historiens lui élevèrent dans leurs travaux !...
Bien entendu tous les historiens n'eurent pas la piété
étroite d'un certain Dr Robinet qui passa sa vie à réhabiliter la mémoire de
son idole, à lui tailler un habit d'homme d'Etat hors pair, à faire campagne
pour l'érection d'une statue ; mais tous subissaient la fascination pour
Danton. Alphonse Aulard, qui inaugura en 1891 une chaire d'Histoire de la
Révolution française en Sorbonne, n'échappa pas non plus à cette fascination.
Il est incontestable qu'une étude plus précise de
l'historiographie « d'Antonienne » sous la IIIe République ne laisserait pas de
nous étonner et de nous éclairer aujourd'hui.
Comment a-t-on pu fantasmer tellement au sujet de Danton ?
L'enquête historiographique ne renvoie pas seulement à un enjeu d'érudition. H
est temps de lui conférer une véritable dimension épistémologique.
3. Répétition historique et besoin historiographique
Il y a quelques années déjà, deux historiens ont entrepris
de constituer sur l'historiographie de la Révolution française d'utiles
dossiers destinés pour la première fois sans doute à un public plus large que
les seuls spécialistes.
Ainsi, en 1970, Alice Gérard s'est donnée pour tâche de faire « l'Histoire d'une Histoire » en retraçant « l'évolution des perspectives sur la Révolution française » (La Révolution française, mythes et interprétations, 1789-1970 (Flammarion, P. 9).). En 1974, Jacques Godechot met en œuvre un projet voisin en se limitant aux lectures de la Révolution faites par 14 historiens. Situer chaque lecture dans son temps et ainsi esquisser une psycho-sociologie des interprétations proposées, tel est au fond l'objectif de l'auteur :
En fait, dit-il, il existe une véritable chaîne qui lie les uns aux autres tous les historiens de la Révolution, et le meilleur moyen d'essayer de parvenir à une plus grande impartialité n'est pas de les ignorer, mais au contraire de bien les connaître, de savoir pourquoi, comment et dans quelles conditions ils ont écrit, quels ont été leurs idées et leurs buts (Un Jury pour la Révolution (Robert Laffont, 1974, p. 11).).
Le projet de constituer une « historiographie critique »
(Alice Gérard) ou encore de rassembler un « jury » pour la Révolution (Jacques
Godechot) est donc lié à la volonté affirmée d'éclairer notre savoir
historique. Et il est vrai que chacun pourrait trouver dans les dossiers réunis
par nos deux historiens des références précieuses, notamment pour éclairer le
cas Danton...
Toutefois, si l'on veut sortir des innombrables redites auxquelles les historiens semblent plus ou moins condamnés à travers leurs débats périodiquement répétés, il faut aborder prioritairement la question de méthode : Que doit-on faire enfin pour « parvenir à une plus grande impartialité » ? Et pourquoi la connaissance de «la très grande diversité des conditions politiques, économiques, sociales, intellectuelles, sous-jacentes aux différentes options » (A. Gérard, op. cit., p. 12.) des historiens qui débattent permettrait-elle de comprendre mieux comment il faut juger de l'objet historique considéré ?
A supposer qu'une telle psycho-sociologie éclaire
interprétations et controverses, elle ne pourrait que renvoyer, semble-t-il,
assez platement pour chaque historien à « son origine nationale, familiale,
sociale » (Godechot, op. cit., p. 354.) ou encore à des « options idéologiques plus ou moins explicites »
(Gérard, op. cit., pp. 107 et 111.).
C'est ainsi que si l'on nous explique que « nos connaissances
définitives » progressent par le « jeu dialectique de ces controverses » (Gérard, op. cit., pp. 107 et 111.) on
ne nous dit pas comment celles-ci peuvent devenir « définitives » véritablement.
Jacques Godechot nous décourage encore plus profondément lorsqu'il conclut que
l'historien reste, quoi qu'il arrive, toujours partial.
En nous livrant les matériaux d'une évaluation comparative,
l'historiographie ne nous a pas encore livré les principes d'évaluation
eux-mêmes. La dialectique des thèses historiques est souvent réduite à une
dialectique des sujets historiens, repérés par leurs déterminations sociologiques, ou psychologiques. Dès lors comment ne pas être d'accord avec François
Furet, lorsque celui-ci, après avoir reconnu le bien-fondé du projet
historiographique, lui reproche son relativisme :
(...) ainsi s'obtient un produit un peu étrange, une sorte d'histoire résiduelle, définie à chaque étape par la part du présent qu'elle véhicule dans son interprétation du passé. Cet exercice est utile incontestablement, et salutaire même, dans la mesure où il est prise de conscience des conditions ambiguës où s'enracinent et se mêlent l'historique et l'actuel ; mais sauf à conduire à la conception d'une histoire complètement relativisée, soumise à la demande sociale, point d'ancrage dans une dérive incontrôlable, il ne peut se borner à la simple constatation de la part du présent dans toute histoire de la Révolution ; il doit être accompagné d'une expertise particulière, aussi précise que possible, des contraintes de notre présent (Penser la Révolution Française (Gallimard, p. 116).).
En somme, l'espoir historiographique tourne vite court s'il se borne à mettre seulement en évidence la « demande sociale » à l'œuvre dans toute entreprise d'historien. Dès lors il serait insuffisant de rappeler le culte qui a entouré le personnage de Danton sous la IIIe République si l'on ne mettait pas tout en œuvre pour comprendre en quoi tout « retour à Danton », toute revalorisation du personnage, à défaut d'éléments nouveaux, ne serait que retour à l'idolâtrie ancienne. La démarche historiographique, qu'elle s'exerce sur le cas Danton ou sur un autre objet historique, doit à l'évidence s'atteler à une double tâche : d'une part, découvrir, décrire et établir les convergences entre des thèses historiques soutenues à des époques différentes sur un même objet ; d'autre part, promouvoir une véritable « expertise » de ces thèses qui manifeste non seulement, comme dit Furet, la part des « contraintes » de l'époque, mais aussi la part qui lui échappe parce qu'elle appartient enfin à l'ordre d'un savoir scientifique.
4. Sortir du cercle vicieux
Il serait en effet redoutable de s'en tenir à l'idée d'une
histoire « définie à chaque étape par la part du présent qu'elle véhicule dans
son interprétation du passé » car alors sa vérité ne tiendrait qu'à une
confusion des temps, à une analogie plus ou moins visible mais toujours indue
entre passé et présent. L'historiographie, relativiste et venant toujours
après-coup, ne pourrait guère prétendre à mieux que d'énoncer ou de dénoncer l’anachronisme
; elle ne pourrait atteindre une « vérité » supérieure à celle de l'histoire
proprement dite ; simple « histoire de l'Histoire », elle resterait passible des
mêmes confusions, et l'esprit serait inévitablement «au rouet » !
Pour sortir de ce cercle, il faut donc nécessairement
affronter une alternative portant sur la valeur même de la démarche
historiographique : ou bien en effet il ne s'agit que de mettre en perspective,
de relativiser les travaux des historiens et alors l'examen historiographique
n'a qu'une valeur épistémologique faible et, somme toute, bien relative
elle-même ; ou bien nous créditons la démarche de l'historiographie d'une
portée épistémologique plus vigoureuse en acceptant d'y voir la mise à
l'épreuve effective d'un savoir. Mettre à jour «la demande sociale » qui
préexiste à la formulation des thèses historiques, comprendre les convergences
entre elles sur la base de « demandes sociales » analogues ou voisines, tout
cela n'est pas incompatible — au contraire — avec un souci épistémologique bien
précis : comprendre pourquoi une thèse ancienne peut être, après débat ou bien
oubli, soutenue à nouveau et dans quelles conditions.
Sans avoir de lumières particulières à faire valoir sur le
terrain de l'histoire, la réflexion philosophique ne peut avancer ici qu'une
exigence générale de rationalité. A l'inverse, elle ne pourrait que s'étonner
devant les interminables débats que lui révèle l'historiographie, notamment en
ce qui concerne la Révolution française. A quoi bon multiplier, en effet,
lectures et interprétations si, jamais, les nouvelles n'invalident les
anciennes ?
L'historiographie de Danton est particulièrement fertile en
redites et en reprises : est-ce à dire que le dossier ne pourrait pas être
classé ? En 1932, Georges Lefebvre manifestait quelque irritation déjà devant
deux nouveaux livres sur Danton, dont celui de Barthou :
Deux livres sur Danton, disait-il. Le voilà donc à la mode ? Il y a quelques années, elle s'orientait plutôt vers Robespierre (...) : ainsi, la roue aurait tourné. C'était à prévoir. Les mémoires illustres présentent des phases comme certains astres. On ne peut pas toujours parler de la même chose et, d'ailleurs, les éditeurs ne le permettraient pas ; mais l'occultation n'est jamais très longue ; il se trouve bientôt quelqu'un qui, par sympathie ou par curiosité, vient rendre ses couleurs à l'image apâlie (Sur Danton, in Etudes sur la Révolution Française (P.U.F., 1954, p. 53).).
Quand on sait quel jugement sévère G. Lefebvre portait à
l'endroit des deux livres en question, l'évocation d'un phénomène de mode sous
sa plume prend une résonance très forte : s'il y a mode en histoire c'est qu'il
y a possible soumission à la « demande sociale » et aussi, simultanément, refus
d'en passer par l'expertise, par l'examen critique des thèses possibles en
rapport avec les matériaux disponibles sur un dossier.
Face à ce danger de la mode, que faire ? Une première réponse
est, à mon sens, toujours possible, puisque sans sortir du système de la mode,
on peut opposer victorieusement une mode à une autre. Mais s'agit-il d'une
réponse suffisante ? En tout cas une mode qui domine à un mo¬ ment peut très
bien se trouver dominée dans la période suivante. Ainsi la démarche historique
qui voudrait se présenter comme science devrait tenter d'élaborer une autre
réponse à la mode sous peine de n'être jamais qu'une interprétation ; sous
peine que le lecteur n'ait jamais à sa disposition que « des histoires
royalistes, des histoires libérales, des histoires jacobines, des histoires
anarchistes ou libertaires » (Furet, op. cit., p. 23.) comme le disait très justement F. Furet.
5. L'historien en rupture de mode
Comment l'historien doit-il élaborer ses réponses pour
rompre avec la circularité de la mode ? Suffit-il qu'il soit « robespierriste »
pour faire pièce à l'histoire « dantoniste » ? Non, sans doute, si par là on
entend sacrifier à une autre mode. Mais alors comment G. Lefebvre pouvait-il se
montrer péremptoire à l'égard de livres favorables à Danton sans lui-même se
situer à nouveau dans le jeu d'une mode contraire ? Tout le problème est là. Et
voilà cinquante ans au moins qu'on se refuse à le tirer au clair, au grand
détriment de la démarche historique et de son épistémologie.
Aujourd'hui pourtant les conditions d'une telle interrogation existent puisque la pratique historienne aspire désormais, si l'on en croit François Furet, à ne plus annoncer « ses couleurs » mais « ses concepts » (Furet, op. cit., p. 26.).
A suivre François Furet, nous découvrons l'urgence de sortir
des oppositions d'école. Il y a donc bien là un souci épistémologique affirmé.
Comment se formule-t-il ?
S'il faut dépasser les oppositions, c'est parce qu'il y a
entre toutes les interprétations, en ce qui concerne la Révolution française
notamment, une profonde connivence :
(...) toutes ces histoires qui s'affrontent et qui se déchirent depuis cent ans au nom des origines de cet affrontement et de cette déchirure, ont en réalité un terrain commun : elles sont des histoires de l'identité (Idem, p. 23.).
Ainsi, un véritable « mécanisme d'identification » lierait
encore aujourd'hui l'historien de la Révolution française à « ses héros » et à
« son » événement, de telle sorte qu'il ne pourrait sortir de la série des
« histoires commémoratives ». Furet mettrait donc en évidence Y obstacle
épistémologique majeur en indiquant que, pour une telle histoire, «la magie de
l'anniversaire est faite de la fidélité des héritiers, non de la discussion
critique de l'héritage » (Idem, p. 115.).
C'est grâce à une « mutation de savoir historique » (Idem, p. 24.) —
laquelle est déjà amorcée — que l'on pourra « rompre ce cercle vicieux de
l'historiographie commémorative » (Idem, p. 23.). L'alternative, pour l'auteur, se résume
en ces termes : histoire commémorative ou bien histoire explicative ; et le
prix à payer est essentiellement affectif :
(...) Il est sûrement temps de désinvestir (l'historiographie de la Révolution) des significations élémentaires qu'elle-même a léguées à ses héritiers, pour lui rendre ce qui est aussi un primum moyens de l'historien, la curiosité intellectuelle et l'activité gratuite de connaissance du passé (Idem, p. 24. ).
Par le biais d'une curiosité enfin désintéressée, s'annoncerait alors la conquête de l'objectivité, du moins de l'impartialité. La thèse de Furet rejoint un courant très fort chez les nouveaux historiens puisqu'on la relève, par exemple, chez Paul Veyne, dès 1971 :
On voit ce qu'est l'impartialité de l'historien ; elle va plus loin que la bonne foi, qui peut être partisane et qui est généralement répandue ; elle réside moins dans le ferme propos de dire vrai que dans la fin qu'on se propose, ou plutôt dans le fait de ne plus se proposer de fins du tout, sauf celle de savoir pour savoir ; elle se confond avec la simple curiosité, cette curiosité qui provoque chez un Thucydide le dédoublement que l'on sait entre le patriote et le théoricien (...) (Comment on écrit l'histoire, essai d'épistémologie (Seuil, p. 81).).
L'histoire de la Révolution française devrait donc pouvoir échapper au culte des héros, au culte de la personnalité, en développant cet antidote naturel qu'est la curiosité. Les historiens modernes sont invités par conséquent à miser sur le savoir désintéressé pour affronter cette perversion sans cesse renaissante de l'histoire commémorative et introduire enfin une « bonne distance » avec l'objet historique.
Que deviendra donc Danton au crible de la curiosité ? Et
Georges Lefebvre avait-il raison de récuser Louis Barthou et les autres
« hagiographies » de Danton ? Si même il avait raison, à quel point de vue
peut-on dire qu'il avait effectivement raison ? Était-ce parce qu'il récusait
par là une « histoire commémorative » parmi d'autres ? Que dirait aujourd'hui un
historien moderne en face d'entreprises similaires ?
6. Danton, une expérience cruciale de la curiosité
La sortie du film de Wajda peut servir de pierre de touche
pour connaître les réactions des historiens. Particulièrement celle de François
Furet lui-même.
Si certains historiens manifestèrent des réserves — plus ou
moins importantes — pour le film et son scénario, et prirent même la peine de
relever les nombreuses erreurs matérielles, les omissions majeures (aucune
allusion aux Hébertistes), François Furet cautionna l'entreprise de Wajda par
son admiration.
Cette admiration mérite examen, parce qu'elle n'est pas
fondée sur une simple concordance d'opinion mais qu'elle procède d'une
approbation d'ordre épistémologique :
(...) Ce film, dit Furet, montre mieux que n'importe quel livre à quel point tout travail historique ne cesse jamais d'être un anachronisme vaincu (Camarade Danton ? Article paru dans Le Nouvel Observateur (14-1-1983).).
Autrement dit, il faudrait admettre que le « dantonisme »
patent du film a subi l'épreuve de la plus saine méthodologie historique. Le scénario
de Jean-Claude Carrière, la vision cinématographique d'Andrzej Wajda, avec la
garantie fournie par deux consultants historiques, les Professeurs Baszkiewick
et Meller, tout semble remplir les conditions exigées par la Nouvelle Histoire.
Et si l'on a le sentiment que le « Danton » présenté par le film renvoie plutôt
à l'image qu'en donnait la IIIe République qu'avec le bilan critique qu'en
avait tracé Lefebvre, il reste à considérer que depuis cinquante ans, de
nouveaux documents ou arguments sont intervenus.
Or, du côté des documents, F. Furet ne signale rien de
nouveau et de fait, lorsqu'on voit le film, on a le sentiment que le metteur en
scène n'utilise rien qui n'eût été connu il y a cinquante ans. Quant à
l'argumentation elle peut passer pour un peu plus nouvelle. A condition
toutefois d'admettre que l'idéologie des droits de l'homme, et la lutte contre
le « totalitarisme » soient d'invention récente !
A suivre encore François Furet, ce qui est proprement
remarquable dans le film de Wajda, c'est d'avoir su utiliser les suggestions de
son histoire, de notre histoire moderne pour restituer la dimension véritable
de Danton, celle d'une « voix » et même d'une « gueule » qui réclame « la clémence
et la liberté », « dans cette triste fin d'hiver 94 » (Article cité ; sans doute Furet veut-il dire l'hiver 93-94 !). Sa lecture serait
« pertinente » parce que « le télescopage des époques » n'a fourni que
« l'étincelle » nécessaire à l'intelligence de la revendication dantonienne. Et
c'est pourquoi le film « ne cesse pas de nous émouvoir par sa vraisemblance ».
Ici pas d'anachronisme, pas d'illusion rétrospective. On ne saurait en dire
autant des « histoires commémoratives » que fustigeait Furet, et auxquelles
semblent appartenir les plus hostiles à Danton.
Car enfin, le débat est situé au plus haut niveau par Furet
: il ne s'agit de rien de moins pour lui, que de donner raison à Wajda contre
ceux qui ont « cru » réunir contre Danton un dossier décisif. Sur quoi
s'appuyait donc G. Lefebvre pour établir le bilan de 1932 ? Essentiellement sur
le dossier réuni par un autre historien et dont malgré un certain nombre de
nuances, il acceptait de reconnaître la validité générale : à savoir Albert
Mathiez.
Or, précisément, c'est à Albert Mathiez lui-même que Wajda
pourrait donner des leçons, si l'on en croit l'article de F. Furet. Ce qui sépare
Wajda de Mathiez, c'est pour faire bref, leur rapport au Bolchévisme. Tandis
que Mathiez, sous le charme de ce Bolchévisme, cède aux prestiges de l'analogie
historique et de l'histoire « commémorative », Wajda, au terme d'une catharsis
salutaire rendue possible par son histoire polonaise, nous délivre enfin de
cette hypothèque qui pesait jusque sur l'historiographie de la Révolution
française : grâce à lui, nous savons désormais que le procès Danton était le
symptôme d'un mal qui avait rongé la Révolution française comme il devait
ronger plus tard la Révolution russe.
En somme, il s'agirait d'admettre que les preuves les plus accablantes n'ont été réunies que dans la perspective d'un choix partisan de Mathiez contre Danton. Peut-on accepter cet argument ?
Si personne ne nie que Mathiez a fait preuve d'une
compréhension sympathique de la Révolution russe sur la base même de ses études
d'historien de la Révolution française, il serait absurde de prétendre que ces
mêmes études aient été inspirées par le bolchévisme. Et bien qu'il n'ait pas
été insensible aux suggestions de son temps, sa rupture avec l'historiographie
de tendance « dantoniste » ne peut pas être mise au compte de la Révolution
russe ; ne serait-ce que parce que les travaux où il entreprend de déconstruire
la « légende dantonienne » sont antérieurs de plusieurs années à 1917. Si Furet
ne l'ignore pas, il fait néanmoins comme si l'initiative de Mathiez avait pour
origine cela même que récuse le film de Wajda :
C'est l'exemple bolchévik qui a ranimé la tradition jacobine, non seulement dans et par le parti communiste, mais aussi dans l'historiographie savante (Nouvel Observateur, art. cit.).
Dès lors, Mathiez, rapporté à des intentions anachroniques,
ne pouvait que nourrir des projets apologétiques envers ce qui se passait et
allait se passer en U.R.S.S. :
Fournisseur posthume des « preuves » qui avaient manqué à Fouquier-Tinville au printemps 94, Mathiez a refait le procès de Danton en prouvant qu'il aimait l'argent. De héros romantique, Danton s'est retrouvé taillé sur mesure pour inaugurer le rôle de la duplicité révolutionnaire et constituer ainsi une présomption de culpabilité contre les accusés des procès staliniens. (Nouvel Observateur, art. cit.)
Pourtant, n'en déplaise à François Furet, l'étincelle de
curiosité n'est pas à chercher dans le contexte de la Révolution russe mais
dans celui bien français de la politique radicale sous la IIIe République.
Georges Lefebvre l'a bien remarqué ; Albert Mathiez lui-même n'en a pas fait mystère
: le monde des « scandales » financiers, celui de la « corruption parlementaire
», surtout parce qu'il tranchait si brutalement avec le moralisme affiché du
régime, ce monde-là fut le sol même d'où partit la réévaluation du culte
dantoniste, dans lequel communiaient les historiens officiels et les hommes
politiques les plus en vue. La vigueur polémique de Mathiez correspond à
l'importance des contradictions qu'il tente de démêler. Mais bien entendu la
question est de savoir si cette vigueur polémique est contrôlée ou non par un
travail authentique. A ce sujet, G. Lefebvre n'a pas hésité à rendre justice,
face à ceux qui voulaient réhabiliter Danton, au « travailleur si consciencieux,
si patient, si obstiné » (Sur Danton, op. cit., p. 62.) que fut Mathiez.
7. Pour une épistémologie de la vénalité
La démarche de Mathiez s'ouvre au sein d'une société se
référant explicitement et constamment à des normes morales. Une telle société
n'est pas un phénomène radicalement nouveau, en ce sens que des normes morales
sont véhiculées par toutes les sociétés ; mais ce qui est neuf c'est son
officialisation dans l'idéologie dominante et même sa dimension étatique : non
seulement la référence morale gagne en extension dans les différents milieux,
secteurs d'activité et classes sociales, mais l'Etat prend à sa charge la
diffusion d'une morale générale, républicaine et laïque qu'il produit et
reproduit sur des bases de plus en plus larges grâce à l'institution scolaire
obligatoire. C'est en pleine crise économique que Jules Ferry fait passer les
lois scolaires bien connues et qu'il donne à l'école sa mission essentiellement
morale : c'est le sens de la fameuse lettre qu'il envoie à chaque instituteur,
où il prône « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères
et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie (...) »
(Lettre du 17 novembre 1883.).
Dès lors, quand l'historiographie « radicale » s'impose comme
histoire officielle en liant ses thèses sur la Révolution au culte du « héros »
et du « grand Français » Danton, il faut bien qu'elle accepte le verdict de
« cette bonne et antique morale » dont les maximes s'affichent désormais
majestueusement au tableau noir des écoles primaires de la République. Quand
il faudra trancher en particulier sur l'argent de Danton, la plupart se
refuseront à voir, pour sauvegarder le bien-fondé de la morale républicaine.
Aulard, le chef de file des historiens républicains s'écrira donc : « Quelle naïveté
de croire que (Danton) ait reçu de l'argent de la Cour ! ». Et il persistera
dans sa cécité, même après que Mathiez et ses élèves aient réussi à constituer
un dossier consistant ; comme en témoigne une de ses dernières réflexions,
faite à son gendre Albert Bayet :
L'histoire dantoniste ou robespierriste ? Pourquoi pas la géométrie catholique ou protestante ! Ces pauvres gens ne comprennent même pas ce que nous essayons de faire (Rapporté par J. Godechot, Un Jury pour la Révolution, p. 281.).
L'admiration pour Robespierre développée par Mathiez servait d'alibi pour évacuer ses analyses pertinentes, notamment lorsqu'elles se retournaient contre Danton. On peut aujourd'hui estimer que le Robespierre de Mathiez mérite examen, mais il ne serait pas excessif d'affirmer que son Danton présente des caractéristiques définitives. A moins qu'on ne rentre dans le jeu des dénégations.
A prendre le parti de Wajda, François Furet prend bel et bien
le risque de renouer avec les dénégations d'Aulard. Car il donne à entendre que
Mathiez ne voulut mettre fin au culte dantoniste que pour instaurer le culte
robespierriste, voire bolchéviste. Nous venons de voir qu'à la date — 1910 — où
il commence à publier sur Danton, Mathiez procède selon un tout autre angle
d'attaque. Ainsi nous semble-t-il que le réquisitoire de Furet manque son objet
:
Aujourd'hui, dit-il, l'analogie jacobinisme-bolchévisme revient frapper comme un boomerang ceux qui l'ont imprudemment brandie comme une arme, en dévoilant l'insignifiance des interprétations fondées sur la célébration commune des deux héritages. Vénal, Danton ? Wajda n'en parle guère. Il le sait bien sûr, mais à cette question j'imagine sa réaction : la vénalité de Danton n'a aucun rapport avec son procès et sa mort. Le cinéaste polonais répond ainsi au professeur de la Sorbonne à l'autre bout du siècle. Et si sa réponse est plus pertinente, l'interprétation qu'il suggère plus profonde, ce n'est pas nécessairement qu'il est plus intelligent. C'est qu'il vient d'un autre monde et qu'il a vécu un demi-siècle de plus (Article cité.).
Certes il ne nie pas la vénalité de Danton mais il nie qu'elle ait un rapport quelconque avec sa mort. Si Danton est mort sous Robespierre, il aurait très bien pu mourir sous Staline, victime du même emballement totalitaire. L'histoire « explicative » nous entraînerait donc dans la reconnaissance d'une causalité par fanatisme ; et c'est pourquoi toute interrogation sur la nature des liens qui existeraient entre l'argent et la politique serait rejetée comme impertinente !
Le principal effet du film de Wajda, c'est justement de
mettre entre parenthèses cela même qui avait été considéré comme déterminant
par Mathiez, suivi en cela par Lefebvre, à savoir le rôle de l'argent, de
l'appropriation, du profit, dans la caractérisation d'une politique bourgeoise,
celle que défendait Danton notamment. Après la mort de Robespierre, les
brochures de propagande thermidoriennes se gardaient bien d'attirer l'attention
sur ces points « délicats » et préféraient opposer, en un stéréotype qui aura la
vie dure, l'homme de la modération, de la clémence et de l'Indulgence, Danton,
au chef des « cannibales » et des « buveurs de sang », le « tyran » Robespierre.
Nous connaissons au moins la réaction de Babeuf devant une brochure de ce genre
:
On veut évidemment faire diversion aux larmes bien justes que le Peuple répand sur la tombe de ses meilleurs et plus sincères amis. On veut lui donner le change, en s'efforçant de faire passer ces regrets sur le souvenir de Danton. Quelle différence entre Danton, le patron de tous les zélateurs de la République des riches, et ceux dont tous les actes et les discours ne respiraient que l'amour du vrai Peuple et de l'Egalité ! Danton aimait la République à la façon du boucher Legendre, son in¬ time ami. Il la voulait, pour mettre les révolutionnaires à la place des princes et gros seigneurs (...). Nous valons bien d'Artois et d'Orléans, disaient, d'après leur maître, ces scélérats entre eux. Oui, répétait constamment Danton ; à chacun son tour. La Révolution est pour ceux qui l'ont faite. Il faut que les révolutionnaires prennent la place de ceux qu'ils ont culbutés que, comme eux, ils aient de l'or, du bien, des terres, des palais, de belles courtisanes et tous les plaisirs réunis (Le Tribun du Peuple, n° 40, du 24 février 1796, note (Coll. 10/18, pp. 343-344).)
S'il est vrai que le film de Wajda n'use pas du stéréotype
thermidorien d'un Robespierre sanguinaire, il n'en reste pas moins que pour
Danton il fait un silence presque complet sur ce qui pourrait caractériser
socialement et économiquement sa revendication de clémence et de modération. En
effet les rares allusions à sa fortune peuvent être facilement mises au compte
d'un tempérament, plutôt que d'une politique. Il s'agit là d'une constante du
film, puisque la politique de Robespierre est référée sans cesse à sa
constitution physique — maladive, froide et abstinente ! Rien à voir avec le
bon vivant plein d'énergie virile qu'était Danton et auquel le cinéaste ne
manque pas de payer son tribut.
Furet aurait pu se récrier devant une telle
psychologisation, digne de Carlyle ou de Taine. Au lieu de le faire, il a
cautionné l'escamotage des enjeux politiques derrière une représentation
réduite pour l'essentiel à des conflits de personnes. La vénalité de Danton
n'est plus un symptôme de sa politique mais un attribut de son humanité. Et
cette caution du journaliste Furet n'est pas un trait nouveau ou de circonstance
: l'historien qu'il est avait admis depuis longtemps que cette vénalité n'avait
rien à nous apprendre d'essentiel. Dans son histoire de La Révolution française écrite avec Denis Richet, chacun pourra retrouver cette mise au point, à propos
de Danton :
Le plus réaliste des hommes politiques de la Convention ? Le plus vénal des aventuriers ? Longtemps enfermé dans ce dilemme, le « problème Danton » a été, par là-même, mal posé. La vénalité est aujourd'hui démontrée, grâce aux documents notariaux, mais que prouve-t-elle ? On voit mal les services que Danton a pu rendre à la contre-révolution, alors que ceux dont il a fait bénéficier la cause révolutionnaire sont éclatants. L'histoire après tout, n'est pas une école de morale (La Révolution Française, Réalités-Hachette, 1965 ; réédition Marabout, n° 299, 1979, ch. 7, p. 213.).
Dans la mesure où cette argumentation a trouvé assez vite
des échos, elle mériterait une grande discussion. Ainsi sous la plume de Gérard
Walter je retrouve le même dispositif rhétorique, presque à la lettre :
Car enfin, qu'est-ce que Danton ? Que lui demandons-nous ? Que cherchons-nous en abordant son ombre posthume ? Est-ce de savoir combien d'argent il a gagné au cours de sa carrière politique, et comment ? Ou quels sont les services qu'il a rendus à la Révolution ? Si l'on entend le juger sous ce dernier rapport, ce n'est pas le bilan de sa fortune qu'il y a lieu de dresser, mais celui de ses actes (...) (Actes du Tribunal Révolutionnaire, Le procès de Danton (Mercure de France, 1968, pp. 404-405).).
Nous sommes confrontés à un nouveau discours qui peut
devenir bien vite un lieu commun de la Nouvelle Histoire. Outre qu'il ne peut
servir que les nouvelles tendances de l'idéologie libérale, il ne correspond
pas à un réquisit épistémologique d'une science historique fondée sur la
curiosité effective.
Bien curieux, tout au contraire, un raisonnement qui peut
faire écrire au même Gérard Walter:
Si l'on est en mesure d'établir que l'activité de Danton a contribué effectivement au triomphe de la Révolution, peu importe s'il a reçu de la Cour ou ailleurs 30 000 livres, ou 300 000, ou même 3 millions (Idem, p. 405.).
La ligne de démarcation entre savoir et indifférence passe
bien en un point sensible de l’explication historique. Admettons qu'il ne
faille plus commémorer ni transformer l'histoire en « école de morale » !
Doit-on pour autant tirer un trait sur les comptes de Danton et renoncer à voir
clair sur l'inspiration profonde de sa politique ?
Attaquer la « corruption » de Danton ce n'est pas seulement se situer sur le terrain d'un moralisme étroit, utopique à force de rigueur ; c'est aussi faire éclater la contradiction principale d'une bourgeoisie qui a volontiers recours à la moralisation alors qu'elle-même n'est préoccupée que de ses profits. La IIIe République préférait imaginer Danton honnête pour ne pas avoir à « expliquer » sa politique réelle. C'est en prenant au sérieux le discours moral de la bourgeoisie que Mathiez a pu jeter un regard neuf sur les pratiques qu'elle tend à couvrir de ce discours : Danton était son « idole » ; elle s'en est trouvée brisée ! Aujourd'hui, certains historiens voudraient renvoyer la vénalité aux marges de l'histoire, dans un en deçà qui ne concernerait que notre jugement éthique personnel.
8. Morale ou politique ?
L'Epistémologie historique de la « curiosité intellectuelle »
n'aurait donc pour résultat que d'oblitérer l'interrogation sur les rapports de
la morale et de la politique ; plus encore de produire la dissociation de ces
domaines. Sans entrer dans une plus longue controverse, je ferai trois séries
de remarques :
1°) Machiavel a exploré cette voie d'une dissociation
radicale entre morale et politique, et sa démarche ne manque pas de pertinence.
Encore faudrait-il observer que Machiavel lui-même n'ignorait pas le poids réel
de la morale : sans donner, bien sûr, raison aux « prophètes désarmés » contre
les « prophètes armés », il intégrait la morale aux rapports de force eux-mêmes
; et le Prince était invité à en tenir compte : sinon, pourquoi aurait-il eu à
être « parfait simulateur et dissimulateur » ? Si l'action politique n'a pas à
répondre, selon Machiavel, à des fins morales, du moins est-il certain que la
morale des acteurs en présence n'est pas en dehors du jeu : c'est un élément de
réalité.
Au nom de quelle réflexion politique peut-on esquiver cet
élément de réalité ?
2°) En abordant la question de la morale, il serait
nécessaire aussi de dire de quelle morale on parle. Dire que l'histoire n'a pas
à être « une école de morale » est une affirmation ambiguë : pertinente si l'on
veut dire que l'histoire n'est pas un champ d'expérience pour les valeurs
morales de l'historien qui l'étudié ; beaucoup moins si l'historien entend ne
jamais prendre en compte les conditions morales dans lesquelles les actions des
hommes s'exercent à une époque donnée. La « morale » de Robespierre n'est pas la
même que celle de Danton ; elle diffère aussi de celle des sans-culottes, ou
des masses paysannes : chaque « morale » rend possible certaines choses en même
temps qu'elle en interdit d'autres, exprimant à sa manière le réel qui en
constitue l'horizon comme aussi le support.
Quelle histoire « explicative » faut-il invoquer pour ne pas
voir que la « morale » de Robespierre était loin de rendre les mêmes « services »
à la Révolution que celle, plus souple, de Danton ?
3°) Enfin, si l'on tient à récuser l'interrogation « morale »
sur la vénalité de Danton, il faut bien voir que cela revient pratiquement à ne
voir là qu'une affaire strictement privée. N'y aurait-il pas de rapport
organique entre une politique et les intérêts qu'elle sert ? A supposer que la
« corruption » de Danton soit exceptionnelle — ce qu'elle n'est pas, surtout
parmi les amis de Danton —, à supposer même qu'elle ne soit pas un bon exemple
des profits réalisés, disons, plus régulièrement, par la bourgeoisie
d'affaires, petite ou grande, à cette époque ; à tout le moins ce type
d'enrichissement serait un symptôme à ne pas négliger !
Entre ceux qui voulaient s'enrichir par la Révolution et ceux qui, du sein même de la bourgeoisie, voulaient les brider, il y a plus d'une nuance. Quel historien peut-il accepter d'escamoter ce point fondamental ? Sans doute Robespierre et Saint-Just, avec d'autres, couraient-ils au-devant de contradictions de moins en moins maîtrisables, en osant accuser, dès l'instauration du Gouvernement Révolutionnaire, ceux pour qui « le patriotisme est un commerce des lèvres » et pour qui, simultanément, « le gouvernement est la caisse d'assurance de tous les brigandages et de tous les crimes » (Rapport de Saint-Just sur le Gouvernement Révolutionnaire (19-10-1793).). Du moins leurs options « morales » risquaient-elles de faire sérieusement obstacle à ceux-ci, qui avec Danton, voulaient « relever le commerce et l'industrie de leurs ruines par une liberté sans limites » (Témoignage de Gohier (cité par Walter, op. cit., p. 410), concordant avec d'autres, notamment celui de Garat.), en un mot se déclaraient, bien dissimulés derrière un discours d'indulgence, farouches partisans d'un libéralisme agressif et antipopulaire. N'est-ce pas ceux-là qui après Thermidor firent régner une terreur plus meurtrière que la Terreur de 1793-1794 ?
9. La fin de l'histoire
Même en tenant compte aujourd'hui des correctifs apportés
par Lefebvre et quelques autres, il est difficile de vouloir « ignorer »
l'éclairage apporté par Albert Mathiez sur la politique de Danton. Personne n'a
pu entamer valablement ses analyses et le dernier historien à reprendre le
dossier Danton, Frédéric Bluche n'a pas hésité à écrire au début de son livre
:
Si Mathiez s'est laissé emporter, la raison était insuffisante pour écarter ses arguments les plus gênants (Danton (Librairie Acad. Perrin, avril 1984, p. 10).)
et à ajouter en conclusion :
Malgré les pièces et démonstrations accablantes apportées par Mathiez (...), malgré l'éblouissante synthèse, sévère mais nuancée, de G. Lefebvre, les thèses d'Aulard et de ses disciples ont la vie dure. Elles l'emportent encore largement dans la conscience historique des Français. L'immense talent du cinéaste polonais Wajda, auteur d'un Danton somptueux mais partial {1983) n'aura rien fait pour clarifier le débat (Danton (Librairie Acad. Perrin, avril 1984, p. 487).
Bien entendu, il est prudent de penser que l'histoire de
Danton n'est pas achevée ; mais il n'est pas absurde de penser qu'elle a trouvé
son terme en recevant ses caractérisations les plus essentielles du travail
d'Albert Mathiez. Tant qu'on ne produira pas de pièces nouvelles ni d'arguments
invalidants contre son dossier, il sera loisible à tout un chacun de considérer
qu'il y a là quelque chose d'incontournable.
Bien sûr, on pourra regretter une politique culturelle qui,
loin de pallier l'amnésie historique, tend à la perpétuer. On pourra aussi
regretter que des historiens comme François Furet aient cru bon de cautionner
l'entreprise de dénégation en quoi consiste principalement le film.
Mais il serait dommage que ces regrets ne nous amènent qu'à
désapprouver une simple opinion (que nous ne partagerions pas). Le dossier
Danton n'est pas un débat d'opinion. Et François Furet lui-même n'a pas accordé
son admiration à un point de vue qu'il partageait sans laisser entendre qu'il
reposait sur une démarche soigneusement contrôlée : quand il parle d'un « anachronisme
vaincu » à propos du film de Wajda, il élève cette œuvre au-dessus de tous
les livres d'histoire, et, ce faisant, il lui confère une dignité
épistémologique particulière. Wajda et son scénariste accèdent à l'histoire
« explicative » qu'il défend tandis que Mathiez est rejeté dans les oubliettes
de « l'histoire commémorative ».
Toutefois, si l'on veut réhabiliter Danton, le présenter
sous un angle nouveau, encore faut-il satisfaire aux mêmes épreuves matérielles
et argumentatives que Mathiez !
Il nous a semblé que la « mutation du savoir historique » annoncée par Furet était à ce prix et qu'une curiosité intellectuelle qui ne serait pas fermement décidée à se contrôler elle-même au contact des documents et matériaux amassés, y compris par ses adversaires, ne vaudrait pas mieux qu'une opinion, tout en paraissant plus prestigieuse.
Voici pour vous donner une idée, la bande annonce du film de Wajda :
Vous comprendrez très vite que le film ne s'embarrasse pas de la vérité historique et qu'il constitue avant tout une charge contre Robespierre, accusé d'aimer le peuple, sans en être, alors que Danton, lui, est véritablement proche du peuple, puisqu'il en partage les passions bonnes et mauvaises...
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Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand