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mardi 5 mai 2020

5 Mai 1789 : Un député inconnu commence son étonnant journal des Etats Généraux


    Ce passionnant "Journal des États-Généraux" a été rédigé par un député de la Picardie envoyé aux dits états. Rédigé au jour le jour, ce député resté inconnu envoya sa chronique à Laon jusqu’au 18 février 1790, afin de tenir informés les électeurs de sa province.

    Le document est manuscrit, mais l’écriture est belle et assez facile à lire. Le document est particulièrement intéressant parce que non seulement son auteur a scrupuleusement rapporté tous les événements petits et grands qui ont émaillé le déroulement des États Généraux, mais son récit est parsemé de savoureuses observations concernant des personnages encore inconnus qui deviendront des grandes figures de la Révolution. On se régale de chacune de ses citations, toujours moqueuses.

    Comme le dit le texte de présentation de ce document sur le site de la BNF, « nous croyons que la publication de ce manuscrit offrirait un certain intérêt, tant au point de vue historique et politique qu’au point de vue anecdotique. »

Vous pouvez le consulter sur le site de la BNF via la fenêtre ci-dessous :

5 Mai 1789, Discours du garde des sceaux Barentin, lors de l'ouverture des Etats Généraux.

 

Charles Louis François de Paule Barentin

Le ministre qui avait senti le danger...

    Charles Louis François de Paule de Barentin, âgé de 51 ans ce 5 Mai 1789, est garde des sceaux (ce qui implique également le statut de ministre de la justice et le contrôle de la "Librairie", c'est-à-dire, la censure). Il est aussi Chancelier de l'Ordre du Saint-Esprit, c’est donc un personnage très important. Il a été auparavant conseiller, puis avocat général au Parlement de Paris de 1757 à 1775, et président de la Cour des Aides de1775 à 1788.

    Barentin craint cette réunion des États Généraux. Il ne voulait pas que ceux-ci se déroulassent à Paris et avait suggéré au roi de les organiser plutôt à Soisson. Barentin redoute la proximité de l’effervescence parisienne…

    Barentin n’apprécie guère le ministre des finance Jacques Necker, qui interviendra après lui. C’est d’ailleurs Necker qui avait tenu à ce que les États Généraux se tinssent à Paris.

    Son discours est intéressant parce qu'il y fait une sorte de bilan du règne en cours de Louis XVI, un bilan très positif, bien sûr. Par deux fois, il va néanmoins inciter les députés à refuser «les innovations dangereuses que les ennemis du bien public voudraient confondre avec les changements heureux nécessaires qui doivent amener la régénération, le premier vœu de Sa Majesté». Barentin, de par sa position, est en effet bien informé. Il n'ignore rien de la fermentation parisienne et des idées qui circulent.

    Barentin sera plus tard accusé d’être le principal responsable du renvoi de Necker. Plus grave encore, le 19 Novembre 1789, il sera accusé de crime de lèse-nation, c'est-à-dire, d'avoir ourdi un complot contre la capitale. Mais le complaisant tribunal du Châtelet l'acquittera, ce qui fera dire aux Parisiens que cette juridiction est "la buanderie de la reine"…

    Il émigrera peu après en Italie. Lors de la fuite du roi le 20 Juin 1791, il attendra Louis XVI à Montmédy, mais le roi ne dépassera pas Varennes où il sera arrêté le 21 Juin.

    Charles Louis François de Paule de Barentin décédera à Paris le 30 Mai 1818 à l’âge de 80 ans.


Discours de Charles Louis François de Paule de Barentin :

M. de Paule Barentin, garde des sceaux, porte ensuite la parole :

Messieurs, il est enfin arrivé ce beau jour si longtemps attendu, qui met un terme heureux à l'impatience du Roi et de toute la France ! Ce jour tant désiré va resserrer encore les nœuds de l'union entre le monarque et ses sujets ; c'est dans ce jour solennel que Sa Majesté veut établir la félicité générale sur cette base sacrée, la liberté publique.

L'ambition, ou plutôt le tourment des rois oppresseurs est de régner sans entraves, de franchir les bornes de toute puissance légitime, de sacrifier les douceurs du gouvernement paternel aux fausses jouissances d'une domination illimitée, d'ériger en loi les caprices effrénés du pouvoir arbitraire : tels ont été ces despotes dont la tyrannie fournira toujours à l'histoire des contrastes frappants avec la bonté de Louis XII, la clémence de Henri IV, et la bienfaisance de Louis XVI.

Vous le savez, Messieurs, le premier besoin de Sa Majesté est de répandre des bienfaits ; mais pour être une vertu royale, cette passion de faire des heureux doit prendre un caractère public et embrasser l'universalité de ses sujets. Des grâces versées sur un petit nombre de courtisans et de favoris, quoique méritées, ne satisferaient pas la grande âme du Roi.

Depuis l'époque heureuse où le ciel vous l'a donné pour maître, que n'a-t-il point entrepris, que n'a-t-il point exécuté pour la gloire et la prospérité de cet empire dont le bonheur reposera. toujours sur la vertu de ses souverains ! C'est la ressource des nations dans les temps les plus difficiles, et cette ressource ne peut manquer à la France sous le monarque citoyen qui la gouverne.

N'en doutez pas, Messieurs, il consommera le grand ouvrage de la félicité publique. Depuis longtemps ce projet était formé dans son cœur paternel ; il en poursuivra l'exécution avec cette constance qui, trop souvent, n'est réservée qu'aux princes insatiables de pouvoir et de la vaine gloire des conquêtes.

Qu'on se retrace tout ce qu'a fait le Roi depuis son avènement au trône, et l'on trouvera dans cet espace assez court une longue suite d'actions mémorables : la liberté des mers et celle de l'Amérique assurées par le triomphe des armes que l'humanité réclamait ; la question préparatoire proscrite et abolie, parce que les forces physiques d'un accusé ne peuvent être une mesure infaillible de l'innocence ou du crime ; les restes d'un ancien esclavage détruits, toutes les traces de la servitude effacées et l'homme rendu à ce droit sacré de la nature que la loi n'avait pu lui ravie, de succéder à son père et de jouir en paix du fruit de son travail ; le commerce et les manufactures protégés, la marine régénérée, le port de Cherbourg créé, celui de Dunkerque rétabli, et la France ainsi délivrée de cette dépendance où des guerres malheureuses l'avaient réduite.

Vos cœurs se sont attendris, Messieurs, au récit de la sage économie de Sa Majesté, et des sacrifices généreux dont elle a donné tant d'exemples récents, en supprimant, pour soulager son peuple, des dépenses que ses ancêtres avaient toujours cru nécessaires à l'éclat et à la dignité du premier trône de l'univers.

Quelle jouissance vos âmes doivent éprouver en la présence d'un roi juste et vertueux ! Nos aïeux ont regretté sans doute de n'avoir pu contempler Henri IV au milieu de la nation assemblée. Les sujets, de Louis XII avaient été plus heureux, et ce fut dans cette réunion solennelle qu'il reçut le titre de Père du peuple. C'est le plus cher, c'est le premier des titres pour les bons rois, s'il n'en restait un à décerner au fondateur de la liberté publique.

Si les États généraux ne furent point assemblés sous Henri IV, ne l'attribuez qu'aux justes craintes que les discordes civiles devaient inspirer à un prince qui plaçait avant tout la paix et le bonheur de ses peuples. Il voulut suppléer à cette convocation générale par une assemblée de notables ; il y demanda des subsides extraordinaires, et sembla lui transmettre ainsi les droits des véritables représentants de la nation.

Dans une position moins difficile, le Roi n'appela autour de lui l'élite des citoyens, ou du moins une portion de cette élite, que pour préparer avec eux le bienfait qu'il destinait à la France.

Une première assemblée de notables n'avait eu d'autre motif que de soumettre à leurs lumières un plan vaste de finance et d'économie, et de les consulter sur l'établissement patriotique des administrations provinciales , établissement qui signalera ce règne, puisqu'il a pour objet que l'impôt soit désormais mieux réparti, les charges plus également supportées, l'arbitraire banni, les besoins des villes et des provinces mieux connus.

Cependant le long espace écoulé depuis les derniers États généraux, les troubles auxquels ils furent livrés, les discussions si souvent frivoles qui les prolongèrent , éveillèrent la sagesse royale, et l'avertissaient de se prémunir contre de tels inconvénients.

En songeant à vous réunir, Messieurs, elle a dû se tracer un plan combiné qui ne pouvait admettre cette précipitation tumultueuse dont l'impatience irréfléchie ne prévoit pas tout le danger. Elle a dû faire entrer dans ce plan les mesures anticipées qui préparent le calme des décisions, et ces formes antiques qui les rendent légales.

Le vœu national ne se manifestait point encore ; Sa Majesté l'avait prévenu dans sa sagesse. À peine ce vœu a-t-il éclaté, qu'elle s'empresse de le remplir, et les lenteurs que la prudence lui suggère ne sont plus que des précautions de sa bienfaisance toujours active, mais toujours prévoyante sur les véritables intérêts de ses peuples.

Le Roi a désiré connaître séparément leurs besoins et leurs droits. Les municipalités, les bailliages, les hommes instruits dans tous les états, ont été invités à concourir par leurs lumières au grand ouvrage de la restauration projetée. Les archives des villes et celles des tribunaux, tous les monuments de l'histoire étudiés, approfondis et mieux développés, leur ont ouvert des trésors d'instruction ; de grandes questions se sont élevées ; des intérêts opposés, toujours mal entendus quand ils se combattent en de pareilles circonstances, ont été discutés, débattus, mis dans un jour plus ou moins favorable ; mais enfin un cri presque général s'est fait entendre pour solliciter une double représentation en faveur du plus nombreux des trois ordres, de celui sur lequel pèse principalement le fardeau de l'impôt,

En déférant à cette demande, Sa Majesté, Messieurs, n'a point changé la forme des anciennes délibérations : et quoique celle par têtes, en ne produisant qu'un seul résultat, paraisse avoir l'avantagé de faire mieux connaître le désir général, le Roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s'opérer que du consentement libre des États généraux, et avec l'approbation de sa Majesté.

Mais quelle que doive être la manière de prononcer sur cette question, quelles que soient les distinctions à faire entre les différents objets qui deviendront la matière des délibérations, on ne doit pas douter que l'accord le plus parfait ne réunisse les trois ordres relativement à l'impôt.

Puisque l'impôt est une dette commune des citoyens, une espèce de dédommagement et le prix des avantages que la société leur procure, il est juste que la noblesse et le clergé en partagent le fardeau.

Pénétrés de cette vérité, on les a vus presque dans tous les bailliages donner avec empressement un témoignage honorable de désintéressement et de patriotisme, et il leur tarde de se voir réunis par ordre, afin que ces délibérations qui jusqu'ici n'ont pu être que partielles acquièrent ce degré de généralité qui, en les consolidant, fixera leur stabilité.

Si des privilèges constants et respectés semblèrent autrefois soustraire les deux premiers ordres de l'État à la loi générale, leurs exemptions, du moins pendant longtemps, ont été plus apparentes que réelles.

Dans des siècles où les églises n'étaient point dotées, où on ne connaissait encore ni les hôpitaux ni ces autres asiles nombreux élevés par la piété et la charité des fidèles, où les ministres des autels, simples distributeurs des aumônes, étaient solidairement chargés de la subsistance des veuves, des orphelins, des indigents, les contributions du clergé furent acquittées par ses soins religieux, et il y aurait eu une sorte d'injustice à en exiger des redevances pécuniaires.

Tant que le service de l'arrière-ban a duré, tant que les possesseurs de fiefs ont été contraints de se transporter à grands frais d'une extrémité du royaume à l'autre, avec leurs armes, leurs hommes, leurs chevaux, leurs équipages de guerre ; de supporter des pertes souvent ruineuses, et, quand le sort des combats avait mis leur liberté à la merci d'un vainqueur avare, de payer une rançon toujours mesurée sur son insatiable avidité ; n'était-ce donc pas une manière de partager l'impôt, ou plutôt n'était-ce pas un impôt réel que ce service militaire que l'on a même vu plusieurs fois concourir avec des contributions volontaires ?

Aujourd'hui que l'Église a des richesses considérables, que la noblesse obtient des récompenses honorifiques et pécuniaires, les possessions de ces deux ordres doivent subir la loi commune. Nous aimons à le répéter, leur acquiescement a cette loi eut dans sa première forme toute la vivacité de l'émulation, et prit tous les caractères delà loyauté, de la justice et du patriotisme.

L'impôt, Messieurs, n'occupera pas seul vos délibérations ; mais pour ne point anticiper sur les objets de discussion qui partageront les moments consacrés à vos Assemblées, il me suffira de vous dire que vous n'imaginerez pas un projet utile, que vous n'aurez pas une idée tendant au bonheur général que Sa Majesté n'ai déjà conçue, ou dont elle ne désire fermement l'exécution.

Depuis que les États généraux sont déterminés, le Roi n'a jamais pensé sans attendrissement à cette réunion d'un bon père et de ses enfants chéris, qui deviendra le gage de la félicité commune.

Au nombre des objets qui doivent principalement fixer votre attention et qui déjà avaient mérité celle de Sa Majesté, sont les mesures à prendre pour la liberté de la presse ; les précautions à adopter pour maintenir la sûreté publique, et conserver l'honneur des familles ; les changements utiles que peut exiger la législation criminelle pour mieux proportionner les peines aux délits, et trouver dans la honte du coupable un frein plus sûr, plus décisif que le châtiment.

Des magistrats dignes de la confiance du monarque et de la nation étudient les moyens d'opérer cette grande réforme ; l'importance de l'objet est l'unique mesure de leur zèle et de leur activité.

Leurs travaux doivent embrasser aussi la procédure civile qu'il faut simplifier. En effet, il importe à la société entière de rendre l'administration de la justice plus facile, d'en corriger les abus, d'en restreindre les frais, de tarir surtout la source de ces discussions interminables qui trop souvent ruinent les familles, éternisent les procès, et font dépendre le sort des plaideurs du plus ou du moins d'astuce, d'éloquence et de subtilité des défenseurs ou de leurs adversaires. Il n'importe pas moins au public de mettre les justiciables à portée d'obtenir un prompt jugement ; mais tous les efforts du génie et toutes les lumières de la science ne feraient qu'ébaucher cette heureuse révolution, si l'on ne surveillait avec le plus grand soin l'éducation de la jeunesse. Une attention exacte sur les études, l'exécution des règlements anciens, et les modifications nécessaires dont ils sont susceptibles, peuvent seuls former des hommes vertueux, des hommes précieux à l'État, des hommes faits pour rappeler les mœurs à leur ancienne pureté, des citoyens, en un mot, capables d'inspirer la confiance dans toutes les places que la Providence leur destine.

Sa Majesté recevra avec intérêt, elle examinera avec l'attention la plus sérieuse, tout ce qui pourra concerner la tranquillité intérieure du royaume, la gloire du monarque et le bonheur de ses sujets.

Jamais la bonté du Roi ne s'est démentie dans ces moments d'exaltation où une effervescence qu'il pouvait réprimer a produit dans quelques provinces des prétentions ou des réclamations exagérées. Il a tout écouté avec bienveillance ; les demandes justes ont été accordées ; il ne s'est point arrêté aux murmures indiscrets, il a daigné les couvrir de son indulgence ; il a pardonné jusqu'à l'expression de ces maximes fausses et outrées à la faveur desquelles on voudrait substituer des chimères pernicieuses aux principes inaltérables de la monarchie.

Vous rejetterez, Messieurs, avec indignation, ces innovations dangereuses que les ennemis du bien public voudraient confondre avec ces changements heureux et nécessaires qui doivent amener cette régénération, le premier vœu de Sa Majesté.

L'histoire ne nous a que trop bien instruits des malheurs qui ont affligé notre royaume dans les temps d'insubordination et de soulèvement contre l'autorité légitime. Elle n'est pas moins fidèle à vous transmettre dans ses fastes les prospérités de vos pères sous un gouvernement paisible et respecté. Si la France est une des plus anciennes monarchies de l'univers, la seule, après quatorze siècles, dont la constitution n'ait pas éprouvé les revers qui ont déchiré et changé la face de tous les empires formés, comme elle, des débris de l'empire romain, c'est dans l'union et l'amour mutuel du monarque et des sujets qu'il faut chercher la principale cause de tant de vie, de force et de grandeur.

La troisième race de nos rois a surtout des droits à la reconnaissance de tout bon Français. Ce fut elle qui affermit l'ordre de la succession à la couronne ; elle abolit toute distinction humiliante entre ces représentants si fiers et si barbares des premiers conquérants des Gaules, et l'humble postérité des vaincus qu'on tint si longtemps et si honteusement asservis. Par elle, la hiérarchie des tribunaux fut créée, ordre salutaire qui rend partout le souverain présent ; tous les habitants des cités furent appelés à leur administration ; la liberté de tous les citoyens fut consacrée, et le peuple reprit les droits imprescriptibles de la nature.

Mais si les intérêts de la nation se confondent essentiellement avec ceux du monarque, n'en serait-il pas de même des intérêts de chaque classe de citoyens en particulier ? et pourquoi voudrait-on établir entre les différents membres d'une société politique, au lieu d'un rang qui les distingue, des barrières qui les séparent ?

Les vices et l'inutilité méritent seuls le mépris des hommes, et toutes les professions utiles sont honorables, soit qu'on remplisse les fonctions sacrées du ministère des autels , soit qu’on se voue à la défense de la patrie dans la carrière périlleuse des combats et de la gloire, soit que, vengeurs des crimes et protecteurs de l'innocence, on pèse la destinée des bons et des méchants dans les balances redoutables de la justice ; soit que par des écrits, fruit du talent qu'enflamme l'amour véritable de la patrie, on hâte les progrès des connaissances, qu'on procure à son siècle et qu'on transmette à la postérité plus de lumières, de sagesse et de bonheur ; soit qu'on soumette à son crédit et aux spéculations d'un génie actif, prévoyant et calculateur, les richesses et l'industrie des divers peuples de la terre ; soit qu'en exerçant cette profession mise enfin à sa place dans l'opinion des vrais sages, on féconde les champs par la culture, ce premier des arts auquel tient l'existence de l'espèce humaine ; tous les citoyens du royaume, quelle que soit leur condition, "ne sont-ils pas les membres de la même famille ?

Si l'amour de l'ordre et la nécessité assignèrent des rangs qu'il est indispensable de maintenir dans une monarchie, l'estime et la reconnaissance n'admettent pas ces distinctions, et ne séparent point des professions que la nature réunit par les besoins mutuels des hommes.

Loin de briser les liens qu'a mis entre nous la société, il faudrait, s'il était possible, nous en donner de nouveaux, ou du moins resserrer plus étroitement ceux qui devraient nous unir.

Un grand général disait, en parlant des Gaulois, qu'ils seraient le premier peuple de l'univers, si la concorde régnait parmi eux. Ces paroles de César peuvent s'appliquer au moment actuel : que les querelles s'apaisent, que les inimitiés s'éteignent, que les haines s'anéantissent, que le désir du bonheur commun les remplace, et nous serons encore le premier peuple du monde.

Ne perdez jamais de vue, Messieurs, que la discorde renverse les empires, et que la concorde les soutient. La rivalité entre les citoyens fut la source de tous les maux qui ont affligé les nations les plus célèbres. Les guerres intestines des Romains furent le germe de l'ambition de leurs oppresseurs, et commencèrent la décadence de la patrie, dont la ruine fut bientôt consommée. Sans les troubles qui la déchirèrent, la Grèce aurait vu se perpétuer longtemps sa puissance et sa gloire. La France a couru des dangers ; si elle fut quelquefois malheureuse, faible et languissante, c'est quand elle devint le foyer ou le théâtre de ces tristes rivalités. Couvertes du voile toujours imposant de la religion, elles jetèrent ces longues semences de haines dont le règne entier de Henri IV put à peine étouffer les restes, mais sans en réparer tous les désastres. La concorde rassemble tous les biens autour d'elle ; tous les maux sont à la suite de la discorde. Ne sacrifions pas, Messieurs, à des prestiges funestes les avantages que nous avons reçus de la nature. Eh ! quel peuple en obtint plus de Bienfaits ! Deux mers baignent une partie de nos provinces, et en nous assurant ainsi la situation la plus heureuse pour le commerce, semblent nous avoir destinés à commander sur l'Océan et sur la Méditerranée.

Toutes les productions de la terre croissent ou peuvent croître au sein de la France, et la culture plus perfectionnée nous apprend encore à féconder par de nouveaux moyens ses terrains les moins fertiles.

L'activité, les prodiges des arts et du talent, des chefs-d'œuvre de tous les genres ; la perfection des sciences et des lettres, la gloire de tant d'hommes célèbres dans l'église, dans la magistrature et dans les armées, tout se réunit pour lui garantir une prospérité immuable et la première place dans les annales du monde.

Encore une fois, Messieurs , ne perdons pas en ce moment, par de cruelles dissensions, les fruits précieux que tant de siècles nous ont acquis, et dont nous sommes redevables aux efforts et à l'amour paternel de nos souverains. Ah ! s'il pouvait rester des traces de division dans vos cœurs, s'il y germait encore des semences mal étouffées de cette rivalité malheureuse dont les différents ordres de l'État furent tourmentés , que tout s'anéantisse et s'efface en présence de votre Roi, dans ce lieu auguste qu'on peut appeler le temple de la patrie.

Représentants de la nation, jurez tous aux pieds du trône, entre les mains de votre souverain, que l'amour du bien public échauffera seul vos âmes patriotiques ; abjurez solennellement, déposez ces haines si vives qui depuis plusieurs mois ont alarmé la France et menacé la tranquillité publique. Que l'ambition de subjuguer les opinions et les sentiments par les élans d'une éloquence impérieuse ne vous entraine pas au-delà des bornes que doit poser l'amour sacré du Roi et de la nation.

Hommes de tous les âges, citoyens de tous les ordres, unissez vos esprits et vos cœurs, et qu'un engagement solennel vous lie de tous les nœuds de la fraternité.

Enfants de la patrie que vous représentez, écartez loin de vous toute affection, toute maxime étrangères aux intérêts de cette mère commune ; que la paix, l'union et l'amour du bien public président à toutes vos délibérations ; mais si quelque nuage venait altérer le calme de vos séances , s'il était possible que la discorde y soufflât ses poisons, c'est à vous, ministres des autels, qu'il appartient de conjurer l'orage : vos fonctions saintes, vos titres sacrés, vos vertus et vos lumières impriment dans les cœurs ce respect religieux d'où naît l'ascendant qui maîtrise et dirige les passions humaines. Eh ! comment refuser aux interprètes d'une religion pure et sublime cette vénération, ces hommages, cet empire moral que des hommes enveloppés de ténèbres et livrés à d'extravagantes superstitions ont toujours accordés aux ministres de leurs fausses divinités ! C'est donc sur vous que la nation se repose en particulier du soin de ramener la paix dans cette Assemblée, s'il était possible qu'elle s'en bannît un instant. Mais pourquoi m'occuper du retour de la concorde, quand vous en donnerez des exemples que les deux ordres s'empresseront d'imiter ? En effet, quelle sorte de dévouement et quel concours patriotique ne doit-on pas attendre de ces braves et généreux successeurs de nos anciens chevaliers, qui, prodigues envers la France de leur fortune, de leur sang et de leur vie, n'hésitèrent jamais sur un sacrifice que l'utilité publique avait prescrit ou consacré ? Vous suivrez aussi ces grands exemples de désintéressement, de soumission et d'attachement à la patrie, hommes sages et laborieux dont les travaux nourrissent, vivifient, instruisent, consolent, enrichissent la société. Tous les titres vont se confondre dans le titre de citoyen, et on ne connaîtra plus désormais qu'un sentiment, qu'un désir, celui de fonder sur des bases certaines et immuables le bonheur commun d'une nation fidèle à son monarque, si digne de vos respects et de votre amour.

L'intention du Roi est que vous vous assembliez dès demain, à l'effet de procéder à la vérification de vos pouvoirs, et de là terminer le plus promptement qu'il vous sera possible, afin de vous occuper des objets importants que Sa Majesté vous a indiqués.

  

La faiblesse de l'organe de M. de Barentin avait empêché d'entendre une partie de ce discours.

Après quelques moments de silence, M. Necker, directeur général des finances, prend la parole pour faire connaître aux députés du royaume l'état de leur situation.

(Après avoir lu quelques pages de son discours, il le remet à M. Broussonet, secrétaire perpétuel de la société d'agriculture, qui en continue la lecture.)

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1875_num_8_1_4239_t2_0002_0000_3


Mémoires de Barentin (Intéressants)

Vous pouvez lire ci-dessous les mémoires de M. de Barentin, et même les télécharger (sur le site de la BN).

Mémoire autographe de M. de Barentin, chancelier et garde des sceaux, sur les derniers conseils du roi Louis XVI, précédé d'une notice biographique sur M. de Barentin par l'historien Maurice Champion.







mardi 21 janvier 2020

21 Janvier 1789 : Décès du Baron D’Holbach, pourfendeur du luxe (et de la religion).

 



    Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach, né 8 décembre 1723 dans la région d’Allemagne de Rhénanie-Palatinat, décède à Paris le 21 janvier 1789. Cet homme exceptionnel était à la fois un savant et un philosophe matérialiste (un athée si vous préférez).

    Il a beaucoup écrit et sa pensée reflète l’esprit de son temps. Il est moins connu que les savants et philosophes français de la même époque (RousseauDiderotVoltaireCondorcet, etc.). La raison en est peut-être qu'il écrivait moins joliment que les précités, à moins que ce ne soit là une marque regrettable de chauvinisme (ou alors ses écrits destructeurs vis-à-vis de la religion ont été mal reçus par nos "bien-penseurs"). 

    A propos de la religion, je vous conseille de lire sur l’un de mes autres blogs l’extrait de l'un de ses ouvrages, "La contagion sacrée", qui traite avec érudition et vigueur de ce sujet délicat. Cliquez sur l'image ci-dessous : 


    J’ai souhaité vous donner à lire cet extrait de son livre intitulé : « Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale ». Le texte choisi évoque la richesse et le luxe. Il contient quelques vigoureuses charges contre le luxe, son industrie et ses adeptes, que j’apprécie beaucoup, je vous l’avoue. 

    Je suis souvent irrité d’entendre le discours si convenu sur l’industrie du luxe française. Cette industrie, dont beaucoup sont si fiers, est une survivance de l’ancien régime, un reliquat de notre servitude.  « Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, et parviennent souvent à se tromper eux-mêmes » nous dit avec justesse le baron d’Holbach. Mais plus grave encore, cette industrie qui masque sa vacuité sous le fard des arts, est totalement inutile à la société. Nous venons de constater en cette période de pandémie mondiale qu’un simple masque de papier à 1 euro était plus utile qu’un sac à main Vuitton à 3000 € et que, hélas, mille fois hélas ! Notre malheureux pays disposait de plus de sac à mains Vuitton que de masque FFP2. De même, nous avons pu vérifier que ceux qui, d’après notre monarque, n’étaient « rien », étaient plus utiles à la survie du pays qu’un consultant payé entre 5000 et 10000 € par mois pour expliquer aux autres comment faire, sans n'avoir jamais rien fait lui-même que de médiocres Powerpoints. 

    Concernant les arts, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, je pense que ceux-ci ne dépendent pas de la richesse ni du luxe. J'ai plutôt le sentiment que le luxe dénature les arts. On peut constater cela dans certaines dérives de l’art contemporain (pas tout l’art contemporain, rangez vos pistolets), où certaines œuvres produites ne nécessitent même plus le talent ni le savoir-faire de l’artiste ; l’opportunité de faire de l’argent avec rien étant l’ultime fantasme d’une certaine forme du capitalisme (les bulles financières).

(Si vous disposez d'un peu de temps, vous pouvez lire en cliquant sur l'œuvre d'art ci-dessous, une réflexion très personnelle sur l'art comptant pour rien.) 😉

"Flaque d'eau" de l'artiste Koji Enokura

    J’ai évoqué la crise sanitaire, mais que dire encore de la crise économique !? Pas besoin de sortir d’une grande école de commerce, pour comprendre qu’un pays qui produit des objets du quotidiens, des machines-outils, des tracteurs ou des médicaments se porte mieux sur la place du commerce international qu’un pays qui fabrique des fanfreluches pour les riches et leurs quelques malheureux courtisans !

    Les avis du Baron d’Holbach sur ce que devrait être le devoir des riches dans la société sont plus que jamais d’actualité (y compris pour certains patrons de ces industries du luxe).

    Bien sûr, les puissants de l’époque n’ont pas tenu compte des conseils avisés de ce brave homme. L’état de corruption de la société était déjà trop avancé, et hélas, la Révolution n’a pu guérir la société de cette maladie qui la rongeait.

    De nos jours on continue de vouer un culte au luxe et l’on se presse avec dévotion dans les files d’attentes pour visiter le château de Versailles. Mais les dorures de Versailles sont faites du sang, des larmes et de la sueur des malheureux. (Lisez cet article sur la construction du Palais de Versailles).


Une digression sur Versailles.

    Vous dit-on lorsque vous visitez ce palais, qu’avant de le construire, en 1620, il  a d’abord fallu assécher les étangs et marais qui se trouvaient à son emplacement ? Puis réaliser d’énormes travaux pour puiser l’eau de la Seine et la canaliser, dont l’énorme machine de Marly construite en 1681, qui nécessita en permanence durant des années de coûteux travaux de réparations ? 

    Le pharaonique chantier du château mobilisa quant à lui 36.000 hommes dont environ 30.000 soldats, (soit environ 10 % de l’armée). Les ouvriers, le plus souvent réquisitionnés, travaillaient 11 heures par jour, 220 jours par an. Les accidents mortels étaient si nombreux que chaque matin de nombreuses charrettes partaient du chantier emportant les morts. En 1685, une fièvre paludéenne tua en très peu de temps 6.000 ouvriers. Puis ce fut la fièvre typhoïde. Aussi fallut-il sans cesse se réapprovisionner en main-d’œuvre. Il semblerait que ce chantier ait fait mourir au total un peu plus de 10 000 ouvriers, sans que soient ici comptés les charpentiers, les maçons ou encore les miroitiers et installateurs divers. Je ne pense pas que la construction des pyramides ait fait autant de victimes (pour le cas où vous l’ignoreriez, celles-ci n’ont pas été construites par des esclaves, comme dans les films américains, mais principalement par les paysans égyptiens, hors périodes de travaux aux champs).

La construction du château de Versailles

Une digression sur les perruques

    L’explosion du luxe et sa contamination des autres classes fut l’un des phénomènes les plus révélateurs de la maladie qui rongeait le 18ème siècle. Le scandale des emperruqués, en 1731, constitue un autre triste exemple.  On a retrouvé dans les notes d’un inspecteur de police dénommé Duval ce court texte anonyme évoquant le scandale des « emperruqués » aux fausses chevelures emplies de farine, alors que les pauvres n’avaient pas de pain.

« Dieu nous donne les blés non pour en faire profanations extravagantes, sacrilèges. Les perruques consomment plus d’une livre de farine par jour. C’est un grand scandale. Un grand scandale aussi dans l’Église quand des évêques, ecclésiastiques et religieux portent cet ornement par vanité, osent célébrer nos saints, la tête ainsi couverte avec indécence.

Maudit usage des amidons. Les boutiques des fariniers sont de plus en plus enfarinées. Alors que les pauvres n’ont pas de pain. »

Extrait de l’excellent ouvrage d’Arlette Farge, Vies oubliées, au cœur du XVIIIe siècle
Source image : Couleur XVIIIe

    En disparaissant le 21 Janvier 1789, le baron d’Holbach n’a donc pas assisté à la chute de l’ancien régime, mais il est incontestable que ses écrits ont dû inspirer nombre des hommes et femmes courageux qui firent le choix de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, en 1789.

    Voici à présent les extraits que je vous ai choisis. Bien sûr, comme il est d'usage sur ce site, vous pouvez accéder au livre complet via une fenêtre sur le site de la BNF, Gallica, en bas de cet article.

 J'ai mis en gras les passages "forts" et l'orthographe est d'époque.

Chapitre VIII "Des lois morales pour les Riches & les Pauvres"

Page 122 

"On convient assez généralement que les richesses corrompent les mœurs : il faut donc en conclure que bien des gouvernements ont un profond mépris pour les mœurs, & les regardent comme inutiles à la félicité d'un pays ; surtout en voyant les soins qu'ils se donnent pour allumer la soif de for dans les cœurs des sujets» & pour tâcher de leur ouvrir chaque jour de nouveaux moyens d'augmenter la masse de la richesse nationale. On voit de profonds Politiques ne parler à leurs concitoyens que de nouvelles branches de commerce, d'entreprises lucratives, de conquêtes avantageuses ; ce qui prouve que ces spéculateurs , peu scrupuleux sur la Morale, s'imaginent que leur chère Patrie serait très heureuse en y faisant arriver les richesses du monde entier. Néanmoins tout peut nous convaincre que si les Dieux, dans leur colère, exauçaient leurs vœux insensés, leur pays, au lieu d'être une île fortunée, deviendrait plutôt le séjour de la corruption, de la discorde, de la vénalité, de la mélancolie, de l'ennui, qui toujours accompagnent la licence des mœurs.

Les Anglais sont le peuple le plus riche & le plus mélancolique de l'Europe. La liberté même ne peut leur inspirer de la gaieté; ils craignent de la perdre , parce que chez eux tout entre dans le commerce.

Les Souverains commettent une très grande faute lorsqu'ils montrent beaucoup d'estime pour les richesses; ils excitent dans les esprits un embrasement général qui ne pourra s'éteindre que par l'anéantissement de la Société. L'avarice est une passion ignoble, personnelle, insociable, & dès lors incompatible avec le vrai patriotisme, avec l’amour du bien public & même de la vraie liberté. Tout est à vendre chez un peuple infecté de cette épidémie sordide ; il ne s'agit que de convenir du prix. Mais comme dans une nation ainsi disposée, & peu sensible à l’honneur, tout se paie argent comptant, le gouvernement n'est jamais assez riche pour acquitter les services qu'on rend à la Patrie. L'honneur, le véritable honneur, toujours inséparable de la vertu, ne se trouve qu'où la vertu réside : la liberté ne peut longtemps subsister dans des âmes avilies; elle ne peut être sentie & défendue que par des âmes nobles & désintéressées.

Le Commerce, fournissant aux citoyens des moyens de se débarrasser de leurs productions, mérite l'attention de tout gouvernement occupé du bonheur de ses sujets : les meilleures lois que le législateur puisse donner sur cet objet consistent à le protéger & lui donner la liberté la plus grande. Mais si le gouvernement éclairé doit sa protection & sa faveur au Commerce vraiment utile, à celui qui met la nation à portée d'échanger ses denrées superflues contre les choses nécessaires qu'elle est obligée de tirer des étrangers ; ce même gouvernement n'ira pas sacrifier les intérêts du Commerce utile à ceux d'un Commerce inutile & dangereux, qui ne s'occuperait que des objets frivoles du luxe & de là vanité: ils ne sont propres qu’à corrompre les nations. Le Commerçant utile est un homme précieux à son pays, & mérite d’être encouragé par le gouvernement ; le commerçant & l'artisant des marchandises de luxe sont des empoisonneurs publics, dont les denrées séduisantes portent partout la contagion & la folie. On peut les comparer à ces navigateurs qui, voulant dompter sans peine des nations sauvages, portent aux hommes des armes, des couteaux, de l'eau de vie, & aux femmes des colliers, des miroirs, des jouets de nulle valeur. 

En un mot, pour fixer les idées nous appellerons Commerce utile celui qui procure aux nations des objets nécessaires à leur subsistance , â leurs premiers besoins , & même à leur commodité & à leur agrément : nous appellerons Commerce de luxe ou Commerce inutile & dangereux , celui qui ne présente aux citoyens que des choses dont ils n'ont aucun besoin réel, & qui ne sont propres qu'à satisfaire les besoins imaginaires de leur vanité. Le Législateur serait très imprudent s'il favorisait une passion fatale que s'il ne peut réprimer ou punir, il ne doit au moins jamais encourager.

Le châtiment le plus doux qu’un Souverain devrait infliger au Luxe serait de le charger d'impôts, & de témoigner pour lui le mépris le plus marqué. Les impôts mis sur le luxe seraient très justes, vu qu'ils ne pourraient tomber que sur les riches, & qu'ils épargneraient les indigents. Les riches eux-mêmes ne pourraient pas s'en plaindre, parce que les objets de luxe n'étant pas d'une nécessité absolue, ils seraient les maîtres de les supprimer pour se soustraire à la taxe. Des impôts très forts sur les Palais somptueux, sur les Jardins, sur des Parcs immenses , sur des équipages, sur tant de valets que l'ostentation arrache à la culture, fur des chevaux sans nombre, etc. ne pourraient manquer de produire à l'Etat des revenus d'autant plus considérables, que la vanité, mère du luxe, est une passion opiniâtre, & qui finirait peut-être par faire imaginer qu'une taxe forte, annonçant l'opulence, doit attirer la considération du public à celui qui s'en trouve chargé.

Mais dans les nations infectées par le luxe, les médecins, faits pour guérir ce mal, en sont plus atteints que les autres ; ils le regardent comme un mal sacré, auquel il n'est pas permis de toucher ; ils aimeront mieux faire vendre le grabat d'un laboureur hors d'état de satisfaire un exacteur, que d'obliger un curieux à payer pour un tableau, ou une courtisane pour les bijoux & pierreries qu'elle a tirés de ses amants. Le luxe a tellement fasciné les habitants de quelques contrées, que les besoins les plus réels font forcés de céder aux besoins de la vanité. Tel homme se refuse de manger, pour épargner de quoi se montrer dans un carrosse ou sous un habit somptueux.

Les partisans du Luxe ne manqueront pas de nous dire, que les folles dépenses des riches font travailler le pauvre & le mettent à portée de subsister; mais on leur répondra que le vrai pauvre qu'il faudrait encourager, c'est le cultivateur : celui-ci, sans cesse accablé pour satisfaire aux demandes du gouvernement, ne tire aucun profit du luxe, qui lui enlève souvent les coopérateurs de ses travaux, devenus nécessaires pour grossir dans les villes la troupe des valets fainéants dont les riches & les grands aiment à se voir entourés. Nous dirons encore que le luxe déprave les indigents: il les rend paresseux ; il leur fait naître mille besoins qu'ils ne peuvent satisfaire sans danger ou sans crime. Ceux qui ne subsistent que par la vanité ou les fantaisies d'un public en démence, font souvent de très malhonnêtes gens. Rien de plus déplorable que les effets du luxe ou de la vanité bourgeoise, quand elle vient à gagner les classes inférieures. C’est ce luxe qui détermine tant de marchands à faire des banqueroutes, que la loi ne devrait pas traiter avec la même indulgence que des faillites occasionnées par des malheurs imprévus. C'est la fatuité des maîtres, copiée par leurs domestiques, qui remplit les villes de tant de valets fripons. Ces mêmes valets portent la débauche, la passion du jeu, la vanité, jusque dans les villages & les campagnes. Enfin ce sont les vices enfantés par le luxe qui conduisent tant de malheureux au gibet, & tant de jeunes filles à la prostitution.

Rien ne serait donc plus digne de l'attention d'un bon gouvernement, que de réprimer la vanité progressive des citoyens, de les contenir dans les bornes de leur état, de les engager à vivre suivant leurs facultés. Pour donner en effet du LUXE une définition exacte que l’on a si longtemps cherchée, il semble qu'on pourrait dire que c'est une vanité jalouse qui fait que les hommes à l’envi s'efforcent de s’imiter, s'égaler, ou même de se surpasser les uns les autres par des dépenses inutiles, qui  excédent leur état ou leurs facultés. Cette définition paraîtrait pouvoir convenir au luxe sous quelque point de vue qu'on l’envisageât. Un Souverain qui, par une vaine ostentation, ruine son Etat pour élever des Palais, pour se faire une cour plus brillante, pour entretenir des armées plus nombreuses que ses revenus ne le comportent, annonce un luxe plus ordinaire, mais plus blâmable sans doute par ses conséquences, qu’un homme du peuple qui se montrerait dans les rues couvert d'habits dans lesquels on verrait l’or se mêler à la soie ; avec cette différence pourtant que ce dernier n'est que ridicule, parce que nos yeux n'y sont pas accoutumés, tandis que la folie plus commune du premier, le rend évidemment coupable de dissiper en dépenses frivoles des sommes qu'il devrait employer à des objets utiles & nécessaires au bien être de ses sujets.

Le luxe des Souverains est pour une nation le plus grand des malheurs. Les lois fondamentales de tout gouvernement équitable devraient à cet égard contenir la vanité trop commune à ceux qui sont destinés par état à mettre un frein aux passions des autres. La Monarchie fut de tout temps regardée comme le gouvernement lé plus propre à faire naître & à propager le luxe. Ceux que leurs fonctions approchent du Monarque s'efforcent de l’imiter ; communément ils prétendent que c'est pour lui faire honneur ou pour lui plaire, tandis que réellement ils se ruinent dans la vue de se distinguer du vulgaire, avec qui leur vanité souffrirait de les voir confondus. Les riches, quoique d'un rang inférieur, veulent copier les courtisans & les grands, parce que ceux-ci jouissent d'un pouvoir qui toujours en impose. Enfin les citoyens des classes moins élevées imitent autant qu'ils peuvent ceux des classes supérieures, afin de jouir pendant quelques instants du plaisir passager d'être confondus avec leurs supérieurs , ou du moins pour se soustraire au mépris & aux outrages auxquels l'indigence est souvent exposée. Le luxe pénètre plus lentement dans les Républiques, parce que l'homme du peuple y craint moins ses supérieurs, qui d'ailleurs ne sont pas livrés au faste qu'on voit régner dans les cours des Rois.

Dans des nations opulentes la richesse seule est honorable, la pauvreté devient un vice, & l'indigence est rebutée par l'opulence toujours altière. Sous le despotisme, toujours vain & superbe, la pauvreté, la faiblesse, sont communément écrasées. Si des gouvernements plus équitables & plus humains rendaient les grands & les riches plus justes , plus affables, moins dédaigneux pour leurs inférieurs, il y a lieu de croire que ceux-ci seraient moins pressés de sortir de leur sphères ; alors chaque citoyen, plus content de son état, ne chercherait pas à faire illusion aux autres par des airs de fatuité , dont l’objet est communément de chercher à persuader qu'on possède des avantages qu’on na pas réellement.

C'est encore l'arrogance insultante des grands, qui plus ou moins bien imitée par les petits, est la source primitive des ridicules & des travers nationaux, que l’on remarque chez la plupart des habitants de certaines contrées. C'est visiblement de la cour que sont émanés ces airs d'importance, ces manières affectées, cette suffisance dédaigneuse, cette fatuité que copie si gauchement l'homme du commun, en un mot, toutes les impertinences qui rendent quelquefois un peuple entier méprisable aux yeux des étrangers : dans une nation infectée de cette vanité épidémique un homme sensé ne croit voir qu’une troupe de pantomimes, de baladins, de comédiens. Personne ne veut être soi ; chacun jusqu'aux valets, tâche par ses airs & ses manières de passer pour un homme de conséquence. II est bien difficile de trouver une tête solide, un caractère estimable dans un fat, dans un petit-maître, dans un important dont le cerveau n'est rempli que de vent & de bagatelles.

Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, & parviennent souvent à se tromper eux-mêmes. Un fat finit quelquefois par se croire un homme d'importance. Une courtisane, par son luxe, veut être prise en public pour une femme de qualité, dont souvent elle a chez elle le ton & les manières. Plus un état est vil par lui-même, & plus ceux qui s'y trouvent placés cherchent à se relever par des signes extérieurs de grandeur ou d'opulence. Les grands des cours despotiques d'Asie se distinguent par une magnificence & par un luxe effréné; esclaves avilis & rampants dans la présence d'un Sultan orgueilleux, ils tâchent de paraître quelque chose aux yeux de la populace étonnée. La puissance réelle, la vraie grandeur, n'ont nul besoin des secours du faste pour se faire respecter. Un bon Prince rougirait de devoir au vain attirail du luxe la vénération qu'il mérite par lui-même. L'ostentation, l'étiquette, la magnificence, ce que les courtisans appellent la splendeur du trône, ne sont faites le plus souvent que pour cacher aux yeux des peuples la petitesse & la sottise de ceux qui les gouvernent. Rien n’est plus déplacé que la vanité dans un puissant Monarque : cette passion puérile coûte pour l'ordinaire bien des larmes à ses sujets , obligés de travailler sans relâche, sans jamais pouvoir la satisfaire. Le soulagement des peuples constitue la splendeur des grands Rois.

On a reconnu dans tous les siècles les dangers du Luxe répandu dans les classes inférieures du peuple ; on a fait de vains efforts pour le réprimer par des Lois somptuaires : mais des législateurs, aveuglés eux-mêmes par la vanité qu'on respire dans les cours, n’ont pas vu que c'était pour imiter les grands que les petits se livraient à mille dépenses ridicules : ils n'ont pas vu que c'était par le Souverain & sa cour que, pour être efficace , la réforme des mœurs aurait dû commencer : enfin ils n'ont pas vu que des lois somptuaires, faites pour les citoyens d'un rang inférieur, ne pouvaient que les avilir de plus en plus, en donnant aux grands encore plus de vanité. Il ne faut donc pas s'étonner si les lois somptuaires ont été presque toujours aussitôt violées ou éludées que publiées.


Lutter contre le luxe introduit chez un peuple, c'est combattre une passion inhérente à la nature humaine. Chaque homme veut, autant qu'il peut, imiter, égaler ou surpasser ses semblables, & sur tout copier ceux qu'il croit ou plus heureux ou plus puissants que lui ; il souffre toutes les fois qu'il y faut renoncer. Dans une Monarchie fastueuse le luxe finira par se déceler, plus ou moins, jusque dans les dernières classes de la Société.

La meilleure des Lois somptuaires serait l'exemple d'un Prince ennemi du luxe & du faste, ami de la simplicité. Cet exemple serait bientôt suivi par les grands de la cour, toujours prêts à recevoir les impressions de leur maître. Dès-lors la modestie deviendrait le signe de la grandeur, du crédit, de la puissance. Pour s'assimiler à leurs supérieurs, les autres citoyens adopteraient sans peine une mode peu coûteuse, & qui cesserait de leur rappeler leur infériorité.

Bien plus, il résulterait de cette conduite des avantages inestimables pour les Grands & les Nobles, qu'un luxe habituel dévore, dont les affaires se dérangent perpétuellement à la cour, qui ne peuvent y paraître sans se croire obligés d'y représenter. De son côté le Monarque ne se verrait pas forcé de se ruiner lui-même, ou plutôt d'écraser son peuple pour fournir aux demandes d'une foule de courtisans obérés, qu'une sage économie mettrait dans l'abondance.

Les femmes, communément si touchées des vains jouets du luxe, prendraient du goût pour la simplicité, aussitôt qu'elle deviendrait la mode de la cour, une marque de grandeur, un moyen de mériter les regards favorables du Prince , dont on se croirait obligé de prendre les manières & le ton.

C'est ainsi que, par le secours de la vanité même , on parviendrait a guérir les plaies que la vanité du luxe fait à tant de nations. C'est le faste des Souverains qui force leurs sujets de se ruiner à leur exemple.

Le luxe de représentation, qui consiste à se faire suivre incessamment de tout l'appareil du faste, & qui trop souvent devient pour la vanité des gens en place le plus grand des besoins, est une source de ruine pour eux & pour les autres. En quittant la cour du Prince l’homme en place va porter son luxe dans la province, qui bientôt s'en trouve infectée; il dérange ses propres affaires & détruit celles des autres. Le gouvernement le plus prodigue ne peut pas subvenir au faste que la vanité des grands croit nécessaire à leur rang ou a leur dignité.

Mais un gouvernement sage devrait prendre des voies plus directes encore pour réprimer le luxe insolent & scandaleux que viennent étaler en public des femmes consacrées à la débauche. Une Police sévère devrait punir le vice lorsqu'il ose s'élever des trophées aux yeux des nations. Si le gouvernement ne peut empêcher le désordre caché, il doit du moins l’empêcher de se montrer avec un éclat propre à irriter la vertu & à corrompre l'innocence. De quels yeux des femmes honnêtes, des épouses vertueuses, des filles innocentes, doivent-elles voir le fort brillant que la débauche procure à des prostituées, que leurs amants ont la folie de transformer en Déesses ?

 Les apologistes du Luxe nous diront que la suppression à la cour & dans les villes produirait une diminution considérable dans les revenus de l’Etat, empêcherait une nation renommée par son goût & ses modes de mettre les autres peuples à contribution , enfin rendrait inutile une multitude d'hommes qui tirent leur subsistance de la vanité de leurs concitoyens.

Un Satyrique célèbre de l'antiquité faisait dire aux hommes avides de son temps, que l’argent devait être le premier objet des recherches ; que la vertu viendrait après l’argent. C’est le langage que semblent tenir à leurs sujets bien des gouvernements qui passent pour éclairés ; c’est celui d’un grand nombre de spéculateurs qui, séduits par les avantages frivoles que le luxe procure, ne voient pas le cortège des maux qu'il entraîne à sa fuite. Nous leur répondrons donc qu'un Etat bien organisé, réglé par une sage économie, par des citoyens honnêtes & modérés, n'a pas besoin de la masse énorme de richesses qui devient nécessaire pour mettre en action les avides sujets d'une nation corrompue par le luxe, où les revenus que l'Etat tire avec violence de vingt villages suffisent à peine pour payer à son gré les prétendus services, ou plutôt la négligence & l’impéritie d'un Courtisan ou d'un Grand. Un Gouvernement corrompu n'est jamais assez riche; mais un Gouvernement honnête est servi par d'honnêtes citoyens, sur les cœurs desquels l'amour de la Patrie, le désir de la vraie gloire, agissent plus fortement que l'argent. C'est insulter la vertu que de la payer : ainsi, l'on ne peut trop le répéter, les bonnes mœurs sont plus utiles aux nations que les richesses. Une trop grande opulence pervertit les peuples comme les individus : c'est dans la médiocrité que se trouve le plus communément la tranquillité, le vrai bonheur.

L'expérience de tous les temps nous prouve que les peuples les plus riches ne sont rien moins que les peuples les plus fortunés : leur opulence les rend communément ambitieux, arrogants ; ils veulent pour l'ordinaire prescrire des lois aux autres : leur insolence leur attire des ennemis nombreux; vous les voyez perpétuellement en guerre : les revenus ordinaires de l’Etat ne pouvant suffire aux entreprises téméraires d'un Gouvernement altier, il redouble les impôts , il contracte des dettes , que son crédit funeste lui permet d'accumuler : la nation gémit alors sous des taxes multipliées; semblable à ces riches obérés & mal-aisés, elle ne peut jamais arranger ses affaires; elle est pauvre, quoique remplie de citoyens opulents ; mais ces mauvais citoyens, enrichis aux dépens de leur pays, se livrent au vice, au luxe , à la paresse ; plongés dans la débauche, & tout occupés de leurs plaisirs, ils ne s'embarrassent ni du fort de la Patrie ni du bien-être de leurs concitoyens.

Une nation heureuse est celle qui renferme un grand nombre de bons citoyens. Les bons Princes font de bonnes lois ; & ces lois font les bons sujets. Le bon citoyen est celui qui est utile à son pays, dans quelque classe qu'il se trouve placé : le pauvre remplit sa tâche sociale par un travail honnête, ou dont il résulte un bien solide & réel pour ses concitoyens : le riche remplit la tâche lorsqu'il aide le pauvre à remplir la sienne ; c'est en secourant l’indigence active & laborieuse, c'est en payant ses travaux, c'est en lui facilitant les moyens de subsister, en un mot, c'est par la bienfaisance que le riche peut acquitter ses dettes envers la Société. C’est donc en détournant l’esprit des citoyens riches des fantaisies insensées & nuisibles du luxe & de la vanité, pour le porter vers la bienfaisance utile à la Patrie, que le Législateur établira chez lui l’harmonie sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de félicité pour personne.

 

L'ambition devient communément la passion de celui que ses richesses dispensent de songer à sa subsistance ; le Législateur peut donc se servir avec avantage du désir que le riche a de s'élever de plus en plus, d'être distingué de la foule des citoyens, pour tourner ses vues du côté de l’utilité générale. L'homme opulent qui se rendrait utile à sa patrie par des travaux publics, par des défrichements considérables, par des dessèchements qui augmenteraient la culture & la salubrité, par des canaux qui faciliteraient le commerce intérieur & les arrosements des terres, n'aurait-il pas des droits fondés à la reconnaissance publique ? Un grand, un riche, qui dans leurs domaines doteraient l’indigence pour favoriser la population, établiraient des manufactures capables d'occuper les pauvres, banniraient le désœuvrement & la mendicité, ne mériteraient-ils pas des distinctions, des honneurs, des récompenses à plus juste titre que tant de nobles ou de grands qui absorbent toutes les faveurs du Prince, pour avoir assidûment végété, intrigué, cabalé dans une cour, ou pour s'être ruinés par un faste nuisible pour eux-mêmes & pour les autres.

Si une éducation plus sociable apprenait aux riches, aux nobles, à être citoyens, si les préjugés inhumains de la grandeur ne lui faisaient pas croire que les peuples sont des esclaves destinés à repaître sa vanité, si un orgueil insensé n’étouffait pas d'ordinaire dans les cœurs des hommes les plus opulents & les plus distingués d'un Etat tout sentiment de pitié, de reconnaissance , d'affection sociale ; ne devraient ils pas être plus flattés d'exercer sur leurs inférieurs l’empire si doux de la bonté qui fait aimer, que l'empire tyrannique de l’injustice & de la vanité qui fait toujours détester ? Les hommes qui passent pour les heureux de la terre ne devraient-ils pas être plus touchés du plaisir solide & pur de répandre le bonheur autour d'eux, que des plaisirs frivoles, mêlés d'amertume & d’ennui, que l’on éprouve dans des villes bruyantes , dans des festins somptueux , dans des cours corrompues qui ne rassemblent que des envieux, des ennemis, & d’où la gaieté véritable est à jamais exclue ? Les vains plaisirs du luxe, la complaisance puérile qu'excite passagèrement le faste, la possession d'un bijou ou d'un meuble précieux, peuvent-ils être comparés aux plaisirs toujours renaissants de la libéralité, à la complaisance intérieure que produit à tout moment le spectacle si doux d'hommes rendus heureux par des bienfaits ? Quel spectacle de la ville, quelle fête brillante de la cour, a droit de plus remuer un cœur sensible que la vue de campagnes devenues fécondes, de cultivateurs rendus à leurs jeux innocents, de la nature entière transformée par ses soins? La vie est remplie des joies les plus pures, lorsqu'on connait le plaisir de faire du bien.

Voilà les sentiments que l'éducation devrait inspirer à la noblesse, ainsi qu'à l’opulence ; la Législation devrait les fortifier, le Souverain les récompenser. La Morale, toujours en état de prouver à tout citoyen que son intérêt se trouve lié avec celui de ses associés, convaincra les riches que faire du bien c'est placer utilement son argent, c'est se procurer du profit, de l'honneur & de la gloire : la bonté ne peut dégrader aucun mortel. Sous l'autorité d'un bon gouvernement, dont il secondera les vues, le Noble vertueux peut régner lui-même dans ses terres ; il préférera cet empire au plaisir insensé de faire éprouver à ses vassaux un pouvoir tyrannique, une morgue insupportable, de mauvais traitements qui ne lui attireraient que de la haine. C'est ordinairement par leur faute que les puissants de la terre sont détestés de leurs inférieurs; les injustices des grands produisent & nourrissent les méchancetés des petits. En liant les mains des riches si souvent prêtes à nuire , le Législateur rétablirait promptement un équilibre nécessaire pour faire fleurir les mœurs, & pour rendre ses Etats opulents & fortunés.

Dans tout gouvernement bien ordonné l’agriculture, les manufactures, le commerce, doivent s'attirer les soins attentifs de l’administration, jouir de sa protection constante, s'exercer avec liberté. Voilà les sources légitimes de la richesse de l’Etat & de celle du citoyen. Le sol est la base de la félicité nationale : c'est le sol qui doit fournir à tout un peuple sa subsistance, ses besoins, ses agréments & ses plaisirs. Assez d'écrivains zélés & vertueux ont prouvé par des ouvrages multipliés, l'attention que le gouvernement doit donner à l'Agriculture, de laquelle, comme d'un tronc, partent toutes les branches & les rameaux de l’économie politique. On ne peut rien ajouter aux vues utiles que l’amour du bien public leur a dictées. Dans un ouvrage qui n'a que la Morale pour but, il suffira de répéter qu'elle est toujours d'accord avec la saine Politique. "

 

 

Vous pouvez lire le texte intégral (mais avec l'orthographe de l'époque) dans cet exemplaire de 1776, mis à disposition par la BNF. Mais on peut aussi le trouver en format papier, avec un peu de chance...





 


mercredi 1 janvier 2020

Janvier 1789 : Sieyès publie sa brochure "Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?"


    En ce premier mois de l'année 1789, Emmanuel-Joseph Sieyès, connu également sous le nom de l'abbé Sieyès, publie sa brochure qui deviendra célèbre "Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?". Il va en vendre plus de 30.000 en un mois, ce qui est énorme à l'époque !

Découvrons ensemble cet homme d'exception avant de lire son pamphlet.

Emmanuel-Joseph Sieyès.
Penseur de l'idée de la Nation
(Source image)

Adversaire déclaré de la noblesse

    L'abbé Sieyès s'était déjà fait connaître en 1788 avec son pamphlet "Essai sur les privilèges", qui constituait une véritable charge contre la noblesse et ses privilèges héréditaires. Benjamin Constant dira de lui : « Personne jamais n'a plus profondément détesté la noblesse ».

    Penseur libéral s'inscrivant dans la tradition de Locke, Sieyès, partant de la théorie politique, montrait dans son essai l'inutilité fonctionnelle de cette classe de privilégiés que représentait la noblesse. Il concevait celle-ci comme un corps intermédiaire faisant écran entre l'autorité commune et le citoyen ; une sorte de nation dans la nation s'excluant volontairement du corps social par son mode de vie dont le château de campagne était la manifestation géographique et symbolique.

    La noblesse constituait celui lui, un fardeau pour l'économie française ; celle-ci cultivant un mépris du travail et par la même des métiers seuls capables d'enrichir la nation. Les aristocrates ne produisant rien par eux-mêmes, ces privilégiés dépensaient toute leur énergie dans une « mendicité » devenue mendicité d’État.

    Sieyès considérait même les nobles comme des étrangers à la nation, les aristocrates étant selon lui les descendants des envahisseurs germaniques (les Francs) qui avaient envahi, puis occupé la France gallo-romaine (je vous rappelle que Charlemagne parlait allemand). Sieyès proposait de « renvoyer dans les forêts de la Franconie toutes ces familles nobles qui conservaient la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et de succéder à leurs droits ».

(Pour info, sous une monarchie, être "sujet" signifie que l'on est assujetti au roi, sous-entendu par droit de conquête.)

    A noter que Sieyès parlait de la noblesse en tant que corps social constitué. Rappelons en effet que la noblesse désigne également une qualité du cœur, que l'on peut retrouver aussi bien chez des hommes du commun (ou Tiers-Etat) que chez des aristocrates. Raison pour laquelle certains aristocrates, nobles de cœurs se rallieront aux idéaux de la Révolution.

    Sieyes demande que la représentation nationale de la population française soit proportionnelle à son poids démographique. Le Tiers état représente alors environ 97% de la population française...


Le premier sociologue

    Sieyès fut l'un des pionniers de la sociologie. Une cinquantaine d'année avant Auguste Comte, il forgea dans un manuscrit le néologisme « sociologie » ! Sieyès ne s'attarda pas à conceptualiser plus avant ce terme nouveau. Mais il eut à cœur de développer un « art social » : la connaissance positive de la société devant servir à la gouverner.

"L’objet du physicien (celui qui étudie la nature qui se dit physis en Grec), déclarait Sieyès, c’est d’expliquer les phénomènes de l’univers physique. Puisque cet univers existe indépendamment de lui, le physicien doit se contenter d’observer les faits et d’en démontrer les rapports nécessaires. Mais la politique n’est pas la physique, et le modèle de la nature ne s’applique pas aux affaires humaines." 

    Pour Sieyès, la société est une construction artificielle, un édifice ; la science de la société devrait donc être, à proprement parler, une architecture sociale. 

Petit aparté :

    Tout cela est parfaitement exact. Darwin nous aidera plus tard à comprendre que nos comportements humains sont hérités de notre évolution "naturelle" et que l'art social ne peut pas ignorer les déterminismes naturels dont nous avons hérités et qui régissent hélas nos comportements sociaux.

    Trop de penseurs avant Sieyès (et après lui aussi hélas) ont conçus des systèmes sociaux pour des êtres humains tels qu'ils voulaient qu'ils soient et non-pas tels qu'ils étaient. Tout cela parce qu'ils ignoraient, volontairement ou non, les règles à la fois biologiques et culturelles qui régissent les comportements humains. Comment bâtir une société nouvelle si l'on fait fi des propriétés des matériaux qui la constitueront ? Certains despotes iront même jusqu'à vouloir fabriquer de nouveaux hommes pour les adapter à leur modèle de société utopique, ce qui à chaque fois, constitua le premier pas vers l'enfer.

Un des penseurs de la Révolution

    Indiscutablement, l'abbé Sieyès fut l'un de ces brillants esprits qui forgèrent de précieux outils conceptuels pour penser la Révolution. Cette compréhension de la société constituée de corps sociaux, ou plutôt de classes sociales aux intérêts divergents, permit de mieux comprendre l'origine de nombre de problèmes.

    La représentation symbolique du paysan accablé, portant sur son dos la noblesse et le clergé, qui eut tant de succès dans les mois qui précédèrent les Etats généraux de mai 1789, doit surement beaucoup à la diffusion de la pensée de Sieyès dans la société.

Médaille éditée pour les Etats généraux
(Ma collection personnelle)


Un mot sur le clergé

    Ne nous y trompons pas, si parmi les fardeaux que doit supporter le malheureux paysan, figure également le clergé. Il s'agit là du haut-clergé, dont les postes sont exclusivement réservés à la noblesse et donc d'une simple extension de celle-ci. Raison pour laquelle, de très nombreux représentant du bas clergé prendront une part très active à la Révolution.

    Ce sont des curés du bas clergé qui, à l'appel de Sieyès, rejoindront ceux du tiers état à partir du 12 juin 1789. C'est un abbé qui distribuera de la poudre à fusil au peuple dans les rues de Paris le 13 juillet. C'est un abbé qui conduira sable au clair l'attaque de la Bastille le lendemain. C'est un abbé qui prononcera un discours incendiaire contre les riches le 27 septembre lors de la bénédiction des drapeaux de la garde nationale au sein de Notre Dame ! Mais de tout cela nous reparlerons quand le moment sera venu.

Sieyès sera l'un des acteurs principaux lors des Etats Généraux.

    Ce sera lui qui après avoir défendu le 16 juin 1789 sa motion sous le titre d'Assemblée nationale (proposée par Legrand), obtiendra 491 voix contre 90 pour celle-ci. Ce qui fera naître cette Assemblée nationale toute puissante qui décidera par un premier décret, qu'elle aura la responsabilité de la perception des impôts et le service de la dette. C'est-à-dire, le premier acte révolutionnaire de grande importance.

    Nous retrouverons régulièrement Sieyès durant toute la Révolution et à chaque fois, ses agissements seront empreints de son intelligence brillante.

Filons la métaphore...

    On dit chez les motards, qu'un bon motard est un vieux motard (excusez l'image). Je pourrais filer la métaphore en disant qu'un révolutionnaire intelligent est un vieux révolutionnaire. Sieyès était probablement très intelligent et surtout très compétent dans cette science sociale nouvelle dont il avait établi les prémisses ; car en excellent connaisseur de la mécanique humaine et de ses comportements sociaux, il survécut à tous les courants dangereux de la Révolution et mourut à 88 ans en 1836 ! Il connut une éclipse sous la Convention, se fit discret sous la période dite de la Terreur, puis il réapparu après la chute de Robespierre le 9 thermidor an II. En tant que spécialiste en droit public, il anima alors les débats sur la Constitution de l'an III puis poursuivit sa carrière politique sous le Directoire avant d'être l'un des principaux instigateurs du coup d'État de Bonaparte le 18 brumaire an VIII. Il rédigera à cette occasion sa dernière constitution qui, sous une forme remaniée, devient celle du Consulat.

Coup d'état du 18 Brumaire (9 Novembre 1799)

Revenons-en à la fameuse brochure ! "Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?"

Ce petit ouvrage est connu pour son introduction :

« Qu'est-ce que le Tiers-État ? Le plan de cet Écrit est assez simple. Nous avons trois questions à nous faire.

1º Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout.

2º Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien.

3º Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »

    Dans cet ouvrage, Sieyès poursuit sa réflexion entamée dans son ouvrage de 1788 évoqué ci-dessus. Mais il dépeint la situation présente et apporte des solutions, c'est-à-dire les réformes à réaliser.

    Dans la perspective des Etats Généraux, il préconise que le vote de chaque ordre se fasse proportionnellement à sa représentativité réelle dans la nation. Cela donnera évidemment l'avantage au Tiers-Etat qui représente près de 98 % des Français ! Mais cela montre également que le corps social que constitue la noblesse, non seulement ne représente rien, mais aussi et surtout est totalement inutile à la Nation. Raison pour laquelle il poursuit ainsi :

« Qui donc oserait dire que le Tiers-état n’a pas en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète ? Il est l’homme fort et robuste dont un bras est enchainé. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la Nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus. Ainsi qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout. Mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui, tout irait infiniment mieux sans les autres.

On verra si les réponses sont justes. Nous examinerons ensuite les moyens que l’on a essayés, et ceux que l’on doit prendre, afin que le Tiers-État devienne, en effet, quelque chose. Ainsi nous dirons :

4º Ce que les Ministres ont tenté, et ce que les Privilégiés eux-mêmes proposent en sa faveur.

5º Ce qu’on aurait dû faire.

6º Enfin, ce qui reste à faire au Tiers pour prendre la place qui lui est due. »

    On retrouve dans ce pamphlet l'idée forte défendue dans l'essai de 1788, à savoir que la noblesse, avec ses privilèges, est à exclure du pouvoir, car elle ne défend que ses intérêts particuliers. Les privilégiés, bien que minoritaires, constituent un fardeau pour la Nation.

Naissance de l'idée de Nation.

    Selon Sieyès, la nation est le seul principe constituant possible dans l'État, et cette nation ne s'exprime que lorsqu'elle est dotée d'une Constitution. Raison pour laquelle la première tâche à laquelle se consacre l'Assemblée nationale dite constituante sera la rédaction d'une constitution.

"La Nation française"
Cachet des Procès-Verbaux de l'Assemblée nationale.

    L'unité du pouvoir se dégageant de la diversité sociale, il est impossible dans ce contexte de conserver des ordres imperméables entre eux, et la représentation doit être individualiste, souveraine et générale. L'idée de Nation constitue un nouvel outil conceptuel pour penser une société nouvelle. C'est le nom du nouveau contrat social devant unir les Français.

    Sieyès postule que la nation existe avant tout, qu'elle est l'origine de tout, que sa volonté est toujours légale et qu'elle est la loi elle-même. La nation est un donné, et non un construit, il sera nécessaire de donner des institutions à celle-ci, afin qu'elle puisse organiser le bonheur du peuple. Tout ce que nous allons découvrir ensemble tout le long de cette année 1789 résulte de cette idée nouvelle de Nation.

Assiettes "Vive la Nation"



Mais de quel Tiers-état parle-t-on ?

Confusion

    Le Tiers-état est communément considéré comme un corps homogène que l'on assimile au Peuple. C'est une source de confusion et même d'incompréhension de nombre d'événements de la Révolution française.

Un nouveau corps est apparu au sein de la société.

    Bien évidemment, la noblesse couvre de son mépris l'ensemble des roturiers de la société. Mais c'est oublier qu'un nouveau corps social a émergé au sein du Tiers-état, c'est celui que constitue la bourgeoisie ! Cette nouvelle classe sociale, riche par son travail (industrie, commerce, banque), influente et éduquée, n’a pas cessé de s’accroître, donnant naissance à une nouvelle élite. Mais cette nouvelle élite, qui paie des impôts, n'a aucun pouvoir politique. Vous voyez le problème ?

Ce nouveau corps social rest constitué d'environ 14% de la population française, le reste du peuple inclus dans le Tiers-état constitue près de 84% de la population. La noblesse ? Seulement 1%...

Deux formules pour mieux comprendre.

    En décembre 1788, le ministre des Finances Jacques Necker avait présenté ainsi ce nouveau paradigme dans un discours :

"Il y a une multitude d'affaires dont elle seule (La nouvelle classe bourgeoise) a instruction", c'est-à-dire connaissance. Quelles affaires ? Les transactions commerciales, les manufactures, le crédit public, l'intérêt et la circulation de l'argent. C'est-à-dire qu'un état bien ordonné doit admettre la participation des plus éminents citoyens."

Barnave dans sa prison

    En 1793, Antoine Barnave, l’avocat du Dauphiné devenu député puis chef des Feuillants, écrira dans le livre qu'il rédigera en prison, "De la Révolution et de la Constitution", cette formule qui a elle seule résume la Révolution de 1789 :

« Une nouvelle répartition des richesses implique une nouvelle répartition des pouvoirs ».



Vous comprendrez très vite en lisant les articles sur cette année 1789, que le Tiers état était en vérité constitué de deux parties distinctes, dont les intérêts divergeaient...


Un peu de lecture ?

Vous pouvez aisément lire "Qu'est-ce que le Tiers-Etat" en clichant sur ce lien :
https://fr.wikisource.org/wiki/Qu%E2%80%99est-ce_que_le_tiers_%C3%A9tat_%3F

Et voici dans la fenêtre ci-dessous, la copie du texte original, scannée sur le site de la BNF :