jeudi 19 novembre 2020

19 Novembre 1789 : Rapport sur la manière de recruter l'armée, par M. de Bouthillier au nom du comité militaire

L'armée royale au XVIIIe siècle

    Voir également à la fin de l'article un bel album concernant les uniformes militaires jusqu'en 1789.

    C'est aujourd'hui au tour du comité militaire de présenter un rapport devant l'Assemblée nationale. Celui-ci porte sur la bonne manière de recruter l'armée. Sa lecture est intéressante parce que l'on y trouve quelques considérations révélatrices sur des questions qui sont toujours d'actualité.

De l'utilité d'avoir une armée.

    Tout d'abord : "A quoi sert l'armée ?". A rien répondront les pacifistes. Mais les plus réalistes répondront qu'en avoir une dispense d'en avoir besoin d'une. Hein quoi ? Je m'explique. Si vous n'en avez pas, les voisins vous envahissent. Si vous en avez une aussi puissante que la leur, ils vous fichent la paix. Les plus angéliques s'écrieront que c'est mal d'envahir son voisin ! Le mal n'a rien à voir là-dedans. Si votre population s'accroit, tôt ou tard viendra un moment où vous aurez besoin d'accroitre vos ressources et vous serez tentés de faire comme l'homme a toujours fait depuis la nuit des temps, c'est-à-dire aller en chercher ailleurs et tant pis si ailleurs il y a des gens.

    La seule alternative à la guerre, c'est le commerce entre les pays (Vous ne pensiez pas que j'allais évoquer la Fraternité universelle !), mais dans ce cas, il faut avoir quelque chose à vendre qui intéresse les autres. Il faut que le commerce apporte plus de bénéfices que la guerre. De nos jours, les gens qui prônent le souverainisme et l'isolationnisme, ne comprennent pas que le seul moyen d'empêcher un troisième conflit mondial, c'est que tous les pays soient entre eux interdépendants. Dans le monde moderne, un pays isolé ne peut rien et il n'est rien, du fait que les ressources nécessaires à nos sociétés modernes sont dispersées sur toute la planète.

Quel type d'armée ?

    Une armée nationale de métier ? Une armée d'appelés ? Une armée de mercenaires ? (La plupart du temps étrangers), ou un peu de chaque ? De tous temps ce choix s'est posé. Sous l'ancien régime, le roi disposait de régiments français, de régiments étrangers (mercenaires) et de milices que l'on pourrait comparé à des appelés. La proportion de chacun de ces éléments n'est pas sans rapport avec la nature politique du gouvernement.

    Un gouvernement autoritaire, voire despotique ou pire encore, se méfiera des simples citoyens appelés sous les drapeaux et préférera des militaires de métier ou mieux encore, des mercenaires. Pour un gouvernement qui a peur de ses citoyens, leur apprendre le maniement des armes est dangereux.

    Un gouvernement très démocratique (dans l'idéal) fera confiance à ses citoyens, les instruira, les formera au métier des armes et les armera tous.

    Bien sûr entre ces deux extrémités il existe de nombreuses variantes. De nos jours, les armées sont essentiellement des armées nationales de métier et les pays ne font appels aux simples citoyens que lorsque le conflit est grave. Une armée de métier est mieux formée et plus compétente pour utiliser les armes modernes excessivement sophistiquées. Néanmoins on voit progressivement revenir les armées de mercenaires. Quarante pour cent des militaires américains engagés dans la guerre en Irak, appartenaient à des compagnies privées et cette tendance va en s'accentuant. Les Etats abandonnant au privé ce qui autrefois était de leur prérogative, on en voit certains aller jusqu'à louer des tanks et autres armes en leasing (La France le fait). J'arrête là cette digression car sinon je devrais vous parler de la nouvelle forme d'armée en cours d'installation, celle des robots tueurs.

Location, privatisation et robotisation...

 



Mais revenons vite en 1789 !   
    
Uniformes des régiments français au XVIIIe siècle
(Une super bonne idée le blanc pour les voir arriver de loin)

Quelle forme de recrutement ?

    Ce 19 novembre, devant l'Assemblée, le marquis de Bouthillier aborde la question du recrutement des citoyens.

    Le marquis rappelle que l'entretien de l'armée est une charge publique ; tout citoyen doit donc y concourir de sa personne ou de sa fortune. Cela sous-entend qu'il y a trois possibilités pour un citoyen de participer à l'effort, soit en donnant de soi, soit en payant, soit en faisant les deux (service militaire plus impôts). Payer veut dire que l'on rétribue quelqu'un pour y aller à notre place, ce que le marquis désigne comme un "représentant avoué". Convenons que c'est tout de même une forme d'injustice, car cela veut dire que celui qui à les moyens de payer un "représentant avoué", ne courra pas le risque de se faire tuer. Seulement voilà, dans l'esprit de ces législateurs, quelqu'un qui à les moyens et obligatoirement quelqu'un qui est utile à la société d'une autre façon…

    Mais vous allez voir en lisant le discours du marquis, que le problème du recrutement est autrement plus compliqué ! Imaginez-vous par exemple que certaines régions de France sont plus guerrières que d'autres, certains citoyens du Nord de la France allant même jusqu'à vendre leurs services dans des armées étrangères, qui plus est, ils sont plus grands et plus forts que les citoyens du midi !

    Vous allez apprendre également que le recrutement par l'argent, présente l'avantage de "ne priver réellement les campagnes que des hommes que la paresse ou le libertinage rendent peu propres à ses travaux", mais en contrepartie il a l'inconvénient de coûter tous les ans 3 millions au Trésor public. De plus les moyens utilisés par les recruteurs sont vicieux " les recruteurs, peu délicats sur le choix des moyens, pourvu qu'ils procurent des hommes, favorisent le libertinage, et le provoquent même, par les engagements conditionnels qu'ils se permettent. Ils emploient la fraude, souvent la violence, toujours la séduction."

"Le sergent recruteur".
Tableau de Samuel Hieronymus Grimm

    Concernant l'origine des appelés, l'objectif est de "composer l'armée de toutes les classes des citoyens, ce qui rendrait au métier de soldat la considération qu'il devrait avoir". En effet, "un meilleur esprit s'introduirait dans les troupes, et en limitant à quatre ans, au lieu de huit, le temps de service à faire par chacun, on diminuerait prodigieusement les funestes effets de la désertion."

    Il faut savoir que ce sont les villes qui contribuent de près des deux tiers au recrutement de l'armée, alors que sur la base représentative de la population, elles ne devraient en fournir que le cinquième. Mais le marquis précise que prendre plus de bras à l'agriculture ferait tort à celle-ci, non seulement en lui enlevant le nombre d'hommes nécessaires, mais encore "en dégoûtant de ses travaux des hommes, qui en ayant perdu l'habitude pendant le temps de leur service dans l'oisiveté des garnisons, y seraient peut-être peu propres à leur retour". Car oui, il faut le savoir, l'armée rend feignant. (Pour y être passé, je peux vous dire que l'armée était l'une des portes d'entrée dans l'alcoolisme et le tabagisme, mais que je m'en suis bien sorti.)

Affiche de recrutement

Un mot sur le marquis.

    Militaire depuis 31 ans en 1789, élu député de la noblesse aux États généraux par le bailliage du Berry, Charles-Léon de Bouthillier-Chavigny de Beaujeu était imprégné des idées de l'ancien régime et très hostiles aux réformes révolutionnaires. Lors des Etats Généraux, il s'était opposé à la réunion des trois ordres et en cet automne 1789 il combattait la confiscation des biens du clergé. Il finira par émigrer le 4 octobre 1791. Il se rendra à Coblentz auprès des princes français où il sera employé sous les ordres du comte de Broglie, à la rédaction des règlements militaires pour l'armée des princes. Nous reparlerons plus tard de cette drôle armée constituée de plus d'officiers que de soldats, quand le temps sera venu.

Charles-Léon de Bouthillier


Bon, je vous laisse lire le discours du marquis !

M. le marquis Charles-Léon de Bouthillier se présente à la tribune et donne lecture du rapport suivant, au nom du comité militaire, sur la manière de recruter l'armée :

    Le système politique de la France ne doit point être sans doute de faire des conquêtes ; mais entourée de voisins puissants qui entretiennent constamment sur pied des armées si considérables, que la paix ne peut être regardée, pour ainsi dire, que comme une suspension d'hostilités, sa prudence et sa sûreté exigent impérieusement, non-seulement qu'elle ait toujours un état de forces suffisantes pour leur en imposer et pour se défendre, mais encore que cette puissance militaire, réduite pendant la paix aux simples besoins du service, puisse être augmentée facilement d'un moment à l'autre dans la proportion nécessaire pour aller au-devant des ennemis, les attaquer dans leur propre pays, et les empêcher, par-là, de pénétrer dans nos provinces frontières et de les dévaster en y établissant le théâtre de la guerre.

    Nous aurons l'honneur de mettre incessamment sous vos yeux, nos réflexions sur la force nécessaire de l'armée active à entretenir en tout temps, sur le pied auquel il faudrait la porter en cas de guerre, et sur la composition de l'armée auxiliaire, inactive pendant la paix, mais toujours prête au premier signal, à fournir les moyens d'augmentation que les circonstances de guerre pourraient rendre indispensable. Ces deux armées vous paraîtront sans doute nécessitées par notre situation politique, par nos rapports avec nos voisins, et par la position même de nos frontières.

    Mais, avant d'entrer dans ces détails, il est des bases préliminaires à établir, sans lesquelles nous ne pourrions marcher qu'au hasard.

    La constitution à donner à l'armée, les détails qui en font la suite, et la fixation des dépenses qu'elle doit occasionner, dépendent essentiellement des moyens à employer pour sa formation et pour son entretien : c'est à vous, Messieurs, à prononcer sur ces moyens.

Comment l'armée sera-t-elle recrutée ?

Voilà la première question que nous avons cru devoir soumettre à votre décision.

    Tout citoyen doit contribuer proportionnellement, et sans exemption, à toutes les charges publiques ; c'est pour lui, non-seulement un devoir, mais un droit. Ce principe dicté par la justice, faisant essentiellement la base de tout contrat social, a été consacré par vos décrets. L'entretien de l'armée est une charge publique ; tout citoyen doit donc y concourir de sa personne ou de sa fortune. Ce principe, ainsi posé, établit deux manières de pourvoir à l'entretien de l'armée : la première, par un service personnel, auquel chaque citoyen serait obligé, soit en personne, soit par un représentant avoué et fourni par lui ; la seconde, par des enrôlements volontaires à prix d'argent, au moyen desquels ceux qui voudraient servir, recevant la somme fixée pour leurs engagements, sur les fonds des contributions aux charges publiques, fournies proportionnellement par tous les citoyens, acquitteraient ainsi à leur décharge le service personnel réellement dû par chacun.

    Nous allons mettre successivement sous vos yeux les avantages et les inconvénients de ces deux moyens : ils tiennent trop essentiellement à l'ordre civil, puisqu'ils intéressent la population, pour que nous ne nous permettions pas de vous les présenter avec tous les développements dont ils nous ont paru susceptibles.

Service personnel.

    Le service personnel exigé de tous les citoyens, soit en personne, soit par un représentant avoué et fourni par eux (car il paraîtrait juste d'accorder cette facilité à ceux que leurs affaires, leurs habitudes et leur genre de vie même rendraient peu propres ou peu disposés au métier des armes) réunirait sûrement de très-grands avantages. En fixant, avec toutes les précautions nécessaires, les moyens de l'inscription à faire sur des registres publics, à tenir à cet effet, de tous les citoyens, sans aucune exemption quelconque que celle du monarque et de l'héritier présomptif de sa couronne, en chargeant de ces détails et de leur surveillance les municipalités et les assemblées provinciales, en ordonnant que ces registres seraient toujours tenus publiquement pour éviter les abus et ôter toute possibilité de faveur, en déterminant la manière dont chacun serait commandé à son tour ; enfin en fixant, par des lois sages, tous les détails qui pourraient y être relatifs, l'exécution d'un pareil système pourrait n'être pas très-difficile.

    En déterminant à quatre ans la durée du service personnel, il en résulterait une charge bien légère pour chaque individu. D'après les calculs de population du royaume, on ose assurer que, même en supposant dix années de guerre sur les vingt ou vingt-deux ans pendant lesquels chaque individu pourrait être tenu à servir, aucun ne serait dans le cas d'être commandé une seconde fois. Quatre années de service acquitteraient conséquemment la dette de chaque citoyen envers la patrie, et certainement ce sacrifice ne doit pas paraître exorbitant à des cœurs français ; un pareil moyen procurerait sans contredit à l'armée une classe d'hommes meilleure et plus sûre que celle qu'elle obtient du recrutement à prix d'argent, en usage dans le système actuel, puisqu'elle ne serait plus composée que de propriétaires et de domiciliés, ou au moins de gens avoués par eux, et reconnus susceptibles de les représenter par les municipalités ou assemblées chargées de cette surveillance. Les dépenses de l'entretien de l'armée diminueraient considérablement. Le citoyen servant personnellement ou par représentant serait soldé, mais ne serait plus acheté, et cette dépense supprimée épargnerait au Trésor public 3 millions à peu près, auxquels montent à présent, tous les ans, les frais des enrôlements à prix d'argent. Le service personnel, exigé sans exemption de tous les citoyens, fournirait facilement à toutes les augmentations successives que les besoins d'une guerre pourraient nécessiter dans l'année. Toutes les classes des citoyens quelconques y contribuant, personne ne pourrait être humilié d'y être assujetti. Chacun ayant le droit de se faire représenter par un avoué, personne ne pourrait se plaindre d'être obligé de se livrer à une profession à laquelle il ne serait pas appelé par son inclination. En composant l'armée de toutes les classes des citoyens, on rendrait au métier de soldat la considération qu'il devrait avoir, un meilleur esprit s'introduirait dans les troupes, et en limitant à quatre ans, au lieu de huit, le temps de service à faire par chacun, on diminuerait prodigieusement les funestes effets de la désertion. Elle tient principalement au caractère du Français : il chérit la liberté, et calcule toujours avec peine le sacrifice trop long qu'il en a fait souvent trop légèrement. Cette maladie fâcheuse, qui enlève à présent annuellement à l'Etat environ trois mille citoyens qui vont grossir à nos dépens les troupes de nos voisins, serait par-là bien diminuée, dans le cas même où elle ne serait pas totalement détruite par cette réduction du temps forcé de service, et par l'amélioration du sort du soldat. Enfin, en établissant que tous les célibataires marcheraient seuls, ou tout au moins en totalité, avant qu'aucun homme marié puisse être appelé au service, il en résulterait que tel homme jouissant d'une fortune honnête, et qui par goût se serait déterminé au célibat, se marierait pour être dispensé de servir personnellement : ainsi cette loi militaire serait encore, sous ce point de vue, aussi avantageuse à la population qu'à la composition de l'armée.

    Si cette manière de recruter offre les avantages détaillés ci-dessus, elle peut aussi rencontrer de grands obstacles dans son exécution ; et dans une question aussi importante et aussi constitutionnelle. il est sage de ne pas se décider avant d'avoir pesé même jusqu'aux plus légers inconvénients.

    Pour établir avec équité la répartition du service personnel sur tous les individus qui devraient y concourir, il faut qu'elle se fasse d'abord sur toutes les provinces du royaume. Quelle proportion conservera-t-on dans cette répartition ? Sera-ce celle de leur population ? Elle serait juste sans doute, si tous les individus quelconques de l'âge prescrit pouvaient marcher ; mais si l'on ne peut exiger le service que de ceux qui auront la complexion et la taille nécessaires au métier habituel des armes, cette base cesserait d'être équitable : il est évident, d'après le relevé de la population militaire des différentes provinces, que le nombre des hommes en état de faire la guerre n'est pas, dans chacune d'elles, dans le même rapport que leur population respective. Dans les provinces du nord de la France, il n'existe qu'un septième des hommes que leur défaut de taille ou leurs infirmités mettent hors d'état d'être soldats, tandis que dans les provinces du Midi, ils y existent sur le pied d'un cinquième. Un homme petit et faible n'en doit pas moins, dira-t-on, contribuer aux charges publiques ; il pourra se faire représenter par un avoué : cela est vrai ; mais, si sa fortune ne lui permet pas cette dépense, il faudra donc qu'il marche en personne ; et si tous ceux qui sont dans ce cas composaient les armées, quel service en pourrait-on attendre ? Premier inconvénient du service personnel.

    La population de chaque province servant de base au contingent d'hommes qu'elle devrait fournir, il en résulterait que chacune d'elle contribuerait au recrutement de l'armée dans sa proportion respective avec les autres ; mais toutes n'ont point l'esprit également militaire, toutes par leurs habitudes actuelles ne se consacrent pas de même à cet état. L'expérience démontre que les habitants du nord de la France sont non-seulement plus propres au service, mais encore qu'ils ont plus de goût pour cet état, puisqu'ils y contribuent dans une proportion beaucoup plus considérable par la voie des engagements volontaires. Pour rendre cette vérité plus sensible, nous allons vous rapporter des faits pris d'après les relevés comparatifs qui en ont été faits au mois de mai dernier, par l'auteur du mémoire qui vous a été présenté sur la population du royaume. Ces faits sont constatés par le tableau qu'il en a dirigé avec toutes les connaissances qu'il a acquises, par un travail réfléchi, sur cette partie intéressante, trop longtemps négligée, et qu'il a, pour ainsi dire, tirée du chaos dans lequel l'insouciance et la négligence du gouvernement l'avaient laissée plongée trop longtemps. Il est démontré par ce tableau, que les seize généralités du Nord, sur une population connue de 14,641,285 âmes, fournissent à l'armée 98,068 hommes, c'est-à-dire 1 sur 149 1/3, tandis que les quinze généralités du midi, sur une population de 10,420,598 âmes, n'en fournissent que 37,278, c'est-à-dire 1 sur 279 1/2. Si l'on avait obligé ces généralités du Nord et du Midi à fournir, chacune en raison de leur population respective, les 135,346 Français qui composaient réellement l'armée à cette époque, il en serait résulté que les seize généralités du Nord auraient dû fournir 79,070 hommes, et les quinze généralités du Midi 56,276 hommes, c'est-à-dire 18,998 hommes de moins pour les premières, et pareille quantité de plus pour les secondes. Les arts, le commerce, l'industrie, l'agriculture même, ont pris dans chacune de ces provinces, le niveau de la quantité de bras qu'elles ont à y employer. En suivant ce système, et d'après ces calculs, les seize provinces du Nord seraient surchargées de 18,998 hommes qu'elles ne pourraient occuper, et qui, portés par inclination au service militaire, iraient en chercher chez les puissances voisines : car il n'est pas vraisemblable que les citoyens des provinces, répondant des avoués par lesquels il se feraient représenter, voulussent les choisir parmi des étrangers à leur canton, qu'ils ne connaîtraient pas, ou qu'ils pussent les prendre dans d'autres provinces qui, voyant par-là diminuer la masse de leurs contribuables au service personnel, ne voudraient pas certainement le souffrir.

    Les quinze provinces du Midi, au contraire, obligées de fournir un nombre d'hommes excédant de beaucoup la proportion dans laquelle elles sont dans l'usage de contribuer habituellement à présent au service, éprouveraient un déficit considérable dans leurs travaux ordinaires, ce qui deviendrait très-préjudiciable à leurs intérêts. Ce contraste, Messieurs, vous paraîtra encore plus frappant, si au lieu de vous le présenter en masse, on vous en offrait l'application particulière à quelques provinces : par exemple, l'Alsace, sur une population de 654,881 âmes, fournit par le recrutement volontaire 10,657 soldats ; par le service, personnel, elle n'en donnerait plus que 5,339, tandis que la généralité d'Auch sur 857,73l âmes, n'en fournit que 1,413, et serait obligée d'en donner 5,683. Combien de difficultés ne rencontrerait-on pas pour changer les habitudes de ces deux provinces, et y rétablir le niveau ! Second inconvénient du service personnel.

    La majeure partie des recrues que l'on fait à présent sont composées d'artisans, d'ouvriers, presque tous habitants des villes, dans lesquelles ils passent successivement, en faisant ce qu'ils appellent leur tour de France ; le besoin, le libertinage même les y font engager : ce sont des hommes déjà perdus pour les campagnes qu'ils ont abandonnées, et pour l'agriculture dont ils on craint les travaux. Errant continuellement de ville en ville, n'ayant, pour ainsi dire, de domicile fixe dans aucune, ils ne pourraient être inscrits sur aucun registre public de service personnel ; et cette classe d'hommes, étant, pour ainsi dire, perdue pour lui (car aucun citoyen, sans doute, ne voudrait choisir parmi ces coureurs un avoué dont il répondrait) forcerait à enlever réellement aux campagnes plus de bras qu'elles n'en fournissent actuellement. Les villes, aujourd'hui, contribuent ainsi de près des deux tiers au recrutement de l'armée ; d'après les bases de la population, elles en fourniraient à peine le cinquième : quel tort cela ne ferait-il pas à l'agriculture, non-seulement en lui enlevant des bras nécessaires, mais encore en dégoûtant de ses travaux des hommes, qui en ayant perdu l'habitude pendant le temps de leur service dans l'oisiveté des garnisons, y seraient peut-être peu propres à leur retour. Troisième inconvénient du service personnel.

    La majeure partie des citoyens, accoutumée à un autre genre de vie que l'état de soldat, quitterait avec peine ses travaux, ses foyers, ses habitudes ordinaires ; elle chercherait à se faire représenter. Chacun répondant de son avoué, ne voudrait prendre que quelqu'un dont il croirait pouvoir être sûr ; il voudrait choisir dans sa province, dans son canton même. Les hommes dans le cas de servir ainsi, sentant la nécessité dont ils seraient, voudraient tirer parti du besoin qu'on aurait d'eux ; ils feraient la loi ; les gens aisés ne regarderaient pas à la dépense pour avoir un homme qu'ils croiraient sûr. En vain les ordonnances fixeraient le prix (les avoués, il s'établirait bientôt à un taux plus haut que celui auquel il serait déterminé. La généralité de Lille, par exemple, engage pour ses milices actuelles. Chaque homme lui revient l'un dans l'autre à plus de 320 livres, tandis que les recrues de l'armée ne coûtent que de 120 à 130 livres. On voit par-là que, si le Trésor public se trouve en apparence soulagé par la suppression des dépenses du recrutement à prix d'argent, dont il ne ferait plus les fonds, elles monteraient à des sommes bien plus considérables payées par les particuliers, ce qui reviendrait au même dans le fait, attendu que ce qui serait ainsi payé par eux particulièrement n'en doit pas moins être regardé comme une charge publique, qu'ils seraient obligés de supporter sous une autre dénomination. Quatrième inconvénient du service personnel.

    Enfin, le service personnel, quelques précautions qu'on prenne pour le répartir également, plaira-t-il à toutes les provinces ? Les milices actuelles ne marchaient pas. Quel effroi cependant ce service, susceptible au plus d'être prévu, n'inspirait-il pas ! Combien de réclamations n'excite-t-il pas dans tous nos cahiers qui demandent sa destruction ? Que serait-ce donc, si ces mêmes provinces, peu militaires, sans doute, et c'est le grand nombre, se voyaient assujetties de droit à un service actif, et qui tirerait de leurs foyers des citoyens peu curieux de ce métier, ou les obligerait à se procurer, à prix d'argent, un avoué dont ils répondraient ! Pour établir le service personnel avec les avantages qu'on aurait droit d'en attendre, il faudrait changer les esprits, les habitudes, les préjugés de ces provinces ; et malheureusement une pareille révolution n'est pas l'ouvrage d'un jour : on ne peut espérer de la produire que successivement ; et si l'on voulait mettre ce système en vigueur, avant qu'elle fût opérée, on exposerait l'armée à manquer de soldats dès la première année, et peut-être même verrait-on dans l'intérieur du royaume , renaître les mêmes troubles qui ont été occasionnés sous Louis XIV et sous Louis XV, par le rétablissement des milices. Ces observations méritent sans doute d'être pesées dans votre sagesse, et nous avons cru devoir vous les présenter.

    Le recrutement à prix d'argent, véritable représentation du service personnel, a sans doute aussi ses inconvénients, ses abus et ses avantages : il ne prive réellement les campagnes que des hommes que la paresse ou le libertinage rendent peu propres à ses travaux, et en arracheraient volontairement, pour aller chercher dans le tumulte et l'oisiveté des villes, un genre de vie plus propre à leurs inclinations. Il offre une ressource aux ouvriers, qui, manquant quelquefois de travail, seraient forcés d'employer tous les moyens pour leur subsistance, si celui-là ne venait pas s'offrir à eux dans ces moments. Il ne les rend pas inutiles à leur profession, qu'ils peuvent exercer, quoique soldats. Il ôte aux citoyens tout l'embarras d'un service personnel rigoureusement dû par tous pour défendre leurs foyers, mais susceptible de leur paraître un attentat contre leur liberté lorsqu'il s'agit de les abandonner dans des moments de paix, qui ne donnent à craindre aucune hostilité, ou pour aller défendre des provinces qui, quoique faisant partie du même empire, semblent pourtant étrangères à leurs yeux par la distance qui les en sépare. Il les délivre de l'inquiétude de répondre des avoués par lesquels ils pourraient se faire représenter. Enfin, étant volontaire, il ne pèse réellement sur aucune partie du royaume, puisqu'il n'enlève de fait à chaque province, pour ainsi dire, que le superflu de sa population. Voilà ses avantages.

    Les moyens employés pour y parvenir sont vicieux, il est vrai : les recruteurs, peu délicats sur le choix des moyens, pourvu qu'ils procurent des hommes, favorisent le libertinage, et le provoquent même, par les engagements conditionnels qu'ils se permettent. Ils emploient la fraude, souvent la violence, toujours la séduction. Répandus en grand nombre, surtout dans les grandes villes, ils y trafiquent ouvertement des hommes, ils en établissent un commerce entre eux ; et cette manière de travailler, également immorale et fâcheuse pour les villes dans lesquelles ils sont établis, devient en même temps très-dispendieuse pour les régiments qui les emploient, et par conséquent pour l'Etat qui les paye. Mais ces inconvénients tiennent plus aux abus qu'au moyen en lui-même : on peut les prévenir par des lois sages, en interdisant aux recruteurs les grandes villes, telles que Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille, dans lesquelles, en raison de leur grandeur, se commettent les plus grands abus ; en chargeant leur police d'y faire elle-même les enrôlements, et d'y établir des dépôts dans lesquels les régiments le plus à proximité se fourniraient ; en affectant même, s'il était possible, des provinces au recrutement de chaque régiment en particulier, ou au moins en ordonnant que désormais les officiers, bas-officiers et soldats à employer comme recruteurs ne pourront l'être que dans les bourgs, villes ou provinces dont ils sont domiciliés, ce qui est facile, puisque l'armée est composée d'officiers et de soldats de toutes les parties du royaume. On remédierait à beaucoup de ces abus : des étrangers à un pays s'y permettent souvent des malversations que des compatriotes, ayant des intérêts à ménager, s'interdisent. Enfin, en enlevant, pour ainsi dire, les recruteurs à la discipline de leurs régiments, qu'ils reconnaissent seule à présent, et à laquelle ils trouvent si facilement le moyen de se soustraire, en raison de l'éloignement qui les en sépare, en les subordonnant immédiatement aux polices ou municipalités des villes dans lesquelles il recrutent, en leur prescrivant les moyens qu'ils pourraient employer, en les assujettissant à des formalités rigoureuses et indispensables, leur ministère perdrait bientôt l'odieux qu'ils font rejaillir sur des corps, qui presque toujours les désapprouveraient, s'ils étaient instruits de leur manière de travailler.... Mais toutes ces précautions pour empêcher les abus appartiennent au détail de la loi. Si vous adoptez ces moyens, nous aurons l'honneur de les mettre sous vos yeux ; en attendant, nous ne devons ici que vous présenter ses avantages et ses vices.

    L'espèce d'hommes procurée par les enrôlements à prix d'argent est encore un des inconvénients qu'on leur reproche. Elle est moins bonne, sans doute, qu'elle ne serait si chaque citoyen acquittait lui-même sa contribution à la défense de l'Etat, par un service personnel ; mais, du moment qu'on permettrait à chacun de se faire représenter, quelque précaution que l'on pût prendre pour rendre le choix des avoués le meilleur qu'il, serait possible, pourrait-on croire que l'espèce des soldats deviendrait différente ? Ceux qui s'engagent à présent seraient les avoués des citoyens qui ne voudraient pas marcher eux-mêmes, et l'armée serait toujours, comme elle l'est aujourd'hui, à l'exception de quelques régiments qui se permettent de prendre tous les hommes qu'ils rencontrent, composée des fils, frères et parents de ceux qu'on regarde avec raison comme la classe précieuse de la nation, lesquels, par paresse ou libertinage, abandonnant les travaux de la campagne, se consacreraient à ce genre de vie ; et la seule différence, peut-être, ainsi qu'il a déjà été dit ci-dessus, est que la dépense de leurs enrôlements, payée par ceux qui se feraient représenter par eux, coûterait plus cher qu'elle ne coûte à présent.

Sergent racoleur

    Le recrutement à prix d'argent ne peut pas fournir à l'entretien de l'armée ; les régiments sont incomplets : c'est encore une objection qu'on fait contre lui. Ce ne sont pas les moyens employés pour faire les recrues, qu'il faut en accuser tout à fait ; la principale cause de cet incomplet se trouve dans l'intérêt même des régiments.

    Payés de leurs masses au complet quel que soit leur effectif réel, ils ont un grand intérêt à diminuer les dépenses, qui deviennent d'autant moins considérables en raison du moindre nombre d'hommes qu'ils ont à entretenir. Il existe des régiments qui n'ont aucun recruteur soldé, qui n'emploient pour ce service les officiers, bas officiers et soldats que dans les provinces même de leur domicile, qui ont par ces moyens seuls souvent excédé le complet, et qui y seraient toujours si les intérêts de leur administration ne le leur interdisaient pas.

    L'état du soldat amélioré par un traitement plus fort, par la proscription des minuties et de l'arbitraire de la discipline, rendu plus honorable par de nouvelles lois mieux appropriées au caractère de la nation, et par la certitude d'avancement qu'on donnera à ceux qui voudront embrasser cette profession, la considération qu'on pourra lui rendre pendant qu'il l'exercera, ou après qu'il l'aura quittée ; les facilités plus grandes et moins coûteuses qu'on pourra lui donner pour l'abandonner avant la fin de son engagement, lorsque ses affaires l'exigeraient, contribueront sans doute à une meilleure composition, et à procurer des ressources d'hommes plus abondantes, en décidant à cet état, devenu plus honnête, une classe de citoyens que le système actuel devait nécessairement en écarter.

    Telles sont, Messieurs, les observations que nous avons cru devoir vous présenter : c'est à vous à prononcer sur l'adoption d'un de ces deux moyens ; l'un et l'autre sont indiqués dans les différents mémoires qui vous ont été distribués par leurs auteurs. Après les avoir discutés avec la plus grande attention et avoir vérifié tous les calculs des différents tableaux de population et de recrutement, rassemblés par les ordres de M. le comte de la Tour-du-Pin avec un soin d'autant plus digne d'éloges, qu'il est le premier des ministres du département de la guerre qui soit parvenu à mettre à fin le travail important des recherches comparatives sur la population des différentes parties du royaume, et sur les rapports nécessaires de l'ordre civil à l'ordre militaire ; nous nous sommes résumés à penser, ainsi que ce ministre l'annonce lui-même, page 3 de son mémoire :

1° Que le recrutement habituel de l'armée active doit continuer à avoir lieu par des enrôlements à prix d'argent pendant la paix, et même le plus longtemps possible pendant la guerre, ainsi que pour toutes les augmentations successives que ces moments pourraient exiger, sauf les modifications de détail nécessaires pour détruire les abus des moyens actuels, et les améliorer en les appropriant davantage aux intérêts particuliers des provinces, et en les leur rendant moins à charge ;

2° Que le service personnel obligé, susceptible de paraître attaquer en quelque sorte la liberté des citoyens, ne devait jamais être employé sans nécessité, et qu'on ne pouvait en faire usage que pour la composition des milices nationales destinées à la sûreté intérieure de chaque province, et tout au plus pour celle de l'armée auxiliaire, laquelle ne sortant pas de ses foyers pendant la paix, et n'étant assujettie à aucun service, doit être uniquement regardée comme une ressource dans des moments de danger, pendant lesquels chaque individu doit des efforts extraordinaires à la patrie, et même qu'on ne devait employer ce moyen pour la formation de cette armée auxiliaire, véritable remplacement des milices actuelles, que dans les cas où elle ne pourrait pas être formée par des moyens en argent, ainsi que le demandent presque tous nos cahiers.

    Voilà, Messieurs, l'opinion de votre comité. Lorsque votre décret prononcé à ce sujet nous aura fait connaître vos intentions, nous aurons l'honneur de mettre sous vos yeux nos observations sur les détails relatifs à l'usage à faire de ces deux moyens, selon que vous jugerez à propos d'adopter l'un ou l'autre, ou de les combiner ensemble. Nous attendons votre décision ; elle nous est indispensable pour nous mettre en état de vous présenter un travail sur l'organisation des armées actives et auxiliaires nécessaires à entretenir.


Camp militaire de campagne au XVIIIe siècle

Petit cadeau :

    En cliquant sur l'image ci-dessous, vous accéderez à l'album que je suis en train de constitué à propos des uniformes militaires de l'ancien régime jusqu'à 1789 :






mercredi 18 novembre 2020

18 Novembre 1789 : Le Marquis de Montesquiou (anticapitaliste et optimiste) présente l'état financier du royaume.

 

    Je n'ai rien contre la noblesse, quand il s'agit de la noblesse de cœur. Cet article va vous faire découvrir un noble selon mon cœur. 😉

    Monsieur le marquis de Montesquiou présente ce jour devant l'Assemblée nationale, au nom du comité des finances, un rapport sur l'état financier du royaume.

Le grand fardeau de la dette nationale

Qui était ce Marquis hors du commun ?

    Élu député de la noblesse aux États généraux par la ville de Paris le 16 mai 1789, Anne-Pierre de Montesquiou faisait partie des 47 députés de la noblesse qui s'étaient ralliés au Tiers état le 25 juin 1789. Cet homme cumulait les talents. Outre sa fonction de rapporteur du comité des finances à l'Assemblée constituante, il était également membre de l'Académie française, agronome et militaire ! Lieutenant général des armées du roi, il fut le Général commandant de l'armée du Midi, qui occupa la Savoie en septembre 1792 à la tête d'une armée révolutionnaire de 15 000 hommes ! Là, il incite les habitants à demander leur annexion à la France et par voie de votes. Accusé par la Convention d'avoir compromis la dignité de la République en traitant, sans mandat, avec les magistrats de Genève au lieu de pénétrer en force dans la ville, il dû se réfugier en Suisse. Il rentra en France en 1795 et y mourut en 1797.

Prise de Chambéry, 23-24 Septembre 1792
par l'armée du Marquis de Montesquiou.

Le discours anticapitaliste du Marquis de Montesquiou.

    Comme le dit si bien le Marquis lorsqu'il s'adresse aux députés, il ne leur reste plus qu'à relever la fortune publique ! C'est dans ce but louable qu'il présente auxdits députés le rapport du comité des finances, sur l'état financier du royaume.

    Ce curieux Marquis a des mots très durs contre le précédent pouvoir, qu'il qualifie d'arbitraire et de despotique. Il rappelle, qu'au mois d'août 1788, celui-ci a suspendu l'effet de ces engagements ; et qu'à la fin de la présente année, 72 millions qui auraient dû être remboursés ne le seront pas et que 48 millions qui avaient été promis pour l'année 1790 et courent le même risque !

    Il veut rompre avec la politique précédente car il précise "ne plus vouloir combiner les petites ressources de la fiscalité et de l'agiotage, pour varier les impôts et pour solliciter la cupidité".

    Il précise que les dettes qu'il désigne sous l'appellation de dettes criardes, ont été de tous les temps le plus grand obstacle à toute régénération et que c'est pour y satisfaire, sans causer un grand engorgement dans le payement des dépenses courantes, qu'ont été imaginées ces funestes anticipations qui absorbent à gros intérêts les revenus futurs, et qui rendent l'administration tributaire des capitalistes (c'est ainsi que l'on appelait les financiers à l'époque).

    Plus simplement dit, il ne veut plus emprunter aux capitalistes ! Les emprunts connus sous le nom de cautionnements, ou de fonds d'avances de compagnies de finances, mettent l'administration dans l'éternelle dépendance de ces compagnies. Un nouvel emprunt ajoute-t-il, serait une injustice indigne de la dignité nationale.

    L'Etat devient alors complètement sous la dépendance des capitalistes. Comment par -exemple améliorer les revenus affermés, si celui-ci est lié invinciblement avec les compagnies de finances, et si aucune concurrence ne peut aider à faire fructifier les baux ?

(Imaginez qu'un Etat souverain dépendent des banques pour financer son économie ! Voire pire encore, que celles-ci aillent jusqu'à noter les Etats en établissant les taux d'intérêts des emprunts en fonction de leurs choix politiques ! Où irions-nous ? Je plaisante, nous y sommes.)

    Ce Marquis anticapitaliste approuve également la suppression de la gabelle, des aides et des droits réservés. Il propose de remplacer ces impôts dont le produit effectif est de 109 millions, et la surcharge incalculable, par une subvention de 60 millions répartis sur les provinces, acquittés proportionnellement par elles, et soumis par décrets au "régime le plus doux". Cet impôt sera donc inférieur de 49 millions effectifs à ceux qui ont été supprimés.

    Il rappelle qu'il est indispensable de relever ou remplacer la caisse d'escompte. Dans le premier cas, la nation sera dépositaire du gage hypothéqué à la sûreté des créanciers de la caisse ; et dans le second cas, celui du remplacement de la caisse d'escompte par un autre établissement de banque, le même secours, sans doute, sera offert.

    Notons au passage qu'il souhaite faire disparaître à terme les funestes loteries, "que réprouvent tous les principes de la morale et de l'ordre public et qui constituent pour le peuple un appât corrupteur". 

    Quelque chose me dit que ce marquis a dû lire les ouvrages du Baron d'Holbach décédé le 21 Janvier 1789.

Ecoutons, ou plutôt, lisons son intervention.

    M. le marquis de Montesquieu : Messieurs, le comité des finances a cru qu'il était temps de présenter le résultat de ses travaux.

    La bonté avec laquelle vous avez accueilli ses premières observations l'a encouragé à leur donner plus d'étendue. Il a cherché à embrasser l'ensemble des finances du royaume, et à réunir sous un seul point de vue votre état présent, vos besoins, vos ressources et vos espérances.

    Après avoir assuré une heureuse constitution à l'empire français, malgré toutes les résistances, malgré tous les orages qu'ont fait naître les ennemis de la liberté, il ne vous reste plus qu'à relever la fortune publique, sans laquelle les peuples ne jouiraient pas du grand bienfait qu'ils tiendront de vous. La confusion que nous avons vue régner dans les finances ne doit plus être le sujet de nos regrets, puisque, sans des besoins extraordinaires, nous aurions gémi peut-être pendant plusieurs siècles encore sous le joug du pouvoir arbitraire. Mais, ainsi que le désordre a fait périr le despotisme, il ferait bientôt périr la liberté. Peut-être même les maux dont nous nous plaignons encore tiennent-ils en grande partie à la sourde inquiétude, à cette inquiétude vague que l'avenir inspire à chaque citoyen. Le peuple est depuis longtemps écrasé sous le poids des impôts. Il craint encore de recevoir une surcharge nouvelle. Il sait qu'une dette prodigieuse a été reconnue par ses représentants, et il n'applaudira à la loyauté des dépositaires de sa confiance que lorsqu'il n'aura plus à craindre d'en être la victime.

A bas les impôts !

    Il faut donc promptement entreprendre et consommer ce grand ouvrage, et, pour y parvenir, il ne s'agit plus de combiner les petites ressources de la fiscalité et de l'agiotage, pour varier les impôts et pour solliciter la cupidité. Ces talents si recommandés, et regardés si longtemps comme recommandables, ne feront plus fortune parmi nous. Ils sont finis ces jours de notre enfance. C'est d'un plan général, d'un plan régénérateur, que nous avons besoin. Tous les bons esprits seront en état de le juger, si des moyens simples sont présentés dans un langage intelligible. Il n'est plus permis d'en employer d'autre ; et désormais, en finances, tout ce qui n'est pas à la portée de tout le monde n'est plus à la portée de personne.

    Mais, avant d'adopter aucun système, il faut connaître bien notre situation ; avant de songer à perfectionner le mode de nos revenus, il faut établir une recette assurée ; il faut distinguer nettement nos dépenses, nos dettes constituées, et celles auxquelles nous oserons donner la dénomination bien vulgaire, bien triviale, mais très-expressive de dettes criardes. Réduire et déterminer les dépenses, assurer l'acquittement et l'extinction des dettes constituées, rembourser les dettes criardes, et en même temps soulager le peuple, voilà quels sont nos devoirs.

    Les dettes auxquelles nous donnons ici le nom de dettes criardes ont été dans tous les temps et sont encore le plus grand obstacle à toute régénération. C'est pour y satisfaire, sans causer un grand engorgement dans le payement des dépenses courantes, qu'ont été imaginées ces funestes anticipations qui absorbent à gros intérêts les revenus futurs, et qui rendent l'administration tributaire des capitalistes.

    Ce sont ces mêmes dettes qui, s'opposant à tous les marchés faits au comptant, et qui, obligeant de laisser dans toutes les comptabilités des objets arriérés, ont fait imaginer ces comptes d'exercice interminables tant que toutes les dépenses ne sont pas soldées ; de sorte qu'au bout de douze années, la situation d'un département, qui devrait toujours être connue, ne l'est pas encore.

    C'est dans la même classe qu'il faut placer la somme des intérêts arriérés sur les rentes. Le point de vue le plus favorable, sous lequel on pût les présenter serait celui d'un emprunt ; mais cet emprunt est forcé, mais il est sans intérêts, et, pour trancher le mot, c'est une véritable violation de la foi publique, que la seule nécessité peut excuser, comme tant d'autres. Il est donc de la dignité et de la loyauté nationale de faire cesser cette injustice.

    C'est encore dans la même liste que nous inscrirons, moins en raison de leur nature que de leur dangereux effet, ces emprunts connus sous le nom de cautionnements, ou de fonds d'avances de compagnies de finances, qui mettent l'administration dans l'éternelle dépendance de ces compagnies : car enfin, il est impossible de congédier les individus qui les composent, en retenant le cautionnement qu'ils ont fourni ; et comme l'appât de ces cautionnements les a fort multipliés, et qu'il est juste de payer aux hommes qu'on emploie, le travail qu'on leur impose, les frais de perception se sont accrus en proportion du nombre de ces employés inutiles. Il est constant cependant que quarante fermiers généraux ne sont pas nécessaires pour faire aller la ferme générale, et qu'un moindre nombre y suffirait, quand la machine est montée. La même vérité peut s'appliquer aux différentes régies, au double exercice des receveurs généraux, et aux sous-ordres de ces diverses parties.

    Nous renfermerons sous la même dénomination les sommes dont on ne saurait se passer pour atteindre au moment où la recette régulière des revenus nécessaires suffira au payement régulier des dépenses déterminées. Le calcul rigoureux de tout ce que nous venons de comprendre sous le titre de dettes criardes est donc le premier de tous les calculs à faire ; c'est à y pourvoir qu'il faut consacrer tous ses moyens, toutes ses ressources ; dons patriotiques, vaisselle des églises et des particuliers, ventes extraordinaires, banque nationale, banque particulière, tout est bon s'il opère ce grand bien. Tout ce qui laissera cet ouvrage imparfait ne sera que palliatif, et les palliatifs ne nous conviennent plus.

Il s'agit donc avant tout de fixer le nombre et la quotité de ces créances.

    Cette dette (1), sans doute, est immense, mais son immensité même prouve combien il est important de la faire disparaître. Comment compter sur la rentrée des revenus pour acquitter les rentes, ou pour payer les dépenses publiques à jour fixe, si l'absence momentanée du crédit peut s'opposer au renouvellement des anticipations, et par conséquent à la rentrée des revenus ?

 

    Comment mettre de l'ordre dans les dépenses si on manque d'argent comptant pour ses marchés, et si on ne peut jamais terminer ses comptes avec tous les dépositaires des deniers publics ?

    Comment améliorer les revenus affermés, si l'on est lié invinciblement avec les compagnies de finances, et si aucune concurrence ne peut aider à faire fructifier les baux ? Et comment améliorer les régies, s'il est impossible de réduire à volonté le nombre des régisseurs et des employés ?

    Comment enfin atteindre au moment où l'ordre pourra renaître, si faute de fonds il fallait vivre d'industrie jusque-là, et arriver obéré au jour de la libération ?

    En vain nous craindrions de mettre sous vos yeux cette effrayante réunion de dettes ; le faux ménagement qui engagerait à les dissimuler, empêcherait-il leur existence ? Il est certain que de même un meurtrier prolongerait longtemps encore la durée des anticipations, et que même il serait commode, dans certains moments où l'administration pourrait se trouver en faveur, d'user de la faculté de les étendre sans bruit et sans scandale ; mais il faut convenir qu'indépendamment des intérêts considérables que coûte cette ressource, elle nous endort sur les bords d'un abîme, et que le moindre choc pourrait nous y précipiter.

    Il y aurait moins de risques, sans doute, à laisser subsister les cautionnements ; mais comment, sans ce remboursement, sortir de la servitude où nous sommes ? Car une dette semblable est une chaîne impossible à briser. Gomment mettre une administration paternelle à la place d'une administration tyrannique, lorsqu'on aura toujours devant les yeux une dette exigible de 200 millions de livres au moment où l'on voudrait changer de régime ?

    Pour se résoudre à supporter plus longtemps de semblables entraves, il faudrait qu'il fût impossible de s'en délivrer, et cette impossibilité, seule excuse valable, n'est pas démontrée. C'est ce que nous examinerons dans la suite de ce mémoire, et peut-être aurons-nous quelque solution heureuse à donner à ce problème ; mais avant de fixer votre attention sur ce grand objet, qui formera dans notre plan un chapitre particulier, nous allons examiner l'état des affaires dégagé de tous ces obstacles.

    Nous supposons d'abord que vous êtes dans l'intention de consacrer le principe de la division des finances de l'Etat en deux caisses. Nous avons déjà essayé de vous en démontrer l'avantage ; mais, soit que vous l'adoptiez, soit que vous le rejetiez, les résultats seront les mêmes. En admettant cet établissement, qui nous paraît utile et important, et qui présenterait à l'Europe le gage constant et inviolable de tous les engagements de la France ; la première de ces caisses, caisse nationale, percevrait tous les impôts directs, et acquitterait toutes les dettes ainsi que la liste civile. La seconde, caisse d'administration, percevrait le reste des revenus publics, et acquitterait les dépenses des différents départements, sous l'inspection des ministres devenus responsables à la nation.

    Nous allons examiner les besoins de chacune de ces caisses, et leur assigner des revenus. Parmi ces revenus, il y en a qui existent, et dont le régime est sans doute susceptible d'amélioration ; mais la nouvelle combinaison, dont ils profiteront dans la suite, n'entre pas dans le plan de ce mémoire : c'est une ressource que nous réservons à des temps plus tranquilles, et qui, avant d'être employée, exigera les plus grandes précautions et les plus profondes connaissances. L'établissement des assemblées provinciales vous fournira à cet égard la réunion de toutes les lumières et la connaissance, si nécessaire en administration de toutes les localités ; nous nous hâtons seulement d'effacer dès à présent, de la liste des revenus de l'Etat, les impôts que la voix des peuples, celles des siècles et les cahiers précurseurs de vos décrets ont proscrits. La gabelle, les aides et les droits réservés doivent cesser d'exister à l'instant marqué par votre sagesse pour notre régénération, et nous ne vous proposerons de remplacer ces impôts, dont le produit effectif est de 109 millions, et la surcharge incalculable, que par une subvention de 60 millions répartis sur les provinces qui les ont payées jusqu'à présent, acquittés proportionnellement par elles, et soumis par vos décrets au régime le plus doux. Nous posons donc pour première base de l'édifice que nous élevons une remise à la nation de 49 millions effectifs sur les impositions qu'elle a toujours payées, sans compter les frais de régie de ces impôts les bénéfices considérables des fermiers et régisseurs, les saisies, les procès et les vexations de tout genre ; et ce qui nous reste en revenus suffit pour atteindre le but que nous nous sommes proposés.

Voici Messieurs, l'état des dépenses que la caisse nationale serait chargée d'acquitter :

Le tableaux détaillé des dépenses figure page 91 de ce document :
https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1878_num_10_1_3848_t1_0090_0000_5

    Les tableaux que nous venons de mettre sous vos yeux sont de la plus grande exactitude, puisqu'ils prennent les choses dans l'état où elles sont, et qu'ils ne s'appuient sur aucun système. Il n'y a ici ni suppositions, ni omissions ; nous ne vous présentons que des revenus existants, et la totalité des dépenses. Nous ne nous sommes livrés à aucune spéculation ; nous les avons repoussées même, afin de ne tomber dans aucune erreur, et de vous laisser vos espérances d'amélioration tout entières. Vous voyez d'après ces tableaux que toutes les dépenses seront acquittées, et que l'intérêt de toutes les dettes sera payé, sans qu'aucune nouvelle source de revenu soit ouverte. Il est certain que le peuple, dégagé de la gabelle, des aides, des droits réservés, et bien plus soulagé encore par la cessation de la surcharge qui résulte de ces impôts, et des vexations de tout genre qui les accompagnaient, n'aura plus qu'un seul impôt territorial ou personnel à paver, et que cet impôt sera inférieur de 49 millions effectifs à ceux qu'il payait précédemment ; enfin que, l'intérêt de la dette et les dépenses publiques acquittés, la nation aurait un excédent de revenu de plus de 30 millions.

    Nous avons compris les loteries dans les objets qui composent cet excédant ; et dans cette disposition, nous avons entrevu l'espoir de faire bientôt disparaître un revenu que réprouvent tous les principes de la morale et de l'ordre public ; mais ce jour heureux n'est pas encore arrivé , et il nous suffit dans ce moment-ci d'avoir pu abolir les impôts qui sont essentiellement le malheur du peuple, et d'apercevoir l'anéantissement prochain de l'appât corrupteur qu'un jeu funeste ne cesse de lui présenter.

    Il nous reste, comme nous croyons vous l'avoir démontré, un revenu supérieur de plus de 33 millions à la dépense, et nous n'avons pas encore parlé du secours dont les biens du clergé peuvent être à la chose publique. Ici plusieurs systèmes se présentent, et c'est entre eux qu'il s'agit de faire un choix.

    Vous avez décrété que la nation avait la disposition des biens du clergé ; mais, en établissant ses droits, vous n'avez rien prononcé sur l'usage qu'elle en ferait.

    Si vous adoptiez le plan aussi séduisant que vaste, et habilement combiné, qui vous a été présenté par un membre distingué de cette Assemblée, vous convertiriez en simples honoraires la possession des ministres de l'Eglise, et la nation mettrait en vente tous les capitaux, pour accroître ses revenus par l'extinction de toutes ses dettes. L'immensité de cette entreprise nous a trop effrayés peut-être ; mais nous sommes forcés d'avouer que le succès nous en a semblé douteux. Il est d'ailleurs des considérations politiques, relatives à l'inégale distribution des biens du clergé dans les différentes provinces du royaume, qui pourraient, s'opposer à l'exécution de ce grand projet. Enfin, il est possible que vous trouviez des inconvénients réels à ne pas laisser à des ministres nécessaires à l'instruction et à la consolation des peuples, un gage de subsistance qui, croissant avec la valeur des denrées, les mette à jamais à l'abri du besoin. Cette subsistance doit être honnête ; c'est une dette sacrée pour la nation : peu importe comment elle soit acquittée, pourvu qu'elle le soit avec facilité et régularité.

    Vous pourriez donc vous déterminer à laisser au clergé, ou à une commission de l'Assemblée nationale, formée à cet effet, l'administration des biens que la piété de vos pères a destinés au culte de la Divinité et au soulagement des pauvres. Mais, si vous diminuez le nombre des individus consacrés au service des autels, si vous ne laissez pas disposer des abbayes commendataires et autres bénéfices vacants ; si vous supprimez, soit en partie, soit en totalité, les ordres religieux ; si, en fixant le nombre des prêtres utiles, vous anéantissez l'espoir des grâces pour les membres inutiles du clergé ; si vous mettez plus de proportion et plus de modération dans les revenus des évêchés et archevêchés, à mesure qu'ils vaqueront, il est évident que la dotation du clergé excédera bientôt ses besoins réels, et que l'emploi de cet excédant à soulager le peuple du poids des impôts, est la plus juste et la plus sainte des destinations.

    De quelque manière que vous établissiez l'administration des biens du clergé, elle ne pourra plus exister sans rendre un compte annuel à l'Assemblée nationale, puisque sa position changerait tous les ans ; et déjà vous pourriez en tirer un parti utile, sans nuire à personne, puisque les maisons religieuses supprimées, les bénéfices en commende qui sont vacants, ceux qui le deviendront, ceux qui étaient aux économats, vous mettraient dans le cas de disposer incessamment d'une portion considérable de revenus libres, et d'une forte masse d'immeubles non productifs , par la vente des emplacements situés dans les grandes villes, du mobilier des maisons et des bibliothèques. Les principales conditions que vous pourriez imposer à cette nouvelle administration pourraient donc être :

1° d'acquitter, à la décharge du Trésor public, la portion qui revenait à des hôpitaux, à des établissements de charité ou à des maisons d'éducation, sur les 5.711.000 livres de secours annuels que le gouvernement accordait ci-devant à des établissements de ce genre, et à des maisons religieuses ;

2° d'aliéner, au profit de la caisse nationale, une partie des capitaux, jusqu'à la concurrence de 400 millions dans l'espace de quatre années, et en outre jusqu'au montant de la somme nécessaire pour assurer le remboursement de la dette du clergé. (1)

(1) Les moyens de rendre disponibles, même avant la consommation dos ventes, les fonds qu'elles doivent produire, ne sont pas difficiles à trouver et pour employer à leurs différentes destinations les 878 millions nécessaires à la grande libération de l'Etat. C'est cette tâche intéressante que nous allons nous efforcer de remplir.

    Ce plan est bien simple et ne s'oppose à aucune combinaison ultérieure. Il nous paraît, par cette raison, préférable à ceux qui vous ont été présentés, Si cependant vous acceptiez un autre projet, ce ne pourrait être qu'en raison de sa plus grande utilité ; et alors, loin d'affaiblir nos calculs, il les fortifierait,

    La disposition générale des finances du royaume, dont le développement vient d'être mis sons vos yeux, présente un avenir bien consolant ; et cet avenir, Messieurs, il dépend de vous de le rendre très-prochain. Arbitres des destinées de ce grand empire, pourquoi renverriez-vous à des temps éloignés un nouvel ordre de choses que toute la nation désire, et pour lequel il faut si peu de combinaisons préliminaires ? Les dépenses peuvent être fixées d'ici au 1er janvier prochain ; l'établissement de deux caisses peut être fait alors. Les suppressions d'impôts désastreux, les remplacements peuvent avoir lieu dès le 1er avril, et l'espérance la mieux fondée aura bientôt effacé le souvenir des malheurs passés. Mais, pour que la confiance publique renaisse avec la vôtre, vous attendez la solution de notre premier problème, c'est-à-dire la démonstration de moyens qui ne soient ni chimériques, ni même douteux, pour trouver et pour employer à leurs différentes destinations les 878 millions nécessaires à la grande libération de l'Etat. C'est cette tâche intéressante que nous allons nous efforcer de remplir.

Article premier.

    Remboursements des cautionnements et fonds d'avances des Compagnies de finances, de l'arriéré sur les intérêts des rentes, et d'une part de l'arriéré des départements.

    Nous conservons dans notre projet douze administrateurs des produits de la ferme générale, douze pour la régie des domaines, six pour la régie des postes, et deux trésoriers, l'un pour la caisse nationale, et l'autre pour la caisse d'administration. Il est juste, nécessaire même, que chacun d'eux fournisse un cautionnement. Nous estimons qu'il doit être de 1 million pour chacun ; et l'intérêt de ce million à 5%, est calculé dans l'évaluation que nous avons faite de leurs attributions : ainsi la somme à rembourser pour cet objet, se trouve réduite à 170.000.000 livres.

    Quant aux recettes générales, nous pensons que chaque province fera des arrangements particuliers pour la rentrée de ses contributions, et pour leur versement au Trésor public (1)  ; ainsi nous croyons que le remboursement entier des receveurs généraux et particuliers doit être effectué : les charges des officiers de maîtrises des eaux et forêts, des payeurs et contrôleurs des rentes, et quelques autres utiles à rembourser, font partie de cet article. Il monte à :


(1) Nous n'en avons pas moins compris dans nos états de dépense une somme de 3,400,000 livres pour les frais de perception des impositions, parce que, de quelque manière que cette perception soit ordonnée, il faut toujours assurer le traitement de ceux qui en seront chargés.

    L'obligation imposée à l'administration des biens du clergé, de payer en quatre ans une somme de 400 millions au Trésor public, et de fournir aux intérêts de la portion qui en exige jusqu'au remboursement, ferait face à cet objet : d'après le décret que l'Assemblée nationale pourrait rendre, à cet égard, et ensuite de la liquidation qui serait faite de chaque créance en particulier, il serait expédié en administration les mandats nécessaires aux époques du remboursement.

Art. II.

Remboursement des anticipations et du reste de l'arriéré des départements.


    Nous ne croyons rien exagérer en estimant à cette somme les dons patriotiques, ou le quart des revenus de la France, surtout lorsque l'ordre rétabli dans toutes les parties des finances, aura inspiré une juste sécurité à tous les citoyens, et qu'aucune crainte ne retiendra plus l'effet du patriotisme. Les délégations sur cette rentrée de capitaux seront aisées à faire et seront successivement acquittées.

Art. III.

Besoins extraordinaires de l'année 1789 et de l'année 1790.

    L'engagement que nous avions pris est en grande partie rempli ; mais il nous reste à pourvoir aux besoins extraordinaires de cette année et de l'année 1790, que nous vous avons annoncés au commencement de ce mémoire. Le premier ministre des finances les évalue à 170 millions.

    Sur cet objet, Messieurs, il nous est impossible, dans ce moment-ci, de nous expliquer aussi clairement que sur le reste. Nos ressources se trouveront dans le parti que vous prendrez pour ou contre la caisse d'escompte. Il faut indispensablement que vous la releviez, ou que vous la remplaciez. Dans le premier cas, la nation sera dépositaire du gage hypothéqué à la sûreté des créanciers de la caisse; et si vous adoptez le plan que le ministre des finances (1) vous a présenté, nous n'avons plus à discuter que le choix entre le parti qu'il propose , de rembourser la caisse d'escompte de ses avances, en laissant subsister des anticipations pour la même somme, ou le parti définitif de supprimer à jamais les anticipations, en préférant laisser subsister la créance entière de la caisse d'escompte pendant la durée de son privilège.

(1) Si le plan de la banque nationale, proposé par M. Necker, est adopté, les 3,500,000 livres d'intérêts dus à la caisse d'escompte, et employés dans le compte précédent seront, portés à 7,900,000 livres. Ainsi il y aura une augmentation d'intérêts à payer de 4,400,000 livres, mais l'extinction des rentes viagères do 1789 et 1790, aura produit 3 millions : ainsi l'excédent de recette sera encore de 32 millions.

    Si le même plan est adopté, il ne change rien à nos calculs, puisqu'il conserve, au même prix, pour 170,000,000 livres d'anticipation. La seule différence consiste dans l'emploi de 170,000,000 livres du don patriotique, proposé par lui pour rembourser la caisse d'escompte, en conservant des anticipations ; et par nous, pour anéantir les anticipations, en préférant laisser subsister, pendant la durée du privilège, la créance entière de la caisse d'escompte.

    Dans le second cas, celui du remplacement de la caisse d'escompte par un autre établissement de banque, le même secours, sans doute, vous serait offert.

    Enfin, si la nation prenait elle-même la place de tous les établissements de crédit qu'on va lui offrir, elle serait créatrice de ce nouveau gage. Ainsi, sans vouloir rien préjuger sur cette grande opération, nous osons garantir que, dans toutes les hypothèses imaginables, et très-prochainement (car les délais sont désormais impossibles) le secours de 170 millions vous est assuré, et vous sera fourni à un prix très-modéré.

    Voilà donc, Messieurs, la preuve acquise du rétablissement possible et très-prochain de l'ordre, du bonheur et de la tranquillité publique. Nous ne vous avons pas présenté les rêves de l'imagination ; nos évaluations ne sont pas problématiques ; nous n'avons rien donné au hasard. C'est dans quelques mois que nous pourrons entrer en jouissance ; c'est dès aujourd'hui que vous pouvez poser toutes les bases. Vous pouvez dire : Tel jour l'ordre immuable sera établi : tel jour il ne sera plus permis d'être inquiet de la fortune publique. Si vous adoptez ce plan, il ne faut, pour son exécution, qu'un petit nombre de décrets ; et la nation, attentive à tout ce que vous faites pour elle, n'aura bientôt plus d'autre sentiment que celui de la reconnaissance.

    Mais il reste un objet digne de toute votre attention. Votre loyauté a encore une obligation à satisfaire. Tous les engagements de l'Etat sont sacrés pour vous, et tous les engagements ne sont pas remplis. Plusieurs emprunts ont été faits depuis quelques années, avec la condition d'en rembourser tous les ans une partie, jusqu'à extinction totale. Au mois d'août 1788, l'autorité a suspendu l'effet de cet engagement ; et à la fin de la présente année, 72 millions (1) qui auraient dû être remboursés ne le seront pas. 48 millions avaient été promis pour l'année prochaine et courent le même risque ; dans les années suivantes, des sommes qui vont toujours en décroissant devraient être acquittées successivement. On ne peut vous reprocher, sans doute, la violation qui a été faite de la foi publique à cet égard ; mais il serait beau qu'au moment où la nation est rendue à elle-même, l'ordre et la fidélité sortissent, à la fois et de tous les côtés, du sein du chaos ! La caisse d'amortissement que vous pouvez fonder aujourd'hui, au moyen de 33 millions de revenus libres qui vous restent, ne suffit pas à ces engagements ; mais vos ressources sont entières. Vous n'avez mis aucun impôt sur le luxe, et personne ne doute que cette source de richesses ne pût s'ouvrir à votre voix. Les provinces y applaudiraient unanimement, et enfin on verrait le luxe servir à réparer les maux qu'il a faits. Ce moyen, employé avec mesure, pourrait élever, dès l'année prochaine, les fonds de la caisse d'amortissement de de 33 à 35 millions, qui déjà seraient accrus par des extinctions de rentes viagères ; vous rétabliriez aussitôt les remboursements annuels, qui n'auraient été suspendus que pendant dix-huit mois. Quelle belle réponse à ceux qui naguère osaient douter des ressources de la France et calomnier vos intentions !

(1) Sans compter 80,800,000 livres d'assignations suspendues sur les domaines et bois, qui font partie des remboursements proposés précédemment.

    Chaque somme de remboursement rendrait la condition du peuple meilleure, et chaque nouvelle législature le ferait jouir, par une diminution sur les contributions, du bénéfice résultant des intérêts éteints, sans que la caisse d'amortissement suspendît un instant ses remboursements annuels.

    Une dernière observation vous frappera sans doute, et ce n'est pas la moins importante de celles qui résultent du plan que nous avons l'honneur de vous présenter. Suivant ce plan, une somme énorme de capitaux serait, en peu de temps, employée en remboursements. Ces capitaux auront besoin d'emploi et la nation pourrait leur fournir elle-même des débouchés faciles par des emprunts constamment ouverts et constamment employés à d'autres remboursements. Quel bénéfice immense une opération semblable n'opérerait-elle pas, soit par le remboursement des rentes viagères nouvellement constituées, soit par la réduction des intérêts de la dette perpétuelle ! C'est à cette époque, très-prochaine, que vous commenceriez avec facilité le remboursement des charges de judicature. Vous remarquerez, Messieurs, qu'il n'est aucune de ces opérations qui ne tende directement et effectivement au soulagement du peuple et à la diminution de l'impôt territorial.

    C'est après avoir déterminé, par vos décrets, tout ce qui doit consommer pour le présent, et préparer pour l'avenir, les opérations précédentes, que vous pourrez, à loisir, approfondir chacune des parties qui composent les revenus publics. C'est alors que le secours de toutes les lumières vous sera vraiment utile, parce que les essais seront sans danger ; et vous aurez, en peu d'années, perfectionné toute l'administration, et redressé toutes ses erreurs.

Tous les tableaux justificatifs et explicatifs de nos propositions sont joints à ce mémoire et vont être déposés sur votre bureau.

    Lorsque vous l'ordonnerez, nous aurons l'honneur de vous présenter les projets successifs des décrets nécessaires à l'exécution de ce plan.

TABLEAUX justificatifs et explicatifs annexés au présent mémoire.

N° 1. Etat comparatif des dépenses et des dettes publiques dans l'ancien état, et suivant le nouveau plan du comité des finances.

N° II. Etat comparatif des revenus publics dans l'ancien état, et suivant le nouveau plan du comité des finances.

N° III. Etat comparatif entre les revenus publics, suivant le plan du comité des finances, et les dépenses et dettes publiques, suivant le même plan.

N° IV. Anticipation sur les revenus de l'Etat.

N° V. Fonds d'avances et de cautionnements.

N° VI. Offices de finances.

N° VIL Tableau des remboursements à termes fixes, suspendus au mois d'août 1788.