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Le Duc d'Antraigues |
Pour évoquer cette journée du 30 mai 1789, je vous propose
d’écouter cette intervention de l’historien Guillaume Mazeau,
spécialiste de la Révolution, diffusée sur France Culture le 23
décembre 2016.
Guillaume
Mazeau, est Maître de conférences en histoire moderne à
l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du conseil
scientifique des Catacombes. Je vous conseille d'écouter ses autres interventions radiophoniques via le lien suivant :
https://www.radiofrance.fr/personnes/guillaume-mazeau
Cliquez sur la flèche ci-dessous pour écouter le podcast :
Voici également le texte de cette intervention. (Sa lecture vous évitera la publicité pénible en début du podcast...)
Le 30
mai 1789, à 6 heures du soir, ceux qui entrent à l’hôtel de la
Chancellerie, à Versailles, savent qu’ils s’apprêtent à jouer
une partie de l’avenir du royaume. Envoyés par le Tiers État, le
clergé et la noblesse, qui sont alors réunis séparément à
l’hôtel des Menus Plaisirs, ces commissaires sont censés
débloquer une situation lourde de menaces.
Et pourtant, malgré la gravité du moment, le comte d’Antraigues,
se lance dans un extravagant point d’histoire : les États Généraux
de « 1560, 1576, 1588 et 1614 portent le témoignage que la
vérification des pouvoirs y fut faite par ordre », affirme-il.
Remontant jusqu’à ceux de 1356, il rappelle que, je le cite
encore, « dans les deux procès-verbaux de ces États, les
principales séances furent tenues en trois lieux divers, pour chacun
des trois ordres ». Chargé de documents, le représentant du Tiers
État lui répond point par point, arguant que les habitudes ne
valent rien face à la raison qui, par l’examen des faits
historiques, ne permet pas de prouver que la séparation des trois
ordres dans des salles différentes tient davantage de la loi que des
simples habitudes.
Sans vainqueur, les champions se séparent.
Pour mieux comprendre ce qui se noue autour de cette querelle, il
faut replonger dans une histoire qui nous semble bien connue et qui,
pourtant, se révèle bien plus exotique que l’on croit
généralement : celle des débuts de la Révolution française.
Depuis le 6 mai, les 1177 députés convoqués par le roi
s’opposent frontalement. Trois semaines après le discours
d’ouverture de Louis XVI les sommant de résoudre le plus vite
possible la grave crise financière, ceux-ci n’ont en réalité
même pas commencé à donner le moindre avis, occupés à une
bataille en apparence des plus étranges, portant sur des questions
de procédures électorales.
Le Tiers État réunit 663 députés. 663, c’est deux fois plus
que ceux de la noblesse et du clergé. Et pourtant, ces hommes vêtus
de noir demeurent sous-représentés par rapport à leur importance
réelle dans la société française, dont ils rassemblent, en
réalité, plus de 98%. En outre, ce n’est qu’après une longue
bataille qu’ils ont obtenu, cinq mois plus tôt, leur doublement.
Malgré cette victoire, certains députés du Tiers affichent leur
volonté d’aller plus loin. Pour le moment, le doublement du Tiers
ne lui assure aucun poids supplémentaire dans les décisions qui
seront prises à l’issue des États Généraux : les votes sont en
effet comptés par ordre et non par individu, ce qui, compte tenu de
l’alliance des privilégiés, réduit le Tiers Etat, même plus
nombreux, à l’impuissance. Le vote par tête devient dès lors
l’enjeu politique principal.
D’autre part, les interminables discours de Barentin, le Garde
des Sceaux, et de Necker, le ministre d’État, ont indigné les
plus patriotes. Alors qu’ils étaient arrivés chargés de
nombreuses doléances, appelant à d’amples changements, les voilà
sommés de ne discuter, et le plus promptement possible, que de la
question des finances publiques. Investis de puissantes attentes, ils
réalisent, médusés, qu’ils ne sont là que pour faire ce que
l’on attend d’eux : acquiescer à la réforme de l’impôt.
Contrairement à leurs espérances, le roi leur ordonne en outre de
se réunir en trois chambres séparées, afin de respecter la
hiérarchie des ordres du royaume.
Le piège politique s’est ainsi refermé : en insistant sur
l’imminence de la banqueroute de l’Etat, les ministres ont su
imposer le discours de la nécessité et faire croire qu’il pas
d’autre choix que de se plier à l’agenda pressé des créanciers
du Trésor Public et de reporter, voire de laisser là les projets de
profonde régénération de la nation.
En séparant les trois ordres dans des chambres distinctes, le
message est limpide : ces États Généraux ne sont rien d’autre
que ce qu’ils ont été dans l’histoire du royaume : une
assemblée consultative, destinée à se séparer après avoir «
consenti » à l’impôt, euphémisme signifiant, dans le langage de
la monarchie absolue, « obéir ».
Indignée, la partie la plus radicale des députés du Tiers
choisit alors une stratégie décisive, dans laquelle les grands
discours ne leur sont, dans l’immédiat, d’aucune utilité.
C’est, contrairement à l’impression que le grand roman de la
Révolution nous a souvent laissée, par une lutte acharnée sur les
questions les plus arides et tatillonnes de procédures électorales,
que ces députés vont, en quelques semaines, réussir à faire
exploser un des États les plus autoritaires d’Europe.
A peine réunis, assumant le risque de désobéir, ces députés
entrent dans une résistance inattendue : alors qu’ils sont censés
au plus vite commencer à vérifier la légalité des procédures
électorales, ils décident de ne pas le faire, faisant du vote par
tête et de la vérification en commun une condition préalable au
début des débats. Délibérer en commun, réunir ensemble les
députés des trois ordres dans un même lieu, c’est, en effet,
transformer les États Généraux en Assemblée représentative de
toute la nation, c’est-à-dire, en Assemblée nationale. C’est,
en somme, par une simple question de procédure, amorcer une
révolution politique.
Cela, les députés des ordres privilégiés le savent
parfaitement. C’est pourquoi dès le début, s’appuyant sur
l’autorité de « traditions » non écrites et à interprétation
variable, ils acceptent, parce qu’ils y ont intérêt, l’agenda
de l’urgence installé par le roi et ses ministres, afin de pousser
le Tiers à la faute.
Pétris de courage, taraudés par la peur, les députés du Tiers
tentent, quant à eux, de ralentir le tempo imposé. C’est grâce à
ce refus d’obéir aux nécessités d’une histoire déjà en
marche, c’est grâce cette volonté de se saisir du temps et à
imposer leur propre rythme que les députés du Tiers réussissent à,
littéralement, « prendre le temps » de la monarchie.
Un mois plus tard, au début du mois de juin, les États Généraux
qui avaient été présentés comme la dernière chance d’éviter
la crise, n’ont toujours pas commencé et pourtant la catastrophe
annoncée n’est pas arrivée. En revanche, ce temps interminable a
permis à ceux qui occupent de fait la salle commune des États
Généraux, de parler, de débattre, de s’affronter, de s’organiser
: c’est en somme dans ce temps volé à l’histoire jusqu’ici
écrite par le pouvoir et les élites privilégiées que s’est
inventée la parole politique moderne, révélant enfin combien les
obscures controverses sur l’histoire des procédures électorales
était, en vérité, un combat fondamental pour la souveraineté.
Source : https://www.franceculture.fr/emissions/petit-precis-dhistoire-lusage-des-candidats/prendre-le-temps-prendre-le-pouvoir-etats