mercredi 1 avril 2020

1er Avril 1789, le jour où Louis XVI a failli mourir en tombant d'une échelle !

 


    Il s'est bien sûr passé beaucoup d'autres choses ce jour-là, mais une information concernant Louis XVI attire plus l'attention, et quelle information ! Que serait-il arrivé si Louis XVI n'avait pas été retenu par un ouvrier maçon et qu'il était tombé de 18 mètres de hauteur, depuis l'échelle donnant accès aux combles qu'il voulait visiter ?

    J'ai trouvé cette information étonnante dans le "Journal d'un Bourgeois de Paris pendant la Révolution française", écrit par Hippolyte Monin, Docteur ès lettres et professeur au collège Rollin, publié en 1889 (stocké à la bibliothèque du collège d'Harvard et scanné par l'ami Google)

    Il s'agit d'un journal fictif, écrit près de 100 ans après les faits. Mais son auteur s'est inspiré de quelques vrais journaux rédigés par des bourgeois de 1789. Le but d'Hippolyte Monin, exposé dans sa préface, était de rendre vivante et familière une grande époque, d'en faciliter l'étude scientifique et approfondie, d'éveiller dans l'esprit la curiosité de l'histoire pure et des textes originaux.

Il apporte également les quelques précisions suivantes, à propos de son ouvrage :

"Je ne saurais garantir l'absolue vérité de toutes les anecdotes, de tous les faits divers qu'il renferme : autant de partis, en pareille matière, autant de versions. Mais le cadre même que j'ai choisi m'imposait, sous peine d'invraisemblance, un respect scrupuleux de l'histoire dans le récit des grands événements, dans l'exposé des discussions politiques les plus remarquables, enfin dans l'analyse plus délicate du développement successif des idées révolutionnaires. C'est pourquoi, sans multiplier outre mesure les annotations critiques et les références, je ne me suis pas cru dispensé de leur faire une certaine place."

    Néanmoins, si vous cliquez sur le lien de son nom, vous constaterez qu'il a écrit de nombreux ouvrages et que l'on peut le qualifier de spécialiste de la Révolution française. 

    Dans cette préface, rédigée en juin 1889, il explique avoir entendu dire, ces dernières années, que "1789 n'était plus à la mode", mais que la mode venait de tourner, raison pour laquelle il ajoute :

"Profitons-en bien vite, et tâchons que la mode dure : car c'est celle de l'honneur, des justes lois, de la liberté politique et de l'indépendance nationale."

 


Je vous invite à lire la page du journal concernant le 1er avril 1789 :

"Union parfaite des trois ordres du bailliage de Senlis : assaut de générosité, de désintéressement. « Le rochet, le manteau ducal, l'habit simple du laboureur et du bourgeois ne couvraient qu'une même espèce d'hommes : des Français ... Otez les titres des trois cahiers, et vous pourrez les attribuer à tel ou tel ordre indistinctement ... »

Voilà du moins ce qu'on lit dans la plus optimiste de nos gazettes (Lire plus bas) : mais nous sommes le 1er avril, les petits mensonges sont permis. De fait, le comte de Lameth a été couvert de huées à Senlis, sur la proposition qu'il a faite que le tiers jurât de respecter les prérogatives du clergé et de la noblesse. L'opinion publique l'emporte : les privilégiés jouent forcés.

M. Duval d'Épréménil , l'abbé Lecoigneux de Bélabre, M. de Sémonville ont échoué dans les bailliages mêmes où ils ont leurs fiefs. A Bordeaux, Mgr de Cicé se considérait comme président de droit : il a fallu le détrôner presque de force. A Beauvais, on dit qu'un meunier est entré dans la chambre de la noblesse ; il a demandé que lorsqu'un gentilhomme serait dégradé, on en fit quelque chose, parce que le tiers état se refusait à recueillir ce genre d'épaves.

Troubles et révoltes à Toulouse et Nancy, à cause de la cherté du pain : le détail des événements n'est connu que par des lettres particulières, dont l'administration s'efforce d'empêcher la publicité.

Le Roi a failli périr. Ayant voulu surveiller des travaux de réparations, il s'est aventuré jusqu'aux combles du château, sur une échelle mal assurée ; il a glissé, et il serait tombé de 60 pieds de hauteur (18 mètres) sans la présence d'esprit d'un ouvrier. Sa Majesté a donné sa bourse au brave homme qui lui avait sauvé la vie et, de plus, il lui accorde une pension viagère, mais à condition qu'il garde son état de maçon."

 

Dessin de Leonhard Baldner, 1666

Petits mensonges ?

 "Nous sommes le 1er avril, les petits mensonges sont permis", nous dit ce bourgeois imaginé par Hippolyte Monin. Mais vous remarquerez qu'il précise cela pour le fait rapporté par "la plus optimiste de nos gazettes", à savoir la préparation des états généraux dans le Baillage de Senlis et nullement pour l'événement royal faisant le titre de mon article !


Carte du Beauvaisis, où se situe le baillage de Senlis
Source BNF


La plus optimiste des gazettes !

    A n'en point douter, cette gazette optimiste est le Journal de Paris, dont j'ai retrouvé pour vous le numéro du 1er avril 1789 ! Il est consultable dans la fenêtre ci-dessous :



    Peut-être aurez-vous remarqué que ce journal donne la météo du temps qu'il a fait le 30 Mars et non du temps qu'il fera le 1er Avril ? Si vous voulez savoir le temps qu'il fit le 1er Avril 1789, il vous faut consulter le numéro du vendredi 3 Avril 1789 !

Météo du 1er Avril 1789


Conclusion

    Vous imaginez-vous quel tour étrange aurait plus prendre l'histoire de France si ce brave maçon n'avait pas empêché Louis XVI de chuter ? Dix-huit mètres de chute, c'est la mort assurée ! Une nouvelle régence ? Une Révolution sans roi ? Qui veut écrire une uchronie sur ce sujet ?


Post Scriptum :

    Il est dangereux de monter sur une échelle sans prendre quelques précautions. C'est ce que vous apprendrez en cliquant sur l'image ci-dessus 😉



dimanche 15 mars 2020

Mars 1789 : Patience, les plumes du paon tomberont

Louis-Antoine de Gontaut, Duc de Biron

Une histoire de paon

    J'ai choisi ce magnifique tableau représentant le Duc de Biron sous la forme d'un paon, pour illustrer la petite histoire publiée dans La Gazette des gazette de Mars 1789, que je vous rapporte ci-dessous. Elle est savoureuse...

"On cite le trait d'un paysan qui a arrangé, à s'en souvenir, un orgueilleux Haubereau. Le rustre était meunier ; il conduisait trois ânes, sur l'un desquels il faisait route. Le gentilhomme qui donnait la main à des Dames, leur a dit plaisamment : "Laissez passer Messieurs du Tiers Etat". Le paysan a répliqué :"Patience, les plumes du paon tomberont." Le noble a couru sur le vilain ; il avait l'épée nue ; il a voulu l'en frapper. Le jouvenceau, qui a de bons poings, a pu lui arracher son arme, la casser, le défigurer avec la poignée, et le laisser pour mort sur la place. Puis il s'est sauvé dans l'île de Jersey ; mais comme on lui donne raison, même parmi la noblesse, il est sans doute de retour à son moulin."

Source

La Gazette des gazettes, ou Journal Politique, (dite également "Journal de Bouillon"). 

    "La Gazette des gazettes" avait commencé de paraître en 1764. Elle était rédigée par un officier en retraite, Jacques Renéaume de la Tache, un homme recommandable par une diction aisée et le talent de l'analyse" (Ozeray, éd de 1827, p 247). Paraissant chaque quinzaine, elle traitait surtout de politique internationale et évoquait également la vie littéraire. Celle-ci connu un vif succès puisqu'elle eut de nombreux souscripteurs.

Souscription: 9 £ puis 12 £ par an à Bouillon (en Belgique), 14 puis 18 £ par an en France.

    Bouillon. Editeur: «directeur du bureau des ouvrages périodiques à Bouillon»; à Paris, Lutton, Rue Sainte-Anne, Butte Saint-Roch.

    Les armes de la ville de Bouillon, où vivait Jacque Renéaume de la Tache, figuraient en couverture de chaque numéro.


Portrait du Biron en paon

La page du Ministère de la Culture, sur laquelle j'ai trouvé ce portrait nous dit que celui-ci est pour le moins inhabituel.

"C’est qu’il s’agit d’une caricature, un portrait charge, qui vise à ridiculiser le personnage. Toutefois, s’il est impossible de connaître les raisons précises d’une telle représentation, on peut imaginer une commande de l’un de ses détracteurs au sein de la noblesse. Gontaut-Biron est en effet connu pour son fort caractère. Une anecdote veut qu’il ait renvoyé un noble anglais de chez lui en payant ses dettes, après que ce dernier l’eut offusqué en minimisant les forces navales françaises et en lui assurant qu’il pourrait fort bien les vaincre: « Partez, Monsieur. Allez essayer de remplir vos promesses; les Français ne veulent se prévaloir des obstacles qui vous empêchent de les accomplir. »

L’association au paon pourrait alors être une référence à son assurance, à sa superbe et à sa propension à pavaner; peut-être faut-il y voir un lien avec les Fables de La Fontaine, alors très populaires, et plus particulièrement au Geai paré des plumes du paon, où l’oiseau, après avoir emprunté le ramage d’un autre et paradé dans un rôle qui n’était pas le sien, est reconnu, ridiculisé par ceux auxquels il s’était mêlé et rejeté par les siens. Pour autant, cette œuvre est inédite par son iconographie et tout à fait surprenante pour son temps."

Source : Le Duc de Biron en paon - Carambolages : les secrets des œuvres

mardi 3 mars 2020

3 Mars 1789, le Cardinal de Bernis demande du blé au Pape.

 

François Joachim de Pierre de Bernis

Trente mille rubbio de grains

    Nous pouvons lire en page 54 du numéro de mai 1789 du journal La Gazette des Gazettes, l'entrefilet suivant :

"On est instruit aussi que le 3 mars dernier, le cardinal de Bernis demanda, au nom du roi, au Saint Père, l'extraction pour la Provence, de 30 mille rubbio de grains ; le rubbio équivaut à environ 500 de nos livres (1). Déjà l'on apprend de la Provence & du Languedoc qu'il est arrivé dans les ports de ces provinces plusieurs bâtiments chargés de ces grains ; on en attend encore de la Sardaigne d'où, à la demande du roi, Sa Majesté Sarde a permis d'en tirer une certaine quantité."

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4153057/f54.item

Accès à la Gazette des gazettes :


(1) Le rubbio était une unité de mesure en usage sur les terres pontificales. Le document suivant donne plus d'explications (page 281) :
 Olivier_Reguin_Anciennes_mesures_agraires 2021.pdf



Le pain !

    Le pain, encore le pain. Le pain sera l’un des personnages principaux de cette année 1789. Nous en reparlerons souvent, car en cette terrible 1789, le pain va briller par son absence ou sa rareté. Comment un pays aussi riche de terres cultivables, comme l’est la France, pouvait-il se retrouver en situation de pénurie de grains ? La France manquait-elle d’ailleurs vraiment de grains, ou bien ceux-ci étaient-ils stockés en attendant que les prix montent, ou alors exportés à l’étrangers ? Pourquoi se retrouvait-on à importer du grain d’Italie, de Sicile, ou même d’Algérie comme nous le verrons plus tard ? De nombreux articles traiteront de ce sujet.



Le cardinal de Rubis en quelques mots...

    Pour le moment, attardons-nous sur le cardinal François-Joachim de Pierre de Bernis. Cet homme exceptionnel est un bel exemple du type de personnalités étonnantes qu’a pu produire l’Ancien régime. De Bernis était en effet un poète libertin, un homme politique, un ambassadeur, un Duc et un cardinal.

    Tout comme l’évêque d’Autun qui deviendra célèbre sous le nom de Talleyrand, le cardinal de Bernie était athée. Tout au moins le demeurera-t-il jusqu’à l’année 1789 qui s’avérera propice à sa révélation de la foi. L’athéisme, le théisme ou le scepticisme étaient courants à l’époque dans les hautes sphères du clergé constituée par la noblesse. La foi était plutôt l’apanage du miséreux bas clergé. De Bernis était entré dans les faveurs du Pape en s’opposant aux Jésuites qui lui avaient gâché sa jeunesse (je vous laisse deviner comment…). Il fera d’ailleurs une longue et brillante carrière de diplomate à Rome.

    Ce cardinal étonnant avait fait ses débuts en entrant dans les bonnes grâce d’Antoinette Poisson, plus connue sous le nom de Marquise de Pompadour et maitresse de Louis XV. C’est ainsi qu’il deviendra ambassadeur, puis ministre d’état, qu’il recevra le Cordon bleu des mains du roi à Paris et qu’il obtiendra l’abbaye de Saint-Médard de Soissons qui lui rapportera 30.000 livres de rente par an…

    De ses talents de poète, on retiendra que le facétieux Voltaire le surnommait « Babet la bouquetière », ou « Belle Babet », en référence au côté floral ou champêtre de ses vers et au nom d’une marchande de fleurs alors célèbre à Paris.

    Libertin, il le fut assurément, puisqu’il partagea avec Giacomo Casanova la même maitresse, une religieuse, familière du septième ciel…

    Des hagiographes nostalgiques de l’ancien régime s’extasieront du fait qu’il n’hésita pas, à la dernière heure, de choisir sa foi plutôt que les plaisirs mondains. Mais en quoi cela était-ce étonnant ? C’est le fonds de commerce du catholicisme depuis ses débuts ! Menez une vie de débauche et quand vous n’aurez plus la force de vos excès, repentez-vous sincèrement et devenez religieux, le paradis vous attend ! A l’instar d’Augustin d'Hippone, qui après une vie d’immoralité et d’excès, devint l’un des pères de l’église (Saint-Augustin) et inventa même le concept horrible du péché originel qui fait de vous un coupable dès la naissance ! Passons…

    Ne jugeons pas ce brave cardinal. Il était né dans la société malade de l’ancien régime. Il ne pouvait devenir autre que ce qu’il fut. Rendons lui grâce d’avoir intercédé auprès du souverain pontife afin d’obtenir du grain pour nourrir les Français.






lundi 27 janvier 2020

27 Janvier 1789 : Fonte des glaces et débâcles catastrophiques de la Seine, de la Loire et du Rhône.

Intrépidité d'un jeune homme de 20 ans, près d'Orléans
(Source Paris Musées)


L’hivers le plus terrible depuis plusieurs siècles

    L’hiver 1788-1789 a été terrible. La France a connu une vague de froid sans précédent et sans équivalent jusqu'à nos jours ! La vague de froid a commencé le mardi 25 novembre 1788 et s’est terminé le 17 janvier 1789. 

    Le 31 décembre 1788, on a relevé -21.8° à Paris et -31° à Mulhouse. Le mois de décembre 1788 a été, tous mois confondus, le mois le plus froid à Paris depuis des siècles et pour des siècles encore ! Dans les derniers jours de décembre 1788, le froid est devenu si fort que la mer elle-même a commencé à geler. Tous les ports de la Manche ont été bloqués, emprisonnant les navires dans une banquise que les marées rendaient chaotique sans parvenir à la disloquer. On traversait le port d'Ostende à pied, et même à cheval. Dans les campagnes, le sol a gelé jusqu'à 50 cm de profondeur et l'eau gelait aussi au plus profond des puits.

Photo de la Seine gelé à Paris en 1880

La débâcle

    Tous les fleuves et rivières ont été pris par les glaces. A Paris, la Seine a été recouverte de glace 56 jours de suite ! Quand les températures ont commencé de se radoucir, il y a eu alors ce que l’on appelle la débâcle, c’est-à-dire la rupture soudaine de la couche de glace dont les morceaux ont été emportés par le courant. 

    Les blocs de glaces étaient si gros par endroits qu’ils se sont amoncelés sur les ponts allant jusqu’à briser tout ou partie de certains. Ces barrages de glaces ont également fait déborder les fleuves, en particulier la Loire, causant ainsi la mort de milliers de victimes.

Débâcle de la rivière Saint François au Québec en 1989

Témoignage d’un avocat parisien

Dans son courrier en date du 27 Janvier 1789, adressé à son ami de Province, l’avocat parisien Adrien Joseph Colson écrit ceci :

(…) La débâcle de la Seine a commencé une heure après que la dernière lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire a été mise à la poste. Elle a écrasé, brisé et mis en pièce quantité de bateaux lesquels heureusement n’avaient pas de cargaison. La Marne qui se jette dans la Seine deux lieues au-dessus de Paris n’a débâclé que depuis et je n’ai pas ouï dire qu’elle ait causé des dommages. La nouvelle est arrivé ici ces jours-ci qu’à Orléans, la Loire, arrêtée par des glaçons d’une grandeur et d’une épaisseur énorme qui s’étaient amoncelés, a reflué et s’est élevée à une hauteur extraordinaire et presque jusqu’aux toits des maisons, dans un faubourg et aux environs de cette ville, qu’elle y a détruit beaucoup de maisons, qu’un grand nombre d’habitants qui s’étaient réfugiés sur les toits y ont passé trois jours sans aucune subsistance et que dans ce malheureux événement il est péri 500 et selon d’autres 2000 personnes.

Témoignage d’un curé de Berry

    Selon le curé de Menetou-Râtel, dans le Berry, le dégel de la Loire commença la semaine de l’Epiphanie, c’est-à-dire le 6 janvier 1789 et l’on vit sur la Loire « … des morceaux de glace larges comme deux boisselées de terre » - « … de la hauteur de 20 à 25 pieds ».

Source : http://www.archives18.fr/article.php?laref=132&titre=fiche-n-l-annee-1789-a-menetou-ratel-

Articles de presse

Journal de Paris n°24 du 24 Janvier 1789, page 111 : Débâcle et crue de la Loire le 19 Janvier à Orléans.

Journal de Paris, n°25 du 25 Janvier 1789, page 115 : Débâcle du Rhône le 14 Janvier à Lyon.

Journal de Paris n°31 du 31 janvier 1789, page 140 : Débâcle de la Loire des 25 et 26 Janvier à Tours (4 arches du pont effondrées le 26)

 

              


 

vendredi 24 janvier 2020

24 Janvier 1789 : Le roi fait joindre une carte de France à la convocation aux Etats Généraux

 

    Le roi a fait joindre cette carte à la convocation adressée aux délégués des trois ordres le 24 janvier 1789. C’est une bien étrange carte si l’on y regarde bien. La vidéo ci-dessous vous explique pourquoi, ainsi que le texte qui lui succède.

Source texte, image et vidéo : https://histoire-image.org/etudes/carte-france-1789



Contexte historique

Auteur : Cécile Souchon.

Une organisation administrative désuète

Événement oublié depuis 1614, la réunion des états généraux (organisée pour trouver de l’argent) est annoncée pour le 5 mai 1789 à Versailles. Le roi a fait joindre cette carte à la convocation adressée aux délégués des trois ordres le 24 janvier 1789. Sans utilité géographique, elle porte, sous des couleurs qui en facilitent la lecture, les subdivisions administratives du royaume, rassemblant dans le ressort des généralités familier aux sujets d’alors, les découpages désuets (bailliages, prévôtés) hérités du passé.

La carte de France de 1789

Cette carte gravée rapidement, de petites dimensions (23 cm x 18 dans un cadre orné de 29 cm x 24), est placée sous l’égide de la couronne et des fleurs de lis royales. Elle est construite dans un cadre gradué en degrés, sur le canevas des parallèles et des méridiens organisés relativement à celui de l’Observatoire de Paris, suivant les indications de l’Académie des sciences : on est au siècle des Lumières. Elle porte nombre de renseignements, mais pas toujours ceux que l’on attend d’une carte aujourd’hui : sur l’image elle-même, espace réduit, les seuls noms des généralités écrits en tous sens, les principales villes (dont Paris mais pas Versailles), aucune rivière, aucune route, des chaînes de montagnes, Pyrénées et Alpes, en taupinières ; hors carte, à droite, une publicité pour la grande carte administrative de France vendue 3 livres chez le même éditeur, l’échelle dans un cartouche (env. 1/6 000 000), la liste des villes administratives trop nombreuses des zones frontières du nord et de l’est, et à gauche, un portrait anonyme du ministre Jacques Necker en médaillon, souligné de quatre vers.

L’éditeur, Louis-Charles Desnos, tient deux boutiques (au Globe et à l’Image Saint-Séverin) rue Saint-Jacques, artère de Paris spécialisée dans le commerce des cartes et instruments scientifiques. Sa production connue (atlas historiques et ecclésiastiques, guides) montre son intérêt pour la géographie historique de la France.

Necker, l’homme providentiel

Les vers de Pierre Louis Moline (1740-1820) à l’éloge du financier Necker (1732-1804), Premier ministre qui a volé la vedette à Louis XVI, constituent une clé pour comprendre ce document. Leurs allusions à Colbert (grand administrateur, objet d’un Eloge de Necker couronné par l’Académie française en 1773 !),à Euclide (grand mathématicien grec réputé « éminemment utile pour la résolution des problèmes les plus compliqués »), à Minerve (déesse pleine de force, d’astuce et de sagesse) et Sully (grand ministre d’un roi admiré) constituent le programme même assigné aux états généraux par l’opinion publique inquiète : le royaume a besoin d’une bonne administration, d’une solution à ses problèmes, de force et de discernement ; Necker a droit à la reconnaissance de tous les députés du pays, lui qui a poussé à la réunion des états généraux ainsi qu’au doublement du nombre des délégués du tiers état. L’expérience avortée des assemblées provinciales créées en 1787 à son initiative, trop courte pour avoir dépassé l’inventaire des problèmes du royaume, est encore dans toutes les mémoires : Necker a de la suite dans les idées, et ses idées, filles de l’Intelligence, sont dans la suite de celles des plus grands administrateurs du pays.

 Auteur : Cécile Souchon.


mardi 21 janvier 2020

21 Janvier 1789 : Décès du Baron D’Holbach, pourfendeur du luxe (et de la religion).

 



    Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach, né 8 décembre 1723 dans la région d’Allemagne de Rhénanie-Palatinat, décède à Paris le 21 janvier 1789. Cet homme exceptionnel était à la fois un savant et un philosophe matérialiste (un athée si vous préférez).

    Il a beaucoup écrit et sa pensée reflète l’esprit de son temps. Il est moins connu que les savants et philosophes français de la même époque (RousseauDiderotVoltaireCondorcet, etc.). La raison en est peut-être qu'il écrivait moins joliment que les précités, à moins que ce ne soit là une marque regrettable de chauvinisme (ou alors ses écrits destructeurs vis-à-vis de la religion ont été mal reçus par nos "bien-penseurs"). 

    A propos de la religion, je vous conseille de lire sur l’un de mes autres blogs l’extrait de l'un de ses ouvrages, "La contagion sacrée", qui traite avec érudition et vigueur de ce sujet délicat. Cliquez sur l'image ci-dessous : 


    J’ai souhaité vous donner à lire cet extrait de son livre intitulé : « Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale ». Le texte choisi évoque la richesse et le luxe. Il contient quelques vigoureuses charges contre le luxe, son industrie et ses adeptes, que j’apprécie beaucoup, je vous l’avoue. 

    Je suis souvent irrité d’entendre le discours si convenu sur l’industrie du luxe française. Cette industrie, dont beaucoup sont si fiers, est une survivance de l’ancien régime, un reliquat de notre servitude.  « Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, et parviennent souvent à se tromper eux-mêmes » nous dit avec justesse le baron d’Holbach. Mais plus grave encore, cette industrie qui masque sa vacuité sous le fard des arts, est totalement inutile à la société. Nous venons de constater en cette période de pandémie mondiale qu’un simple masque de papier à 1 euro était plus utile qu’un sac à main Vuitton à 3000 € et que, hélas, mille fois hélas ! Notre malheureux pays disposait de plus de sac à mains Vuitton que de masque FFP2. De même, nous avons pu vérifier que ceux qui, d’après notre monarque, n’étaient « rien », étaient plus utiles à la survie du pays qu’un consultant payé entre 5000 et 10000 € par mois pour expliquer aux autres comment faire, sans n'avoir jamais rien fait lui-même que de médiocres Powerpoints. 

    Concernant les arts, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, je pense que ceux-ci ne dépendent pas de la richesse ni du luxe. J'ai plutôt le sentiment que le luxe dénature les arts. On peut constater cela dans certaines dérives de l’art contemporain (pas tout l’art contemporain, rangez vos pistolets), où certaines œuvres produites ne nécessitent même plus le talent ni le savoir-faire de l’artiste ; l’opportunité de faire de l’argent avec rien étant l’ultime fantasme d’une certaine forme du capitalisme (les bulles financières).

(Si vous disposez d'un peu de temps, vous pouvez lire en cliquant sur l'œuvre d'art ci-dessous, une réflexion très personnelle sur l'art comptant pour rien.) 😉

"Flaque d'eau" de l'artiste Koji Enokura

    J’ai évoqué la crise sanitaire, mais que dire encore de la crise économique !? Pas besoin de sortir d’une grande école de commerce, pour comprendre qu’un pays qui produit des objets du quotidiens, des machines-outils, des tracteurs ou des médicaments se porte mieux sur la place du commerce international qu’un pays qui fabrique des fanfreluches pour les riches et leurs quelques malheureux courtisans !

    Les avis du Baron d’Holbach sur ce que devrait être le devoir des riches dans la société sont plus que jamais d’actualité (y compris pour certains patrons de ces industries du luxe).

    Bien sûr, les puissants de l’époque n’ont pas tenu compte des conseils avisés de ce brave homme. L’état de corruption de la société était déjà trop avancé, et hélas, la Révolution n’a pu guérir la société de cette maladie qui la rongeait.

    De nos jours on continue de vouer un culte au luxe et l’on se presse avec dévotion dans les files d’attentes pour visiter le château de Versailles. Mais les dorures de Versailles sont faites du sang, des larmes et de la sueur des malheureux. (Lisez cet article sur la construction du Palais de Versailles).


Une digression sur Versailles.

    Vous dit-on lorsque vous visitez ce palais, qu’avant de le construire, en 1620, il  a d’abord fallu assécher les étangs et marais qui se trouvaient à son emplacement ? Puis réaliser d’énormes travaux pour puiser l’eau de la Seine et la canaliser, dont l’énorme machine de Marly construite en 1681, qui nécessita en permanence durant des années de coûteux travaux de réparations ? 

    Le pharaonique chantier du château mobilisa quant à lui 36.000 hommes dont environ 30.000 soldats, (soit environ 10 % de l’armée). Les ouvriers, le plus souvent réquisitionnés, travaillaient 11 heures par jour, 220 jours par an. Les accidents mortels étaient si nombreux que chaque matin de nombreuses charrettes partaient du chantier emportant les morts. En 1685, une fièvre paludéenne tua en très peu de temps 6.000 ouvriers. Puis ce fut la fièvre typhoïde. Aussi fallut-il sans cesse se réapprovisionner en main-d’œuvre. Il semblerait que ce chantier ait fait mourir au total un peu plus de 10 000 ouvriers, sans que soient ici comptés les charpentiers, les maçons ou encore les miroitiers et installateurs divers. Je ne pense pas que la construction des pyramides ait fait autant de victimes (pour le cas où vous l’ignoreriez, celles-ci n’ont pas été construites par des esclaves, comme dans les films américains, mais principalement par les paysans égyptiens, hors périodes de travaux aux champs).

La construction du château de Versailles

Une digression sur les perruques

    L’explosion du luxe et sa contamination des autres classes fut l’un des phénomènes les plus révélateurs de la maladie qui rongeait le 18ème siècle. Le scandale des emperruqués, en 1731, constitue un autre triste exemple.  On a retrouvé dans les notes d’un inspecteur de police dénommé Duval ce court texte anonyme évoquant le scandale des « emperruqués » aux fausses chevelures emplies de farine, alors que les pauvres n’avaient pas de pain.

« Dieu nous donne les blés non pour en faire profanations extravagantes, sacrilèges. Les perruques consomment plus d’une livre de farine par jour. C’est un grand scandale. Un grand scandale aussi dans l’Église quand des évêques, ecclésiastiques et religieux portent cet ornement par vanité, osent célébrer nos saints, la tête ainsi couverte avec indécence.

Maudit usage des amidons. Les boutiques des fariniers sont de plus en plus enfarinées. Alors que les pauvres n’ont pas de pain. »

Extrait de l’excellent ouvrage d’Arlette Farge, Vies oubliées, au cœur du XVIIIe siècle
Source image : Couleur XVIIIe

    En disparaissant le 21 Janvier 1789, le baron d’Holbach n’a donc pas assisté à la chute de l’ancien régime, mais il est incontestable que ses écrits ont dû inspirer nombre des hommes et femmes courageux qui firent le choix de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, en 1789.

    Voici à présent les extraits que je vous ai choisis. Bien sûr, comme il est d'usage sur ce site, vous pouvez accéder au livre complet via une fenêtre sur le site de la BNF, Gallica, en bas de cet article.

 J'ai mis en gras les passages "forts" et l'orthographe est d'époque.

Chapitre VIII "Des lois morales pour les Riches & les Pauvres"

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"On convient assez généralement que les richesses corrompent les mœurs : il faut donc en conclure que bien des gouvernements ont un profond mépris pour les mœurs, & les regardent comme inutiles à la félicité d'un pays ; surtout en voyant les soins qu'ils se donnent pour allumer la soif de for dans les cœurs des sujets» & pour tâcher de leur ouvrir chaque jour de nouveaux moyens d'augmenter la masse de la richesse nationale. On voit de profonds Politiques ne parler à leurs concitoyens que de nouvelles branches de commerce, d'entreprises lucratives, de conquêtes avantageuses ; ce qui prouve que ces spéculateurs , peu scrupuleux sur la Morale, s'imaginent que leur chère Patrie serait très heureuse en y faisant arriver les richesses du monde entier. Néanmoins tout peut nous convaincre que si les Dieux, dans leur colère, exauçaient leurs vœux insensés, leur pays, au lieu d'être une île fortunée, deviendrait plutôt le séjour de la corruption, de la discorde, de la vénalité, de la mélancolie, de l'ennui, qui toujours accompagnent la licence des mœurs.

Les Anglais sont le peuple le plus riche & le plus mélancolique de l'Europe. La liberté même ne peut leur inspirer de la gaieté; ils craignent de la perdre , parce que chez eux tout entre dans le commerce.

Les Souverains commettent une très grande faute lorsqu'ils montrent beaucoup d'estime pour les richesses; ils excitent dans les esprits un embrasement général qui ne pourra s'éteindre que par l'anéantissement de la Société. L'avarice est une passion ignoble, personnelle, insociable, & dès lors incompatible avec le vrai patriotisme, avec l’amour du bien public & même de la vraie liberté. Tout est à vendre chez un peuple infecté de cette épidémie sordide ; il ne s'agit que de convenir du prix. Mais comme dans une nation ainsi disposée, & peu sensible à l’honneur, tout se paie argent comptant, le gouvernement n'est jamais assez riche pour acquitter les services qu'on rend à la Patrie. L'honneur, le véritable honneur, toujours inséparable de la vertu, ne se trouve qu'où la vertu réside : la liberté ne peut longtemps subsister dans des âmes avilies; elle ne peut être sentie & défendue que par des âmes nobles & désintéressées.

Le Commerce, fournissant aux citoyens des moyens de se débarrasser de leurs productions, mérite l'attention de tout gouvernement occupé du bonheur de ses sujets : les meilleures lois que le législateur puisse donner sur cet objet consistent à le protéger & lui donner la liberté la plus grande. Mais si le gouvernement éclairé doit sa protection & sa faveur au Commerce vraiment utile, à celui qui met la nation à portée d'échanger ses denrées superflues contre les choses nécessaires qu'elle est obligée de tirer des étrangers ; ce même gouvernement n'ira pas sacrifier les intérêts du Commerce utile à ceux d'un Commerce inutile & dangereux, qui ne s'occuperait que des objets frivoles du luxe & de là vanité: ils ne sont propres qu’à corrompre les nations. Le Commerçant utile est un homme précieux à son pays, & mérite d’être encouragé par le gouvernement ; le commerçant & l'artisant des marchandises de luxe sont des empoisonneurs publics, dont les denrées séduisantes portent partout la contagion & la folie. On peut les comparer à ces navigateurs qui, voulant dompter sans peine des nations sauvages, portent aux hommes des armes, des couteaux, de l'eau de vie, & aux femmes des colliers, des miroirs, des jouets de nulle valeur. 

En un mot, pour fixer les idées nous appellerons Commerce utile celui qui procure aux nations des objets nécessaires à leur subsistance , â leurs premiers besoins , & même à leur commodité & à leur agrément : nous appellerons Commerce de luxe ou Commerce inutile & dangereux , celui qui ne présente aux citoyens que des choses dont ils n'ont aucun besoin réel, & qui ne sont propres qu'à satisfaire les besoins imaginaires de leur vanité. Le Législateur serait très imprudent s'il favorisait une passion fatale que s'il ne peut réprimer ou punir, il ne doit au moins jamais encourager.

Le châtiment le plus doux qu’un Souverain devrait infliger au Luxe serait de le charger d'impôts, & de témoigner pour lui le mépris le plus marqué. Les impôts mis sur le luxe seraient très justes, vu qu'ils ne pourraient tomber que sur les riches, & qu'ils épargneraient les indigents. Les riches eux-mêmes ne pourraient pas s'en plaindre, parce que les objets de luxe n'étant pas d'une nécessité absolue, ils seraient les maîtres de les supprimer pour se soustraire à la taxe. Des impôts très forts sur les Palais somptueux, sur les Jardins, sur des Parcs immenses , sur des équipages, sur tant de valets que l'ostentation arrache à la culture, fur des chevaux sans nombre, etc. ne pourraient manquer de produire à l'Etat des revenus d'autant plus considérables, que la vanité, mère du luxe, est une passion opiniâtre, & qui finirait peut-être par faire imaginer qu'une taxe forte, annonçant l'opulence, doit attirer la considération du public à celui qui s'en trouve chargé.

Mais dans les nations infectées par le luxe, les médecins, faits pour guérir ce mal, en sont plus atteints que les autres ; ils le regardent comme un mal sacré, auquel il n'est pas permis de toucher ; ils aimeront mieux faire vendre le grabat d'un laboureur hors d'état de satisfaire un exacteur, que d'obliger un curieux à payer pour un tableau, ou une courtisane pour les bijoux & pierreries qu'elle a tirés de ses amants. Le luxe a tellement fasciné les habitants de quelques contrées, que les besoins les plus réels font forcés de céder aux besoins de la vanité. Tel homme se refuse de manger, pour épargner de quoi se montrer dans un carrosse ou sous un habit somptueux.

Les partisans du Luxe ne manqueront pas de nous dire, que les folles dépenses des riches font travailler le pauvre & le mettent à portée de subsister; mais on leur répondra que le vrai pauvre qu'il faudrait encourager, c'est le cultivateur : celui-ci, sans cesse accablé pour satisfaire aux demandes du gouvernement, ne tire aucun profit du luxe, qui lui enlève souvent les coopérateurs de ses travaux, devenus nécessaires pour grossir dans les villes la troupe des valets fainéants dont les riches & les grands aiment à se voir entourés. Nous dirons encore que le luxe déprave les indigents: il les rend paresseux ; il leur fait naître mille besoins qu'ils ne peuvent satisfaire sans danger ou sans crime. Ceux qui ne subsistent que par la vanité ou les fantaisies d'un public en démence, font souvent de très malhonnêtes gens. Rien de plus déplorable que les effets du luxe ou de la vanité bourgeoise, quand elle vient à gagner les classes inférieures. C’est ce luxe qui détermine tant de marchands à faire des banqueroutes, que la loi ne devrait pas traiter avec la même indulgence que des faillites occasionnées par des malheurs imprévus. C'est la fatuité des maîtres, copiée par leurs domestiques, qui remplit les villes de tant de valets fripons. Ces mêmes valets portent la débauche, la passion du jeu, la vanité, jusque dans les villages & les campagnes. Enfin ce sont les vices enfantés par le luxe qui conduisent tant de malheureux au gibet, & tant de jeunes filles à la prostitution.

Rien ne serait donc plus digne de l'attention d'un bon gouvernement, que de réprimer la vanité progressive des citoyens, de les contenir dans les bornes de leur état, de les engager à vivre suivant leurs facultés. Pour donner en effet du LUXE une définition exacte que l’on a si longtemps cherchée, il semble qu'on pourrait dire que c'est une vanité jalouse qui fait que les hommes à l’envi s'efforcent de s’imiter, s'égaler, ou même de se surpasser les uns les autres par des dépenses inutiles, qui  excédent leur état ou leurs facultés. Cette définition paraîtrait pouvoir convenir au luxe sous quelque point de vue qu'on l’envisageât. Un Souverain qui, par une vaine ostentation, ruine son Etat pour élever des Palais, pour se faire une cour plus brillante, pour entretenir des armées plus nombreuses que ses revenus ne le comportent, annonce un luxe plus ordinaire, mais plus blâmable sans doute par ses conséquences, qu’un homme du peuple qui se montrerait dans les rues couvert d'habits dans lesquels on verrait l’or se mêler à la soie ; avec cette différence pourtant que ce dernier n'est que ridicule, parce que nos yeux n'y sont pas accoutumés, tandis que la folie plus commune du premier, le rend évidemment coupable de dissiper en dépenses frivoles des sommes qu'il devrait employer à des objets utiles & nécessaires au bien être de ses sujets.

Le luxe des Souverains est pour une nation le plus grand des malheurs. Les lois fondamentales de tout gouvernement équitable devraient à cet égard contenir la vanité trop commune à ceux qui sont destinés par état à mettre un frein aux passions des autres. La Monarchie fut de tout temps regardée comme le gouvernement lé plus propre à faire naître & à propager le luxe. Ceux que leurs fonctions approchent du Monarque s'efforcent de l’imiter ; communément ils prétendent que c'est pour lui faire honneur ou pour lui plaire, tandis que réellement ils se ruinent dans la vue de se distinguer du vulgaire, avec qui leur vanité souffrirait de les voir confondus. Les riches, quoique d'un rang inférieur, veulent copier les courtisans & les grands, parce que ceux-ci jouissent d'un pouvoir qui toujours en impose. Enfin les citoyens des classes moins élevées imitent autant qu'ils peuvent ceux des classes supérieures, afin de jouir pendant quelques instants du plaisir passager d'être confondus avec leurs supérieurs , ou du moins pour se soustraire au mépris & aux outrages auxquels l'indigence est souvent exposée. Le luxe pénètre plus lentement dans les Républiques, parce que l'homme du peuple y craint moins ses supérieurs, qui d'ailleurs ne sont pas livrés au faste qu'on voit régner dans les cours des Rois.

Dans des nations opulentes la richesse seule est honorable, la pauvreté devient un vice, & l'indigence est rebutée par l'opulence toujours altière. Sous le despotisme, toujours vain & superbe, la pauvreté, la faiblesse, sont communément écrasées. Si des gouvernements plus équitables & plus humains rendaient les grands & les riches plus justes , plus affables, moins dédaigneux pour leurs inférieurs, il y a lieu de croire que ceux-ci seraient moins pressés de sortir de leur sphères ; alors chaque citoyen, plus content de son état, ne chercherait pas à faire illusion aux autres par des airs de fatuité , dont l’objet est communément de chercher à persuader qu'on possède des avantages qu’on na pas réellement.

C'est encore l'arrogance insultante des grands, qui plus ou moins bien imitée par les petits, est la source primitive des ridicules & des travers nationaux, que l’on remarque chez la plupart des habitants de certaines contrées. C'est visiblement de la cour que sont émanés ces airs d'importance, ces manières affectées, cette suffisance dédaigneuse, cette fatuité que copie si gauchement l'homme du commun, en un mot, toutes les impertinences qui rendent quelquefois un peuple entier méprisable aux yeux des étrangers : dans une nation infectée de cette vanité épidémique un homme sensé ne croit voir qu’une troupe de pantomimes, de baladins, de comédiens. Personne ne veut être soi ; chacun jusqu'aux valets, tâche par ses airs & ses manières de passer pour un homme de conséquence. II est bien difficile de trouver une tête solide, un caractère estimable dans un fat, dans un petit-maître, dans un important dont le cerveau n'est rempli que de vent & de bagatelles.

Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, & parviennent souvent à se tromper eux-mêmes. Un fat finit quelquefois par se croire un homme d'importance. Une courtisane, par son luxe, veut être prise en public pour une femme de qualité, dont souvent elle a chez elle le ton & les manières. Plus un état est vil par lui-même, & plus ceux qui s'y trouvent placés cherchent à se relever par des signes extérieurs de grandeur ou d'opulence. Les grands des cours despotiques d'Asie se distinguent par une magnificence & par un luxe effréné; esclaves avilis & rampants dans la présence d'un Sultan orgueilleux, ils tâchent de paraître quelque chose aux yeux de la populace étonnée. La puissance réelle, la vraie grandeur, n'ont nul besoin des secours du faste pour se faire respecter. Un bon Prince rougirait de devoir au vain attirail du luxe la vénération qu'il mérite par lui-même. L'ostentation, l'étiquette, la magnificence, ce que les courtisans appellent la splendeur du trône, ne sont faites le plus souvent que pour cacher aux yeux des peuples la petitesse & la sottise de ceux qui les gouvernent. Rien n’est plus déplacé que la vanité dans un puissant Monarque : cette passion puérile coûte pour l'ordinaire bien des larmes à ses sujets , obligés de travailler sans relâche, sans jamais pouvoir la satisfaire. Le soulagement des peuples constitue la splendeur des grands Rois.

On a reconnu dans tous les siècles les dangers du Luxe répandu dans les classes inférieures du peuple ; on a fait de vains efforts pour le réprimer par des Lois somptuaires : mais des législateurs, aveuglés eux-mêmes par la vanité qu'on respire dans les cours, n’ont pas vu que c'était pour imiter les grands que les petits se livraient à mille dépenses ridicules : ils n'ont pas vu que c'était par le Souverain & sa cour que, pour être efficace , la réforme des mœurs aurait dû commencer : enfin ils n'ont pas vu que des lois somptuaires, faites pour les citoyens d'un rang inférieur, ne pouvaient que les avilir de plus en plus, en donnant aux grands encore plus de vanité. Il ne faut donc pas s'étonner si les lois somptuaires ont été presque toujours aussitôt violées ou éludées que publiées.


Lutter contre le luxe introduit chez un peuple, c'est combattre une passion inhérente à la nature humaine. Chaque homme veut, autant qu'il peut, imiter, égaler ou surpasser ses semblables, & sur tout copier ceux qu'il croit ou plus heureux ou plus puissants que lui ; il souffre toutes les fois qu'il y faut renoncer. Dans une Monarchie fastueuse le luxe finira par se déceler, plus ou moins, jusque dans les dernières classes de la Société.

La meilleure des Lois somptuaires serait l'exemple d'un Prince ennemi du luxe & du faste, ami de la simplicité. Cet exemple serait bientôt suivi par les grands de la cour, toujours prêts à recevoir les impressions de leur maître. Dès-lors la modestie deviendrait le signe de la grandeur, du crédit, de la puissance. Pour s'assimiler à leurs supérieurs, les autres citoyens adopteraient sans peine une mode peu coûteuse, & qui cesserait de leur rappeler leur infériorité.

Bien plus, il résulterait de cette conduite des avantages inestimables pour les Grands & les Nobles, qu'un luxe habituel dévore, dont les affaires se dérangent perpétuellement à la cour, qui ne peuvent y paraître sans se croire obligés d'y représenter. De son côté le Monarque ne se verrait pas forcé de se ruiner lui-même, ou plutôt d'écraser son peuple pour fournir aux demandes d'une foule de courtisans obérés, qu'une sage économie mettrait dans l'abondance.

Les femmes, communément si touchées des vains jouets du luxe, prendraient du goût pour la simplicité, aussitôt qu'elle deviendrait la mode de la cour, une marque de grandeur, un moyen de mériter les regards favorables du Prince , dont on se croirait obligé de prendre les manières & le ton.

C'est ainsi que, par le secours de la vanité même , on parviendrait a guérir les plaies que la vanité du luxe fait à tant de nations. C'est le faste des Souverains qui force leurs sujets de se ruiner à leur exemple.

Le luxe de représentation, qui consiste à se faire suivre incessamment de tout l'appareil du faste, & qui trop souvent devient pour la vanité des gens en place le plus grand des besoins, est une source de ruine pour eux & pour les autres. En quittant la cour du Prince l’homme en place va porter son luxe dans la province, qui bientôt s'en trouve infectée; il dérange ses propres affaires & détruit celles des autres. Le gouvernement le plus prodigue ne peut pas subvenir au faste que la vanité des grands croit nécessaire à leur rang ou a leur dignité.

Mais un gouvernement sage devrait prendre des voies plus directes encore pour réprimer le luxe insolent & scandaleux que viennent étaler en public des femmes consacrées à la débauche. Une Police sévère devrait punir le vice lorsqu'il ose s'élever des trophées aux yeux des nations. Si le gouvernement ne peut empêcher le désordre caché, il doit du moins l’empêcher de se montrer avec un éclat propre à irriter la vertu & à corrompre l'innocence. De quels yeux des femmes honnêtes, des épouses vertueuses, des filles innocentes, doivent-elles voir le fort brillant que la débauche procure à des prostituées, que leurs amants ont la folie de transformer en Déesses ?

 Les apologistes du Luxe nous diront que la suppression à la cour & dans les villes produirait une diminution considérable dans les revenus de l’Etat, empêcherait une nation renommée par son goût & ses modes de mettre les autres peuples à contribution , enfin rendrait inutile une multitude d'hommes qui tirent leur subsistance de la vanité de leurs concitoyens.

Un Satyrique célèbre de l'antiquité faisait dire aux hommes avides de son temps, que l’argent devait être le premier objet des recherches ; que la vertu viendrait après l’argent. C’est le langage que semblent tenir à leurs sujets bien des gouvernements qui passent pour éclairés ; c’est celui d’un grand nombre de spéculateurs qui, séduits par les avantages frivoles que le luxe procure, ne voient pas le cortège des maux qu'il entraîne à sa fuite. Nous leur répondrons donc qu'un Etat bien organisé, réglé par une sage économie, par des citoyens honnêtes & modérés, n'a pas besoin de la masse énorme de richesses qui devient nécessaire pour mettre en action les avides sujets d'une nation corrompue par le luxe, où les revenus que l'Etat tire avec violence de vingt villages suffisent à peine pour payer à son gré les prétendus services, ou plutôt la négligence & l’impéritie d'un Courtisan ou d'un Grand. Un Gouvernement corrompu n'est jamais assez riche; mais un Gouvernement honnête est servi par d'honnêtes citoyens, sur les cœurs desquels l'amour de la Patrie, le désir de la vraie gloire, agissent plus fortement que l'argent. C'est insulter la vertu que de la payer : ainsi, l'on ne peut trop le répéter, les bonnes mœurs sont plus utiles aux nations que les richesses. Une trop grande opulence pervertit les peuples comme les individus : c'est dans la médiocrité que se trouve le plus communément la tranquillité, le vrai bonheur.

L'expérience de tous les temps nous prouve que les peuples les plus riches ne sont rien moins que les peuples les plus fortunés : leur opulence les rend communément ambitieux, arrogants ; ils veulent pour l'ordinaire prescrire des lois aux autres : leur insolence leur attire des ennemis nombreux; vous les voyez perpétuellement en guerre : les revenus ordinaires de l’Etat ne pouvant suffire aux entreprises téméraires d'un Gouvernement altier, il redouble les impôts , il contracte des dettes , que son crédit funeste lui permet d'accumuler : la nation gémit alors sous des taxes multipliées; semblable à ces riches obérés & mal-aisés, elle ne peut jamais arranger ses affaires; elle est pauvre, quoique remplie de citoyens opulents ; mais ces mauvais citoyens, enrichis aux dépens de leur pays, se livrent au vice, au luxe , à la paresse ; plongés dans la débauche, & tout occupés de leurs plaisirs, ils ne s'embarrassent ni du fort de la Patrie ni du bien-être de leurs concitoyens.

Une nation heureuse est celle qui renferme un grand nombre de bons citoyens. Les bons Princes font de bonnes lois ; & ces lois font les bons sujets. Le bon citoyen est celui qui est utile à son pays, dans quelque classe qu'il se trouve placé : le pauvre remplit sa tâche sociale par un travail honnête, ou dont il résulte un bien solide & réel pour ses concitoyens : le riche remplit la tâche lorsqu'il aide le pauvre à remplir la sienne ; c'est en secourant l’indigence active & laborieuse, c'est en payant ses travaux, c'est en lui facilitant les moyens de subsister, en un mot, c'est par la bienfaisance que le riche peut acquitter ses dettes envers la Société. C’est donc en détournant l’esprit des citoyens riches des fantaisies insensées & nuisibles du luxe & de la vanité, pour le porter vers la bienfaisance utile à la Patrie, que le Législateur établira chez lui l’harmonie sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de félicité pour personne.

 

L'ambition devient communément la passion de celui que ses richesses dispensent de songer à sa subsistance ; le Législateur peut donc se servir avec avantage du désir que le riche a de s'élever de plus en plus, d'être distingué de la foule des citoyens, pour tourner ses vues du côté de l’utilité générale. L'homme opulent qui se rendrait utile à sa patrie par des travaux publics, par des défrichements considérables, par des dessèchements qui augmenteraient la culture & la salubrité, par des canaux qui faciliteraient le commerce intérieur & les arrosements des terres, n'aurait-il pas des droits fondés à la reconnaissance publique ? Un grand, un riche, qui dans leurs domaines doteraient l’indigence pour favoriser la population, établiraient des manufactures capables d'occuper les pauvres, banniraient le désœuvrement & la mendicité, ne mériteraient-ils pas des distinctions, des honneurs, des récompenses à plus juste titre que tant de nobles ou de grands qui absorbent toutes les faveurs du Prince, pour avoir assidûment végété, intrigué, cabalé dans une cour, ou pour s'être ruinés par un faste nuisible pour eux-mêmes & pour les autres.

Si une éducation plus sociable apprenait aux riches, aux nobles, à être citoyens, si les préjugés inhumains de la grandeur ne lui faisaient pas croire que les peuples sont des esclaves destinés à repaître sa vanité, si un orgueil insensé n’étouffait pas d'ordinaire dans les cœurs des hommes les plus opulents & les plus distingués d'un Etat tout sentiment de pitié, de reconnaissance , d'affection sociale ; ne devraient ils pas être plus flattés d'exercer sur leurs inférieurs l’empire si doux de la bonté qui fait aimer, que l'empire tyrannique de l’injustice & de la vanité qui fait toujours détester ? Les hommes qui passent pour les heureux de la terre ne devraient-ils pas être plus touchés du plaisir solide & pur de répandre le bonheur autour d'eux, que des plaisirs frivoles, mêlés d'amertume & d’ennui, que l’on éprouve dans des villes bruyantes , dans des festins somptueux , dans des cours corrompues qui ne rassemblent que des envieux, des ennemis, & d’où la gaieté véritable est à jamais exclue ? Les vains plaisirs du luxe, la complaisance puérile qu'excite passagèrement le faste, la possession d'un bijou ou d'un meuble précieux, peuvent-ils être comparés aux plaisirs toujours renaissants de la libéralité, à la complaisance intérieure que produit à tout moment le spectacle si doux d'hommes rendus heureux par des bienfaits ? Quel spectacle de la ville, quelle fête brillante de la cour, a droit de plus remuer un cœur sensible que la vue de campagnes devenues fécondes, de cultivateurs rendus à leurs jeux innocents, de la nature entière transformée par ses soins? La vie est remplie des joies les plus pures, lorsqu'on connait le plaisir de faire du bien.

Voilà les sentiments que l'éducation devrait inspirer à la noblesse, ainsi qu'à l’opulence ; la Législation devrait les fortifier, le Souverain les récompenser. La Morale, toujours en état de prouver à tout citoyen que son intérêt se trouve lié avec celui de ses associés, convaincra les riches que faire du bien c'est placer utilement son argent, c'est se procurer du profit, de l'honneur & de la gloire : la bonté ne peut dégrader aucun mortel. Sous l'autorité d'un bon gouvernement, dont il secondera les vues, le Noble vertueux peut régner lui-même dans ses terres ; il préférera cet empire au plaisir insensé de faire éprouver à ses vassaux un pouvoir tyrannique, une morgue insupportable, de mauvais traitements qui ne lui attireraient que de la haine. C'est ordinairement par leur faute que les puissants de la terre sont détestés de leurs inférieurs; les injustices des grands produisent & nourrissent les méchancetés des petits. En liant les mains des riches si souvent prêtes à nuire , le Législateur rétablirait promptement un équilibre nécessaire pour faire fleurir les mœurs, & pour rendre ses Etats opulents & fortunés.

Dans tout gouvernement bien ordonné l’agriculture, les manufactures, le commerce, doivent s'attirer les soins attentifs de l’administration, jouir de sa protection constante, s'exercer avec liberté. Voilà les sources légitimes de la richesse de l’Etat & de celle du citoyen. Le sol est la base de la félicité nationale : c'est le sol qui doit fournir à tout un peuple sa subsistance, ses besoins, ses agréments & ses plaisirs. Assez d'écrivains zélés & vertueux ont prouvé par des ouvrages multipliés, l'attention que le gouvernement doit donner à l'Agriculture, de laquelle, comme d'un tronc, partent toutes les branches & les rameaux de l’économie politique. On ne peut rien ajouter aux vues utiles que l’amour du bien public leur a dictées. Dans un ouvrage qui n'a que la Morale pour but, il suffira de répéter qu'elle est toujours d'accord avec la saine Politique. "

 

 

Vous pouvez lire le texte intégral (mais avec l'orthographe de l'époque) dans cet exemplaire de 1776, mis à disposition par la BNF. Mais on peut aussi le trouver en format papier, avec un peu de chance...