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jeudi 31 décembre 2020

31 Décembre 1789 - Un réveillon chez Ramponneau ?

 


    Je souhaite vous présenter ce soir un autre aspect de Paris au XVIIIe siècle et de ses habitants. Je ne vous parlerai donc pas du Paris des palais, Tuileries, Louvres ou Luxembourg ; ni du Paris des beaux Hôtels particuliers, pas plus que de celui des ruelles sombres et puantes. De plus, je vais prendre pour guide un homme différent de ceux évoqués habituellement. Il ne s’agira pas d’un personnage rendu célèbre par de beaux discours à l’Assemblée nationale, ou par de sanglantes batailles remportées sur l’ennemi. Pourtant, 218 ans après sa mort en 1802, une rue de Paris porte toujours son nom. Il s’agit du cabaretier Jean Ramponneau. Mais bien sûr, comme j’aime à le faire, vous n’échapperez pas à quelques digressions, avant que nous n’arrivions ensemble dans sa taverne, ou plutôt sa guinguette.


L’Esprit français

Le facétieux Voltaire
    Voltaire écrivit un jour, le 2 août 1761 pour être précis :

« Je m’imagine toujours, quand il arrive quelque grand désastre, que les Français seront sérieux pendant six semaines. Je n’ai pu encore me corriger de cette idée. »

    Le grand homme avait raison, mais lui-même était empreint de cet esprit léger si français, et malgré le sérieux de ses engagements, on sourit souvent en le lisant et on rit même parfois aux éclats. 

    Dans de nombreux écrits du XVIIIe siècle, on retrouve cette légèreté de caractère et cette bonne humeur propre aux français de l’époque. 

    Je vous conseille la lecture du merveilleux livre de l'Irlandais Laurence Sterne, intitulé "Voyage sentimental en France". Découvrir la France et surtout les français au travers de ses yeux est un véritable enchantement. Ce qui est étonnant également dans cet ouvrage, c'est de voir un sujet Britannique se promener librement en France, en pleine guerre de sept ans entre nos deux pays. En ce temps là les guerres se faisaient encore prioritairement entre militaires.

Les Français vus par Laurence Sterne
Page 297 du tirage de 1841 du Voyage sentimental en France


    Les temps étaient pourtant rudes, nous en avons déjà parlé. Le pain manquait souvent, la misère était omniprésente, les hivers étaient terribles, mais malgré cela, à tous les niveaux de la société, les Français gardaient le goût des chansons, des poèmes et des farces. Ils étaient également très friands de toutes les formes de fêtes et spectacles, foires, théâtres, etc.

    Je vous recommande au passage la lecture de cet ouvrage traitant de la gaieté française au XVIIIe siècle (Cliquez sur l'image ci-dessous).

Un mot sur le théâtre.

    Au XVIIIe siècle, les gens adoraient le théâtre. Mais la censure royale voyait cet engouement d'un très mauvais œil, et ce, à un tel point, qu'en 1719 les pièces dialoguées données dans les foires furent interdites ! Les forains usèrent alors de ruses pour continuer à faire vivre ce théâtre populaire ; en jouant des pantomimes, ou des saynètes avec les dialogues écrits sur des pancartes ! Ils donnaient également des spectacles de marionnettes.     N'oublions pas non-plus que l'Eglise interdisait aux acteurs de communier, d’être parrains ou marraines d’un enfant, parfois même de se marier, mais aussi et surtout, ce qui était pire que tout à une époque où tout le monde était croyant, de recevoir des funérailles et une sépulture chrétienne à leur mort !

1786 - Théâtre de la Foire Saint-Laurent

    La loi du 19 Janvier 1791 mis fin au privilège royal attribué exclusivement à l’Opéra et à la Comédie française. La Révolution permit ainsi l’ouverture de nombreuses nouvelles salles à Paris. On pouvait enfin jouer "tout et partout", comme l’avaient demandé les signataires de la pétition déposée à l’Assemblée nationale le 24 Août 1790, parmi lesquels figurait Beaumarchais. Plus de 20 théâtres ne suffisaient pas à satisfaire la curiosité du public. La période révolutionnaire sera également la grande époque du Vaudeville. En 1793, au "plus fort" de la Révolution, pas moins de 40 pièces de ce genre nouveau seront représentées ! Cette grande liberté du théâtre prendra fin peu de temps après la révolution par décret, le 8 juin 1806 (Pas de commentaire, j’ai des amis fans de « qui vous savez »). 😉

(Vous comprendrez plus loin dans l'article pourquoi je me suis attardé sur le Théâtre.)


La Révolution n'a pas révolutionné le quotidien.

    Ne voyez pas la période révolutionnaire comme un chaos permanent d’émeutes diverses et variées ! La plupart des événements furent menés bien souvent par des minorités, des minorités bruyantes et souvent violentes, mais des minorités quand même. Une foule n’est pas un peuple ! De tous les partis présents pendant la Révolution, ne sous-estimons pas le parti des indifférents, le plus important en nombre, et ce, à toutes les époques, y compris la nôtre.


Le guinguet et les guinguettes.

    Je viens de vous parler du succès des théâtres. Mais bien sûr, tout le monde n’avait pas les moyens de fréquenter ces salles parisiennes. Il y avait fort heureusement des plaisirs plus simples et surtout peu couteux. En effet, se distraire ne nécessite pas forcément de grands moyens, si l’on a vraiment le goût de la fête et surtout s’il n’est pas dénaturé par celui du luxe. Nul besoin de tables surchargées de victuailles ni de spectacles sophistiqués et onéreux ! 

    Regardez ci-dessous cette gouache de Lesueur représentant une famille « allant à la guinguêtte » (Oui, désolé, il y a un accent circonflexe en vadrouille). Ils n’emportent avec eux que du pain et quelques légumes. La fête naitra naturellement de la bonne compagnie, des chansons, des danses et d’un peu de vin.

 


    On boira bien sûr du vin de Paris, ou plutôt du vin de Belleville, puisque c’est précisément le vin provenant des vignes de Belleville, un vin jeune et légèrement pétillant, appelé le « Guinguet », qui avait donné son nom aux guinguettes, (Un nom qu’il tenait peut-être des gigues, ces instruments de musique de la famille des vièles, qui servaient depuis le moyen-âge à faire danser le peuple et qui a aussi donné son nom à la dance appelée la gigue). 

Un vin fait pour danser !

Les vignes de Belleville


    Pour accéder à la colline de Belleville, il fallait sortir de Paris par la porte du Temple, traverser le Faubourg du Temple, puis celui de la Courtille. (J’ai habité dans ma jeunesse, tout en haut de la rue de Belleville, près de la station de métro « Télégraphe », nom qui lui a été attribué en mémoire du télégraphe de Chappes installé sous la Révolution à cet endroit visible de tout Paris).

    Reportez-vous aux plans reproduits un peu plus loin dans l’article et regardez tous ces jardins au Nord de Paris. Il s’agit des faubourgs. D’Est en Ouest, voici Saint-Antoine, Pincourt, Courtille, Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Nouvelle France, Mont-Martre, Porcheron, Petite et grande Pologne, Roule, etc.

Regardez également le beau plan de Bretez.

Lien vers le plan zoomable et complet : Plan de Bretez, dit de Turgot

Les faubourgs de Paris

    Le voici cet autre Paris dont je souhaitais vous parler. Il s’agit du Paris des Faubourgs et d’au-delà des barrières !  Regardez les plans de Paris au XVIIIe siècle et vous découvrirez une vaste étendue de jardins, vergers et vignes recouvrant l’étendue de ces faubourgs. 

    On nous répète sans cesse que les rues de Paris au XVIIIe siècle étaient puantes. Mais c’est oublier d’une part le vent océanique balayant régulièrement la ville et d’autre part l’immédiate proximité de tous ces jardins des faubourgs et de la campagne environnante ! Jardins d'ailleurs fertilisés par les "boues" collectées à Paris, par les éboueurs.

    Ces barrières étaient les 54 octrois (péages) percés dans les 24 km du mur encerclant Paris. A chacune de ces portes, les fermiers généraux percevaient une taxe sur toute marchandise pénétrant dans Paris. Souvenons-nous que durant la nuit précédant la prise de la Bastille, 40 de ces octrois détestés par les Parisiens avaient été incendiés. (Lire l’article relatif à la nuit du 13 au 14 juillet 1789). Au-delà de ces barrières, les produits, pas encore taxés par les Fermiers généraux, coûtaient donc moins cher. Raison pour laquelle, certains eurent la judicieuse idée d’y installer des petits commerces, et surtout des cabarets, gargotes et guinguettes !

 

Mépris de classe.

    Un petit mot au passage sur les gargotes. J’ai eu la surprise de découvrir dans leur définition sur le dictionnaire en ligne du CNRS, deux citations les concernant, de Balzac et de Zola. Voici celle de Balzac, (celle de Zola est du même acabit) :

« La forte et nauséabonde odeur de vin et de mangeaille qui vous saisit à Paris, en passant devant les gargotes de faubourgs. »
(Balzac, Paysans,1844, p. 45)

    C’est un fait bien connu depuis longtemps, les pauvres ont pour habitude de manger de la nourriture de mauvaise qualité, de même, ils s’enivrent de mauvaise vinasse. Je vous rédigerai bientôt un article sur les regrattiers ou vendeurs d’arlequins, qui vous éclairera sur ce sujet (et qui par la même vous fera enfin comprendre la théorie économique dite, du ruissellement). A savoir également, que les pauvres s’habillent très mal. Certains prétendent néanmoins que cela résulterait plutôt de critères économiques que de choix gustatifs. Passons et revenons aux guinguettes et à Ramponneau !

 

Allons chez Ramponneau !

    Imaginons cette promenade ensemble ! Nous sommes le 31 Décembre 1789. L’hiver est un peu moins rude que l’an dernier (la Seine avait été prise par les glaces). Nous décidons d’aller nous promener entre amis. 

    Quittons Paris et cheminons ensemble vers la colline de Belleville que nous apercevons au loin, au sommet de laquelle trônent fièrement deux moulins. Nous sortons de la capitale par la Porte du Temple, nous traversons le Faubourg du Temple en empruntant la rue du même nom, qui nous mène au quartier de la Courtille. Il se dit depuis quelques jours, que Bailly, le Maire de Paris, voudrait faire interdire la traditionnelle « Descente de la Courtille » qui a lieu chaque année durant le Carnaval. Le petit peuple de Paris va être déçu, lui qui n’a déjà pas apprécié la promulgation de la loi martiale le 22 octobre dernier. Sacrés bourgeois que le peuple effraie tant ! (Bailly interdira effectivement le Carnaval le 31 Janvier 1790).

    Nous voici arrivés au niveau du numéro 36 de la rue du Faubourg du Temple, à l’angle du Chemin de Saint-Denis, appelé également rue de Saint-Maur. Nous tournons à droite et après encore quelques pas, nous arrivons enfin, un peu essoufflés (ça montait bien !) à l’angle de la rue de l’Orillon, devant l’entrée du cabaret dénommé le « Tambour royal », tenu par le célèbre Jean Ramponneau !

    Si nous avions continué de remonter la rue de l’Orillon, (appelée aussi selon les époques et les plans rue de l’Oreillon, rue de Riom, ruelle d'Arion, rue des Moulins et de rue des Cavées), nous serions arrivés à la Barrière d’Arion qui deviendra plus tard la Barrière Ramponneau (avant de disparaître). Cette ultime barrière d’Arion se situe en face des carrières de plâtre, en dessous des deux moulins que nous apercevions tout à l’heure en quittant Paris. On les appelait à l’époque les moulins de Savy. Ils avaient été construits un siècle plus tôt, l'un entre 1683 et 1684, l'autre entre 1684 et 1698.

    La vue ci-dessous vous montre le chemin que nous avons suivi, vu depuis l’arrière de ces deux moulins.

Vue panoramique de Paris depuis Belleville en 1736, dessinée par Philippe-Nicolas Milcent


    Voici un détail de cette gravure sur lequel on devine des gens attablés sous les arbres et d'autres qui dansent sur le chemin.



Paris et ses faubourgs, au fil du temps.

    Je sais que vous aimez bien cela, alors une fois de plus, j'ai étudié pour vous les plans de Paris à travers les âges, afin de vous permettre de mieux imaginer la colline de Belleville et le quartier de la Courtille. L'emplacement de la guinguette de Ramponneau, est signalé par une bouteille rouge !
    Cliquez sur les images pour les agrandir. Des liens sous celles-ci vous donne accès aux cartes complètes.

Voici le Paris de 1760.

 


Lien vers le plan complet : Paris en 1760.


Voici le Paris de 1797.

 


Lien vers le plan complet : Paris en 1797.


Et voici le Paris de 2020 !

 





Entrons chez Ramponneau ! (Enfin ! 😉)

    Nous avons suffisamment marché et de toute façon, nous sommes arrivés à destination. Nous franchissons donc gaiement le seuil du fameux « Tambour royal ». Nous jetons un œil sur la grande salle remplie de joyeux clients et nous remarquons au passage les amusantes peintures murales. Sur l’une d’elles, Ramponneau s’est fait représenter en Bacchus (le dieu romain du vin), chevauchant un tonneau, avec cette devise éloquente « Monoye fait tout » (l’argent fait tout) et ces vers :

"Voyez la France accourir au tonneau

Qui sert de trône à Monsieur Ramponneau"

    Jean Ramponneau nous a aperçus. Il vient nous accueillir en personne et il nous offre une tournée de son vin blanc qui l’a rendu célèbre. Mais plutôt que le vin, c’est le prix auquel il le vend qui a fait son succès. En effet, Ramponneau a décidé de le vendre toujours 1 sou en-dessous du prix de ses concurrents.

    Louis-Sébastien Mercier, dans son "Tableau de Paris", en témoigne ainsi : 

« Tel est le fameux nom de Ramponeau, plus connu mille fois de la multitude que celui de Voltaire et de Buffon. Il a mérité de devenir célèbre aux yeux du peuple, et le peuple n'est jamais ingrat. Il abreuvait la populace altérée de tous les faubourgs, à trois sous et demi la pinte : modération étonnante dans un cabaretier, et qu'on n'avait point encore vue jusqu'alors ! »

    Trois sous et demi la pinte, ce n’est pas trop cher en effet, surtout qu’une peinte faisait 93 centilitres, presqu’un litre ! Je vous rappelle que le 14 juillet dernier, le prix d’un pain permettant de nourrir une petite famille avait atteint le prix de 14 sous et demi, alors que le salaire d’un journalier parisien n’était que de 15 à 20 sous ! 

    Nous remarquons cependant sur le tonneau derrière lequel se tient Ramponneau, qu’il est écrit "quatre sous". Nous allons devoir lui en parler ! Voir l’estampe ci-dessous (imprimée chez Basset, bien sûr).



Les richesses du Nivernais

    Les tonneaux et le vin, Ramponneau, ça le connait ! Avant de venir tenter sa chance à Paris vers 1740, le bonhomme né en 1724 vivait dans une région vinicole, le Nivernais, et son père était même un fabriquant de tonneaux. La province du Nivernais, située à environ 160 km à vol d’oiseau au sud de Paris, est devenue par la suite le département de la Nièvre. C’est dans le Nivernais, à Decize, que naitra Saint-Just en 1767 dont nous parlerons en temps voulu.

    Vivant aujourd’hui juste à côté de Pouilly sur Loire, je peux vous assurer, preuves à l’appui, si vous venez me rendre visite, que la Nièvre produit toujours d’excellents vins ! La Nièvre, outre son vin, était également riche de belles forêts, dont celle du Morvan. Elle envoyait depuis Clamecy vers Paris de grandes quantités de bois via la rivière Yonne qui se jette dans la Seine à Montereau-Fault-Yonne. Gageons que Ramponneau devait parfois vendre du vin de son pays natal, transporté peut-être dans les tonneaux de son papa, jusqu’à Paris !

 

Le département de la Nièvre, carte de 1852

Ramponneau, un homme heureux ?

    Le Tambour royal de Ramponneau pouvait accueillir jusqu’à 600 personnes et il ne désemplissait pas ! Il n’était pas fréquenté uniquement par des gens du peuples, toutes les classes sociales de Paris venaient s’y amuser. De grandes dames déguisées en soubrettes venaient dit-on s’y encanailler. Ramponneau fera fortune, puisqu’en 1772, il rachètera le "Cabaret de la Grande Pinte", qu’il rebaptisera "Les Porcherons". On a "malheureusement" construit en 1861 à la place de ce cabaret situé au milieu du Faubourg des Porcherons, l’église de la Sainte Trinité. Il laissera le Tambour royal à son fils et s’occupera dorénavant de ce nouveau cabaret.

    Il n’est cependant pas certain, que Ramponneau ait goûté tant que ça des plaisirs de la vie. Ramponneau était un homme pieux, comme tout le monde à l'époque (du moins dans le peuple) et son confesseur était un très austère janséniste. En 1760, ce dernier avait dissuadé Ramponneau d’honorer le contrat qu’il avait signé avec un montreur de marionnettes qui devait se produire dans son cabaret. La raison en était que pour les religieux, tout ce qui était lié au monde du théâtre était voué à l’enfer. Il en résulta un long procès qui passionna le Tout-Paris. Voltaire écrivit même un plaidoyer pour Ramponneau, devenu à cette occasion Genest de Ramponneau.

Le texte se trouve ici : Plaidoyer de Ramponeau

(Vous comprenez mieux à présent mon aparté sur le théâtre en début de l'article)

    Ramponneau eu quand même le bonheur de convoler trois fois en justes noces. Son dernier mariage eu lieu l’année de ses 70 ans...

 

Conclusion

    Cette année 1789 a été bien agitée. Tout le monde ne parle que de cela, ce soir chez Ramponneau.

    Au fond de la salle, des citoyennes s’esclaffent haut et fort autour d’une grande tablée. Il s'agit de quelques-unes des Dames de la Halle qui sont venues ce matin, en milieu de séance à l’Assemblée nationale, "présenter, au renouvellement de l’année, les témoignages de leurs respects et de leur reconnaissance, aux représentants de la Nation". « Vos noms », leurs ont-elles dits, « sont à jamais immortels par les bienfaits que nous avons reçus de vous : en apprenant à nos enfants à les prononcer avec amour, nous leur dirons, ce sont les noms de vos pères. »

Extrait du Journal de Paris,
en date du 1er Janvier 1790


    A la table à côté de nous, un citoyen plutôt bien mis de sa personne, parle avec émotion d’une pièce qui sera joué à partir de demain 1er Janvier 1790, au théâtre de la Nation. Il s’agit d’une comédie en un acte, intitulée « Réveil d’Epiménide », ou « Les Etrennes de la Nation ». Il semble être un ami de l’auteur, un certain Monsieur de Flins. Il explique à ses compagnons de table, un verre à la main, que cette pièce se termine par des couplets qui l’ont ému. Ils contiennent, précise-t-il les yeux embués de larmes, « une idée qu’il serait grand temps d’adopter enfin pour jouir du bonheur que nous avons conquis cette année et mérité ». Il les cite de mémoire :

J’aime la vertu guerrière

De nos braves Défenseurs ;

Mais d’un Peuple sanguinaire,

Je déteste les fureurs ;

A l’Europe, redoutables,

Soyons libres à jamais ;

Mais soyons toujours aimables,

Et gardons l’esprit Français.

 
Extrait du Journal de Paris,
en date du 2 Janvier 1790

    Ne vous y trompez pas. Lorsque j'évoque l'esprit français, il ne s'agit pas d'une forme de chauvinisme. Ce n'est pas un esprit supérieur aux autres, c'est un esprit plus léger, qui doit cette légèreté au plaisir de vivre. 
    Tout est fait de nos jour pour nous faire perdre cette insouciance de vivre. Mais si, comme Jacques le Fataliste, vous prenez le temps de réfléchir un peu, en vous étendant par exemple un instant dans un pré et en regardant les nuages passer (attendez qu'il fasse beau), vous réaliserez que la plupart des problèmes dont on vous rebat les oreilles, ne sont pas les vôtres ! Alors écoutez de la musique, chantez, souriez, et le bonheur reviendra de lui-même.

    Je vous souhaite d'avoir cet esprit français et de le conserver longtemps encore, et ce, quel que soit votre pays d'origine (Puisque, comme on disait en 1793, pour être Français, il suffit d'aimer la liberté).

Je vous souhaite également un bon réveillon une belle année nouvelle !






vendredi 18 décembre 2020

18 Décembre 1791 : Premier discours de Robespierre contre la guerre.

 Préambule indispensable.


    Je me suis rendu compte qu'il était devenu impossible de trouver sur le WEB certains discours de Robespierre, comme il était possible de le faire auparavant. J'ai donc pris la liberté de recopier sur cette page le premier d'une série de discours qu'il rédigeât entre décembre 1791 et février 1792.

   Voici celui du 18 Décembre 1791, que j'ai retrouvé dans le magistral ouvrage "Robespierre parle aux Français" de Philippe Landeux, qui regroupe en 900 pages, l'intégralité des écrits de Maximilien Robespierre. J'espère qu'il me pardonnera cet emprunt.

    Je vous renvoie à la fin de cet article à une remarque très judicieuse faite par cet incroyable érudit qu'est Philippe Landeux à propos de cette invraisemblable guerre.


    J'insiste sur le fait que je ne suis pas "Robespierriste". Je m'inquiète seulement de constater que des textes qui étaient autrefois en libre accès, semblent avoir disparu. Que l'on me donne un lien officiel et je reprendrai totalement ce préambule.


Le 16 décembre 1791, aux Jacobins, Brissot a prononcé un grand discours pour la guerre : « Un peuple qui a conquis sa liberté a besoin de la guerre pour la consolider ». Il conclut : « Le pouvoir exécutif va déclarer la guerre, il fait son devoir et vous devez le soutenir quand il fait son devoir, et s’il vous trahit, le peuple est là, vous n’avez rien à craindre ». Robespierre demanda l’ajournement de l’impression qui fut néanmoins votée.

Le 18 décembre, aux Jacobins, Isnard qui préside agite une épée que la Société a reçue et qui doit récompenser le premier général français qui terrassera un ennemi de la Révolution. Il déclare que cette épée sera toujours victorieuse. Robespierre proteste contre ces démonstrations qui suscitent l’enthousiasme et troublent la discussion. Couthon ramène la Société à l’ordre du jour : la guerre. Rœderer parle d’abord en sa faveur. Puis Robespierre prononce son premier grand discours contre la guerre, qui est décrété d’impression. Après lui, Sillery parle pour la guerre, et Brissot obtient de répondre à Robespierre dans une prochaine séance.

Discours de Maximilien Robespierre, sur le parti que l’Assemblée Nationale doit prendre relativement à la proposition de guerre, annoncée par le pouvoir exécutif, prononcé à la Société le 18 décembre 1791.

Messieurs,

La guerre ! s’écrient la cour et le ministère, et leurs innombrables partisans. La guerre ! répète un grand nombre de bons citoyens, mus par un sentiment généreux, plus susceptibles de se livrer à l’enthousiasme du patriotisme, qu’exercés à méditer sur les ressorts des révolutions et sur les intrigues des cours. Qui osera contredire ce cri imposant ? Personne, si ce n’est ceux qui sont convaincus qu’il faut délibérer mûrement, avant de prendre une résolution décisive pour le salut de l’état, et pour la destinée de la constitution, ceux qui ont observé que c’est à la précipitation et à l’enthousiasme d’un moment que sont dues les mesures les plus funestes qui aient compromis notre liberté, en favorisant les projets, et en augmentant la puissance de ses ennemis, qui savent que le véritable rôle de ceux qui veulent servir leur patrie, est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d’attendre de l’expérience le triomphe de la vérité.

Je ne viens point caresser l’opinion du moment, ni flatter la puissance dominante ; je ne viens point non plus prêcher une doctrine pusillanime, ni conseiller un lâche système de faiblesse et d’inertie ; mais je viens développer une trame profonde que je crois assez bien connaître. Je veux aussi la guerre, mais comme l’intérêt de la nation la veut : domptons nos ennemis intérieurs, marchons ensuite contre nos ennemis étrangers, si alors il en existe encore.

La cour et le ministère veulent la guerre, et l’exécution du plan qu’ils proposent ; la nation ne refuse point la guerre, si elle est nécessaire pour acheter la liberté : mais elle veut la liberté et la paix, s’il est possible, et elle repousse tout projet de guerre proposé pour anéantir la liberté et la constitution, même sous le prétexte de les défendre.

C’est sous ce point de vue que je vais discuter la question. Après avoir prouvé la nécessité de rejeter la proposition ministérielle, je proposerai les véritables moyens de pourvoir à la sûreté de l’état et au maintien de la constitution.

Quelle est la guerre que nous pouvons prévoir ? Est-ce la guerre d’une nation contre d’autres nations, ou d’un roi contre d’autres rois ? Non. C’est la guerre des ennemis de la révolution française contre la révolution française. Les plus nombreux, les plus dangereux de ces ennemis sont-ils à Coblentz ? Non, ils sont au milieu de nous. Pouvons-nous craindre raisonnablement d’en trouver à la cour et dans le ministère ? Je ne veux point résoudre cette question ; mais puisque c’est à la cour et au ministère que la guerre permettrait la direction suprême des forces de l’état et les destins de la liberté, il faut convenir que la possibilité seule de ce malheur doit être mûrement pesée dans les délibérations de nos représentants.

Quand nous touchons visiblement au dénouement de toutes les trames funestes ourdies contre la constitution, depuis le moment où ses premiers fondements furent posés jusqu’à ce jour, il est temps sans doute de sortir d’une si longue et si stupide léthargie, de jeter un coup d’œil sur le passé, de le lier au présent, et d’apprécier notre véritable situation.

La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c’est pendant la guerre que le ministère achève d’épuiser le peuple et de dissiper les finances, qu’il couvre d’un voile impénétrable ses déprédations et ses fautes ; je vous parlerai de ce qui touche plus directement encore le plus cher de nos intérêts. C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante ; c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques, pour ne s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son attention de ses législateurs et de ses magistrats, pour attacher tout son intérêt et toutes ses espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt aux généraux et aux ministres du pouvoir exécutif. C’est pour la guerre qu’ont été combinées, par des nobles et par des officiers militaires, les dispositions trop connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de guerre, livre la police de nos villes frontières aux commandants militaires, et fait taire devant eux les lois qui protègent les droits des citoyens [décrets des 5 juillet et 30 1791]. C’est pendant la guerre que la même loi les investit du pouvoir de punir arbitrairement les soldats. C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive, et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, et font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé. Si ce sont des César ou des Cromwell, ils s’emparent eux-mêmes de l’autorité. Si ce sont des courtisans sans caractère, nuls pour le bien, mais dangereux lorsqu’ils veulent le mal, ils reviennent déposer leur puissance aux pieds de leur maître, et l’aident à reprendre un pouvoir arbitraire, à condition d’être ses premiers valets.

A Rome, quand le peuple, fatigué de la tyrannie et de l’orgueil des patriciens, réclamait ses droits par la voix des tribuns, le sénat déclarait la guerre ; et le peuple oubliait ses droits et ses injures pour voler sous les étendards des patriciens, et préparer des pompes triomphales à ses tyrans. Dans les temps postérieurs, César et Pompée faisaient déclarer la guerre pour se mettre à la tête des légions, et revenaient asservir leur patrie avec les soldats qu’elle avait armés. Vous n’êtes plus que les soldats de Pompée, et non ceux de Rome, disait Caton aux Romains qui avaient combattu, sous Pompée, pour la cause de la république. La guerre perdit la liberté de Sparte, dès qu’elle porta ses armes loin de ses frontières. La guerre, habilement provoquée et dirigée par un gouvernement perfide, fut l’écueil le plus ordinaire de tous les peuples libres.

Ce n’est point ainsi que raisonnent ceux qui, impatiens d’entreprendre la guerre, semblent la regarder comme la source de tous les biens ; car il est bien plus facile de se livrer à l’enthousiasme que de consulter la raison. Aussi croit-on déjà voir le drapeau tricolore planté sur le palais des empereurs, des sultans, des papes et des rois : ce sont les propres expressions d’un écrivain patriote, qui a adopté le système que je combats. D’autres assurent que nous n’aurons pas plutôt déclaré la guerre, que nous verrons s’écrouler tous les trônes à la fois. Pour moi, qui ne puis m’empêcher de m’apercevoir de la lenteur des progrès de la liberté en France, j’avoue que je ne crois pont encore à celle des peuples abrutis et enchaînés par le despotisme. Je crois autant que personne aux prodiges que peut opérer le courage d’un grand peuple qui s’élance à la conquête de la liberté du monde ; mais quand je fixe les yeux sur les circonstances réelles où nous sommes ; lorsqu’à la place de ce peuple je vois la cour, et les serviteurs de la cour ; lorsque je ne vois qu’un plan imaginé, préparé, conduit par des courtisans ; lorsque j’entends débiter avec emphase toutes ces déclamations sur la liberté universelle, à des hommes pourris dans la fange des cours, qui ne cessent de la calomnier, de la persécuter dans leur propre pays ; alors je demande au moins que l’on veuille bien réfléchir sur une question de cette importance.

Si la cour et le ministère ont intérêt à la guerre, vous allez voir qu’ils n’ont rien négligé pour nous la donner.

Quel était le premier devoir du pouvoir exécutif ? N’était-ce pas de commencer par faire tout ce qui était en lui pour la prévenir ? Qui peut douter que si sa fidélité à la constitution eût été clairement manifestée à ses amis, à ses partisans, aux parents du roi, aucun d’eux n’eût conçu le projet de faire la guerre à la nation française, qu’aucun petit prince d’Allemagne, qu’aucune puissance étrangère n’eût été tentée de les protéger ? Mais qu’a-t-il fait pour les contenir ? Il a favorisé pendant deux années les émigrations et l’insolence des rebelles. Qu’ont fait les ministres, si ce n’est de porter des plaintes amères à l’Assemblée sur toutes les précautions que la juste défiance des municipalités et des corps administratifs avait prises pour mettre une digue au torrent des émigrations et de l’exportation de nos armes et de notre numéraire ? Qu’ont fait leurs partisans déclarés dans l’Assemblée constituante, si ce n’est de s’opposer de toutes leurs forces à toutes les mesures proposées pour les arrêter ? N’est-ce pas le pouvoir exécutif qui, sur la fin de cette assemblée, a provoqué, par sa recommandation expresse, et obtenu par le crédit de ses affidés, la loi qui les a encouragées et portées à l’excès, en leur accordant à la fois la liberté la plus illimitée, et la protection la plus éclatante [décret du 14 septembre 1791] ? Qu’a-t-il fait lorsque l’opinion publique, réveillée par l’excès du mal, l’a forcé à rompre le silence sans le tirer de son inaction ? De vaines lettres où respire l’affection la plus tendre et la plus vive reconnaissance, où on réprimande les factions du ton le plus encourageant ; des proclamations ambiguës, où les conspirateurs armés contre la patrie, où les chefs militaires transfuges sont traités avec une indulgence et un intérêt qui contraste singulièrement avec les signes de ressentiment et de colère prodigués par les ministres aux citoyens et aux députés du peuple les plus zélés pour la cause publique, mais qui répond parfaitement au zèle avec lequel les rebelles se déclarent les champions de la noblesse et de la cour. A-t-on pu obtenir des ministres qu’ils remplaçassent les officiers déserteurs, et que la patrie cessât de payer les traîtres qui méditaient de déchirer son sein ? À l’égard des puissances étrangères, que signifie d’abord ce secret impénétrable que le ministre Montmorin affecte avec l’Assemblée nationale ? Ensuite le départ du roi ; ensuite cette comédie ridicule, où on fait rendre à tous ces princes des réponses équivoques, et toutes contraires aux droits de la souveraineté nationale, trop grossièrement concertées avec la cour et les Tuileries ? Que signifie encore cette presque certitude de leurs intentions pacifiques que donne le même ministre, au moment où il s’agissait de laisser libre cours aux émigrations ? Ensuite la déclaration de leurs desseins hostiles, et ces proclamations menaçantes, et des confidences publiques que se font les cours impériales et les princes d’Allemagne de leurs projets sur la France ; et le départ du ministre équivoque et mystérieux, qui se retire sans rendre aucun compte, au moment où la défiance de la nation entière semble enfin si éveillée sur sa conduite. Enfin la nouvelle législature, cédant au cri général de la nation, prend des mesures sages et nécessaires pour éteindre le foyer de la rébellion et de la guerre, pour dissiper et punir les rebelles ; elles sont annulées par le veto royal [décret du 9 novembre 1791. Ndla] ; on substitue à la volonté générale de bénignes et inconstitutionnelles proclamations, qui ne peuvent en imposer à ceux qui se déclarent les défenseurs de l’autorité royale. Ensuite on propose de déclarer la guerre [le 14 décembre 1791. Ndla]. Une loi qui ôte des appointements et des fonctions publiques à des traîtres armés contre la patrie ; une loi qui montre à des chefs de conspiration un châtiment tardif, s’ils ne rentrent pas dans le devoir ; cette loi, qui fait grâce à des crimes déjà commis, parait trop dure et trop cruelle ; et pour leur épargner cette disgrâce, on aime mieux attirer sur la nation toutes les calamités de la guerre. Quelle clémence, juste ciel ! et quelle humanité ! Comment croire, après cela, que c’est contre eux que cette guerre sera dirigée ?

Avant de la proposer, il fallait non seulement faire tous ses efforts pour la prévenir, mais encore user de son pouvoir pour maintenir la paix au-dedans ; et les troubles éclatent de toutes parts ; et c’est la cour, c’est le ministère qui les fomente.

Les prêtres séditieux sont les auxiliaires et les alliés des rebelles transfuges ? l’impunité dont ils jouissent, les encouragements qu’ils reçoivent, la malveillance qui abandonnait ou persécutait les prêtres constitutionnels, commençait à allumer le flambeau de la discorde et du fanatisme : un décret [29 novembre 1791.] provoqué par le salut public allait réprimer ceux qui troublaient l’ordre public au nom du ciel ; mais vous les couvrez de votre égide ; vous présentez d’une main la déclaration de la guerre, de l’autre le veto [du 19 décembre 1791] qui anéantit cette loi nécessaire, et vous nous préparez à la fois à la guerre étrangère, civile et religieuse.

A quels signes plus certains peut-on reconnaître une trame ourdie par les ennemis de notre liberté ? Il faut achever de la développer, en déterminant avec plus de précision son véritable objet.

Veulent-ils ensanglanter la France, pour rétablir l’ancien régime dans toute sa difformité ? Non, ils savent bien qu’une telle entreprise serait trop difficile ; et les chefs de la faction dominante n’ont aucun intérêt de faire revivre ceux des abus de l’ancien régime qui les contrariaient. Ils ne veulent, dans l’état actuel des choses, d’autres changements que ceux qu’exigent leur intérêt personnel et leur ambition. Ce projet n’est plus un mystère pour ceux qui ont observé avec quelque attention la conduite et les discours des agents de cette cabale, pour ceux qui les ont entendu insinuer depuis longtemps, que pour obtenir la paix et rapprocher les partis, il ne s’agirait que de transiger, comme de rétablir la noblesse et d’établir une chambre haute, composée de nobles, et même d’hommes des communes, à qui le roi conférerait la noblesse en les y admettant. Et pourquoi, en effet, le peuple montrerait-il beaucoup de répugnance pour ces modifications de l’acte constitutionnel ? Que lui importe que l’autorité suprême soit partagée entre le monarque et la noblesse ? Il est vrai que les principes de l’égalité seront anéantis ; il est vrai qu’avec le despotisme et l’aristocratie ressuscités sous d’autres formes, renaîtront toutes les injustices et tous les abus qui oppriment un peuple avili ; il est vrai que les premières bases de la constitution étant renversées, et le patriotisme terrassé par cette honteuse défaite, l’esprit public et la liberté sont nécessairement perdus. Mais enfin, en ne lui présentant d’abord que des articles qui ne paraîtront pas compromettre directement son existence, en paraissant même lui garantir quelques avantages particuliers, tels que la suppression de quelques monstruosités féodales et des dîmes, on espère qu’il se prêtera d’autant plus facilement à cette infâme composition, qu’on aura pris soin de le ruiner, de le décourager, de l’affamer par l’accaparement du numéraire, des subsistances et par tous les moyens que l’aristocratie n’a cessé de prodiguer depuis le commencement de cette révolution. Cependant, pour arriver à ce but, du point où on était, il y avait un grand intervalle à franchir ; il fallait, au dehors, des menaces de guerre et une armée de contre-révolutionnaires, pour transiger avec eux ; il fallait au dedans un parti puissant pour donner aux rebelles une importance qu’ils n’auraient jamais eue, en divisant la nation et en préparant le succès de leurs projets perfides. De là la protection accordée par le ministère aux contre-révolutionnaires, et sa conduite ténébreuse concertée avec les puissances étrangères : de là, d’un autre côté, le système suivi de mettre dans l’exécution des décrets une lenteur meurtrière, de montrer en tout une prédilection coupable pour les ennemis hypocrites ou déclarés de la constitution, qui les encourageait à se rallier contre la liberté ; de là cette affectation à prendre sous sa sauvegarde les intérêts des prêtres factieux, d’abord faibles et impuissants ; de là cet arrêté du département de Paris, appuyé et converti en loi par le parti ministériel de l’Assemblée constituante, qui, en offrant aux prêtres réfractaires des églises, en les invitant à reprendre leurs fonctions, divisa le peuple entre les anciens et les nouveaux pasteurs ; de là cet autre arrêté des membres du même directoire, connu par sa complaisance pour la cour, qui défend ouvertement la cause des prêtres séditieux contre l’Assemblée nationale même, et contre le vœu de tous les patriotes ; de là la conduite de plusieurs corps administratifs qui ont déjà ensanglanté la patrie, et fait triompher le fanatisme et l’aristocratie dans plusieurs contrées, par leur partialité déclarée en faveur de ces mêmes prêtres ; de là cette lettre perfide écrite par le ministre Lessart à tous les départements, pour y attiser le feu des dissensions religieuses et politiques, dans le temps même où on se proposait de nous donner la guerre étrangère, sous le prétexte de consulter le vœu du peuple sur le décret rendu par ses représentants, démarche inconstitutionnelle et dangereuse qui serait déjà punie comme un crime de lèse-nation dans un pays où les crimes ministériels pourraient être punis. Pour assurer le projet de cette négociation que l’on se propose d’arracher, au milieu des troubles, à la lassitude de la nation, il fallait encore avilir l’Assemblée nationale législative, afin de disposer la nation à adopter le système aristocratique des deux chambres, en la dégoûtant de la représentation actuelle. Pour l’avilir, ce n’était point assez de la faire calomnier par tous les échos du ministère et des intrigants de l’ancienne législature, qui en sont les conseils et les complices ; il fallait faire en sorte qu’elle parût s’avilir elle-même, par l’influence de ce parti national qu’elle recèle dans son sein, qui tantôt lui arrache la révocation de ses plus patriotiques décrets, tantôt l’outrage dans ses membres les plus zélés pour la cause publique, et toujours la livre à un tumulte indécent, dont les députés de la noblesse et du clergé n’auraient osé donner l’exemple dans la première législature ; il fallait fermer ces comités criminels où les vils agents de la cour vont méditer chaque jour régulièrement les moyens de porter le lendemain de nouveaux coups à la liberté ; et vous savez si l’on y a réussi.

Sans doute, il suffit à la nation de voir une trame coupable, pour deviner que le but ne peut qu’en être funeste ; et en divulguant ici le projet favori des ennemis de la liberté, je les place dans la situation la plus favorable ; car ce projet, tout coupable qu’il est, n’est pas plus effrayant que cette contre-révolution complète dont les forcenés, qui ne sont point initiés, ont l’extravagance de nous menacer. Cependant j’ai cru devoir à la nation, dans la plus décisive de toutes les crises, la publication de tout ce qu’une douloureuse expérience et des indices frappants m’ont appris des projets de ses ennemis. Je jure, par la liberté, que moi et plusieurs autres avons entendu des membres ci-devant nobles, qui prétendaient au titre de patriotes, proposer cette idée de chambre haute et de négociation avec les émigrants ; je jure que telle était l’opinion qu’avaient de leur dessein les députés connus par leur attachement invariable aux premiers principes de la constitution.

On peut se rappeler que M. Pétion, dans sa lettre à ses commettants, et à l’époque la plus désastreuse de la révolution, annonçait d’avance à la nation ce projet coupable de la coalition qui déshonora les derniers temps de la première législature. Ce projet était celui de ce qu’on appelait la minorité de la noblesse presque entière, qui aurait démenti toutes ses habitudes et toute son éducation, si elle n’avait pas spéculé sur la révolution de la France, comme elle spéculait sur les révolutions de la cour. C’était celui des nobles fondateurs du club de 1789 ; c’était celui de ces ci-devant nobles et de ces ci-devant patriotes, qui ont si longtemps édifié cette société même par les sublimes élans de leur patriotisme ; celui de tous les hommes de cette caste, qui ont cru qu’il valait mieux poursuivre la fortune en France, au sein des troubles et des intrigues, que de l’aller chercher à Coblentz. Déjà la partie de cette faction qui agitait l’Assemblée constituante, tout en reconnaissant les principes généraux de l’égalité, a préparé, autant que les circonstances le permettaient, l’exécution de ce projet, par l’altération des décrets constitutionnels. Elle l’eut avancée beaucoup plus, si elle avait pu vaincre l’opiniâtreté de quelques hommes qu’il était impossible de forcer à un accommodement sur les droits du peuple, et s’il n’avait fallu du temps pour fortifier les ennemis intérieurs et extérieurs de la constitution. Doutez-vous encore que le gouvernement veuille porter atteinte à la constitution ? Je vais vous en donner une démonstration complète. Si le ministère veut la constitution telle qu’elle est, pourquoi donc s’est-il formé, sous ses auspices, un parti dit ministériel, qui déclare une guerre ouverte aux patriotes ? Puisque les patriotes, aujourd’hui que la constitution est terminée, ne demandent autre chose que l’exécution fidèle des lois nouvelles, puisque tel est l’objet unique de leur surveillance, de leurs sollicitudes, de leurs continuelles réclamations, le ministère et ses partisans doivent être d’accord avec eux, et il ne doit y avoir qu’un seul parti parmi ceux qui se disent patriotes et défenseurs de la constitution. Pourquoi donc voyons-nous ces ministériels poursuivre les autres avec une animosité que ne montrent pas même les aristocrates déclarés ? Pourquoi l’Assemblée législative, qui ne renferme aucun député de corporations privilégiées, composée d’hommes qui ont tous juré de maintenir la constitution, présente-t-elle l’aspect de deux armées ennemies plutôt que du sénat de la France ? Pourquoi une portion des représentants veulent-ils anéantir eux-mêmes l’Assemblée dont ils sont membres ? Pourquoi cette même faction s’applique-t-elle avec un acharnement atroce, à calomnier et à dissoudre les sociétés des amis de la constitution ? Tous ces gens-là ne veulent donc pas la constitution telle qu’elle est ; ils ne veulent pas une représentation nationale unique, fondée sur l’égalité des droits ? Or puisqu’ils se rallient ouvertement sous l’étendard de la cour et du ministère, puisque c’est la cour et le ministère qui les inspirent, qui les caressent et qui les emploient, il est donc clair que la cour et le ministère veulent, sinon renverser, au moins changer la constitution. Or, quel peut être ce changement, si ce n’est quelque chose de semblable du moins à ce projet de transaction que je vous ai indiqué ? Mais concevez-vous que la cour puisse adopter une mesure aussi décisive que la guerre, sans la rapporter à l’exécution de son système favori ? Non. La cour vous tend donc un piège en vous la proposant : ce piège est si visible, que tous les patriotes qui ont adopté le système que je combats, ont eu besoin de se rassurer eux-mêmes en se persuadant que la cour ne voulait pas sérieusement la guerre, qu’elle cherchait les moyens de s’en dispenser, après l’avoir proposée.

Mais quand je n’aurais pas prouvé le contraire par tout ce que je viens de dire, ne suffit-il pas de voir tous les moyens qu’elle emploie pour diriger l’opinion publique vers ce parti ? Ne suffit-il pas d’entendre tous ces cris de guerre que pousse à la fois tous les ministériels, tous les écrivains périodiques qui lui sont vendus, de lire les pamphlets prodigués contre ceux qui défendent l’opinion contraire ? Ne suffit-il pas de se rappeler qu’au sein même de l’Assemblée nationale, le ministre de la guerre s’est permis [le 14 décembre 1791] d’accuser les patriotes qui ne la veulent pas, pour voir qu’elle s’est mise dans l’impossibilité de ne point la faire ? La cour l’a toujours voulue ; elle la veut encore : mais elle voulait attendre le moment favorable qu’elle préparait pour la déclarer, et vous la donner de la manière la plus convenable pour ses vues ; il fallait attendre que les émigrations eussent grossi les forces rebelles, et que les puissances étrangères eussent concerté leurs mesures à cet égard ; il a fallu parer ensuite le décret sévère qui eût pu décourager et flétrir les émigrés ; mais en même temps il fallait se donner bien garde de les laisser les premiers attaquer nos frontières, car après les plaintes qui s’étaient élevées de toutes parts sur la conduite du ministre de la guerre [Duportail], après la dernière marque de protection donnée aux émigrés, la nation lui aurait imputé cette attaque ; elle aurait reconnu la perfidie ; et dans les transports de son indignation, elle eût déployé une énergie qui l’eût sauvée. Il fallait avoir l’air de provoquer ensuite, par une vaine proclamation, la vengeance nationale contre ces mêmes hommes que l’on protégeait même contre la juste sévérité des lois ; il fallait avoir la guerre, et en même temps la confiance de la nation, qui pouvait donner les moyens de la diriger impunément vers le but de la cour. Mais pour couvrir ce qu’un changement si brusque et une conduite si contradictoire, en apparence, pouvaient présenter de suspect, la bonne politique exigeait que l’on fît solliciter la démarche décisive par l’Assemblée nationale. On a déjà préparé ce coup, en faisant provoquer, par des députés ministériels, le message que l’Assemblée législative trompée a envoyé au roi [le 29 novembre], en abandonnant ses propres principes pour entrer, sans s’en apercevoir, dans le plan de la cour. Elle a voulu encore, que les citoyens eux-mêmes parussent devancer son propre vœu ; et en même temps qu’elle refusait des armes aux gardes nationales, elle mettait tout en œuvre pour faire désirer la guerre à la nation ; il n’est pas même de petits moyens qu’elle n’ait employés pour exciter l’enthousiasme dont elle avait besoin ; témoin les fausses nouvelles qu’elle a répandues ; témoin les orateurs même introduits avec affection, dans ce moment suspect, à la barre de l’Assemblée.

Mais reconnaissons de sang-froid notre situation : voyez la nation divisée en trois partis ; les aristocrates, les patriotes, et ce parti mitoyen, hypocrite, qu’on nomme ministériel. Les premiers seuls n’étaient point à craindre, et la liberté était établie, quand les intrigants qui s’étaient cachés sous le masque du patriotisme, vinrent se jeter entre eux et le peuple, pour établir un système aristocratique analogue à leurs intérêts personnels. La cour et le ministère après s’être ouvertement déclaré pour les aristocrates, semble avoir adopté les formes et les projets de cette tourbe machiavélique. C’est peut-être un problème si ses chefs sont actuellement d’accord en tout avec les chefs du parti aristocratique ; mais ce qui est certain, c’est que les aristocrates étant trop faibles par eux-mêmes pour renverser entièrement l’ouvrage de la révolution, se trouveront tôt ou tard assez heureux d’obtenir les avantages de la composition que les autres leur préparent, et qu’ils sont naturellement portés, par leur intérêt, à se liguer avec eux contre la cause du peuple et des patriotes. Quels sont leurs moyens pour parvenir à ce but ? La puissance des prêtres et de la superstition, la puissance non moins grande des trésors accumulés entre les mains de la cour ; l’incivisme d’un grand nombre de corps administratifs, la corruption d’une multitude de fonctionnaires publics, les progrès de l’idolâtrie et de la division, du modérantisme, de la pusillanimité, du ministérialisme au sein même de l’Assemblée nationale ; les intrigues de tous les chefs de cette faction innombrable, qui, cachant leurs vues secrètes sous le voile même de la constitution, rallient à leur système tous les hommes faibles, à qui on persuade que leur repos est attaché à la docilité avec laquelle on souffrira que les lois et la liberté soient sans cesse impunément attaquées ; tous les égoïstes favorisés de la fortune qui, aimant assez de la constitution, ce qui les égalait à ceux qui étaient au-dessus d’eux, ne peuvent consentir à reconnaître des égaux dans ceux qu’ils regardaient comme leurs inférieurs.

Législateur patriote [Brissot], à qui je réponds en ce moment, quelles précautions proposez-vous pour prévenir ces dangers, et pour combattre cette ligue ? Aucune. Tout ce que vous avez dit pour nous rassurer se réduit à ce mot : “Que m’importe ! la liberté triomphera de tout”. Ne dirait-on pas que vous n’êtes point chargés de veiller pour assurer ce triomphe, en déconcertant les complots de ses ennemis ? La défiance, dites-vous, est un état affreux ! beaucoup moins affreux, sans doute, que la stupide confiance qui nous a causé tous nos embarras et tous nos maux, et qui nous mène au précipice. Législateurs patriotes, ne calomniez point la défiance ; laissez propager cette doctrine perfide à ces lâches intrigants qui en ont fait jusqu’ici la sauvegarde de leurs trahisons ; laissez aux brigands qui veulent envahir et profaner le temple de la liberté, le soin de combattre les dragons redoutés qui en défendent l’entrée. Est-ce à Manlius à trouver importuns les cris des oiseaux sacrés qui doivent sauver le capitole ? La défiance, quoi que vous puissiez dire, est la gardienne des droits du peuple ; elle est au sentiment profond de la liberté, ce que la jalousie est à l’amour. Législateurs nouveaux, profitez du moins de l’expérience de trois années d’intrigues et de perfidie ; songez que si vos devanciers avaient senti la nécessité de cette vertu, votre tâche serait beaucoup moins difficile à remplir ; sans elle, vous êtes aussi destinés à être le jouet et la victime des hommes les plus vils et les plus corrompus, et craignez que de toutes les qualités nécessaires pour sauver la liberté, celle-là ne soit la seule qui vous manque.

Si on nous trahit, a dit encore le député patriote que je combats, le peuple est là. Oui, sans doute ; mais vous ne pouvez ignorer que l’insurrection que vous désignez ici, est un remède rare, incertain, extrême. Le peuple était là, dans tous les pays libres, lorsque, malgré ses droits et sa toute-puissance, des hommes habiles, après l’avoir endormi un instant, l’ont enchaîné pour des siècles. Il était là, lorsqu’au mois de juillet dernier son sang coula impunément au sein même de cette capitale ; et par quel ordre (1) ? Le peuple est là ; mais vous, représentants, n’y êtes-vous pas aussi ? Et qu’y faites-vous, si au lieu de prévoir et de déconcerter les projets de ses oppresseurs, vous ne savez que l’abandonner au droit terrible de l’insurrection, et au résultat du bouleversement des empire ? Je sais qu’il peut se rencontrer des circonstances heureuses où la foudre peut partir de ses mains pour écraser les traîtres ; mais au moins faut-il qu’il ait pu découvrir à temps leur perfidie. Il ne faut donc pas l’exhorter à fermer les yeux, mais à veiller ; il ne faut pas souscrire aveuglément à tout ce que proposent ses ennemis, et leur remettre le soin de diriger le cours et de déterminer le résultat de la crise qui doit décider de sa perte ou de son salut. Voilà cependant ce que vous faites, en adoptant les projets de guerre que vous présente le ministère. Connaissez-vous un peuple qui ait conquis sa liberté, en soutenant à la fois une guerre étrangère, domestique et religieuse, sous les auspices du despotisme qui la lui avait suscitée, et dont il voulait restreindre la puissance ? Certes, ce problème politique et moral ne sera point résolu de longtemps, et cependant vous avez prétendu le résoudre par des espérances vagues et par l’exemple de la guerre d’Amérique, lorsque cet exemple seul suffit pour mettre dans le plus grand jour la légèreté de vos décisions politiques. Les Américains avaient-ils à combattre au-dedans le fanatisme et la trahison, au-dehors une ligue armée contre eux par leur propre gouvernement ? Et parce que secondés par un allié puissant, guidé par Washington, secondés par les fautes de Cornwallis, ils ont triomphé non sans peine, du despote qui leur faisait une guerre ouverte, s’ensuit-il qu’ils auraient triomphés, gouvernés par les ministres et conduit par le général de George III ? J’aimerais autant que l’on me dît que pour assurer la liberté, il était indifférent que leurs efforts fussent dirigés par Brutus ou par Arons, par les consuls de Rome ou par les fils de Tarquin.

Si nous devons être trompés ou trahis, dites-vous, autant vaut déclarer la guerre que de l’attendre. Premièrement, ce n’est point-là le véritable état de la question que je veux résoudre, car mon système ne tend pas simplement à attendre la guerre, mais à l’étouffer. Mais comme je veux renverser toutes les bases de votre doctrine, je vais prouver, en deux mots, que le salut de la liberté ordonnerait que l’on attende la guerre, plutôt que d’adopter la proposition déjà faite par le ministère.

Dans le cas d’une trahison supposée, il ne reste qu’une seule ressource à la nation, comme vous l’avez bien prévu ; c’est l’explosion salutaire et subite de l’indignation du peuple français et l’attaque seule de votre territoire l’eût offerte, puisque alors, comme je l’ai déjà observé, les Français réveillés tout à coup de leur léthargique confiance, eussent défendu leur liberté contre leurs ennemis, par des prodiges de courage et d’énergie ; le gouvernement, l’aristocratie l’avait bien prévu ; ils ont voulu conjurer l’orage que les menaces du patriotisme leur avaient annoncé ; ils ont bien senti que les ministres et la cour eussent l’air de vouloir diriger eux-mêmes la foudre contre nos ennemis, afin que, redevenu l’objet de l’enthousiasme et de l’idolâtrie, le pouvoir exécutif pût exécuter à loisir et sans obstacle le plan funeste dont j’ai parlé. C’est alors que tout citoyen éclairé et énergique, qui oserait appeler le soupçon sur un ministre, un général, sera dénoncé par la faction dominante, comme un ennemi de l’état ; c’est alors que les traîtres ne cesseront de réclamer, au nom du salut public, cette confiance aveugle et cette modération meurtrière, qui a jusqu’ici assuré l’impunité de tous les conspirateurs ; c’est alors que partout la raison et le patriotisme seraient forcés de se taire devant le despotisme militaire, et devant l’audace des factions.

Ce n’est pas tout, quand est-ce que des hommes libres ou qui veulent l’être, peuvent déployer toutes les ressources que donne une pareille cause ? C’est lorsqu’ils combattent chez eux, pour leurs foyers, aux yeux de leurs concitoyens, de leurs femmes et de leurs enfants. C’est alors que toutes les parties de l’état peuvent venir pour ainsi dire à chaque instant, au secours les uns des autres, et par la force de l’union comme par celle du courage, réparer une première défaite et balancer tous les avantages de la discipline et de l’expérience des ennemis. C’est alors que tous les chefs forcés d’agir sous les yeux de leurs concitoyens, ne peuvent trahir ni avec succès, ni avec impunité : tous ces avantages sont perdus, dès qu’on porte la guerre, loin des regards de la patrie, dans un pays étranger, et le champ le plus libre est ouvert aux manœuvres les plus funestes et les plus ténébreuses : ce n’est plus la nation entière qui combat pour elle-même, c’est une armée, c’est un général qui décide du destin de l’état. D’un autre côté, en portant la guerre au-dehors, vous mettez toutes les puissances ennemies dans la position la plus favorable pour vous la faire ; vous leur fournissez le prétexte qu’elles cherchaient, si elles la désiraient ; vous les y forcez, si elles ne la voulaient pas. Les plus mal intentionnés auraient au moins hésité à vous déclarer les premiers, sans aucun prétexte plausible, la plus odieuse et la plus injuste de toutes les guerres : mais si vous violez les premiers leur territoire, vous irritez les peuples mêmes de l’Allemagne, à qui vous supposez déjà des lumières et des principes qui n’ont pas encore pu se développer suffisamment chez vous, et chez qui les cruautés exercées dans le Palatinat [sous le règne de Louis XIV] par les généraux français ont laissé des impressions plus profondes que n’auront pu produire encore quelques brochures prohibées, balancées par tous les moyens du gouvernement, et par toute l’influence de ses partisans. Quelle ample matière ne fournissez-vous pas au manifeste du chef et des autres princes de l’empire, pour en réclamer les droits et la sûreté, et pour réveiller d’antiques préjugés et des haines invétérées ? car vous sentez sans doute vous-même qu’il est impossible de regarder comme certains tous les calculs diplomatiques sur lesquels repose la garantie que vous nous donnez des dispositions favorables des princes. Ils renferment au moins deux vices capitaux ; le premier, d’avoir supposé que la conduite des despotes est toujours déterminée par l’espèce d’intérêt politique que vous leur assignez, et non par leurs passions, surtout par la plus impérieuse de toutes les passions, l’orgueil du despotisme et l’horreur de la liberté ; le second, d’avoir prêté à quelques-uns d’entre eux assez de vertus et de philosophie pour mépriser les principes et les préjugés de l’aristocratie française. Je ne crois pas plus à tout cela, qu’aux idées exagérées que vous vous êtes formées de la disposition actuelle de tous les sujets des monarques, à embrasser votre nouvelle constitution. J’espère bien aussi que le temps et des circonstances heureuses amèneront un jour cette grande révolution, surtout si vous ne faites point avorter la nôtre, à force d’imprudence et d’enthousiasme. Mais ne croyez pas si facilement aux prodiges de ce genre, et reconnaissez l’adresse avec laquelle vos ministres et vos ministériels cherchent à abuser contre vous, de votre légèreté et de votre penchant à voir partout ce que vous désirez ; et quelque idée que vous vous soyez formée des intrigues des cours, songez que la vérité sera toujours au-dessus. Quel parti l’Assemblée nationale doit-elle prendre contre le piège visible qu’on lui tend ? Il faut, je ne dis pas attendre la guerre, mais faire ce qui est en notre pouvoir pour nous mettre en état de ne pas la craindre, ou même pour l’étouffer. Si le pouvoir exécutif a fait tout ce qui était en lui pour nous donner la guerre, les représentants de la nation, passés ou présents, sont-ils tout à fait exempts de reproches à cet égard ? Pourquoi sommes-nous réduits maintenant à nous occuper de la guerre extérieure ? C’est parce qu’elle est prête à s’allumer au-dedans ; c’est parce que l’on espère nous surprendre en mauvais état de défense. De quelle cause provient ce double inconvénient ? De la malveillance du ministère, combinée avec la confiance et la faiblesse du corps législatif. Si l’Assemblée montrait, non la fermeté d’un moment, mais une fermeté constante et soutenue contre les conspirateurs du dedans et du dehors ; si elle adoptait, non les mesures hostiles et dangereuses qui ne doivent avoir lieu que de puissance à puissance, mais les mesures du souverain qui punit des rebelles ; si elle faisait tout ce que les principes et le salut public lui ordonnent ; si au lieu de voir chaque ministre, après avoir usé le charlatanisme nécessaire pour éblouir un moment la nation, en la trahissant, céder la place à un successeur destiné à poursuivre l’exécution du même plan, sous un masque nouveau, la nation voyait tomber sous le glaive des lois la tête de ceux qui ont tramé la ruine de leurs pays ; si, accusé par tous les départements de l’empire, convaincu aux yeux de tous ceux qui ont des yeux et quelque patriotisme, le dernier ministre de la guerre donnait un exemple imposant à tous ses semblables ; si, usant des moyens infinis qui sont entre ses mains, pour élever les âmes, pour fortifier et propager l’esprit public, pour s’entourer de la confiance et de l’amour du peuple, elle marquait chacune de ses journées par un bienfait public, par un encouragement donné aux patriotes, par un acte de rigueur qui terrassât le despotisme et l’aristocratie ; si elle forçait toutes les têtes rebelles à ployer sous le joug de la justice, de l’égalité et devant la majesté du peuple, en même temps qu’elle pourvoirait à la sûreté intérieure de l’état, alors vous verriez entrer dans le néant cette ligue insolente dont toute l’audace tient aux ressources que votre faiblesse lui laisse dans l’intérieur de l’empire. Voilà donc les conseils que vous devez lui donner, et que vous devez réaliser autant qu’il est en vous. À Coblentz, dites-vous, à Coblentz ! Comme si les représentants du peuple pouvaient remplir toutes leurs obligations envers lui, en lui faisant présent de la guerre. C’est à Coblentz qu’est le danger ? Non, Coblentz n’est point une seconde Carthage ; le siège du mal n’est point à Coblentz, il est au milieu de nous, il est dans votre sein. Avant de courir à Coblentz, mettez-vous au moins en état de faire la guerre. Est-ce au moment où tout retentit encore des plaintes élevées de toutes les parties de la France, contre le plan formé et exécuté par le ministère, de désarmer vos gardes nationales, de confier le commandement de vos troupes à des officiers suspects, de laisser vos régiments sans chefs, une parties de vos frontières sans défense, en même temps qu’il souffle la discorde au-dedans, que vous devez vous engager dans une expédition dont vous ne connaissez ni le plan, ni les causes secrètes, ni les conséquences ? Eh quoi ! le ministre n’a pas même daigné vous faire part de ses relations avec les puissances étrangères ! il garde un silence mystérieux sur tout ce qu’il vous importe le plus de connaître ! Il n’a pas daigné vous communiquer même les réquisitions qu’il prétend avoir faites, et vous allez entreprendre la guerre, parce qu’un courtisan nouveau, succédant à un autre courtisan, a fait retentir à vos oreilles le jargon constitutionnel dont ses prédécesseurs n’avaient pas été moins prodigues ? Eh ! ne ressemblez-vous pas à un homme qui court incendier la maison de son ennemi, au moment où le feu prend à la sienne ?

Je me résume. Il ne faut point déclarer la guerre actuellement. Il faut avant tout faire fabriquer partout des armes sans relâche ; il faut armer la gardes nationales ; il faut armer le peuple, ne fût-ce que de piques ; il faut prendre des mesures sévères et différentes de celles qu’on a adoptées jusqu’ici, pour qu’il ne dépende pas des ministres de négliger impunément ce qu’exige la sûreté de l’état ; il faut soutenir la dignité du peuple, et défendre ses droits trop négligés. Il faut veiller au fidèle emploi des finances, couvertes encore de ténèbres, au lieu d’achever de les ruiner par une guerre imprudente, à laquelle le système seul de nos assignats serait un obstacle, si on la portait chez les étrangers ; il faut punir les ministres coupables, et persister dans la résolution de réprimer les prêtres séditieux.

Si, en dépit de la raison et de l’intérêt public, la guerre était déjà résolue, il faudrait au moins s’épargner la honte de la faire suivant l’impulsion et le plan de la cour. Il faudrait commencer par mettre en état d’accusation le dernier ministre de la guerre, afin que son successeur comprît que l’œil du peuple est fixé sur lui ; il faudrait commencer par faire le procès aux rebelles, et mettre leurs biens en séquestre, afin que nos soldats ne parussent pas des adversaires qui vont combattre des guerriers armés pour la cause du roi contre une faction opposée : mais des ministres de la justice nationales, qui vont punir des coupables. Mais si, en décidant la guerre, vous ne paraissez qu’adopter l’esprit de vos ministres ; si, au premier aspect du chef du pouvoir exécutif, les représentants du peuple se prosternent devant lui ; s’ils couvrent d’applaudissements prématurés et serviles le premier agent qu’il leur présente ; s’ils donnent à la nation l’exemple de la légèreté, de l’idolâtrie, de la crédulité ; s’ils l’entretiennent dans une erreur dangereuse, en lui montrant le prince ou ses agents comme leurs libérateurs, alors comment espérez-vous que le peuple sera plus vigilant que ceux qu’il a chargé de veiller pour lui, plus dévoués que ceux qui devaient se dévouer pour sa cause, plus sage que les sages mêmes qu’il a choisis ?

Ne nous dites donc plus que la nation veut la guerre. La nation veut que les efforts de ses ennemis soient confondus et que ses représentants défendent ses intérêts : la guerre est à ses yeux un remède extrême dont elle désire être dispensée : c’est à vous d’éclairer l’opinion publique, et il suffit de lui présenter la vérité et l’intérêt général pour les faire triompher. La grandeur d’un représentant du peuple n’est pas de caresser l’opinion momentanée qu’excitent les intrigues des gouvernements, mais que combat la raison sévère, et que de longues calamités démentent. Elle consiste quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés et des factions. Il doit confier le bonheur public à la sagesse, le sien à sa vertu, sa gloire aux honnêtes gens et à la postérité.

Au reste, nous touchons à une crise décisive pour notre révolution ; de grands événements vont se succéder avec rapidité. Malheur à ceux qui, dans cette circonstance, n’immoleront pas au salut public l’esprit de parti, leurs passions et leurs préjugés mêmes ! J’ai voulu payer aujourd’hui à ma patrie la dernière dettes peut-être que j’avais contractée avec elle. Je n’espère pas que mes paroles soient puissantes en ce moment. Je souhaite que ce ne soit point l’expérience qui justifie mon opinion. Mais dans ce cas-là même, une consolation me restera : je pourrai attester mon pays que je n’aurai point contribué à sa ruine.


Observation de Philippe Landreux, auteur de cet indispensable ouvrage :

"Cette défiance de Robespierre vis-à-vis de la guerre et son opposition aux guerres de conquête ne contribua pas peu à le perdre. C’est elle qui, fin 1791, début 1792, le dressa en premier lieu contre les Girondins qui voulaient à toute force déclarer la guerre à l’empereur d’Autriche et qui parvinrent en effet à plonger la France dans un conflit qui dura près de 20 ans. C’est elle encore qui, au printemps 1794, l’amena à s’opposer à Carnot, son collègue au Comité de salut public, spécialisé dans le domaine militaire, lequel, une fois le territoire national libéré, voulait continuer une guerre de conquêtes et de rapines au lieu d’envisager la paix. Or, si Fouché passe à juste titre pour le principal artisan du complot du 9 thermidor, les robespierristes, eux, regardaient Carnot comme leur pire ennemi."


Post Scriptum :

Voici la liste des discours de Robespierre que l'on peut lire sur l'indispensable ouvrage de Philippe Landeux :

Robespierre & la guerre

  • Premières interventions sur la guerre (28 nov., 11, 12, 14 déc.)
    • La guerre qui convient (28 novembre 1791)
    • Pas de guerre (11 décembre 1791)
    • Le mieux est d’attendre (12 décembre 1791)
    • Sur le droit de discuter de la guerre (14 décembre 1791)
  • Premiers discours contre la guerre (18 décembre 1791)
  • Deuxième discours contre la guerre (2 janvier 1792)
  • Troisième discours contre la guerre (11 janvier 1792)
  • Quatrième discours contre la guerre (25 janvier 1792)
  • Discours sur les moyens de sauver la patrie (10 février 1792)
  • En attendant la guerre
    • Sur Dumouriez (19 mars 1792)
    • Sur le bonnet rouge (19 mars 1792)