dimanche 16 août 2020

A propos de la terrible misère au 18ème siècle


Article mis à jour le 8 août 2023

"La pauvre famille"
Dessin (pinceau, encre et lavis)
de Jean-Baptiste Greuze (1763)

Prendre conscience de la misère.

    On ne peut vraiment comprendre la Révolution française que si l’on arrive à se faire une idée juste de la misère accablant les paysans du royaume de France au 18ème siècle ; paysans qui je vous le rappelle, représentaient plus de 80% de la population. La Révolution, comme nous l'avons vu, fut d'abord une initiative de la bourgeoisie, cette nouvelle classe sociale, riche et instruite, qui réclamait des droits politiques. Le peuple fut utilisé comme un instrument dans sa prise de pouvoir. Des armes lui furent distribuées, des émeutes furent provoquées. Une fois l'Assemblée nationale constituée, la majorité des députés pensaient la Révolution terminées et tous désiraient sincèrement, mais aussi naïvement, se réconcilier avec le roi. Mais c'était sans compter sans la misère du peuple. Lorsque la nouvelle de la prise de la Bastille se répandit dans le pays, nombre de miséreux voulurent eux-aussi mettre à bas leurs Bastilles. 

La misère était partout en France...

    Ne tombons pas en effet, dans le piège de croire que les paysans français vivaient aussi plaisamment que les gentils pâtres et bergères représentés sur les toiles de Jouy de la manufacture de Monsieur Oberkampf fondée en 1760, comme sur celle que vous pouvez admirer ci-dessous ! Ou comme dans le monde enchanté créé par Marie-Antoinette dans le petit Trianon à Versailles (où elle n'a cependant jamais joué à la fermière contrairement à ce que dit la légende). La réalité dans les campagnes était fort différente.

Scène champêtre idyllique sur une toile de Jouy
  
Comment décrire la misère ?

    Vous étonnerais-je si je vous dis que l'on ne trouve guère de représentations graphiques de la misère de cette époque ? La misère n’est pas un sujet artistique très prisé et c’est bien normal puisque, du moins à cette époque, les artistes se préoccupaient avant tout de représenter le beau et que la misère n'est guère jolie, pas vraiment esthétique.

    Je ne suis pas expert en histoire de l'art, aussi il m'a fallu un certain temps avant de trouver le dessin de Jean-Baptiste Greuze en tête de cet article. 

    Il existe quelques représentations plus connues, comme celle de Louis XVI distribuant l'aumône aux pauvres durant le terrible hiver 1788. Mais ce tableau a été réalisé au 19ème siècle, en 1817, durant la seconde restauration des Bourbons. Il s'agissait de redorer l'image de Louis XVI. C'est donc en quelque sorte une image de propagande...

Commandé en 1816 par Louis XVIII au peintre Louis Hersent,
pour la galerie de Diane au palais des Tuileries à Paris.
(Actuellement exposé à Versailles)


    La gravure ci-dessous, elle aussi, date du 19ème siècle. Elle figure en dernière page du numéro du 24 janvier 1891 (N°9) du Journal "L'illustration". Elle relate la mort de deux enfants de 9 et 11 ans retrouvés morts de froid dans leur petite charrette près du Bourg de Saint-Ouen-la-Rouërie, après qu'une fermière leur ait refusé l'asile pour une nuit. Bien qu'elle soit du 19ème siècle, elle donne une meilleure idée de ce que fut la misère au 18ème siècle. 


    Un lecteur de cet article, que je remercie vivement, m'a signalé les tableaux des frères Le Nain au 17ème siècle, où la misère des paysans est effectivement montrée. Mais il me semble que c'est plutôt la pauvreté qui est représentée, plutôt que la misère. J'espère qu'il ne m'en voudra pas d'apporter cette nuance. Mais la pauvreté peut être digne, voire belle, alors que la misère est la plupart du temps horrible à voir.

Lisez une très bonne analyse de ce tableau ici : https://histoire-image.org/de/etudes/monde-paysan-xviie-siecle
et ici : http://hbdd.fr/files/visites/Expo%20Le%20Nain.pdf

    On ne commence en effet à voir des images réalistes de la misère qu'au 19ème siècle, avec l'apparition de la photographie. Regardez les images de ses enfants travaillant dans des mines et des manufactures. De semblables enfants accablés de misère travaillaient déjà dans les ateliers au 18ème siècle. En 1790, la filature à vapeur du duc d’Orléans, créée par Foxlow à Orléans en 1787, employait 45 % d’enfants de 5 à 16 ans sur les 400 salariés y travaillaient.

Minerai humain
 
    L'économie libérale qui s'est répandue après l'échec de la Révolution n'a pas inventé la misère. Celle-ci existait déjà sous l'ancien régime. Elle en a juste fait une ressource de plus, les pauvres sont devenues une matière première à exploiter, du "minerai humain".

1890



Trouver des témoignages.

    Pour vous décrire cette France miséreuse du 18ème siècle, je devais donc vous donner à lire des témoignages de l'époque. J’aurais pu vous citer des extraits édifiants des voyages d’Arthur Young, ce sympathique agronome anglais qui sillonna la France en long en large et en travers de 1787 à 1792. Mais vous auriez pu dire que le tableau effarant qu’il dressait de la misère du pays tenait à son chauvinisme anglais.

    Vous trouverez les passionnants récits de ses voyages en France, en cliquant sur son portrait, ci-dessous :

Arthur Young

    Lisez également l'article que je lui ai consacré : "Les voyages en France d'Arthur Young, à lire absolument".

    J'ai continué de chercher. Puis j’ai repensé aux terribles témoignages du comte d’Argenson que j’avais lus dans un livre oublié, un ouvrage publié en 1906 par un dénommé Marius Roustan, un professeur, historien, journaliste, ministre puis sénateur sous la 3ème République. Ce livre s’intitule « Les philosophes et la société française au XVIIIe siècle »

Vous le trouverez en cliquant sur le portrait de ce sympathique écrivain oublié de la 3ème République :

Marius Roustan

    Dans son travail d'historien, Marius Roustan a collecté les témoignages de grands personnages du 18ème siècle, qui aussi nobles qu’ils aient été, n’en n’étaient pas moins des honnêtes hommes sensibles à la misère du peuple.

    Je vous ai choisi des passages extraits de l’édition de 1906 et j’y ai ajouté des variantes trouvées dans la réédition de 1970.

    Oui, je sais, ça fait beaucoup de lecture. Mais je ne doute pas un instant que vous serez étonnés par ce que vous découvrirez.

N'hésitez pas à cliquer sur les quelques images. Elles renvoient à des biographies et même à des livres téléchargeables !

Les Parisiens

Page 339 :

"Le général Thiébault, qui a vu Paris en 1784, après avoir exprimé son admiration enthousiaste pour les magnificences inouïes de la capitale, met à nu « la misère qui dévorait le peuple » de cette ville ; en face de ces « rues étroites et de ces réduits où il croupissait entassé et où jamais ne pénétrait un rayon de soleil », de ces « caves infectes où vivaient, le long des quais, cent mille de ces misérables, qui, dix fois l'an, étaient submergés par des pluies ou par les crues de la Seine, et souvent, de nuit, étaient forcés de porter leurs paillasses à la pluie ou dans la boue, pour ne pas être noyés », Thiébault s'explique ce fait que les femmes du peuple sont horribles, que le peuple est «hideux », « difforme », et se détruit rapidement, dès la quatrième génération « qui, lorsqu'elle se reproduit encore, ne le fait que par des culs-de-jatte (1) . » 

Qu'il y ait quelque exagération, cela est fort possible ; que le passé semble plus affreux aux yeux du général, lorsqu'il constate, après un demi-siècle environ, que les caves ne sont plus habitées, que les rues sont élargies, que l'air y circule, qu'on a établi des fontaines et des égouts, institué des abattoirs, de sorte que les ruisseaux de sang n'empoisonnent pas les rues, cela est probable. Mais de pareils témoignages nous permettent de considérer que, sauf exceptions (2), l'ouvrier des villes menait une existence lamentable.

(1) Mémoires du général Thiébault, I, 138, 139.
(2) En Normandie, Hainaut, Alsace, Lorraine, Languedoc, surtout, selon le général Thiébault (Mémoires, I, 139).

Les paysans

Page 340 :

"Avant de parler du paysan au XVIIIe siècle, je répéterai avec beaucoup plus d'à-propos ce que j'avançais déjà pour l'ouvrier. Je crains que, sous prétexte d'éviter la déclamation ou l'exagération de certains historiens, on tende à s'éloigner de la vérité historique. On nous demande, il est vrai, d'établir une distinction. De 1690 à 1750 on est bien forcé de reconnaître que le travailleur des champs a été plus misérable qu'à aucune autre époque de notre histoire. 

Jean de la Bruyère
    Le tableau vigoureux que nous a laissé la Bruyère est même au-dessous de la vérité. Vauban est là pour faire évanouir les scrupules de ceux qui hésiteraient à parler comme les détracteurs les plus passionnés de l'ancien régime.

La correspondance des contrôleurs généraux de 1683 à 1698 nous apporte à son tour une vérification qui nous enlève le moindre doute.

 Au milieu du siècle les témoignages irréfutables abondent. Massillon écrit à Fleury une lettre où il dépeint : « ce peuple de nos campagnes qui vit dans une misère affreuse, sans lits, sans meubles »et après un exposé douloureux de ces abominables souffrances, il compare le sort des nègres de nos colonies à celui des cultivateurs de notre France, et il conclut que les plus infortunés, ce sont ces derniers.


Mme Roland dira plus tard que les paysans français sont 
« misérables cent fois plus que les Caraïbes, les Groenlandais ou les Esquimaux. » 


    En 1739, d'Argenson nous fait voir : « en pleine paix, avec les apparences d'une récolte, sinon abondante, du moins passable, les hommes mourants, dru comme mouches, de pauvreté et broutant l'herbe... Le duc d'Orléans, ajoute-t-il, porta dernièrement au Conseil un morceau de pain de fougères que nous lui avions procuré. A l'ouverture de la séance, il le posa sur la table du roi disant : Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent ! » C’était du « pain sans farine ». 

    En temps normal, le pain noir du paysan n’est pas meilleur que celui de l’ouvrier, et il est plus dur ; à la ville, on chauffe le four au moins une fois par mois : à la campagne, on le chauffe parfois beaucoup moins souvent : le montagnard du Dauphiné fait au mois d’octobre du pain pour tout son hiver ; on nous dit qu’il était obligé d’entamer son pain à coups de hache. 

    D’Argenson raconte qu’un dimanche, le roi allant à Choisy par Issy pour y visiter le cardinal, le peuple s'amasse dans le faubourg Saint-Victor et crie non plus : Vive le roi ! mais : « Misère ! famine ! du pain ! « Les mêmes sanglots sont entendus dans les villages : « Il est positif, remarque d'Argenson, qu'il est mort plus de Français de misère depuis deux ans que n'en ont tué toutes les guerres depuis Louis XIV. » La détresse croît durant les années suivantes. En 1760, les victimes tombent de plus belle ; on affirme à d'Argenson, alors en Touraine, que : "la diminution des habitants va à plus d'un tiers." "Je n'y vois qu'une misère effroyable, déclare-t-il ; ce n'est plus le sentiment triste de la misère, c'est le désespoir qui possède les pauvres habitants : ils ne souhaitent que la mort et évitent de peupler." Quand, dans la paroisse où se trouve le marquis, on excite garçons et filles à se marier, "ils répondent tous la même chose, que ce n'est pas la peine de faire des malheureux comme eux". 
En vain d'Argenson leur promet de les assister ; il constate toujours le même raisonnement "comme si tous s'étaient donné le mot". Les désertions se multiplient, les émeutes sont fréquentes, et les répressions sont inutiles ; la faim est plus forte que tout.

    Cela est juste, nous dit-on ; mais après 1750, le prix de toutes les denrées augmente, sous l'influence d'une production considérable des mines d'argent du Mexique, et même de 1700 à la fin du XVIIIe siècle la valeur des propriétés a doublé. J'ignore à quel raisonnement économique on est conduit par cette constatation, mais il me semble que rien ne prévaudra contre le réquisitoire accablant dressé par Taine dans le cinquième Livre des Origines de la France Contemporaine (l'Ancien Régime) : réquisitoire composé avec des fragments de pièces authentiques, correspondances administratives des trente dernières années qui précèdent la Révolution, procès-verbaux des Assemblées provinciales, extraits des Archives nationales, lettres des intendants, comptes officiels, mémoires, journaux et correspondances des contemporains. J'y renverrai le lecteur.

Nota : Je vous conseille de lire ce chapitre du livre d'Hippolyte Taine traitant de la misère sous Louis XIV, Louis XV et Louis XXI. C'est terrible.

    Mais, puisqu'on nous propose cette date de 1750 comme point de division, il nous suffira de rappeler que les séditions et les émeutes pour le pain sont loin de diminuer dans la deuxième moitié du siècle. Dans la Normandie seulement, les séditions de 1752, 1764, 1765, 1766, 1767, 1768 sont restées célèbres ; le pays tout entier est désolé par ces révoltes, souvent sanglantes, et il n'est pas d'année qui ne soit marquée par plusieurs émeutes dans les provinces, en même temps qu'à Paris. 

    Qu'importait pour le pauvre de la campagne une amélioration dans la situation du gros propriétaire, et même du moyen propriétaire ? Déjà en 1739, on essayait de calmer de légitimes impatiences en disant que la saison était belle, et que la récolte promettait beaucoup : « Je demande, répliquait d'Argenson, ce que la récolte donnera aux pauvres. Les blés sont-ils à eux ? La récolte appartient aux riches fermiers qui, eux-mêmes, dès qu'ils recueillent, sont accablés de leurs maîtres, de leurs créanciers, des receveurs de deniers royaux, qui n'ont suspendu leurs poursuites que pour les reprendre avec plus de dureté. »

    Même quand le pain n'est pas en hausse, la journée étant de 19 sous en moyenne (chiffre approximatif), comment le travailleur peut-il se nourrir décemment ? Le pain de froment vaut, dans le temps normal, 3 à 4 sous la livre, et, suivant le calcul de Taine, le travail annuel de l'ouvrier rural pouvait lui procurer 959 litres de blé au lieu de 1851 comme aujourd'hui ; son bien-être se serait accru depuis, de 93 pour 100, celui d'un maître valet de 70 pour 100, celui d'un seigneur de 125 pour 100. 

    Ces chiffres nous donnent une idée du malaise de cette époque. Aussi la plupart des paysans ne mangent-ils que du maïs, de la mixture, de l'avoine, du sarrasin, des châtaignes (la pomme de terre est à peine connue). Ne parlons pas de viande de boucherie. La maison du paysan est un taudis en pisé, sans fenêtre, avec pour plancher la terre battue ; c'est là qu'ils se réfugient, « faibles, exténués, de petite stature, » ces campagnards du bon vieux temps, déguenillés, vêtus souvent de haillons de toile au gros de l'hiver, n'ayant parfois ni bas, ni souliers ou sabots, portant ailleurs des sandales, souliers de cordes ou courroies.

Variante du texte précédent dans la réédition Slatkine reprints, Genève 1970 :

Même quand le pain n'est pas en hausse, comment le travailleur peut-il se nourrir décemment ? Au temps de Louis XI, le salaire d’un journalier des champs était de 3 fr 60 par jour et celui d’une journalière de 2 fr 30 sans nourriture ; au temps de Colbert, il est pour le journalier de 1 fr 60 ; s’il remonte un instant sous le ministère de Fleury, il redescend de nouveau et devient de 1 fr 64, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Il y a des journaliers qui gagnent avec la nourriture 63 centimes, d’autres 51, des journalières qui gagnent 28 centimes. Trop heureux encore sont ceux qui trouvent de la besogne ! Les chômages sont réguliers dans la morte saison, et très fréquent le reste de l’année. De plus, le paysan du moyen âge avait dans les « droits d’usage et de vaine pâture » des ressources précieuses qui lui permettaient d’échapper à la misère ; à mesure que la propriété collective rurale disparait, ces droits sont abolis et la détresse devient de plus en plus grande. Aussi peut-on s’imaginer quel est l’ordinaire du paysan du XVIIe siècle. Pas de viande ; depuis le moyen âge la viande a régulièrement renchéri, et c’est fête exceptionnelle que celle où l’on peut « manger chaire ». Pas de vin : « Sur 1000 habitants de mon village, déclare un curé de Picardie, je suis convaincu que 950 n’ont jamais bu de vin. » La pomme de terre ne se répand comme aliment pour l’homme qu’à la fin du siècle. Restent les pois, fèves, haricots, lentilles ; les légumes sont plus chers que de nos jours, le beurre et le lait aussi, le sel atteint des prix exorbitants. Quant à la maison du paysan, c’est un taudis en pisé, sans fenêtre, avec pour plancher de la terre battue ; c’est là qu’ils se réfugient, « faibles, exténués, de petite stature », ces campagnards du bon vieux temps, déguenillés, vêtus souvent de haillons de toile au gros de l’hiver, n’ayant parfois ni bas ni souliers ou sabots, portant ailleurs des sandales, souliers de cordes ou courroies.

    Ne nous fions pas à ces tableaux idylliques, peints par des gens intéressés à faire croire que tout est bien, ou décidés d'avance à nous représenter des pastels dignes de Virgile ou de Florian.

    Que de peintures, devons-nous dire : naïves ? de réjouissances populaires, de bourrées au son de la musette, de danses aux accords des hautbois, de rondes aux accords des violons ! 

    « Le Français, écrit l'auteur de l’Anti-Financier, se livre à la joie dans le sein de la misère. » (Il s'agit de Darigrand dont le livre fut condamné à être brûlé) 

    C'est entendu, mais le misérable qui a festoyé de nos jours lors de la fête nationale, se réveille le lendemain plus misérable encore : il a dépensé les quatre sous qui lui restaient pour acheter du pain, et il a mal à la tête. 

    A ces peintures arcadiennes opposez le tableau réaliste de la fête votive du Mont-Dore que nous présentent les Mémoires de Mirabeau :

« Les sauvages descendant en torrent de la montagne, le curé avec étole et surplis, la justice en perruque, la maréchaussée, le sabre à la main, gardant la place avant de permettre aux musettes de commencer la danse interrompue un quart d'heure après par la bataille, les cris et les sifflements des enfants, des débiles et autres assistants, les agaçant comme fait la canaille quand les chiens se battent, des hommes affreux, ou plutôt des bêtes fauves, couverts de sayons de grosse laine, avec de larges ceintures de cuir piquées de clous de cuivre, d'une taille gigantesque rehaussée par de hauts sabots, s'élevant encore pour regarder le combat, trépignant avec progression, se frottant les flancs avec les coudes, la figure hâve et couverte de leurs longs cheveux gras, le haut du visage pâlissant et le bas se déchirant pour ébaucher un rire cruel et une sorte d'impatience féroce... »

    Oh ! comme nous sommes loin du pâtre de Sicile qui chante Bombyca, la délicate enfant, blonde comme le miel, et du berger des rives du Mincio qui apprend aux forêts à redire le nom de la gracieuse Amaryllis ! Comme nous sommes près des animaux farouches, mâles et femelles, répandus par la campagne, dans les dernières années du XVIIe siècle, comme nous sommes dans la vivante et saisissante réalité !

    Je le sais, il y a plus d'un témoignage qui nous présente la France du XVIIIe siècle comme un pays de cocagne. Déjà en 1658, Melle de Montpensier nous affirmait que les paysans de la Dombe mangeaient de la viande quatre fois par jour. Ils avaient beau ne pas payer la taille, je ne me résous pas à croire les Mémoires sur parole. 

    En 1728, un écrivain nous dit : « On ne saurait croire combien les paysans sont heureux maintenant... qu'un chacun mange en repos sans crainte d'être maltraité de personne. » Ne pas craindre son voisin est, en effet, une condition pour bien digérer, mais encore faut-il avoir de quoi manger ! 

    Lady Montague déclare en 1739 : « Les villages sont peuplés de paysans forts et joufflus, vêtus de bons habits et de linge propre. On ne peut imaginer quel air d'abondance et de contentement est répandu dans tout le royaume ». En 1739 ! Lady Montague n'a pas de chance ! C'est précisément l'année où d'Argenson nous a exposé d'un bout à l'autre les misères de notre pays, peut-être plus terribles que durant le reste du siècle. 

    Walpole écrit en 1765, à propos d'un voyage dans l'Artois : « Les moindres villages ont un air de prospérité et les sabots ont disparu ». Il s'agit de savoir s'ils avaient été remplacés. Quand serons-nous moins crédules pour les impressions de voyage ? D'une façon plus générale, n'avons-nous pas le droit, en présence des documents de premier ordre que nous possédons, de refuser toute confiance à ceux qui s'évertuent à nous prouver que le paysan pouvait louer Dieu de toutes choses ? Quand tout le monde, même à la Cour, est ému, en 1730, de l'état des campagnes, pensez- vous qu'il n'y ait pas des gens pour trouver que tout ne va pas si mal ?

    « Cependant, écrit d'Argenson, M. Orry vante l'aisance où se trouve le royaume, la régularité des paiements, l'abondance de l'argent dans Paris, et qui assure, selon lui, le crédit royal. » Six ans plus tard, lorsque d'Argenson est apitoyé sur les pauvres gens qu'il voit « périr de misère » dans sa paroisse, il entend de ses propres oreilles « un élu qui est venu dans le village où est sa maison de campagne, et qui dit que cette paroisse devait être fort augmentée à la taille de cette année, qu'il y avait remarqué les paysans plus gras qu'ailleurs, qu'il avait vu sur le pas des portes des plumages de volaille, qu'on y faisait donc bonne chère, qu'on y était bien... ».

    On va dire que le paysan trompait son seigneur et le collecteur d'impôts, et qu'il s'évertuait à paraître plus dénué de tout qu'il ne l'était réellement. Mais d'Argenson n'avait pas été dupé lorsqu’il avait assisté à l'arrivée des huissiers et des collecteurs, suivis de serruriers, « ouvrant les portes, enlevant les meubles et vendant tout pour le quart de ce qu'il vaut », au départ des journaliers pour la corvée, à l'écroulement des maisons qu'on ne relève pas, à l'exode des manouvriers vers les petites villes ; il avait bien vu, de ses propres yeux vus, ces trente garçons et filles qui refusaient absolument de se marier, etc.... Méfiez-vous, dit-on encore, des cahiers des Etats généraux ! On avait demandé aux paysans de rédiger des doléances, ils rédigeaient des doléances ; ils cherchaient par tous les moyens à se rendre intéressants. D'abord, il y a dans un certain nombre de cahiers des plaintes si déchirantes que leur sincérité ne fait aucun doute, et puis nous avons encore une fois des vérifications faciles. Il semble même qu'à cette époque certains intendants devinent que leurs rapports seront taxés d'exagération. L'intendant d'Orléans expose qu’« en Sologne de pauvres veuves ont brûlé leurs bois de lit, d'autres leurs arbres de fruitiers » pour se préserver du froid, et il ajoute : « Rien n'est exagéré dans ce tableau, le cri du besoin ne peut se rendre, il faut voir de près la misère des campagnes pour s'en faire une idée. »

    Rien n’est exagéré, ce sont les intendants qui l'affirment, et si l'on veut que nous n'adoptions pas sans contrôle les rapports des intendants, je le veux aussi, et, quand j'ai contrôlé leurs affirmations, je suis bien forcé d'ajouter foi aux faits qu'ils consignent, si invraisemblables qu'ils soient au premier abord.

    Je ne suis pas non plus d'avis que la classe rurale était moins malheureuse au XVIIIe siècle qu'autrefois, parce que le nombre des petits propriétaires avait augmenté. Nous sommes revenus aujourd'hui des espérances illusoires que nos pères avaient placées dans le développement de la petite propriété paysanne. Le cultivateur qui a un lopin de terre trop petit pour vivre et qui doit travailler les champs des voisins, est-il vraiment plus fortuné que l'ouvrier ? Il a, en plus, des soucis et des dettes ; c'est le plus clair de ses avantages. Ajoutons que, pour qu'un champ devienne fertile, il faut avancer bien de l'argent ; cela sera d'autant plus vrai à mesure que l'agriculture sera forcée de s'organiser suivant le mode industriel. 

    Surtout, n'oublions pas qu'une des causes principales de la misère pour le paysan de l'ancienne France, c'est la multitude des impôts énormes, iniques, de toute nature, qui pèsent sur ses seules épaules. Or, le manouvrier peut encore ruser avec le fisc ; celui qui a des biens au soleil n'échappe pas aux exigences multiples des collecteurs. Un paysan arrive à dissimuler des vivres, comme celui dont nous parle Rousseau ; le sol qu'il travaille et qu'il arrose de ses sueurs ne saurait être soustrait aux charges. Taine calcule que la taille et la capitation passent de 66 millions en 1716, à 93 en 1759, à 110 en 1789, et que l'impôt passe de 283.156.000 livres en 1707, à 476.294.000 en 1789. Le petit propriétaire paie pour la plus grande partie la différence. Il lui eût mieux valu se donner moins de tracas, moins de peine pour arriver au même résultat : c'est-à-dire pour manquer de pain.

    La preuve indiscutable de la misère qui désole également la ville et la campagne, c'est l'accroissement formidable des mendiants. Certes, la mendicité est une des plaies constantes de l'ancien régime ; profession légalement reconnue au moyen âge, l'état de mendiant est un état comme un autre ; mais, à partir de la fin du XVIIe siècle, le corps social étant plus malade, ces parasites se développent et pullulent à qui mieux mieux. 

    En 1739, d'Argenson nous raconte qu'ils sont des milliers : "Un conseiller, qui vient de faire un séjour de deux mois dans le Perche, où sont situées ses terres, m'a dit n'y avoir vu qu'un tas de coquins qui ne veulent point travailler et que l'on perd en leur faisant l'aumône. Il a persuadé tout de bon au ministère, que c'est une habitude de paresse qui corrompt les mœurs des provinces. C'est ainsi que j'ai entendu accuser de pauvres enfants sur lesquels opérait un chirurgien, d'avoir la mauvaise habitude d'être criards."

    D'Argenson, du moins, ne se fait aucune illusion sur l'efficacité des mesures si nombreuses prises au XVIIIe siècle contre la mendicité. Malgré les édits les plus sévères, les rafles répétées, malgré les efforts de la charité officielle et privée, la quantité de mendiants valides devient de plus en plus considérable. Le mal est trop profond pour être même allégé par des moyens empiriques. La société a besoin d'un sang nouveau ; l'ancien est trop vicié pour que ces dartres disparaissent. 

Page 347.

    A Paris, le recensement de 1791 comptera 118.784 indigents sur 65o.ooo habitants ; à Lyon, où les institutions de bienfaisance ont toujours eu une floraison si remarquable, 3o.ooo ouvriers attendent leur subsistance de la charité publique, en 1787 ; sur 900 paroissiens à Saint-Malo, 225 sont des miséreux

    Mercier qui nous peint le peuple "mou, pâle, petit, rabougri", a vu les vagabonds, à la porte des couvents, présentant chacun leur écuelle au moine qui porte la soupe, et se jetant sur cette pitance comme des chiens affamés ; véritables chiens de ruisseau en effet, que les voitures écrasent, que les soldats du guet, les "tristes à patte", dispersent à coups de pied et à coups de poing-, et qui s'éloignent en hurlant pour se réunir au coin de la rue voisine. Il y a de tout dans ces fainéants dangereux, des repris de justice de toute marque et de tout calibre, prêts à se transformer en assassins et en émeutiers. 

    A la campagne, ils sont plus dangereux encore : là, les chiens deviennent loups. Contrebandiers à leurs heures ou faux-sauniers, ils tuent, pillent, rançonnent. La maréchaussée, avec ses 3756 hommes, est toujours sur les dents. Ils renouvellent les exploits des voleurs du moyen âge, et torturent leurs victimes pour leur faire avouer où elles ont caché leurs écus. Ils lèvent de nouveaux impôts sur le fermier, et se présentent après le collecteur pour s'emparer du morceau de pain qui peut rester. On en prend jusqu'à 5o.ooo en une fois (1767), et, quand il y a de la place dans les dépôts ou les maisons de force, on les y engloutit par centaines, quelquefois pêle-mêle avec de pauvres diables qui n'ont aucun droit à cet honneur. Mais le logement ne suffit pas ; il faut de l'argent pour nourrir cette engeance ; ils coûtent au roi cinq sous par tête et par jour, de quoi renouveler leur paille, leur eau, leur pain et leur graisse salée. L'opération achevée, c'est comme si on n'avait rien fait. La diminution du nombre des bandits n'est pas sensible. On lit dans la correspondance de Voltaire :

    « La mendicité vient d'être défendue en France ; les maréchaussées ont des ordres sévères à cet égard ; cependant je vois une foule de mendiants sous mes yeux mettre impunément à contribution les villes et les campagnes, et faire parade de leur oisiveté comme d'une vertu. Est-ce pour les favoriser qu'on enlève les véritables pauvres ? »

    Les mêmes plaintes sont sans cesse répétées. On finit par ne plus prendre au sérieux ni les édits ni les mesures qui les suivent, et, après l'expulsion des mendiants qui a lieu en 1764, un Monsieur Nogaret écrit une « Lettre d'un mendiant au Public », une plaisanterie qui a du succès. Le Parlement de Bretagne se plaindra que « les villes soient tellement peuplées de mendiants qu'il semble que tous les projets formés pour bannir la mendicité n'ont fait que l'accroître ». Tous ceux qu'on relâche, après leur avoir fait promettre de travailler, recommencent leur vie de fainéant. Le « mendiant de race », suivant le mot de Mercier, ne veut pas faire autre chose.

    Le voudrait-il que l'état de la société ne lui permettrait pas de se réhabiliter. La vérité est dans cette phrase des procès-verbaux d'une Assemblée provinciale '' : « Excessive en elle-même, la misère des campagnes l'est encore dans les désastres qu'elle entraîne ; il ne faut point chercher ailleurs la source effrayante de la mendicité et de tous les vices. » Dans ce beau pays d'Artois, où Walpole a admiré le spectacle de la félicité publique, « sur 130 maisons, 60 sont sur la table des pauvres » ; là où la moitié des habitants implorent la charité pour vivre, quel système pourrait venir à bout des mendiants de profession ? 

    Arrivent les bourrasques populaires, et ces meurt-de-faim précéderont les ouvriers et les paysans ; habitués aux rencontres avec les soldats du guet et la maréchaussée, moins soucieux d'une existence qu'ils ont exposée si souvent, les chiens et les loups se précipiteront sans quartier, sans merci, seront massacreurs ou massacrés. La faute en est à l'ancien régime : « Toutes les institutions, écrit Taine, semblent d'accord pour multiplier ou tolérer les fauteurs de désordre, et pour préparer, hors de l'enceinte sociale, les hommes d'exécution qui viendront la forcer. »

Marius Roustand


Mesures prises pour lutter contre la misère.

L'enfermement des pauvres !

    Une politique de l'enfermement des pauvres avait commencé en France au 16ème siècle lorsque François 1er avait décidé d'enfermer les pauvres "marauds, vagabonds, incorrigibles, belistres, ruffians, caymans et caymandeuses" dans de petites maisons.

    Sous le règne de Louis XIV, la Fronde ayant engendré une crise économique grave et un développement de la pauvreté, le 27 avril 1656, le pouvoir royal avait créé l'Hôpital général, qui avait pour objectif de rassembler les vieillards, les enfants orphelins et les malades et de mettre au travail les mendiants afin de « sauver leurs âmes ». Il fut presque immédiatement considéré comme une maison de correction et bientôt une « force », c'est-à-dire une prison dans laquelle on enferma également les femmes condamnées qui ne pouvaient être envoyées aux galères. Partout en France, commença une politique d'enfermement des mendiants, vagabonds et prostituées qui furent alors internés dans des asiles publics placés sous le contrôle de l'Hôpital général.

    En août 1670, une ordonnance criminelle avait énuméré quelques pénalités de l'ancien droit : amendes, blâme, châtiments corporels (essentiellement le fouet), bannissement, galères et mort. La prison demeurait un lieu de sûreté (pour qui ?), sans être une peine. De même, dans toute l'Europe, des institutions d'enfermement et de mise au travail des pauvres se multiplièrent.

    C'est ainsi qu'à Paris, les établissements de la Salpêtrière, la Pitié et Bicêtre, eurent à charge d'accueillir selon les termes mêmes de l'Édit de 1656 les pauvres « de tous sexes, lieux et âges, de quelques qualité et naissance, et en quelque état qu'ils puissent être, valides ou invalides, malades ou convalescents, curables ou incurables ».

Hôpital de la Salpêtrière

Ne nous méprenons pas sur le sens du mot hôpital

    Bien que l'Hôpital général comptât dès sa création un médecin, un chirurgien et un apothicaire, il n'était absolument pas un établissement médical. Il comprenait bien sûr, comme plus tard l'Hôtel des Invalides, un service de santé minimal pour ses « pensionnaires ». Il semblerait même qu'une infirmerie ait été construite en 1658.

    L’objectif de l’hôpital était avant tout de « regrouper » les miséreux, aucunement de les assister (sinon en les en leurs offrant charitablement les saints sacrements lors de leur mort.) Malgré tout, les malades « sérieux » devaient être envoyés à l'Hôtel-Dieu, dont la destination proprement médicale s'affirma progressivement à partir de 1656.


Au 18ème siècle, les pauvres deviennent des fainéants délinquants.

    Ce 8 août 2023, je me rends compte que ce paragraphe mérite de devenir un article à lui seul. Celui-ci est déjà si long ! Je traiterai donc ce thème lors d'un prochain article.

En attendant, vous pouvez lire les articles suivants :


Un rouage ignoré.

    Peut-être commencez-vous de mieux comprendre la fonction de ce rouage trop ignoré, que fut la misère, au sein de la machine infernale révolutionnaire ?

    En renversant l'ancien régime dans le but louable d'améliorer la société, les aimables nobles et bons bourgeois, ces "honnêtes hommes" éclairés par l'esprit des Lumières, ouvrirent les portes de l'arène à cette population de "meurt-de-faim". 

    Dans un premier temps, comme nous l'avons vu, ils utiliseront - manipuleront ces désespérés pour créer un désordre qu'ils espéreront momentané, le temps de renverser l'ancien monde. Mais très vite, ils en perdront le contrôle. Ce peuple délivré de ses chaînes, demandera vengeance et pour cela il lui faudra toujours plus de têtes, toujours plus de sang.     Nous le verrons d'ailleurs par la suite, les "grands hommes de la Révolution", contrairement à l'image qu'on nous en donne habituellement, tenteront bien souvent de canaliser ce raz de marée de violence. 

    C’est ce que tentera de faire Danton, lorsqu’à son instigation la Convention instituera un Tribunal criminel extraordinaire, plus tard appelé Tribunal révolutionnaire. Le but de cette cour de justice sera de lutter contre « toute entreprise contre-révolutionnaire, tout attentat contre la liberté, tout complot royaliste ». Mais en faisant allusion à la période de troubles et de massacres que vivait alors la France, Danton déclarera : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être »Le 1er septembre 1793, Danton dira même : "Le tribunal révolutionnaire ne travaille pas assez, il n'y a pas assez de têtes qui tombent, JE DEMANDE UNE TÊTE PAR JOUR !"  Nous aborderons cette période terrible plus tard.

    En attendant, vous pouvez lire mon article qui traite précisément de la Violence sous la Révolution :"A propos de la violence de la tempête révolutionnaire".


Un mot sur la Révolution industrielle...

    Je vous conseille également de lire mon article évoquant l'achat par le Duc d'Orléans des droits sur leurs machines à tisser, dans lequel je traite de la Révolution industrielle. Le capitalisme, moteur de la révolution industrielle, n'a pas créé la misère, il a choisi de la considérer comme une ressource et de l'exploiter, comme toutes les autres ressources naturelles. Cela dit sans jugement de valeur, car l'humanité fonctionne ainsi. Cliquez sur l'image ci-dessous :


Merci de m'avoir lu.

Bertrand Tièche


Post Scriptum :
Les mémoires du Marquis René Louis de Paulmy d'Argenson sont consultables, via la fenêtre ci-dessous, sur le site de la BNF.


Google propose également nombre de ses volumes : 

samedi 15 août 2020

15 Août 1789 : Le journal du mystérieux Louis XVI, les ravages du copier-coller en histoire, et la fête de l'Assomption

 Article mis à jour le 15 août 2024

Jour de congé.

    Nous avons vu ces derniers jours (de 1789), combien les députés de l’Assemblée nationale travaillaient dur pour remettre la France sur pieds, France qu’ils avaient tout de même contribué à chahuter un peu depuis quelques semaines.

    L’idée m’est donc venu de savoir ce que le roi Louis XVI avait fait ce samedi 15 août 1789, alors que les députés étaient en repos.

    Ayant trouvé sur le "Blog de Louis XVI" (ça ne s’invente pas), un extrait du journal intime de Louis XVI, j’ai entrepris de rechercher sur le WEB, l’intégralité dudit journal. Quelques secondes plus tard, je découvrais, émerveillé, le précieux document scanné par notre ami Google à la librairie de l’université du Michigan.

Cliquez sur l'image pour accéder au journal

Un journal ? Vraiment ?

    Comment dire ? J’ai éprouvé une certaine déception ? Mêlée de gêne. Je vous explique pourquoi.

    Louis XVI, ce n’était tout de même pas n’importe qui, non ? Qui ne se délecterait d’avance à l’idée des informations étonnantes, traits d’esprit brillants et autres aphorismes fulgurants, auxquels on devrait s’attendre de la part d’un homme sensé être au sommet de l’élite de son époque, le 18ème siècle, siècle de l’érudition s’il en est.

Voici donc ce que l’on peut lire à la date du 15 août 1789 :

« Bain 

La grand'messe

Vêpres

La procession et le salut »

    Franchement, la lecture de ce "journal" est fort décevante. Il semble en le lisant, qu’à part la chasse et les cérémonies religieuses, rien ne semblait vraiment intéresser ce grand monarque. On peut comprendre pourquoi certains historiens ont dit que le malheureux n’était pas à la hauteur des problèmes de son époque et qu’il avait été dépassé par les événements.

    Comme on peut le lire en page 21 de l'introduction de l'édition de 1873 publiée par Louis Nicolardot :

"Ce qu'il y a de singulier, c'est que, des milliers de pages qu'on va analyser, il sera impossible de déterrer une pensée."

    Mais il ne faut bien évidemment pas s'arrêter à ce journal, pour tenter de mieux comprendre le roi. Louis XVI n'allait bien évidemment pas confier ses pensées les plus intimes dans un journal comme celui-ci, qui d'ailleurs était accessible à tout son entourage. L'a-t-il fait ? En aurait-il été capable ? Questions restées sans réponses (jusqu'à présent).

    Peut-être nous faudra-t-il lire les journaux d'autres personnages, pour en apprendre un peu plus sur Louis XVI ? Le journal de l'abbé Véri constitue une source intéressante.

Mise à jour du 09/10/20 :

    Grâce à l'historienne Aurore Chéry, qui a rédigé le texte de la vidéo ci-dessous, de la chaîne "L'histoire vous le dira", vous allez mieux comprendre le mystère de cet étrange journal de Louis XVI. Le livre écrit par cette historienne dévoile un tout autre visage de Louis XVI que celui auquel nous sommes habitués : "L'intriguant, Nouvelles révélations sur Louis XVI".


Les ravages du "copier-coller" en histoire

    Il semble en effet qu'en histoire, le "copier-coller" sévisse depuis bien plus longtemps que l'apparition des traitements de textes, les historiens se contentant très souvent de reprendre toujours aux mêmes sources, des informations communément admises, sans chercher ailleurs.     C'est ainsi qu'il est donc devenu communément admis que Louis XVI était un benêt, qui plus est un "mauvais coup" ayant mis des années avant d'honorer son épouse, ce qui relève du sacrilège pour un roi de France très catholique, qui se doit d'avoir de nombreuses et coûteuses maitresses. Tapez "Louis XVI maitresse" sur Wikipedia, et vous ne trouverez rien, pour le moment...

    Il vous faudra attendre encore un peu avant d'apprendre que Louis XVI était follement amoureux de Françoise Boze (proche des Protestants), qu'il avait envisagé d'abolir l'esclavage dès 1775 et qu'il avait même rêvé d'une république ! Oups ! Je l'ai dit ! Oubliez ! On en reparlera plus tard. 😉

    Ce problème de reproduction d'une version convenue, ne concerne bien évidemment pas que Louis XVI. L'esprit humain à tendance à chérir une version ou une explication qui suffit à satisfaire sa curiosité, et ce, d'autant plus si elle va dans le sens de ses préjugés ou a priori.

    Les historiens n'échappent pas à ce biais cognitif, aussi sincères puissent-ils être, parce que cela relève en partie de leur inconscient. Il est difficile d'apprendre à penser contre soi-même, ce qui constitue parfois le seul moyen de pouvoir faire de nouvelles découvertes. J'aurais l'occasion de vous reparler de cela en d'autres occasions...

Assomption
Michel Sittow, vers 1500

Un petit mot sur la fête religieuse du 15 août ?

    Comme le dit si bien, avec beaucoup de tact, un site officiel de la Sainte Eglise Catholique et Romaine (celui de Saint-Dié) : "Malgré la discrétion des Évangiles" concernant la mère de Jésus (effectivement, celle-ci brille la plupart du temps par son absence), "les premiers chrétiens n’ont pas mis longtemps à réfléchir à la place de Marie dans leur foi. Ils ont rapidement voulu célébrer ses derniers moments, comme ils le faisaient pour honorer leurs saints. À cause du caractère unique de sa coopération, une croyance se répand : son "endormissement" – sa Dormition – consiste en réalité en son élévation, corps et âme, au ciel par Dieu."

    Cette fête de la dormition fut instaurée en Orient au VIème siècle par l'empereur byzantin Maurice. La date du 15 août aurait été retenue parce qu’elle correspondait à la date d’inauguration par Juvénal (421-458) alors évêque de Jérusalem, d’une église dédiée à la Vierge montée au ciel.

    Elle arriva probablement dans l’église romaine d’occident par le Papa Serge 1er (687 – 701), qui venait d’Orient (il était d’origine syriaque). D’autres disent que ce fut par le Pape Théodore. Toujours est-il que cette fête fut citée sous le nom d’Assomption en 813 par le Concile de Mayence.

    Cette fête de l’Assomption fut longtemps accompagnée d’une procession nocturne qui fut supprimée par le Pape Pie V (en 1566), à cause des nombreux abus qui l’entouraient...

    Il faut dire que la période de cette fête correspondait à l’antique et païenne fête des moissons. Pour mémoire, les Romains fêtaient leur dieu agraire lors des jeux « consuales » le 21 août et ils fêtaient les moissons le 23 août lors de la fête de Vulcain. L’église catholique a toujours eu la sage habitude de célébrer ses principales fêtes aux mêmes dates que les religions précédentes. Le 25 décembre était par exemple chez les Romains le Jour de renaissance du Soleil Invaincu (Dies Natalis Invicti Solis).

Fête nationale autrefois sous l'Ancien régime et de nos jours en Acadie !

    En France, le 15 août a été la fête patronale religieuse la plus importante de 1638 à 1880. Louis XIII ayant alors décidé de consacrer la France à la Sainte vierge (Voir paragraphe suivant). Cette fête était célébrée dans tout le pays et elle fit longtemps office de fête nationale

    Le 15 août n’est plus la fête nationale chez nous mais elle l’est toujours en Acadie canadienne. L'Acadie, peuplée d'environ 300.000 habitants parlant le Français, comprend grosso modo le nord et l'est de la province canadienne du Nouveau-Brunswick, des localités et des régions plus isolées au Québec, sur l'île-duPrince-Edouard et en Nouvelle-Écosse, ainsi que le nord-ouest du Maine aux États-Unis.

    Les Français ont définitivement abandonné la fête du 15 août pour le 14 juillet en 1880, alors que les Acadiens ont adopté officiellement le 15 août comme fête nationale l’année suivante, en 1881. Cela s'explique facilement, nos amis d'outre-Atlantique ont longtemps été en effet sous l'emprise de la religion Catholique. Il faut dire aussi qu'après la victoire anglaise, l'épiscopat canadien français, préféra collaborer avec l'ennemi vainqueur afin de garder le pouvoir sur ses ouailles. L'Eglise catholique a également participé à sa manière à l'assimilation forcée des Amérindiens, dits "autochtones".

Mais revenons à notre histoire de France !

    C’est le roi Louis XIII qui a donné de l’importance à cette fête religieuse. En effet, comme il attendait un héritier depuis 22 ans d’un mariage infécond, il aurait décidé en 1638 de consacrer sa personne et la France à la Vierge Marie sous le titre de son Assomption et de demander à ses sujets de faire tous les 15 août une procession dans chaque paroisse afin d'avoir un fils. (Quand vous êtes un sujet, vous êtes assujettis et on ne vous demande pas votre avis).

Louis XIII

    Son épouse Anne d’Autriche tomba enceinte "miraculeusement" après une apparition de Marie (Si si !) et Louis XIII fit aussitôt publier l’édit officiel consacrant solennellement la France à Marie.

Anne d'Autriche
Idolâtrie !?

    On peut comprendre pourquoi Louis XIV, l’enfant de ce miracle, fit plus tard la guerre aux Protestants qui considéraient le culte de la vierge comme une forme d’idolâtrie ! Le règne du grand Louis XIV fut aussi celui de l’absolutisme religieux. La révocation de l’édit de Nantes (édit de tolérance) et les persécutions qui s’en suivirent furent cause de l’exil hors de France de plus de 200 000 huguenots (Protestants).

La catastrophique révocation de l’Édit de Nantes
Écoutez ce podcast sur France Culture

 Un roi très pieux, les députés moins...

     C’est à dessein que j’ai évoqué l’origine de cette fête religieuse du 15 août. En effet, Louis XVI, tout comme ses ancêtres, était un roi très pieux et très croyant. On peut le vérifier en parcourant son très modeste journal intime. Lorsqu’il était souffrant, par exemple, la messe étaient officiée dans sa chambre. En cela rien d’étonnant, il était Roi par la grâce de Dieu. Sa foi était sincère, n’en doutons pas et son peuple, en très grande majorité partageait cette foi.

    Foi partagée en grande majorité, mais pas complètement, nous le verrons bientôt. 

    Même si les Protestants n’étaient plus persécutés (au point que l’un d’eux, Necker, fut nommé ministre), les guerres de religions avaient laissées de profondes traces dans le royaume. 

    Certains philosophes des Lumières, comme le célébrissime Voltaire ou le moins connu Baron d'Holbach, avaient grandement contribué à démystifier la religion avec leurs ouvrages très critiques et parfois très moqueurs. Du fait de leur influence, la religion était même considérée dans certains milieux privilégiés (disons "éclairés"), comme une fable utile pour tenir le peuple en respect. Certains, nous le verrons également, commençaient même à se dire ouvertement athées.

    C’étaient justement de nombreux représentants de ces nouvelles élites peu soucieuses de la religion, qui siégeaient à l’Assemblée nationale et qui allaient bientôt poser un gros problème de morale religieuse à ce roi très croyant…

 

A suivre, et bonne fête à nos amis catholiques !

 

Le journal de Louis XVI est consultable ici :

Le journal de l'Abbé Véri est consultable ici :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k119184g

vendredi 14 août 2020

14 Août 1789 : Où il est question de "la fermentation du peuple" et du moyen d’y remédier.

 

Les pauvres de Paris buvant le café près du Pont au Change
(Rien à voir avec le sujet traité, sauf si ceux-ci "fermentent")

    Ce vendredi 14 août 1789, les députés de l’Assemblée nationale se posent les questions suivantes :

1°L’Assemblée nationale sera-t-elle permanente ou périodique ?

2° Quelles seront les qualités des éligibles, soit dans l’Assemblée nationale, soit dans les assemblées secondaires ?

3°Quelle sera l’influence de l’autorité royale en matière de législation ? Aura-t-elle le droit de véto ? Ce droit sera-t-il limité ou illimité, absolu ou suspensif ?

4° L’Assemblée nationale sera-t-elle composée d’une ou de deux chambres ? S’il y en a deux, comment seront-elles composées ? Quels seront leurs droits, leurs pouvoirs et leur influence réciproque ?

    Vous voyez là qu’il ne s’agit pas de petites questions ! La troisième posera même un sacré problème plus tard et causera indirectement la perte du roi.

    Néanmoins, avant de délibérer sur ces questions majeures, un Monsieur de Volney attire l’attention sur un travail réalisé par un comité. Celui-ci porte sur l’organisation des assemblées secondaires, c’est-à-dire, les assemblées de Province.

Écoutons l’échange qui s’en suit :

Monsieur de Volney (député du tiers état) :

« Il parait que dans ce moment-ci nous avons besoin de force et d'action. Nous avons, à la vérité, l'autorité de l'opinion ; mais cette puissance n'est que morale. Nous ne pouvons faire exécuter nos décrets que par le secours des municipalités ; elles seules sont en action ; mais municipalités sont encore sous la verge du despotisme ; ce sont des établissements élevés sur les ruines de la liberté publique, et dans la dépendance du pouvoir exécutif. Il me paraît donc que dans le principe nous devons nous occuper d’organiser les assemblées paroissiales, les assemblées municipales, les assemblées provinciales et enfin l'Assemblée nationale.

Il est important et nécessaire de mettre sur-le-champ ces assemblées en activité. Par-là vous serez certain de votre autorité, vos décrets seront exécutés ; par-là vous ferez facilement consommer l'opération d'établir par égalité la perception des impôts pour les six derniers mois l'année.

Une circonstance me paraît influer sur projet. Il faut préparer le plan de toutes les assemblées graduelles ; il faut donner des ordres pour leur établissement ; tout cela nécessite au moins un délai de deux mois. Ainsi toutes les assemblées seront, dans le courant d'octobre, en activité, c'est à-dire à l'époque où l'on renouvelle les rôles.

Ce moyen me paraît seul suffisant pour apaiser la fermentation du peuple. Aussi j'appuie la motion de M. Duquesnoy dans la première partie. L'amendement que je propose, c'est de former des assemblées de divers grades avant de s'occuper de la Constitution. Mais je regarde comme nécessaire de s'occuper avant tout des assemblées secondaires, et de rétablir en quelque sorte le pouvoir exécutif de l'Assemblée. Il faut donc former les assemblées paroissiales, former les assemblées municipales, les assemblées provinciales, et enfin l'Assemblée nationale. Tel est l’ordre des choses, tel est celui que je propose. »

M. Duquesnoy (député du tiers état) appuie la proposition de M. Volney, et il consent que la partie de sa motion qui y a quelque rapport soit rédigée dans les termes proposés par ce dernier.

(Concernant M. Duquesnoy, je vous recommande la lecture de cet article, de sensibilité royaliste, mais néanmoins fort bien écrit et bien documenté : https://www.periegete.com/le-journal-dadrien-duquesnoy-1759-1808-ou-lenthousiasme-et-leffroi-de-la-revolution-de-1789/)

M. Crénière (député du tiers état) dit qu'avant de s'occuper la discussion des diverses motions il est intéressant de connaître le travail des comités ; en conséquence, il demande, quant à présent, la question préalable sur ces motions amendements.

Duc Mathieu Montmorency
(Lisez la devise au-dessus)
M. de Montmorency (député de la noblesse) :

"En appuyant cet avis, remarque que la motion faite est contraire à la marche que l'Assemblée s'était prescrite et à l’ordre de travail déjà établi ; il ajoute qu'il est propos d'engager le comité de Constitution à présenter incessamment son travail sur la constitution et ses vues sur l'établissement des assemblées secondaires."

M. Prieur (député du tiers état) :

"Tous les jours l'Assemblée des décrets ; à qui en confiera-t-elle l’exécution ? Ce sera sans doute aux municipalités. La plupart de celles qui existent sont vénales, et ont perdu toute autorité et toute confiance. Il faut donc s'empresser de créer des municipalités nationales ; il n'est pas moins important d'établir des assemblées provinciales nationales, pour donner des instructions locales, dont les représentants de la nation ont un besoin fréquent. Sous ces deux rapports, l'amendement de M. de Volney doit être adopté. Je demande que le comité de rédaction soit chargé de présenter incessamment un travail sur ce sujet.

Le pouvoir judiciaire, ébranlé par l'arrêté du 4, qui abolit la vénalité des charges, doit fixer aussi l'attention de l'Assemblée. Il faut charger le comité de rédaction de présenter sans délai les bases d'un travail qui ait pour but de lui rendre son énergie.

Quand même la déclaration des droits de l'homme serait retardée, les principes qu'elle doit consacrer vivraient toujours dans nos cœurs, et ce délai ne compromettrait point la chose publique."

M. Regnaud (député du tiers état) : 

"J'appuie la motion. Elle offre à l'Assemblée le seul parti que sa sagesse et son amour du bien public puissent adopter. Le comité de Constitution offre en général plus de discussions que de résultats ; il doit se borner maintenant à préparer le travail sur les quatre questions présentées."

M. le baron de Montboissier (député de la noblesse) propose, pour faciliter le travail : 

« Que les députés de chaque généralité soient autorisés à se réunir et à préparer ainsi les éléments des assemblées secondaires ».

M. de Clermont-Tonnerre (député de la noblesse) annonce que lundi le comité de Constitution présentera un travail très-considérable, et propose de renvoyer après ce rapport l'examen de la notion de M. Duquesnoy. Il observe qu'en suivant une autre marche, ce serait remonter des conséquences aux principes.

 

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1875_num_8_1_4855_t2_0436_0000_3

 

Post Scriptum :

    Manquent à ma galerie de Portraits, Jean-Baptiste Crenière né le 10 juin 1744 à Vendôme et Charles-Philippe-Simon de Montboissier-Beaufort-Canillac, dont je n'ai trouvé que les armoiries.