dimanche 29 novembre 2020

29 Novembre 1789 : Fédération des gardes nationales du Dauphiné et du Vivarais

 

    A l’Etoile, près de Valence, les Gardes nationales du Dauphiné et du Vivarais se fédèrent. Il s'agit de la première réalisation d’une fédération locale d’envergure.

"Nous Soldats citoyens de l'une et l'autre rive du Rhône, réunis fraternellement pour le bien de la chose publique, jurons à la face du Ciel, sur nos cœurs et sur nos armes consacrées à la défense de l'Etat, de rester a jamais unis pour le Soutien des Loix émanées de l'asemblée Nationale."

Orthographe de l'époque...


    En Ardèche (Vivarais), pour obéir à la proclamation de la loi martiale du 21 octobre 1789, le vicaire de Brauchastel bénit un drapeau rouge fabriqué pour l'occasion !

Source Généanet


samedi 28 novembre 2020

28 Novembre 1789 : Adresses à l'Assemblée des nègres libres et des citoyens de couleurs (droits de l'homme à géographie variable)

Gravure d'Agostino Brunias - 1779

Quand l'histoire n'est pas politiquement correcte.

    A toutes les époques, certains tentent de réécrire l’histoire, parfois même sous couvert de bonnes intentions. Notre époque n’échappe à cette règle et une nouvelle mode venue des USA, commence à faire des ravages, la cancel culture.

    Cette année 2020 par exemple, la commission scolaire de San Francisco va renommer 44 écoles publiques afin de retirer les noms de personnages en lien avec l’esclavage, l’oppression ou le racisme, tels que Lincoln, Washington et Jefferson.
    Chez nous, à Paris, la statue de Voltaire installée dans le square Honoré-Champion dans le 6e arrondissement de Paris est régulièrement barbouillée de peinture rouge par d’ardents défenseurs des libertés, sous prétexte que le grand homme aurait eu des intérêts dans le commerce colonial. Bientôt ces grands esprits reprocheront à Jules César de n'avoir pas été écologiste et à Charlemagne de n'avoir pas été gay-friendly. Ce qui ne les empêchera pas d'avoir dans leurs poches des smartphones avec du cobalt extrait par des enfants esclaves au Congo.
Concernant Voltaire, lisez absolument mon article "Il fait sauver le soldat Voltaire !"

    Ce genre d’absurdité n’est possible que si l’on ignore tout de l’histoire ou que l’on se contente d’une vision manichéenne et surtout naïve de celle-ci.

    Je ne vais pas entrer dans une longue dissertation sur le bien et le mal (je l'ai déjà faite). Lisez tout simplement ci-dessous, cette adresse des nègres libres colons américains lue lors de la séance du 28 Novembre 1789. Ne butez pas sur le substantif « nègre » cela veut tout simplement dire noir et c’est ainsi qu’ils se désignent eux même, tout simplement parce qu’ils sont noirs de peau (en espagnol, noir se dit negro).

    N'ayez crainte, je ne donne pas dans le révisionnisme et oui, bien sûr, l'esclavage est une abomination, et je suis trop heureux que la 1ère République ait aboli ce fléau en 1794 !

    Mais lisez plutôt le texte ci-dessous, que j'ai déjà publié en date du 23 novembre 1789 en raison de son importance, et on se retrouve ensuite.

Adresse des nègres libres colons américains, lors de la séance du 28 novembre 1789

RÉCLAMATIONS

Des nègres libres, colons américains, adressées à l'Assemblée nationale (1).

(1) Cette pièce a été intégralement insérée au Moniteur.

Le nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre, au contraire, est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie.

D'après cette vérité, il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre qu'il est évident que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé.

D'après ce principe, le nègre libre dans l'ordre social doit être classé avant le mulâtre ou homme de couleur ; donc les nègres libres doivent au moins espérer, comme les gens de couleur, une représentation à l'Assemblée nationale, si ces derniers obtiennent cette faveur qu'ils viennent solliciter : les nègres libres se reposent à cet effet sur la haute sagesse des représentants de la nation ; ils réclament d'ailleurs les bons offices des députés de Saint-Domingue, leurs patrons et leurs protecteurs naturels, qui ne souffriront point une exclusion injurieuse à la pureté de leur origine ; ils ne doutent pas que les députés de Saint-Domingue ne dévoilent, avec toute l'énergie dont ils sont capables, l'ingratitude des gens de couleur, qui semblent dédaigner les auteurs de leur être, qui les ont oubliés volontairement dans la demande qu'ils viennent de former au tribunal de la nation, en lui faisant une offre patriotique de 6 millions, sans daigner les y comprendre.

Mais les nègres libres, colons américains, plus généreux que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir eux-mêmes à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions ; ils ont lieu de croire qu'il sera reçu avec le même enthousiasme, et qu'il leur méritera les mêmes bontés ; étant en beaucoup plus grand nombre que les gens de couleur, non moins fondés en droits et en pouvoirs, ils ne seront pas plus embarrassés qu'eux à réaliser ce faible don patriotique.

Vous avez bien lu ? Ce sont des noirs qui parlent des métis (en termes d'aujourd'hui) :

"Le nègre est issu d'un sang pur ; le mulâtre, au contraire, est issu d'un sang mélangé ; c'est un composé du noir et du blanc, c'est une espèce abâtardie."

"D'après cette vérité, il est aussi évident que le nègre est au-dessus du mulâtre qu'il est évident que l'or pur est au-dessus de l'or mélangé."

"Mais les nègres libres, colons américains, plus généreux que leurs enfants, se proposent de venir incessamment offrir eux-mêmes à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions."

    Vous attendiez-vous à ce que des noirs parlent ainsi des métis ? 

    N'êtes-vous pas étonné de les voir ainsi en capacité d'offrir à l'Assemblée nationale un don patriotique de 12 millions ?

    Souvenez-vous de cette délégation d’homme de couleur, venue demander à l’Assemblée l’égalité des droits le 22 octobre 1789. Je vous avais expliqué dans cet article que ces citoyens de couleur étaient des propriétaires, possédant eux aussi des esclaves !

    Même s’ils étaient placés dans une situation juridique inférieure à celle des « blancs », ces hommes de couleur appartenaient à une classe sociale très dynamique économiquement en cette fin du XVIIIème siècle à Saint-Domingue, en Martinique et dans une moindre mesure en Guadeloupe et en Guyane. Il y avait un transfert croissant de propriétés de terres et d’esclaves des « blancs » vers les gens de couleur. 

    Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, dans les années 1780, les libres de couleur participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne. Les libres de couleur possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue et 5 % en Guadeloupe, à la fin du XVIIIe siècle. Ceux de la Martinique étaient dans une situation intermédiaire entre la Guadeloupe et Saint-Domingue. A Saint-Denis de la Réunion, 61 % des chefs de familles libres de couleur recensés possédaient des esclaves.

Source : https://journals.openedition.org/lrf/1403

    Hélas, mille fois hélas, ni les noirs ni les métis n'obtiendront l'égalité des droits. Un courant abolitionniste existait pourtant bien au sein de l'Assemblée nationale. Il était mené par l'Abbé Grégoire et soutenu par quelques personnalités, dont Robespierre. "Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! " dira celui-ci le 13 mai 1791, dans un discours défendant la citoyenneté des gens de couleur et luttant contre la constitutionnalisation de l’esclavage. Hélas, ces quelques abolitionnistes se heurtaient au lobby des colons. (15 % des députés de l’Assemblée nationale avaient des propriétés dans les colonies et un nombre encore plus grand avait des intérêts dans le commerce colonial).


    Je vous ai dit plus haut que l’esclavage avait été aboli en 1794, le 4 février pour être précis. Mais soyons réaliste, en 1794, la situation avait changé. La France était en guerre. Les colonies échappaient au contrôle de la Convention nationale, du fait du péril anglais sur l'océan. Saint-Domingue avait déjà aboli l'esclavage le 29 août 1793, mais la nouvelle n'était parvenue à Paris qu'en octobre. Ceux qui jusque-là s'étaient opposés à l'abolition de l’esclavage, virent là un moyen de mobiliser les populations des îles contre les Anglais qui envahissaient les colonies. Danton déclara même à cette occasion « Maintenant l’Angleterre est perdue ».

"Libres aussi" (1794)

     Je vous laisse réfléchir à tout cela et lire la suite, c'est-à-dire une adresse des citoyens libres de couleur, puis un discours non prononcé de Monsieur Cocherel.

    Mais auparavant, je vous signale que si vous cliquez sur l'image ci-dessous, vous accéderez à une magnifique galerie de tableaux et gravures réalisés par le peintre Agostino Brunias à la Dominique, au XVIII e siècle. Rappelez-vous malgré tout, que la réalité n'était peut-être pas aussi belle que ce que la vision de l'artiste...

Adresse des citoyens de couleur à l'Assemblée nationale, lors de la séance du 28 novembre 1789

Nota : Ce texte a été publié le 23 Novembre 1789.

Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises adressée à MM. les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale (1).

(1) Ce document n'a pas été inséré au Moniteur.

Messieurs, l'Assemblée nationale vous a renvoyé l'adresse, les mémoires, les pièces et les demandes des citoyens de couleur, des îles et colonies françaises. Vous devez incessamment en faire l'examen et le rapport. Quelque confiance que nous ayons dans vos lumières, et surtout dans votre justice et votre humanité, nous croyons devoir vous soumettre encore quelques réflexions, non pas sur le fond de l'affaire, elle n'en est pas susceptible ; mais sur la forme de la réunion des citoyens de couleur, ainsi que sur l'élection et la présentation de leurs députés.

Nous disons, Messieurs, que le fond de l'affaire, l'objet le plus important pour les citoyens de couleur, n'est plus susceptible de réflexions ; car, indépendamment du principe qui réside dans tous les cœurs, excepté peut-être dans celui des colons blancs, la question est jugée ; et il ne s'agit plus que de faire l'application de la loi.

L'Assemblée nationale a décrété, et le Roi a solennellement reconnu :

1° Que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ;

2° Que la loi est l'expression de la volonté générale, et que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ;

3° Enfin, que chaque citoyen a le droit, par lui ou par ses représentants, de constater la nécessité de la contribution publique et de la consentir librement.

Avant ces trois décrets, les citoyens de couleur auraient invoqué les droits imprescriptibles de la nature, ceux de la raison et de l'humanité. Aujourd'hui, Messieurs, ils attestent votre justice, ils réclament l'exécution de vos décrets.

Français, libres et citoyens, ils sont, quoi qu'en disent leurs adversaires, les égaux de ceux qui, jusqu'à ce moment, n'ont cessé de les opprimer.

Français et justiciables, ils ont, comme le reste des citoyens, le droit de concourir à la formation de la loi qui doit les régir ; de cette loi dont ils seront incontestablement les soutiens, l'objet et les organes.

Enfin, citoyens et contribuables, ils ont, comme tous les membres de l'empire, le droit inhérent à cette qualité, de CONSTATER la nécessité de la contribution publique et de la CONSENTIR librement.

Ces principes, puisés dans la loi constitutionnelle de l'Etat, serviront de base au jugement que vous allez préparer. Il est impossible que l'Assemblée nationale s'en écarte. Ses décrets sont précis ; ils doivent être exécutés. La couleur, non plus que le préjugé, ne peuvent en altérer, en modifier les conséquences. Les droits de l’homme, les droits du citoyen, s'élèvent toujours au-dessus des vaines considérations dont le règne a cessé ; et nous sommes encore à concevoir comment il peut se trouver des esprits assez pervers, des citoyens assez malintentionnés pour chercher à les faire revivre.

Les citoyens de couleur ne craignent donc pas les efforts impuissants des ennemis, que l'amour-propre et la cupidité pourraient leur susciter. La loi constitutionnelle de l'Etat leur est un garant assuré du succès qu'ils doivent obtenir. L'Assemblée des législateurs français ne peut point hésiter ; elle ne saurait varier dans ses principes.

Cependant, Messieurs, on fait aux citoyens de couleur deux objections qui méritent d'être examinées.

PREMIÈRE OBJECTION.

On prétend que les colonies, ayant presque toutes des députés à l'Assemblée nationale, sont suffisamment représentées. On observe que, dans les contrées, surtout comme Saint-Domingue, la Martinique, la Guadeloupe, où l'on n'a jamais connu la distinction d'ordres qui régnait en France ; où, comme le disaient les prétendus commissaires de Saint-Domingue (lorsqu'ils disposaient à leur gré de celte importante colonie, lorsqu'ils avaient le courage de hasarder, à cet égard, toutes les allégations qui paraissaient les plus favorables à leur cause), «les habitants sont tous propriétaires, tous égaux, tous soldats, tous officiers, tous nobles, » il importe peu dans quelle classe les députés aient été choisis (1).

(1) Voyez cette foule d'écrits que de prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait paraître pour parvenir à leur admission. Voyez surtout leur Lettre au Roi, du mois d'août 1788.

Vous connaissez, Messieurs, cette première objection, et vous y avez répondu d'avance.

Sans doute la distinction d'ordres n'existait pas dans nos colonies ; et, sous ce point de vue, les prétendus commissaires de Saint-Domingue pouvaient avoir raison, lorsqu'il s'agissait uniquement d'élire, comme ils l'ont fait, les députés des colons blancs.

Mais, s'il n'existait pas de distinction d'ordre, il y avait, et il existe encore, à la honte de l'humanité, une distinction de classes.

D'abord, on ne rougissait pas de mettre à l'écart et d'abaisser au nombre des bêtes de somme ces milliers d'individus qui sont condamnés à gémir sous le poids honteux de l'esclavage.

Ensuite, on faisait une grande différence entre les citoyens de couleur affranchis et leurs descendants, à quelque degré que ce fut, et les colons blancs.

Ceux-ci, coupables encore de l'esclavage qu'ils ont introduit, qu'ils alimentent, qu'ils perpétuent, et dont ils ont cependant la barbarie de faire un crime irrémissible aux citoyens de couleur, ceux-ci, disons-nous, étaient seuls dignes de l'attention du Corps législatif ; aussi, vous avez vu, Messieurs, qu'ils n'ont agi, qu'ils ne se sont présentés que pour les blancs. Ils vous ont donné un aperçu de leur origine, de leur population, de leurs services, de leurs droits, nous dirions presque de leur excellence ; mais, dans aucun cas, dans aucune circonstance, ils ne vous ont parlé des citoyens de couleur, ils leur en ont constamment refusé la qualité ; jamais ils ne les ont considérés comme ayant des droits à la représentation ; on n'a pas même pensé qu'il fût possible de les y appeler. Les infortunés ! Ils n'étaient ni ducs, ni comtes, ni marquis, ni chevaliers (1) ; ils n'avaient pas même de prétention à la noblesse. Ils sont hommes, c'est leur unique titre ; et les blancs qui se faisaient auprès de l'Assemblée nationale un mérite de l'égalité, qu'ils supposaient encore existante dans la colonie, n'avaient garde de descendre jusqu'à eux.

(1) Remarquez la liste des prétendus commissaires de Saint-Domingue :

Sur neuf, il y a deux ducs, deux comtes, trois marquis, un chevalier et un gentilhomme. Quelle heureuse égalité ! Quelle admirable représentation pour une colonie composée de négociants et de planteurs ! Pour faire disparaître la distinction des rangs, chacun prend celui qui lui convient ; il se décore du titre qui le flatte. Il n'y a que l'homme de couleur, s'il faut en croire ses généreux adversaires, qui ne doive avoir ni rang, ni place, ni titre, ni qualité ! Les humiliations et le mépris, voilà son lot !

Cette circonstance n'a pas échappé à l'Assemblée nationale, et vous vous rappellerez, Messieurs, que, lorsque les députés de Saint-Domingue furent admis, on parla de cette classe, au nom de laquelle nous nous présentons aujourd'hui ; qu'il y eut en sa faveur une réclamation et des observations qui prouvèrent que l'Assemblée lui réservait une place, et que, lorsque les citoyens de couleur se présenteraient, on ne pourrait pas leur opposer l'admission des colons blancs.

Nous en trouvons encore la preuve dans le rapport du comité de vérification, en faveur de l'île de Saint-Domingue.

Parmi les raisons que donnaient ceux des membres du comité qui pensaient qu'il fallait accorder 12 députés à cette colonie, on voit « qu'ils s'appuyaient spécialement sur ce qu'il n'y avait que 40,000 habitants dans l'île, et que les esclaves et GENS DE COULEUR NE POUVAIENT PAS ÊTRE COMPTÉS, puisque les uns n'avaient rien à défendre, ET QUE LES AUTRES N'AVAIENT PAS ÉTÉ APPELÉS A LA NOMINATION DES DÉPUTÉS. »

Ce que nous disons par rapport à Saint-Domingue, s'applique avec la même force à celles des colonies qui ont obtenu l'honneur d'une représentation. Les députés de la Guadeloupe et de la Martinique ne sont, comme ceux de Saint-Domingue que les députés des blancs. LES BLANCS SEULS les ont nommés. Nous lisons encore, dans le rapport de la Guadeloupe, page 39, « que les gens de couleur n'ont pas été appelés à la nomination des représentants, et qu'ils ne doivent pas entrer en ligne de compte. «

Nous sommes donc, Messieurs, recevables et fondés à nous présenter. L'objection résultant de l'admission des blancs, ne peut donc pas nous être opposée ; et ce serait vainement qu'on chercherait à s'en faire contre les citoyens de couleur un titre qui tournerait entièrement à leur avantage. Il ne serait pas juste, en effet, que les députés des blancs, qui sont les oppresseurs, et, nous ne pouvons pas vous le dissimuler, les ennemis naturels des citoyens de couleur, fussent encore chargés de les représenter, de stipuler, de défendre leurs intérêts. Ce n'est pas sur eux que nous devons nous reposer du soin de déterminer les bases de la constitution qui fixera désormais les rangs, les droits et les prérogatives de la classe la plus nombreuse, la plus infortunée, et cependant la plus utile des colonies.

SECONDE OBJECTION.

Vaincus sur cette première partie de leur système, réduits au silence, forcés de convenir que les citoyens de couleur doivent être représentés, les députés des colons blancs se retrancheront dans leur seconde objection : à défaut de moyens, ils auront recours à la forme, ils critiqueront notre Assemblée, le mode de nos élections ; ils soutiendront que nous ne sommes pas les représentants des colonies ; que, n'étant pas valablement élus, nous ne pouvons pas être admis, et qu'il faut nous renvoyer à une assemblée coloniale...

Voilà, sans doute, Messieurs, l'objection la plus spécieuse que nos adversaires puissent nous opposer ; mais cette objection disparaîtra devant les observations que nous allons vous proposer.

D'abord, il faut bien considérer qu'il n'en est pas de la position de la colonie, ainsi que l'ont très-bien observé les prétendus commissaires de Saint-Domingue dans les différentes brochures qu'ils ont publiées, comme de la métropole.

En France, les communications sont toutes promptes et faciles : elles sont, au contraire, lentes et difficiles avec les colonies ; et tandis qu'on emploierait un temps précieux à demander, à solliciter des ordres, à les donner, à les faire exécuter, à provoquer des assemblées, à préparer les objets de demande, à les discuter, à les rédiger, à nommer des députés, à les envoyer en France, la première session de l'Assemblée nationale tendrait à satin ; la constitution serait achevée, et les citoyens de couleur recevraient des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ; ils supporteraient des impôts dont ils n'auraient pas constaté la nécessité, dont ils n'auraient pas consenti la répartition.

Ces moyens présentés, avec succès, d'abord par les colons blancs de Saint-Domingue, avant même que l'Assemblée nationale fût constituée, et tout récemment par les colons de la Martinique et de la Guadeloupe, ne seront pas inutilement invoqués par les citoyens de couleur. S'il pouvait y avoir une exception, elle devrait être à leur avantage, puisqu'ils se sont présentés beaucoup plus tard, et qu'ils arrivent au moment où l'Assemblée va s4occuper de leur constitution.

L'intention manifestée des représentants de la nation a toujours été de voir, d'entendre toutes les parties intéressées, de les rapprocher les unes des autres, de conserver les droits de tous les citoyens, de les admettre tous, à la représentation qui leur est due.

En second lieu, comment pourrait-on blâmer les citoyens de couleur de ne s'être pas réunis dans les colonies ; de n'avoir pas formé ces assemblées primaires, auxquelles tous les citoyens sont admis, et dans lesquelles on peut recevoir et donner tous les pouvoirs nécessaires pour constituer un représentant légal ?

Vous n'ignorez pas, Messieurs, que les lettres de convocation pour la formation des Etats généraux, n'avaient pas été adressées dans les colonies ; que, non-seulement on n'y avait point indiqué qu'il ne s'y était pas formé d'assemblées primaires, mais que, par les lois anciennes, par les lois encore existantes, il était défendu, sous les peines les plus sévères, de les provoquer.

Vous savez que cette défense générale dans toutes les colonies, universelle pour tous les habitants, était encore plus expresse pour les citoyens de couleur ; que toute assemblée, toute espèce de réunion de leur part étaient et sont encore réputées et punies comme un attroupement. Mais ce que vous ignorez peut-être, ce dont votre justice ne pourra qu'être indignée, c'est que, peu contents de livrer à la rigueur des lois les citoyens de couleur qui sont accusés, ou même qui paraissent suspects, de les soumettre à la justice des tribunaux, qui ne sont et nui ne peuvent être composés que de leurs pareils , les blancs s'érigent en vengeurs des délits qu'il leur plaît de supposer,-les voies de l'ait leur sont permises, et les citoyens de couleur, victimes de leur zèle et de leur dévouement pour la chose publique, auraient été, dans cette circonstance, exposés à périr sous les coups que leurs cruels oppresseurs auraient jugé à propos de leur porter (1).

(1) On sent bien que nous ne parlons ici que de l'abus. Dans quelques mains qu'elles reposent, les lois ne perdent rien do leur saint caractère ; mais, dans les colonies, l'exécution en est exclusivement dévolue aux blancs ; et l'expérience n'a que trop appris qu'elles sont presque toujours muettes et sans vigueur, lorsqu'il s'agit de punir les excès des blancs envers les citoyens de couleur.

Il a donc fallu renoncer, jusqu'à ce qu'il se fût introduit un nouvel ordre de choses, à toutes assemblées, à toutes réunions partielles dans les différentes colonies ; il a fallu céder à la nécessité.

Mais était-il juste de renoncer également aux réclamations légitimes, que les citoyens de couleur sont dans le cas de former, et plus encore au succès qu'elles doivent avoir ?

Il y aurait de la barbarie à le supposer ; et ces préjugés affreux, dont les citoyens de couleur se plaignent avec tant d'amertume, seraient peut-être moins affligeants que le refus désespérant d'une admission à laquelle ils ont autant de droits que leurs concitoyens.

Au surplus, à défaut de ces assemblées primaires et locales, à défaut d'une réunion coloniale qu'il ne leur a pas été possible de provoquer, les citoyens de couleur nouvellement arrivés et résidant actuellement en France se sont rapprochés, pour s'occuper de leurs intérêts ; il se sont réunis dans le cabinet, sous la présidence d'un citoyen revêtu d'un caractère public ; ils étaient et sont encore assez nombreux. Ils ont délibéré, ils ont rédigé des cahiers, ils ont offert une partie de leur fortune, et ils réaliseront incessamment leurs offres ; ils ont élu des députés, et ils les présentent à l'Assemblée nationale.

Cependant les calomnies de leurs ennemis sont parvenues jusqu'à eux ; ils ont publié que « l'assemblée des citoyens de couleur était tout au plus composée de douze personnes, que les autres signatures étaient ou surprises ou supposées. »

Pour écarter, pour dissiper ces bruits injurieux, les citoyens de couleur ont appelé dans leur assemblée un notaire du Châtelet, et ils ont réitéré en sa présence, dans un acte authentique, tous les articles de leurs délibérations. Nous vous prions de vouloir bien l'examiner

Vous y trouverez tout ce que les citoyens de couleur avaient consigné dans leurs premiers procès-verbaux ; vous y remarquerez l'unanimité des sentiments et des opinions, l'offre généreuse et volontaire du don patriotique du 1/4 de leurs revenus, évalué à 6 millions, et de la 50e partie de leurs propriétés ; vous y trouverez la confirmation, et une nouvelle élection de leurs députés ; enfin, et c'est ici la preuve la plus formelle delà calomnie que nous avons été forcés de repousser vous y verrez, qu'au lieu de douze personnes dont on a prétendu que les assemblées étaient composées, il s'en est trouvé quatre-vingts, qui ont toutes concouru à la ratification des arrêtés qui avaient été pris dans les précédentes assemblées.

Voilà, Messieurs, et vous pouvez en juger par l'expédition des actes qui vous ont été remis, voilà les citoyens qu'on calomnie et que l'on poursuit avec autant d'acharnement. Ce sont ces mêmes citoyens qu'on voudrait vouer à la honte, au mépris, à l'oubli ; qu'on voudrait éloigner du milieu des représentants de la nation ; auxquels on voudrait interdire le droit acquis de concourir à la formation de la loi et de consentir la répartition de l'impôt.

Votre justice ne se laissera pas séduire par les allégations de nos ennemis ; elle ne se laissera pas éblouir par leurs promesses ; elle ne sera pas ébranlée par les craintes chimériques, qu'ils ont cependant le courage de présenter comme des moyens (1).

(1) Croirait-on qu'ils osent avancer que les préjugés sont au-dessus de la loi ; qu'ils sauront bien la rendre inutile ; que son exécution sera dans leurs mains, et que nulle autorité ne pourra les forcer à reconnaître pour leurs égaux, des gens qu'ils sont accoutumés à traiter avec le dernier mépris !

Croirait-on que, dans leur impuissance, quelques-uns d'entre eux ont eu la témérité de tourner leurs regards vers une terre étrangère, comme si les citoyens de couleur étaient à leur disposition ; comme si les citoyens de couleur n'avaient pas fait le serment de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour la conservation de l'Etat, et la défense personnelle du souverain ?

Non, Messieurs, la justice est inaccessible à toutes les considérations : elle mettra dans sa balance l'homme à côté de l'homme, l'homme libre à côté de l'homme libre, le citoyen sur la même ligne que le citoyen.

Elle prononcera en faveur des citoyens de couleur comme elle a prononcé en faveur des colons blancs ; les moyens, les raisons sont absolument les mêmes.

Les députés de Saint-Domingue ont été élus à Paris.

Les députés de la Martinique ont été élus à Paris.

Les députés de la Guadeloupe ont été élus à Paris.

Pourquoi donc les citoyens de couleur ne pourraient-ils pas avoir été élus à Paris ?

Les prétendus commissaires de Saint-Domingue ont fait, dans leurs écrits multipliés, un pompeux étalage de leurs prétendus pouvoirs, ils se sont fortement appuyés de cette prétendue inspiration qui, SUIVANT EUX, a mis leurs commettants dans le cas d'effectuer, à 2,000 lieues, ce qui se projetait, ce qui même n'était pas encore arrêté dans la capitale ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les colons de la Martinique ont été plus modestes ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les colons de la Guadeloupe ont été beaucoup plus vrais ; et ils ont également réussi.

Ils ont dit naturellement « qu'ils n'avaient reçu aucun pouvoir de leur colonie ; qu'ils ne s'étaient déterminés à faire des démarches que parce que Saint-Domingue avait réussi.

Pour éviter les lenteurs, que nous avons le même intérêt à prévoir, ils ont fait à Paris une assemblée composée de 36 PERSONNES, qui ne sont pas toutes résidantes à la Guadeloupe et dont plusieurs n'y ont point de propriétés. Ils ont imprimé quelques discours. Ils ont arrêté des députations. Ils ont écrit au Roi, au ministre de la Marine, au premier ministre des finances ; ils ont reçu, le 8 août 1789, une lettre du ministre de la Marine, qui leur annonce que, les députés de Saint-Domingue ayant été admis dans l'Assemblée nationale, il est très-juste qu'ils s'y adressent pour obtenir d'y être représentés (1). »

(1) Voyez le Rapport adressé à l'assemblée coloniale do la Guadeloupe, par M. de Curt.

Enfin, ils ont remis une adresse à l'Assemblée nationale, et ils sont parvenus à faire admettre deux députés.

Ce serait, Messieurs, abuser de vos moments, que d'insister sur l'identité, sur l'analogie de toutes ces démarches, avec celles des citoyens de couleur, et plus encore sur les conséquences d'un pareil jugement :

1° Saint-Domingue ayant été admise, il était très juste que les autres colonies fussent également représentées ; le ministre de la Marine l'avait annoncé.

Mais si cela était très-juste par rapport aux blancs, il l'est au moins autant pour les citoyens de couleur : ils doivent obtenir une représentation quelconque. Ils y ont d'autant plus de droits, que leurs adversaires ont été reçus ; et, qu'abstraction faite du principe qui les appelle à la jouissance des mêmes avantages, à l'exercice des mêmes droits, il est de toute justice qu'ils se trouvent continuellement en mesure de les attaquer, de les combattre ; de donner sur la constitution, qui les intéresse, les éclaircissements qu'on ne peut attendre que des naturels du pays.

2° Si l'Assemblée nationale a pensé que quelques citoyens de Saint-Domingue et de la Martinique avaient pu élire leurs députés à Paris ;

Si elle a jugé tout récemment, sur le rapport de M. Barrère de Vieuzac, « que 36 personnes qui ont déclaré être originaires ou propriétaires de la Guadeloupe avaient pu élire à Paris et faire admettre 2 députés à l'Assemblée nationale » ;

A plus forte raison doit-elle décider que les citoyens de couleur, qui sont 3 fois plus nombreux ; qui ne pouvaient ni se rapprocher dans les colonies, ni se réunir, sans s'exposer aux peines les plus sévères, ont pu se rapprocher, s'assembler et nommer, à Paris, les représentants qui demandent aujourd'hui leur admission.

Indépendamment de leur titre primitif, de leur droit au fond, de l'infaillibilité des décrets, dont ils ne cesseront de s'étayer, les citoyens de couleur ont encore l'avantage d'avoir rempli toutes les formalités que l'on pouvait exiger d'eux.

Leurs assemblées ont été précédées de l'avis qu'ils en ont fait donner aux chefs de la commune (1) ; leurs délibérations n'ont été décidément commencées que lorsque les blancs ont refusé de s'unir à eux ; les ministres du Roi ont été prévenus ; l'Assemblée nationale les a déjà reçus, elle a décrété en leur faveur la liberté d'assister à la séance, dans laquelle ils ont été admis ; Leurs Majestés ont bien voulu recevoir, agréer leurs hommages ; le 22 octobre 1789, les citoyens de couleur ont eu l'honneur de leur être » présentés ; Monsieur a également consenti à les recevoir ; en un mot, ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir : Ils ont fait autant et plus que les commissaires, les députés des colons blancs ; ils se présentent avec les mêmes titres, les mêmes droits, le même zèle, et certainement avec plus d'intérêt et de nécessité. Pourquoi donc y aurait-il dans la décision une différence qui ne se trouve ni dans les principes, ni dans les faits ?

(1) M. le Maire et M. le commandant général en ont été informés.

Recevez, Messieurs, l'hommage respectueux que nous devons à vos lumières, et surtout au patriotisme qui vous soutient au milieu des fonctions honorables et pénibles que nous ambitionnons de partager.

Nous sommes avec la plus profonde vénération, Messieurs,

Vos très-humbles et très-obéissant serviteurs.

De Joly ; Raimond aîné ; Ogé jeune ; Du Souchet de Saint-Réal ; Honoré de Saint-Albert, habitant de la Martinique ; Fleury,

Commissaires et députés des citoyens de couleur des îles et colonies françaises.

Paris, ce 23 novembre 1789.

Discours non prononcé de M. de Cocherel sur la demande des mulâtres, lors de la séance du 28 novembre 1789

Observation de M. de Cocherel, député de Saint-Domingue à l’Assemblée nationale sur la demande des mulâtres (1).

(1) Le Moniteur n'a reproduit ce document que d'une façon très-incomplète.

Messieurs, lorsque les députés de Saint-Domingue sont venus solliciter leur admission à l'Assemblée nationale, ils vous ont annoncé qu'ils étaient les représentants des communes de leur pays ; ils vous ont déclaré qu'ils n'y connaissaient point la distinction des ordres ; ils vous ont dit qu'ils n'en connaissaient qu'un, celui d'hommes libres ; ils vous en ont présenté l'état de population qu'ils ont fait monter à environ 40,000 hommes ; vous avez fixé le nombre de leurs députés en raison de cette population seulement, sans vouloir avoir égard à l'importance, à la richesse de la province qu'ils représentent et à l'étendue de son territoire, principe que vous venez cependant de consacrer depuis cette époque, par un de vos décrets.

Vous avez donc jugé l'île de Saint-Domingue suffisamment représentée.

Cependant aujourd'hui une réunion de quelques individus isolés à Paris, connus dans les colonies sous le nom de mulâtres, et dénommés à Paris gens de couleur, vient réclamer contre une représentation que vous avez jugée légale.

Mais permettez-moi, Messieurs, de faire quelques questions d'abord à M. le rapporteur du comité de vérification, avant de répondre à cette réclamation : il serait intéressant qu'il nous apprît de combien de membres était composé le comité, lorsqu'il a donné son avis. On m'a assuré qu'il ne s'y était trouvé que neuf commissaires, que leurs opinions avaient été très-partagées, que quatre ou cinq membres, au plus, avaient été de l'avis du rapport arrêté dans le comité (1).

(1) Nota. Il est très à propos de remarquer encore que dans le nombre de cinq honorables membres qui ont voté en faveur des mulâtres, était M. le curé Grégoire, qui venait de répandre contre les habitants des colonies un libelle incendiaire, où, entre autres nouveaux principes de morale, proclamés charitablement par M. le curé, on lit ceux-ci :

Page 11. « Ainsi l'intérêt et la sûreté seront pour les blancs la mesure des obligations morales. Nègres et gens de couleur, souvenez-vous-en. Si vos despotes persistent à vous opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre. »

Page 29. « Convient-il que nos esclaves deviennent nos égaux ? Je crains bien que cela ne soit le fin mot ! Pauvre vanité ! Je vous renvoie à la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : tirez-vous-en, s'il se peut. »

Page 35. « Puissé-je voir une insurrection générale dans l'univers pour étouffer la tyrannie, ressusciter la liberté, etc. »

Page 36. « Il ne faut qu'un Othello, un Padrejan, pour réveiller dans l'âme des nègres les sentiments de leurs inaliénables droits. »

Page 37. « Parce qu'il vous faut du sucre, du café, du tafia, indignes mortels ! Mangez plutôt de l'herbe et soyez justes. »

Je ne fais que citer, et je ne me permets aucune réflexion sur les principes religieux et pacifiques de M. le curé, insérés dans son libelle : c'est aux représentants de la nation, assemblés, à les apprécier et à les juger.

Ce libelle a été remis à chacun de Messieurs, avec la plus grande publicité, par mandement de M. le curé d'Emberménil.

 

Cependant, Messieurs, l'importance de la question dont il s'agit, d'où dépend, dans ce moment, le sort des colonies, méritait toute l'attention du comité ; nous espérons que vous voudrez bien y suppléer, en ordonnant que toutes les pièces soient déposées préalablement sur le bureau, afin que l'Assemblée en prenne elle-même communication, ou bien qu'elle ordonne qu'elles soient remises aux députés des colonies, pour y répondre.

Je demanderai ensuite comment est formée et composée cette espèce de corporation.

Est-ce des colons ? Ces colons sont-ils affranchis ? De laquelle des quatorze colonies françaises sont ces colons ? Ces colons sont-ils propriétaires dans les colonies ? Ces colons ont-ils des pouvoirs ? En quel nombre sont ces pouvoirs ? Sont-ils donnés par des propriétaires libres résidant dans les colonies ? Ces pouvoirs sont-ils légaux ? Les procurations qui énoncent ces pouvoirs sont-elles passées par devant notaires ? Sont-elles légalisées dans les formes prescrites par les juges des lieux ? Quel est l'état de ces soi-disant colons ? N'est-ce pas, peut-être, celui de la bâtardise, celui de la domesticité ?

Je demanderai encore si ces hommes, quoique gens de couleur, ne peuvent pas être nés en France, sans avoir pour cela aucuns rapports, aucunes propriétés à Saint-Domingue ? Ces gens de couleur ne peuvent-ils pas être nés dans les colonies étrangères ? Voilà ce qu'avait à examiner, Messieurs, votre comité de vérification ; c'est à quoi se borne son institution, toute autre question lui est étrangère et appartient à votre comité de constitution. Votre comité de vérification ne pourrait pas même vous proposer, dans cet état de cause, un mode de convocation pour nos assemblées, sans sortir des bornes qui lui sont prescrites par votre règlement.

Au reste, en supposant à quelques-uns de ces hommes de couleur toutes les qualités requises pour appuyer leurs réclamations, je leur demanderai s'ils veulent former une classe particulière, s'ils prétendent à une distinction d'ordre, si leur projet est de se séparer des communes des colonies composées d'hommes libres, en sollicitant cette représentation qui détruirait tous les principes de l'Assemblée nationale ? Je demanderai à laquelle des 14 colonies françaises on voudrait attacher les deux députés privilégiés, proposés par le comité de vérification ? Je demanderai quel sera le bailliage de ces 14 colonies, que ces deux députés auraient la prétention de représenter ? Je demanderai, enfin, si l'Assemblée nationale peut enlever aux provinces le droit de nommer elles-mêmes leurs députés, en permettant à des individus isolés de s'assembler à cet effet, hors de leur patrie, et d'en faire eux-mêmes le choix le plus irrégulier ?

D'après toutes cette considération, je me résume et je dis que s'il est prouvé que les gens de couleur sont propriétaires libres des colonies, il est prouvé par là même qu'ils composent les communes des colonies, dont la représentation a été calculée et fixée, par un décret de l'Assemblée nationale, en raison de la population des communes des colonies ; cette population n'a pas augmenté depuis ce décret, qui a consacré les droits et l'admission des députés à l'Assemblée nationale. Les réclamations des gens de couleur ne pourraient donc être accueillies sans détruire votre premier décret ; et dans cette hypothèse, la députation des colonies deviendrait tout au plus nulle ; leurs députés cesseraient, en conséquence, de s'asseoir parmi vous, Messieurs, mais ce ne serait point assurément une raison pour y faire admettre les gens de couleur.

En deux mots, ou la nomination des députés des colonies est légale, ou elle ne l'est pas. Si elle est légale, les gens de couleur sont représentés parce qu'ils composent les communes ; si elle ne l'est pas, les députés des colonies doivent se retirer. Voilà à quoi se réduit uniquement la question qui vous est soumise ; et vous ne pouvez prononcer, sous aucun rapport, en faveur des gens de couleur, sans attaquer et annuler votre premier décret d'admission des députés de Saint-Domingue à l'Assemblée nationale. Mais comme vous l'avez déclaré vous-mêmes irrévocable, je demande que l'Assemblée décrète qu'il n'y a pas lieu à délibérer.

Et je suis d'autant plus fondé, Messieurs, dans mon opinion, qu'elle n'est que le résultat de la vôtre.

En effet, Messieurs, rappelez-vous qu'une corporation des plus grands propriétaires des colonies, résidant actuellement en France, a cru devoir également faire des réclamations à votre tribunal, contre la nomination des députés de Saint-Domingue, qu'ils ont jugée illégale par le défaut de convocation de tous les habitants libres, qui composent la colonie de Saint-Domingue : vous avez rejeté leurs réclamations.

Mais ne seraient-ils pas fondés à se présenter de nouveau aujourd’hui à votre tribunal, si vous légitimiez la corporation des gens de couleur, assemblés à Paris ? Ne seraient-ils pas également autorisés à s'assembler dans le royaume, pour protester contre l'admission illégale de leurs députés, et n'auraient-ils pas le droit de les rappeler, par la raison qu'ils auraient été nommés sans convocation et sans leur participation ?

Cet exemple ne serait-il pas dangereux pour d'autres provinces, dont quelques habitants également isolés, et peut-être mécontents, se croiraient fondés à s'assembler partout où ils se trouveraient, même hors de leurs provinces et, à rappeler leurs députés, s'ils le jugeaient nécessaire à leurs intérêts particuliers ? Que deviendrait alors votre décret, qui enlève ce droit à nos propres et véritables commettants ?

J'abandonne ces réflexions, Messieurs, à votre sagesse ; mais permettez-moi seulement de vous observer que l'Assemblée nationale, ayant rejeté le comité national demandé par les députés des colonies, a manifesté l'intention où elle est de ne rien préjuger, de ne rien arrêter sur les questions relatives à la constitution des colonies, qui lui seraient présentées : celle qui vient d'être soumise à votre examen est sans doute de ce nombre, puisqu'elle tient essentiellement à la constitution des colonies ; je demande donc qu'il ne soit rien statué à cet égard par l'Assemblée nationale, que préalablement elle n'ait reçu du sein des colonies mêmes leurs vœux légalement manifestés dans un plan de constitution propre à leur régime, qui sera présenté à l'examen de l'Assemblée nationale.

Je vais vous proposer, en conséquence, un décret, dicté en ce moment par la prudence ; croyez, Messieurs, qu'il vous conservera à jamais vos colonies, dont la perte occasionnerait à la métropole des maux incalculables. Rien ne périclite, rien ne vous presse de prononcer isolément sur la question prématurée qui vient de vous être présentée ; elle ne pourra dans aucun temps échapper à votre examen ; elle ne sera point oubliée dans le plan de constitution qui vous sera proposé par les colonies légalement assemblées, lorsque vous l'ordonnerez, et que vous pourrez vous en occuper ; votre sagesse, d'ailleurs, doit rassurer les gens de couleur et dissiper leurs craintes. Les nègres libres, qui ont Je même droit que les gens de couleur, seront également appelés ; plus sages que les gens de couleur, plus reconnaissants que leurs enfants, ils se tiennent à l'écart dans ce moment, mais leur confiance en nous est pour nous un nouveau titre de défendre leurs intérêts comme les nôtres, ils nous seront toujours aussi chers ; nous en contractons avec eux un nouvel engagement dans le sanctuaire même des représentants de la nation.

Nous serons fidèles à notre serment.

Voici donc le décret que je propose :

L'Assemblée nationale, considérant la différence absolue du régime de la France à celui de ses colonies, déclarant par cette raison que plusieurs de ses décrets, notamment celui des droits de l'homme, ne peuvent convenir à leur constitution, a décrété et décrète que toute motion relative à la constitution des colonies, serait suspendue et renvoyée à l'époque où elle recevra du sein même de ses colonies leurs vœux légalement manifestés dans un plan de constitution qui sera soumis à un sérieux examen de l'Assemblée nationale, avant d'être décrété.


28 Novembre 1789 : L'Assemblée "prend en considération" la grande détresse des pauvres

Des mendiants
La mendicité constitue un crime.

    Sous l'ancien régime, la pauvreté était omniprésente et la mendicité constituait un crime puni de prison. Les députés de l'Assemblée nationale vont débattre aujourd'hui sur la grande détresse des pauvres et les moyens d'y remédier.

Ordonnance du roi, datant de 1777,
punissant de prison les mendiants.

Ne manquez pas de lire l'article "A propos de la terrible misère au XVIIIe siècle".

Motion de M. Brunet de Latuque suite à l'adresse de la ville de Nérac concernant la mendicité, lors de la séance du 28 novembre 1789

M. Brunet de Latuque, député de Nérac. Messieurs, vous venez d'entendre la lecture d'une adresse par laquelle la ville de Nérac demande que le quart du revenu des dîmes soit saisi entre les mains des fermiers des décimateurs, pour être appliqué à la subsistance des pauvres. Les pauvres sont dans une grande détresse, il est instant de s'occuper de cette question et je prie l'Assemblée nationale de la prendre en sérieuse considération.

Discussion concernant la motion de M. Brunet de Latuque suite à l'adresse de la ville de Nérac, lors de la séance du 28 novembre 1789

M. Fréteau de Saint-Just. J'appuie la motion de M. Brunet de Latuque et je propose d'en renvoyer la délibération à l'une des prochaines séances du soir. Nous pourrons en attendant lire le mémoire de M. Du Tremblay de Rubelle qui vient de nous être distribué, et qui a pour objet la destruction de la mendicité. (Voyez ce mémoire, annexé à la séance de ce jour.)

M. Malouet. Dès le mois de septembre dernier, j'ai présenté un projet d'établissement pour la classe indigente qui répond parfaitement aux nécessités signalées par l'adresse de la ville de Nérac. Je demande qu'il ait la priorité.

M. Gaultier de Biauzat. Avant que ce plan soit examiné et mis à exécution, des malheureux périront faute de subsistance. La décision que l'Assemblée portera sur la demande de la ville de Nérac sera nécessairement commune à tout le royaume ; elle ne peut pas faire la matière d'une séance du soir.

L'Assemblée décide que cette affaire sera placée lundi à l'ordre de deux heures.

Dépôt aux archives de l'ouvrage "Essai sur la mendicité" de M. Cormier, lors de la séance du 28 novembre 1789

M. Salomon de la Saugerie, secrétaire, annonce que M. Cormier, ancien magistrat, a remis aux archives un exemplaire d'un ouvrage intitulé : "Essai sur la mendicité" et que l'auteur, s'étant occupé de beaucoup de détails sur la population, offrait à l'Assemblée les renseignements qu'elle pourrait désirer.

Voir le livre mis à disposition à la fin de l'article.

Mémoire sur la destruction de la mendicité, par M. Du Tremblay de Rubelle, lors de la séance du 28 novembre 1789

Mémoire sur la destruction de la mendicité (1), par M. Du Tremblay de Rubelle (2), maître des comptes.

(1) Ce mémoire n'a pas été inséré au Moniteur.

(2) Ce petit mémoire fait partie d'un ouvrage plus étendu, que j'ai remis à M. le comte de Lally-Tollendal, en sa qualité de député aux Etats généraux. L'utilité de ce projet, la facilité de son exécution dans les circonstances actuelles, me déterminent à le faire imprimer : puisse-t-il l'aire naître des idées plus heureuses ! et, en venant au secours des êtres souffrants, contribuer au bonheur et à la tranquillité de tous les individus ! (Note de l'auteur.)

Voir le livre mis à disposition à la fin de l'article.

    De tous les projets utiles qui peuvent s'exécuter dans ce moment de régénération générale, il n'en est pas sans doute qui soit fait pour plaire davantage aux âmes honnêtes et sensibles, que la destruction de la mendicité ; mais les personnes qui joignent aux sentiments de bienfaisance les grandes vues de l'administration sentiront encore davantage combien la destruction de la mendicité serait essentielle à l'ordre public ; et leur humanité en acquerra un nouveau degré d'énergie.

    Tout le monde convient de la nécessité de secourir l'indigence. Quand le sentiment de la bienveillance que la nature a mis dans notre âme n'agirait que faiblement, l'intérêt personnel, ce mobile puissant et universel, nous en ferait la loi. Le soin des propriétés, la sûreté publique, ne permettent pas d'abandonner le malheureux au désespoir ; et le spectacle d'un être souffrant, qui serre le cœur du riche au milieu même de ses jouissances, est fait pour exciter sa sensibilité. L'inconvénient de la mendicité s'est si constamment fait sentir, qu'on a tenté plusieurs fois d'y remédier. Une foule d'ordonnances à ce sujet, notamment celles de 1614, 1656, 1662, 1686, 1724 et 1750, ont eu cet objet ; mais ces ordonnances, en ouvrant un asile aux pauvres dans les hôpitaux, n'ont été peut-être qu'un degré d'encouragement pour la fainéantise qui, assurée de ne pas manquer de subsistance dans ces asiles, n'a pas hésité à se soustraire à la charge générale imposée à tous les membres de la société, de se rendre utiles au bien général.

    En 1777, l'académie de Châlons, frappée de ces réflexions, fit de ce projet un sujet de prix qui a trouvé de dignes émules. Nous croyons du devoir d'un bon patriote de renouveler ces idées bienfaisantes dans un moment où l'esprit d'ordre, de bien général, de justice et de confraternité en rendent l'exécution plus facile.

    Le premier soin à prendre pour parvenir à éteindre la mendicité, c'est de bien connaître le nombre des mendiants ; et l'ordre actuel facilite infiniment cette connaissance. Les districts étant presque tous bornés dans l'étendue de leurs paroisses, il est aisé aux citoyens du district de connaître les besoins de leurs concitoyens du même district, et d'apprécier même l'étendue de ces besoins ; car il est juste qu'ils soient proportionnés à l'âge, aux charges des individus, et au plus ou moins de possibilité de se procurer des ressources. Ce premier lien de correspondance entre les indigents et ceux qui peuvent leur porter des secours est déjà précieux sous plusieurs rapports ; il mettra une douce consolation dans le sein de l'infortuné, fondée sur l'espérance d'un meilleur être, et sur la satisfaction de voir qu'on s'occupe de son infortune ; et il rappellera au travail des fainéants qui ne demandent du pain que parce qu'ils ne veulent pas le gagner. On peut se rappeler à ce sujet qu'en 1778 il y avait à Amiens un nombre considérable de pauvres ; on y forma le projet de détruire la mendicité ; on lit une quête dans la ville, et l'on en annonça la distribution : le jour même que les magistrats publièrent la défense de mendier dans les rues (1), les mendiants disparurent ; et dans la crainte d'être arrêtés, retournèrent à leurs travaux.

(1) Extrait d'un mémoire sur la mendicité.

    Le pauvre valide ne manque le plus souvent de subsistance que parce qu'il se refuse au travail, ou qu'il ne peut pas s'en procurer : un peu de surveillance peut empêcher l'un et l'autre ; c'est donc de l'ordre qu'il faut en cette partie, et non de l'argent. Mais pour ôter toute ressource aux gens de mauvaise volonté de continuer à vivre dans leur dangereuse oisiveté, il faudrait que, les mesures prises pour soulager l'indigence, non-seulement on défendît dans le même moment la mendicité dans tout le royaume, mais qu'on obligeât toute personne à se faire inscrire dans son district, et à ne pouvoir aller s'établir ailleurs sans un certificat de son district qui, dans le cas de l'indigence, lui assurerait en même temps les secours dont il jouissait dans le district qu'il a quitté. Ce certificat pourvoirait à la subsistance de l'indigent, et la société s'assurerait de l'individu qui n'aurait plus la faculté de vagabonder sous prétexte de mendier, puisque la subsistance serait assurée. On ne saurait apprécier l'avantage que retirera la police publique de l'obligation où seront les pauvres de renoncer à être vagabonds. On a observé avec raison que les grands criminels le sont rarement chez eux ; un reste de pudeur les contraint de se soustraire aux regards de leurs compatriotes, ils ne pourraient les soutenir. L'ordre général y gagnerait donc infiniment, mais d'un autre côté, ii serait juste que la société, qui en retirerait un aussi grand bien que celui de la sûreté publique, l'achetât par quelques sacrifices : ce sacrifice ne paraîtrait pas considérable, si l'on considère tout le bien qu'un grand nombre d'hommes réunis en société peuvent faire en se réunissant pour l'opérer (2).

(2) Il faut considérer que tous les pauvres ne sont pas dans la môme indigence ; si la vieillesse des uns nécessite des secours de toute nature, les autres peuvent se procurer, par leurs travaux, une portion de subsistance, et il ne s'agit que de suppléer à la modicité du salaire à laquelle leur infirmité les réduit.

    Pour y parvenir avec une sorte d'égalité proportionnelle à la fortune et aux moyens, je proposerais une imposition par feu dans les villes, et par arpent dans les campagnes, parce que cette imposition me paraît la plus juste et ne tombe que sur celui qui possède ; par celte raison, je serais d'avis que ceux qui ne possèdent qu'un seul feu ou un seul arpent ne fussent point taxés ; d'un autre côté, il serait convenable que le luxe payât davantage : ainsi les feux inutiles, tels que ceux des escaliers, seraient taxés au double, et les feux de poêle, au contraire, ne payeraient que demi-taxe ; il en pourrait résulter une économie sur le bois, qui, dans les circonstances présentes, serait un bien. 

    La perception de cette taxe (1), après avoir eu la sanction de l'autorité législative, serait confiée aux districts, et la distribution en serait faite sur des mandats expédiés par des commissaires, conformément à un état général des besoins et secours accordés, arrêté et consenti par l'assemblée générale.

(1) Si l'imposition par feu était difficile à établir, on pourrait y substituer une imposition de six deniers, ou 1 sou pour livre, sur la capitation ou les vingtièmes ; et afin que cette taxe ne portât pas sur l'indigence, on pourrait en exempter ceux dont les vingtièmes ou la capitation ne monteraient pas à une certaine somme. De quelque manière qu'on établisse à l'avenir l'imposition, il est convenable et juste de faire la part du pauvre : c'est le seul moyen de l'intéresser à la chose publique.

    De cette corrélation entre les riches et les indigents naîtrait l'avantage de l'un et l'autre ; le pauvre y trouverait des secours, et le riche assurerait sa tranquillité et sa propriété même, par la connaissance et le soulagement de tous les individus que le désespoir et la faim pourraient porter à le troubler dans ses jouissances. Cette connaissance intime des individus est peut-être la seule manière de suppléer à cet espionnage, qu'une extension odieuse et despotique fait proscrire, mais qui, sous l'ancien régime, pouvait être nécessaire jusqu'à un certain point pour l'administration d'une grande ville. Il faudrait que le compte de cette perception, contenant la totalité de la recette et son emploi, fût rendu tous les ans, et toujours ouvert à tous les citoyens du district : car il est juste que celui qui paye voie l'emploi de ses deniers ; et les administrateurs se doivent à eux-mêmes d'éclairer leur conduite.

    C'est un nouvel impôt, me dira-t-on. Mais, je le demande, cet impôt n'est-il pas toujours perçu d'une manière ou d'une autre ? Laissera-t-on mourir de faim des malheureux ? Ne faut-il pas que le gouvernement vienne à leur secours ? Et comment y vient-il si ce n'est avec les deniers publics ? Ce n'est donc qu'un mode nouveau d'administration, par lequel on met dans la main de ceux qui payent l'emploi de leurs fonds, pour empêcher qu'on n'en détourne la source, et que d'un autre côté, ceux à qui ils sont destinés n en réclament au-delà de leurs besoins : c'est pour empêcher une répartition trop inégale qu'entraîne nécessairement une distribution aveugle : c'est pour obvier à la dépravation des mœurs et à la corruption des principes, en étouffant le goût du travail par la facilité de se procurer de l'aisance dans une vie fainéante et débauchée. Mettra-t-on en balance avec ces grands avantages une petite surcharge pécuniaire qui se réduira à presque rien, surtout pour ceux qui n'ont pas assez peu d'humanité pour refuser tous secours à leurs semblables ? Car il sera nécessaire et indispensable de faire contre l'aumône particulière des lois presque aussi rigoureuses que contre la mendicité, puisque cette charité mal entendue tendrait à nourrir un des désordres les plus pernicieux à la société ? Si l'on avait le malheur de n'être pas touché des motifs d'humanité, que l'on considère combien l'ordre public réclame la subsistance pour l'indigent ! A quels excès ne peut pas porter le désespoir et la faim ? De quels vices ne se rendent par coupables des gens adonnés à l'oisiveté et qui ont bravé jusqu'à la honte ? Aussi, fléaux des villes et des campagnes, on les a vus, surtout dans ces derniers temps, fomenter ces troubles qui ont menacé le royaume d'un renversement total. On les voit souvent mettre les laboureurs à contribution ; et, par l'habitude de voler, ils se forment à devenir assassins, comme cela n'est que trop consigné dans les greffes des juridictions criminelles. Il s'ensuit que si la société est obligée de faire un sacrifice, ce sacrifice n'est pas purement gratuit, puisqu'il tend à la conservation des propriétés et à la plus grande sûreté des individus. On peut ajouter à ces réflexions que ce genre d'établissement a déjà la sanction de l'expérience. Il existe en Hollande, en Allemagne, et dans une partie de la Suisse. Chaque paroisse y a soin de ses pauvres, et l'ou y est parvenu à faire disparaître les mendiants. En Angleterre, il existe une taxe sur les aisés, et personne ne s'en plaint, quoiqu'elle soit très-forte. On conçoit qu'il faudrait perfectionner l'administration des bureaux et des ateliers de charité (1).

(1) Dans le nouveau plan de municipalité, les districts particuliers étant chargés de leur police particulière, on pourrait employer certains pauvres du district au nettoyage des rues, à l'enlèvement des neiges, à l'allumage des réverbères, etc.

    Cela sera de la plus grande facilité, dès que tous les habitants d'un district y prendront un intérêt direct. La société philanthropique, qui s'est propagée pour le bonheur de l'humanité, fournira des administrateurs éclairés et pleins de zèle (2).

(2) Nous n'entrerons point dans la discussion des moyens de perfectionner les bureaux de charité ; les détails qu'on présenterait rempliraient difficilement toutes les améliorations possibles : c'est en rassemblant toutes les lumières, en examinant les modèles les plus parfaits, qu'on parviendra à combiner le meilleur plan. La ville de Dath, dans le Hainaut français, paraît avoir un excellent régime. Voyez à ce sujet les mémoires sur les moyens de détruire la mendicité, page 205. On peut consulter ces mémoires avec fruit sur les détails de perfection qu'on peut donner aux bureaux de charité. Nous n'indiquons ici que les masses ; ce sera après un examen approfondi de la manière dont les bureaux et les ateliers de charité sont régis, qu'on pourra faire des règlements utiles en cette partie ; on les perfectionnera avec le temps et au moyen de l'expérience. Ce travail est digne de la plus grande attention : il serait intéressant de nommer une commission à cet effet.

    Il faut prévenir une objection juste que l'on va nous faire sur l'inégalité de la taxe proposée, qui sera manifestement insuffisante dans certaines paroisses où la recette sera peu abondante et la dépense considérable. Nous avons senti cette difficulté, et c'est pour la résoudre que nous proposons l'établissement d'une caisse générale de bienfaisance, dans laquelle seraient versés tous les fonds que nous allons ci-après désigner et qui fourniront aux paroisses nécessiteuses ceux dont elles peuvent avoir besoin.

Nous avons pensé qu'un des premiers moyens de détruire la mendicité était de défendre l'aumône particulière, qui nourrit et encourage la fainéantise. Cette bienfaisance aveugle de la société entraîne une sorte d'injustice par l'inégalité indispensable de la répartition. L'aumône, dans l'état actuel des choses, ressemble à un champ appartenant à plusieurs laboureurs, qu'ils sèmeraient tous sans se prévenir de l'endroit où ils porteraient leurs semences ; une partie s'en trouverait surchargée, tandis que l'autre serait trop peu semée. Mais en détruisant l'aumône particulière, nous n'avons pas entendu priver les âmes bienfaisantes de la satisfaction de faire du bien ; nous avons dit qu'il fallait établir une caisse générale de bienfaisance ; cette caisse, sous la protection particulière du Roi et des représentants de la nation, surveillée par des administrateurs par eux nommés, serait dépositaire des charités de ceux qui, bienfaiteurs de l'humanité, mettraient leur juste satisfaction à soulager l'indigence. On pourrait joindre à ces fonds ceux des maisons religieuses éteintes, ou portions des revenus des religieux, qui, n'ayant point assez de sujets pour consommer leurs revenus (1), seraient astreints à porter dans la caisse les fonds excédant leurs besoins.

(1) Il est facile d'opérer la réunion des maisons religieuses où il n'y a qu'un petit nombre de sujets et d'appliquer à celte caisse de bienfaisance les fonds des maisons supprimées.

    Ces biens, fondés pour la prière et l'aumône, ne pourraient être justement appliquées qu'à de pareilles destinations. Le surplus des fonds des hôtel-Dieu-Dieu, dont la charge serait diminuée par un plus grand soin du pauvre ; le surplus de ceux de l'hôpital général, qui ne recevrait plus que des impotents, ce qui ferait une grande amélioration dans son régime et dans le sort de ceux qui s'y retirent ; Je produis des aubaines, des régales, des déshérences, des confiscations ; l'excédent des fonds de la police publique pourraient être versés dans ladite caisse. Tous ces fonds, distribués en grande connaissance de cause entre les paroisses nécessiteuses, établiraient un juste équilibre entre les besoins et les secours, sans de grands sacrifices, le pauvre serait secouru et la propriété du riche serait assurée, et cette heureuse harmonie entre la richesse et l'indigence serait plus que jamais le lien de cette douce confraternité, si digne d'un siècle éclairé et bienfaisant.

    Je pense en conséquence que, pour opérer ce bien inappréciable, il y a lieu d’ordonner premièrement à toute personne de se faire inscrire dans le district où elle habite ;

    Secondement, d'établir une imposition ou par feu ou à raison de la capitation ou vingtième, en faveur des indigents du district ;

    Troisièmement, de créer une caisse générale de bienfaisance, pour fournir aux districts nécessiteux les fonds nécessaires pour établir un juste équilibre entre les secours et leurs besoins.

Ces moyens simples sont d'une exécution facile, et les avantages, que la société et l'humanité en retireront sont au-dessus de toute expression.

Essai sur la mendicité, ou Mémoire dans lequel on expose l'origine, les causes, & les excès de la mendicité.

Auteur du texte : Lottin, Antoine-Prosper (1733-1812)



Mémoire sur la destruction de la mendicité.
Auteur du texte : Dutramblay, Antoine-Pierre (1745-1819)