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mardi 15 décembre 2020

16 Décembre 1789 : Publication d'un rapport anonyme défendant l'idéologie raciste des Colons des Antilles.

 

"Les Mortels sont Egaux. Ce N'est pas la Naissance
C'est La Seule Vertu qui Fait La Différence"

Une lâche réponse à l'abbé Grégoire

    En réponse au plaidoyer contre l'esclavage publié en octobre par l’abbé Grégoire, parait ce 16 décembre 1789 un mémoire anonyme qui attaque les idées abolitionistes de l’Abbé Grégoire. Ce document de 68 pages porte en dernière page les initiales P.U.C.P.D.D.L.M. : signe de reconnaissance pour son ou ses auteurs et ceux qui partagent les idées défendues. Quant aux idées défendues dans ce document, elles constituent la compilation des préjugés racistes qui constituent l'idéologie coloniale.

L'abbé Grégoire

Un sujet de société qui fait débat.

    L'esclavage était un système odieux d'oppression et d'exploitation des hommes qui, déjà à l'époque, blessait la sensibilité de nombre de gens. Son abolition faisait même partie de certaines demandes faites au roi dans les cahiers de doléances rédigés pour les Etats GénérauxSon abolition faisant donc débat, aussi bien au travers de la publications de livres que d'articles dans les journaux. 

Article 29 du cahier de doléances du village de Champagney

    En octobre 1789, l’abbé Grégoire, curé d’Embermesnil, député aux Etats-Généraux, puis à l’Assemblée Nationale Constituante, avait publié le Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue, et des autres iles françaises de l’Amérique, adressé à l’Assemblée nationale. C’était la première grande attaque de ce grand homme contre le préjugé de couleur et contre toute l’idéologie raciste développée par les Colons des Antilles. (Saint-Domingue est l'actuelle Haïti).

    L'esclavage était bien en effet une idéologie, car il constituait toute l'architecture de la société coloniale. La grande majorité des Colons ne pouvait concevoir la possibilité de son abolition. Faute de travailler leurs terres, les Colons travaillaient à justifier l'usage et la perpétuation de ce fléau aussi vieux que l'humanité.

    Certains ouvrages faisaient même montre d'une apparence de "compréhension", simulant même un semblant de pitié à l'égard du sort des esclaves et c'était presqu'à regret qu'ils défendaient malgré tout cette abomination. Comme il est difficile de remettre en question un système établi et encore plus difficile de penser contre ses propres préjugés ! Peu de gens en sont capables ! Les Révolutions sont propices à cela...

"Littérature" esclavagiste.

    J'ai trouvé un bon exemple de ce style de "littérature" avec le texte ci-dessous, extrait des pages 12 à 14 du Recueils de pièces imprimées concernant l'esclavage et la Traite des Noirs, l'île de Tobago, Saint Domingue, 1777-1789. Vous allez mieux comprendre la nature du problème.

    Il s'intitule : "Discours sur l’esclavage des Nègres, et sur l’Idée de leur Affranchissement dans les Colonies. Par un Colon de Saint Domingues."

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97892251

"Les Nègres sont esclaves, et vous demandez qu’on les affranchisse. Mais on ne peut le faire qu’en dépouillant les Colons de leurs propriétés. Je n’ai pas besoin de vous prouver, et vous savez déjà qu’elles doivent être sacrées comme toutes les autres (1). Vous croiriez-vous le droit d’enlever ses charrues à un fermier ? Eh bien, ce sont nos instruments de labourage. – Oh ! Des hommes ! Cela fait frémir ; c’est un abus révoltant qu’il faut extirper. – Citoyen indiscret ! Eh bien ! Je vous dis que la Nation assemblée pourrait seule les anéantir ces propriétés, dans le cas où il serait évident que le maintien de l’esclavage fût contraire à l’équité naturelle et aux intérêts de l’État, et que son extinction pût s’opérer sans une lésion manifeste, et sans danger pour les colons, ainsi que pour l’État lui-même.

(1) Le Dr Schwartz, dans son zèle évangélique, non seulement méconnait cette vérité, mais il prétend que l’on doit envisager les colons comme coupables d’un vrai vol, et à ce moyen étant déchus du droit de réclamer aucune indemnité. Pour être conséquent, il ne manquait plus que de demander qu’ils fussent punis comme voleurs.

Nota : Le Docteur Schwartz évoqué ici était le pseudonyme utilisé par Nicolas de Condorcet pour publier son ouvrage : « Réflexions sur l'Esclavage des Nègres » paru en 1781 (accessible en bas de page).

Quant au premier point, qui serait de satisfaire au vœu de l’humanité blessée par l’esclavage des Nègres, chacun sait, et M. l’abbé Raynal lui-même vous a appris que c’était leur état naturel en Afrique. Or maintenant, si mes lecteurs m’ont bien entendu, et s’ils veulent être conséquents, ils conviendront que les Colons ne sont ni causes, ni responsables de cette servitude qu’ils ont trouvée établie, et qui ne fait que se perpétuer dans leurs mains ; pas plus responsables, pas plus criminels qu’un Citoyen possesseur par héritage ou par acquisition d’une terre qui lui produit 40.000 livres de rente, tandis que le plus grand nombre des habitants de son village peut à peine subsister. A qui faut-il s’en prendre ? Ce serait tout au plus à l’Etat qui a permis, favorisé ou toléré ce commerce, et d’abord, dans cette supposition, à moins de renverser toute l’idée d’ordre et de justice, il faudrait qu’il commençât par rembourser la valeur des Nègres, ce qui ne serait qu’une partie du dédommagement exigible, puisque leurs bras seuls peuvent féconder nos terres. Il faudrait donc essuyer le double inconvénient de payer environ un milliard dont les intérêts seraient un accroissement énorme d’impôts pour la Nation, et d’être privé de tous les avantages que donnent les colonies."

La propriété est sacrée ! 

    Le côté sacré de la propriété, évoqué au premier paragraphe était un argument récurrent dans ce débat relatifs à l'esclavage. J’ai déjà évoqué dans un autre article comment le caractère sacré de la propriété avait empêché nombre de réformes envisagées par Louis XVI.     Selon l’abbé Véri, Louis XVI aurait un jour posé cette question à son ministre Turgot après que celui-ci lui ai fait part de la difficulté de réaliser les réformes indispensable au royaume, tout en restant dans le cadre stricte de la loi et du respect des contrats. (page 379 du journal de l'abbé Véri) :

« Parmi les différents qui arrêtent toute mutation, il y a celui de la probité qui doit respecter la foi publique des contrats. On ne peut pas nier que la résiliation d'un bail attaque cette fidélité des contrats. M. Turgot ne méconnaît pas ce cri de l'équité naturelle. Il ne désavoue pas non plus que résilier un bail sans rendre en écus sonnants les fonds que les fermiers généraux ont donnés en avance au Roi ne soit contraire au premier appel de l'équité. Il convient que remettre le remboursement de ces fonds à des termes éloignés en faisant cesser aujourd'hui leur bail, c'est une injustice très apparente. Mais, en faisant ces aveux, voici ses autres observations, que je ne crois pas inutile de mettre dans toute leur étendue.

« Faisons une supposition, m'a-t-il dit, sur un objet absolument étranger. Le Roi juge utile et juste de supprimer l'esclavage des nègres dans les colonies en remboursant leur valeur aux propriétaires. Il ne peut faire ce remboursement que dans dix ans. Faut-il attendre ces dix ans pour produire un bien si considérable que la justice réclame dès aujourd'hui et qui n'aura peut-être jamais lieu si on le laisse à l'incertitude des événements ?

Du risque à reconnaître une injustice dans une société injuste...

    Reconnaître l'injustice de l'esclavage, c'était aussi le risque de devoir reconnaître l'injustice d'autres modes d'exploitation des êtres humains, eux aussi traditionnels et anciens, découlant des injustices sociales. Quid des riches propriétaires bâtissant leurs fortunes sur la peine des pauvres gens ? Vous rendez-vous compte de l'enjeu ? 

    La propriété était si sacrée, qu'à l'instar de la soi-disant abolition des privilèges, accordée lors de la nuit du 4 août 1789 (sous l'effet de la Grande Peur) qui finalement obligeait les opprimés à racheter leur liberté afin de dédommager les privilégiés ; l'abolition de l'esclavage aurait demandé que les Colons propriétaires d'esclaves fussent eux aussi dédommagés !

Analyse du mémoire anonyme par l'historienne Florence Gauthier

    Je n'ai pu trouver ce mémoire anonyme sur le WEB. En revanche j'ai découvert cette brillante analyse sur le site Open Édition. Florence Gauthier est historienne, spécialiste du XVIIIe siècle, maître de conférences à Paris VII, auteur entre autres de "La voix paysanne dans la Révolution". Ce texte constitue le chapitre 3 de son livre :"L'aristocratie de l'épiderme - Le combat de la société des Citoyens de Couleur, 1789 - 1791."

Vous pouvez accéder à ce texte via la fenêtre ci-dessous :

Je vous conseille bien évidemment d'acheter et lire ce livre !


Une vidéo en noir et blanc sur l'esclavage.

    Au cours de mes recherches, j'ai découvert cette vidéo sur le site de la BNF. Elle dure 26 minutes. Je vous conseille vivement de la regarder. Elle est pour le moins édifiante. Vous allez probablement être choqué par ce que vous allez apprendre.


Sources :

Quelques-uns des livres évoqués :

Le journal de l'abbé Veri.


Le livre de l'abbé Grégoire.


Le livre de Condorcet.


Discours sur l'esclavage des Nègres (défense de l'esclavage)


Bibliothèque de Moreau de Saint Merry :


15 Décembre 1789 : Présentation d'une machine inventée par l'abbé de Mandres (sans vapeur)

 

Bateau à cage d'écureuil
Source

    Voici un article à ma façon, sur un abbé inconnu, mécanicien et inventeur de son état, avec une digression sur les machines à vapeur que j'ai jugée nécessaire... 😉

    Je vous ai déjà parlé des abbés révolutionnaires, distribuant des armes, brandissant le sabre devant la Bastille ou morigénant les riches dans des sermons incendiaires. Mais je ne vous ai pas encore parlé d’abbés mécaniciens inventeurs. C’est le cas de l’abbé Claude-Simon de Mandres, né à Amance en 1728, curé de Donneley, de l’Evêché de Metz. (Aujourd’hui Donnelay dans la Moselle).

    Cet abbé ingénieux consacra probablement plus de temps à la mécanique qu’à ses ouailles. Durant des années, en effet, il ne cessa jamais d’inventer, de perfectionner et de faire la publicité de ses machines. Il y consacra tant de son temps et de son argent qu’il se ruina presque et qu’il sollicita l’Assemblée nationale pour l’obtention d’une pension pour son ouvrier Joseph Girard et lui-même, eut égard à ses investissements durant tant d’années (pétition à l’Assemblée du 18 décembre 1791). Il dû aussi très souvent réclamer l’argent qui lui était dû pour les travaux accomplis par ses machines. Et il eut même à défendre la paternité de ses inventions ! Raison pour laquelle il fut l’un des membres fondateurs de la Société des inventions et découvertes, auprès de laquelle il déposa un brevet d'invention le 28 septembre 1791 pour un "levier-moteur à pédales, au moyen duquel les hommes agissaient à la fois avec le poids du corps et leur force musculaire" (une sorte de cric elliptique).

    Lors de la séance du 13 octobre 1789, six commissaires avaient été nommés pour examiner un mémoire de l’abbé de Mandres concernant une découverte « très intéressante pour les arts et très-utile pour les ports de mer et les villes de guerre. » Le président avait alors désigné Messieurs De Vialis, Bureau de Puzy, Malouët, De Phélines, De Bousmard et le marquis de Vaudreuil.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5169_t1_0415_0000_3


    Ce 15 décembre 1789, lesdits commissaires viennent rendre compte de leur mission devant l’Assemblée.

Présentation d'une machine inventée par l'abbé Demandre, lors de la séance du 15 décembre 1789

M. Bureaux de Puzy. L'Assemblée avait chargé des commissaires d'examiner une machine dont M. l'abbé Demandre est auteur. Il résulte de notre examen que ce mécanisme, très-simple et infiniment ingénieux, peut s'appliquer avec avantage aux pompes d'épuisement, aux sonnettes à battre des pieux, etc., et qu'il double les forces des hommes. M. l'abbé Demandre a aussi fait l'application de sa machine à la navigation. Des pièces très-authentiques et la notoriété publique prouvent que, dans un des endroits où le Rhin a le plus de rapidité, trente bateaux, attachés à la suite les uns des autres, et dont quatre étaient remplis de gravier, ont facilement remonté ce fleuve par le moyen de ce mécanisme, auquel huit hommes étaient employés.

M. Malouet. On a fait à Toulon l'essai de la machine de M. Demandre, et le succès a été complet.

L'Assemblée témoigne le désir de voir cette machine : M. le président annonce qu'elle sera exposée sur le bureau avant l'ouverture d'une des prochaines séances.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1878_num_10_1_4204_t1_0574_0000_4

Aimable avertissement 😊

    Vous trouverez en bas de cet article trois fenêtre donnant accès à des documents rédigés par l’abbé de Mandres. Mais auparavant, comme évoqué en introduction, je souhaiterais évoquer le développement des machines à vapeur au 18ème siècle. Vous comprendrez ainsi pourquoi les inventions de l'abbé étaient en passe de devenir anachroniques.

 

Projet de barge à curer les ports

La fin d’une époque.

    J’ai eu beaucoup de mal à trouver des informations sur l’abbé de Mandres (l’orthographe du PV de l’Assemblée m’ayant lancé de plus sur des fausses pistes). J’ai éprouvé encore plus de difficultés à comprendre en quoi consistait ses inventions. En 1785 Claude-Simon de Mandres avait effectivement obtenu un privilège du roi pour la construction d'un bateau de son invention, dit « levier-moteur » et deux ans plus tard (29 et 3 décembre 1787) il avait fait ses premières expériences officielles à Strasbourg. C'était un bateau constitué d’une plate-forme sur laquelle était placé un cabestan et une roue centrale mue par vingt hommes, qui mettaient en mouvement deux roues avec des pagaies placées de chaque côté du bateau.

    Mais ce que j’ai surtout compris, c’est que les inventions de l’abbé n’étaient que des améliorations d’antiques systèmes utilisant la force humaine. Celles-ci étaient probablement astucieuses, mais elles ne constituaient pas un réel progrès. C’était un peu comme si un brave gars s’évertuait à perfectionner la taille des silex, pendant que son voisin découvrait la fabrication des haches en bronze.

    Le temps n’était plus à perfectionner les sonnettes à battre des pieux par des moyens humains astucieux, mais à découvrir une nouvelle force motrice, autre qu’animale !

Fiche technique en pdf

Des roues et de la vapeur !

Roues à aubes

    Sans vouloir faire du tort à ce brave abbé De Mandres, son invention n’était probablement pas très originale. Beaucoup de tentatives avaient été faites depuis le début du 18ème siècle, pour mouvoir les bateaux "autrement", avec des roues à palmes, pagaies ou aubes, mais aussi avec des moteurs à vapeurs que l’on appelait des pompes à feu.

    L’application des roues à aubes à la navigation, était d’ailleurs loin de constituer une idée nouvelle. L’idée de réunir sur une roue un certain nombre de rames, afin d’obtenir un emploi plus commode de la force motrice, remontait à l’antiquité. Les roues à palettes étaient au nombre des machines très anciennes connues de l’architecte romain Vitruve mais dont il ne connaissait d’ailleurs pas les inventeurs. Il existe des médailles romaines qui représentent des navires de guerre (liburnes) armés de trois paires de roues, mues par des bœufs et ceux-ci sont également mentionné dans le De rebus bellicis, un traité de guerre romain. Des navires mus par des roues à aubes tournées par des bœufs, auraient transporté les Romains en Sicile, pendant la première guerre punique !

De rebus bellicis

    Un écrivain militaire du XVe siècle, Robert Valturius, fit aussi mention de la substitution des roues à aubes aux rames ordinaires. Il donna, dans son ouvrage, les dessins, grossièrement exécutés, de deux bateaux munis de petites roues en forme d’étoiles, et composées de l’assemblage de quatre rayons placés en croix, réunis à un centre commun. Voir ci-dessous :

Lien vers le livre joliment illustré

    Un mécanicien, nommé Duquet, avait fait à Marseille et au Havre, de 1687 à 1693, un grand nombre d’essais avec des rames tournantes, composées chacune de quatre rames courtes et larges, opposées deux à deux et placées en croix. Ces expériences avaient produit en France beaucoup d’impression, et cette idée ne tarda pas à y être poursuivie.

    En 1732, le comte de Saxe présenta à l’Académie des sciences de Paris, le plan très-bien conçu, d’un bateau remorqueur ayant de chaque côté une roue à aubes, que faisait tourner un manège de quatre chevaux. « Ces roues, dit le comte de Saxe, faisant le même effet que les rames perpendiculaires, il s’ensuivra que la machine remontera contre un courant, et tirera après elle le bateau proposé. »

Et vive la vapeur !

    La vapeur non plus, ce n’était pas une technique nouvelle, puisqu'au premier siècle après Jésus Christ, le génial Héron d'Alexandrie avait inventé l'éolipyle, une chaudière hermétiquement close d'où partaient verticalement deux tubes en coude. L'extrémité de ceux-ci portait une sphère creuse, munie de deux tuyères recourbées et qui pouvait pivoter librement sur son axe horizontal. Cette ingénieuse turbine pouvait tourner sur elle-même à une vitesse de 1500 tours par minutes. Il aurait suffi de relier tout cela à une courroie et à un arbre d'entraînement puis d’inventer le piston, pour débuter une ère industrielle ! Mais à quoi bon dans cette époque où la main d’œuvre fournie par les esclaves coûtait si peu ?!

l'éolipyle d'Héron

Le siècle de la vapeur !

    Il fallut donc attendre le 18ème siècle, le siècle des inventions, pour que la vapeur puisse entrer en action ! Les premières applications importantes furent celles des pompes à vapeur destinées au relevage des eaux, comme la pompe à feu de Chaillot à Paris, construite par les frères Périer (Jacques-Constantin Périer et Auguste-Charles Périer), qui fonderont plus tard la Compagnie des eaux de Paris (qui perdure sous le nom actuel de Véolia).

Pompe à feu de Chaillot en 1781

Navires à vapeur

    Concernant la navigation, le petit bateau que Denis Papin avait construit en 1707, pour gagner par la Weser le port de Brême puis l’Angleterre, était déjà propulsé à l’aide de rames tournantes. Mais les historiens ne sont pas certains que son bateau ait déjà été équipé d’une machine à vapeur. Peut-être ne faisait-il simplement qu’emporter les plans et les pièces détachées d’une invention qu’il se proposait de mettre au point à la Royal Society de Londres. De toute façon, les bateliers de la Weser détruisirent son bateau et cela mis fin à ses recherches sur la propulsion par la force expansive de la vapeur d’eau.

Les bateliers détruisant le bateau de Denis Papin

    C’est à la suite du travail du comte de Saxe évoqué plus haut, que l’Académie des sciences avait été amenée à mettre au concours en 1753 la question "des moyens de suppléer à l’action du vent pour la marche des vaisseaux". C’était le physicien suisse Daniel Bernoulli qui avait remporté le prix en démontrant, hélas pour la vapeur, que la seule machine à vapeur connue à l’époque, celle de Newcomen, était incapable de faire avancer un navire. Mais tout n'allait pas s'arrêter là !

Daniel Bernoulli

    Ce fut le génial écossais James Watt, vers 1770, qui fit réellement progresser la technique de la machine à vapeur, avec sa machine à simple effet, qui eut pour résultat de diminuer de trois quarts la dépense du combustible, d’augmenter l’intensité de l’action motrice et de diminuer les dimensions de la machine.

James Watt
    
Machine à vapeur de Boulton et Watt en 1784


Jouffroy d'Abbans, le marquis précurseur.

Jouffroy d'Abbans

    
C’est le Français Claude François Dorothée, marquis de Jouffroy d’Abbans qui fit voguer les premiers vrais navires à vapeur !

    Il se rendit célèbre, une première fois en 1776 en faisant naviguer sur le Bassin de Gondé (Doubs) son bateau à vapeur "Le palmipède" qui actionnait des rames en formes de palmes (pas assez puissant cependant pour naviguer sur une rivière), puis une seconde fois le 15 juillet 1783 à Lyon, en faisant remonter la Saône par son "Pyroscaphe" de 46 mètres de long, durant 15 minutes, entre la cathédrale Saint-Jean et l’Ile-Barbe, en présence de dix mille spectateurs qui se pressaient sur les quais, et sous les yeux des membres de l’Académie de Lyon.

Le pyroscaphe remontant la Saône le 15 juillet 1783.

    Un procès-verbal de l’événement et un acte de notoriété, furent dressés par les soins de l’académie de Lyon. Mais pour obtenir un brevet, son bateau devait naviguer à Paris, devant les commissaires de l'Académie des sciences. Les Lyonnais continuent de dire qu’il fut victime de la jalousie des Parisiens, mais dans les faits, Jouffroy eut de nombreux déboires financiers et lorsqu’arriva la Révolution, il choisit d’interrompre ses travaux et de partir en exil. Il ne revint en France qu'en 1795, mais ne reprit ses travaux qu’en 1816.

Maquette du pyroscaphe, au musée de la Marine

    L’Histoire a surtout retenu le nom de l’ingénieur américain Robert Fulton qui fit voguer sur la Seine le 9 août 1803, le soi-disant premier bateau à vapeur, mais lui-même aurait déclaré : « Si la gloire ne devait revenir qu’à un seul homme, elle reviendrait à l’auteur des expériences menées sur la Saône à Lyon en 1783 »


Sources : J'ai trouvé nombre des infos ci-dessus dans le livre "Les Merveilles de la science ou description populaire des inventions modernes"

Revenons vers notre abbé de Mambres

    Ma digression sur les machines à vapeur nous a fait perdre de vue les initiatives de l’abbé de Mambres. Voici comme promis quelques-uns de ses écrits. Dommage cependant qu’il n’y ait pas de plans de ses inventions !

1789 Mémoire à Nosseigneurs,

Nos seigneurs de l'Assemblée nationale, à Versailles :

1790, Précis des pièces de l'abbé de Mandres, relativement à sa découverte, et aux avantages qui en résultent :

18 Décembre 1791, Pétition à l’Assemblée nationale par Claude-Simon de Mandres :

samedi 28 novembre 2020

28 Novembre 1789 : L'Assemblée "prend en considération" la grande détresse des pauvres

Des mendiants
La mendicité constitue un crime.

    Sous l'ancien régime, la pauvreté était omniprésente et la mendicité constituait un crime puni de prison. Les députés de l'Assemblée nationale vont débattre aujourd'hui sur la grande détresse des pauvres et les moyens d'y remédier.

Ordonnance du roi, datant de 1777,
punissant de prison les mendiants.

Ne manquez pas de lire l'article "A propos de la terrible misère au XVIIIe siècle".

Motion de M. Brunet de Latuque suite à l'adresse de la ville de Nérac concernant la mendicité, lors de la séance du 28 novembre 1789

M. Brunet de Latuque, député de Nérac. Messieurs, vous venez d'entendre la lecture d'une adresse par laquelle la ville de Nérac demande que le quart du revenu des dîmes soit saisi entre les mains des fermiers des décimateurs, pour être appliqué à la subsistance des pauvres. Les pauvres sont dans une grande détresse, il est instant de s'occuper de cette question et je prie l'Assemblée nationale de la prendre en sérieuse considération.

Discussion concernant la motion de M. Brunet de Latuque suite à l'adresse de la ville de Nérac, lors de la séance du 28 novembre 1789

M. Fréteau de Saint-Just. J'appuie la motion de M. Brunet de Latuque et je propose d'en renvoyer la délibération à l'une des prochaines séances du soir. Nous pourrons en attendant lire le mémoire de M. Du Tremblay de Rubelle qui vient de nous être distribué, et qui a pour objet la destruction de la mendicité. (Voyez ce mémoire, annexé à la séance de ce jour.)

M. Malouet. Dès le mois de septembre dernier, j'ai présenté un projet d'établissement pour la classe indigente qui répond parfaitement aux nécessités signalées par l'adresse de la ville de Nérac. Je demande qu'il ait la priorité.

M. Gaultier de Biauzat. Avant que ce plan soit examiné et mis à exécution, des malheureux périront faute de subsistance. La décision que l'Assemblée portera sur la demande de la ville de Nérac sera nécessairement commune à tout le royaume ; elle ne peut pas faire la matière d'une séance du soir.

L'Assemblée décide que cette affaire sera placée lundi à l'ordre de deux heures.

Dépôt aux archives de l'ouvrage "Essai sur la mendicité" de M. Cormier, lors de la séance du 28 novembre 1789

M. Salomon de la Saugerie, secrétaire, annonce que M. Cormier, ancien magistrat, a remis aux archives un exemplaire d'un ouvrage intitulé : "Essai sur la mendicité" et que l'auteur, s'étant occupé de beaucoup de détails sur la population, offrait à l'Assemblée les renseignements qu'elle pourrait désirer.

Voir le livre mis à disposition à la fin de l'article.

Mémoire sur la destruction de la mendicité, par M. Du Tremblay de Rubelle, lors de la séance du 28 novembre 1789

Mémoire sur la destruction de la mendicité (1), par M. Du Tremblay de Rubelle (2), maître des comptes.

(1) Ce mémoire n'a pas été inséré au Moniteur.

(2) Ce petit mémoire fait partie d'un ouvrage plus étendu, que j'ai remis à M. le comte de Lally-Tollendal, en sa qualité de député aux Etats généraux. L'utilité de ce projet, la facilité de son exécution dans les circonstances actuelles, me déterminent à le faire imprimer : puisse-t-il l'aire naître des idées plus heureuses ! et, en venant au secours des êtres souffrants, contribuer au bonheur et à la tranquillité de tous les individus ! (Note de l'auteur.)

Voir le livre mis à disposition à la fin de l'article.

    De tous les projets utiles qui peuvent s'exécuter dans ce moment de régénération générale, il n'en est pas sans doute qui soit fait pour plaire davantage aux âmes honnêtes et sensibles, que la destruction de la mendicité ; mais les personnes qui joignent aux sentiments de bienfaisance les grandes vues de l'administration sentiront encore davantage combien la destruction de la mendicité serait essentielle à l'ordre public ; et leur humanité en acquerra un nouveau degré d'énergie.

    Tout le monde convient de la nécessité de secourir l'indigence. Quand le sentiment de la bienveillance que la nature a mis dans notre âme n'agirait que faiblement, l'intérêt personnel, ce mobile puissant et universel, nous en ferait la loi. Le soin des propriétés, la sûreté publique, ne permettent pas d'abandonner le malheureux au désespoir ; et le spectacle d'un être souffrant, qui serre le cœur du riche au milieu même de ses jouissances, est fait pour exciter sa sensibilité. L'inconvénient de la mendicité s'est si constamment fait sentir, qu'on a tenté plusieurs fois d'y remédier. Une foule d'ordonnances à ce sujet, notamment celles de 1614, 1656, 1662, 1686, 1724 et 1750, ont eu cet objet ; mais ces ordonnances, en ouvrant un asile aux pauvres dans les hôpitaux, n'ont été peut-être qu'un degré d'encouragement pour la fainéantise qui, assurée de ne pas manquer de subsistance dans ces asiles, n'a pas hésité à se soustraire à la charge générale imposée à tous les membres de la société, de se rendre utiles au bien général.

    En 1777, l'académie de Châlons, frappée de ces réflexions, fit de ce projet un sujet de prix qui a trouvé de dignes émules. Nous croyons du devoir d'un bon patriote de renouveler ces idées bienfaisantes dans un moment où l'esprit d'ordre, de bien général, de justice et de confraternité en rendent l'exécution plus facile.

    Le premier soin à prendre pour parvenir à éteindre la mendicité, c'est de bien connaître le nombre des mendiants ; et l'ordre actuel facilite infiniment cette connaissance. Les districts étant presque tous bornés dans l'étendue de leurs paroisses, il est aisé aux citoyens du district de connaître les besoins de leurs concitoyens du même district, et d'apprécier même l'étendue de ces besoins ; car il est juste qu'ils soient proportionnés à l'âge, aux charges des individus, et au plus ou moins de possibilité de se procurer des ressources. Ce premier lien de correspondance entre les indigents et ceux qui peuvent leur porter des secours est déjà précieux sous plusieurs rapports ; il mettra une douce consolation dans le sein de l'infortuné, fondée sur l'espérance d'un meilleur être, et sur la satisfaction de voir qu'on s'occupe de son infortune ; et il rappellera au travail des fainéants qui ne demandent du pain que parce qu'ils ne veulent pas le gagner. On peut se rappeler à ce sujet qu'en 1778 il y avait à Amiens un nombre considérable de pauvres ; on y forma le projet de détruire la mendicité ; on lit une quête dans la ville, et l'on en annonça la distribution : le jour même que les magistrats publièrent la défense de mendier dans les rues (1), les mendiants disparurent ; et dans la crainte d'être arrêtés, retournèrent à leurs travaux.

(1) Extrait d'un mémoire sur la mendicité.

    Le pauvre valide ne manque le plus souvent de subsistance que parce qu'il se refuse au travail, ou qu'il ne peut pas s'en procurer : un peu de surveillance peut empêcher l'un et l'autre ; c'est donc de l'ordre qu'il faut en cette partie, et non de l'argent. Mais pour ôter toute ressource aux gens de mauvaise volonté de continuer à vivre dans leur dangereuse oisiveté, il faudrait que, les mesures prises pour soulager l'indigence, non-seulement on défendît dans le même moment la mendicité dans tout le royaume, mais qu'on obligeât toute personne à se faire inscrire dans son district, et à ne pouvoir aller s'établir ailleurs sans un certificat de son district qui, dans le cas de l'indigence, lui assurerait en même temps les secours dont il jouissait dans le district qu'il a quitté. Ce certificat pourvoirait à la subsistance de l'indigent, et la société s'assurerait de l'individu qui n'aurait plus la faculté de vagabonder sous prétexte de mendier, puisque la subsistance serait assurée. On ne saurait apprécier l'avantage que retirera la police publique de l'obligation où seront les pauvres de renoncer à être vagabonds. On a observé avec raison que les grands criminels le sont rarement chez eux ; un reste de pudeur les contraint de se soustraire aux regards de leurs compatriotes, ils ne pourraient les soutenir. L'ordre général y gagnerait donc infiniment, mais d'un autre côté, ii serait juste que la société, qui en retirerait un aussi grand bien que celui de la sûreté publique, l'achetât par quelques sacrifices : ce sacrifice ne paraîtrait pas considérable, si l'on considère tout le bien qu'un grand nombre d'hommes réunis en société peuvent faire en se réunissant pour l'opérer (2).

(2) Il faut considérer que tous les pauvres ne sont pas dans la môme indigence ; si la vieillesse des uns nécessite des secours de toute nature, les autres peuvent se procurer, par leurs travaux, une portion de subsistance, et il ne s'agit que de suppléer à la modicité du salaire à laquelle leur infirmité les réduit.

    Pour y parvenir avec une sorte d'égalité proportionnelle à la fortune et aux moyens, je proposerais une imposition par feu dans les villes, et par arpent dans les campagnes, parce que cette imposition me paraît la plus juste et ne tombe que sur celui qui possède ; par celte raison, je serais d'avis que ceux qui ne possèdent qu'un seul feu ou un seul arpent ne fussent point taxés ; d'un autre côté, il serait convenable que le luxe payât davantage : ainsi les feux inutiles, tels que ceux des escaliers, seraient taxés au double, et les feux de poêle, au contraire, ne payeraient que demi-taxe ; il en pourrait résulter une économie sur le bois, qui, dans les circonstances présentes, serait un bien. 

    La perception de cette taxe (1), après avoir eu la sanction de l'autorité législative, serait confiée aux districts, et la distribution en serait faite sur des mandats expédiés par des commissaires, conformément à un état général des besoins et secours accordés, arrêté et consenti par l'assemblée générale.

(1) Si l'imposition par feu était difficile à établir, on pourrait y substituer une imposition de six deniers, ou 1 sou pour livre, sur la capitation ou les vingtièmes ; et afin que cette taxe ne portât pas sur l'indigence, on pourrait en exempter ceux dont les vingtièmes ou la capitation ne monteraient pas à une certaine somme. De quelque manière qu'on établisse à l'avenir l'imposition, il est convenable et juste de faire la part du pauvre : c'est le seul moyen de l'intéresser à la chose publique.

    De cette corrélation entre les riches et les indigents naîtrait l'avantage de l'un et l'autre ; le pauvre y trouverait des secours, et le riche assurerait sa tranquillité et sa propriété même, par la connaissance et le soulagement de tous les individus que le désespoir et la faim pourraient porter à le troubler dans ses jouissances. Cette connaissance intime des individus est peut-être la seule manière de suppléer à cet espionnage, qu'une extension odieuse et despotique fait proscrire, mais qui, sous l'ancien régime, pouvait être nécessaire jusqu'à un certain point pour l'administration d'une grande ville. Il faudrait que le compte de cette perception, contenant la totalité de la recette et son emploi, fût rendu tous les ans, et toujours ouvert à tous les citoyens du district : car il est juste que celui qui paye voie l'emploi de ses deniers ; et les administrateurs se doivent à eux-mêmes d'éclairer leur conduite.

    C'est un nouvel impôt, me dira-t-on. Mais, je le demande, cet impôt n'est-il pas toujours perçu d'une manière ou d'une autre ? Laissera-t-on mourir de faim des malheureux ? Ne faut-il pas que le gouvernement vienne à leur secours ? Et comment y vient-il si ce n'est avec les deniers publics ? Ce n'est donc qu'un mode nouveau d'administration, par lequel on met dans la main de ceux qui payent l'emploi de leurs fonds, pour empêcher qu'on n'en détourne la source, et que d'un autre côté, ceux à qui ils sont destinés n en réclament au-delà de leurs besoins : c'est pour empêcher une répartition trop inégale qu'entraîne nécessairement une distribution aveugle : c'est pour obvier à la dépravation des mœurs et à la corruption des principes, en étouffant le goût du travail par la facilité de se procurer de l'aisance dans une vie fainéante et débauchée. Mettra-t-on en balance avec ces grands avantages une petite surcharge pécuniaire qui se réduira à presque rien, surtout pour ceux qui n'ont pas assez peu d'humanité pour refuser tous secours à leurs semblables ? Car il sera nécessaire et indispensable de faire contre l'aumône particulière des lois presque aussi rigoureuses que contre la mendicité, puisque cette charité mal entendue tendrait à nourrir un des désordres les plus pernicieux à la société ? Si l'on avait le malheur de n'être pas touché des motifs d'humanité, que l'on considère combien l'ordre public réclame la subsistance pour l'indigent ! A quels excès ne peut pas porter le désespoir et la faim ? De quels vices ne se rendent par coupables des gens adonnés à l'oisiveté et qui ont bravé jusqu'à la honte ? Aussi, fléaux des villes et des campagnes, on les a vus, surtout dans ces derniers temps, fomenter ces troubles qui ont menacé le royaume d'un renversement total. On les voit souvent mettre les laboureurs à contribution ; et, par l'habitude de voler, ils se forment à devenir assassins, comme cela n'est que trop consigné dans les greffes des juridictions criminelles. Il s'ensuit que si la société est obligée de faire un sacrifice, ce sacrifice n'est pas purement gratuit, puisqu'il tend à la conservation des propriétés et à la plus grande sûreté des individus. On peut ajouter à ces réflexions que ce genre d'établissement a déjà la sanction de l'expérience. Il existe en Hollande, en Allemagne, et dans une partie de la Suisse. Chaque paroisse y a soin de ses pauvres, et l'ou y est parvenu à faire disparaître les mendiants. En Angleterre, il existe une taxe sur les aisés, et personne ne s'en plaint, quoiqu'elle soit très-forte. On conçoit qu'il faudrait perfectionner l'administration des bureaux et des ateliers de charité (1).

(1) Dans le nouveau plan de municipalité, les districts particuliers étant chargés de leur police particulière, on pourrait employer certains pauvres du district au nettoyage des rues, à l'enlèvement des neiges, à l'allumage des réverbères, etc.

    Cela sera de la plus grande facilité, dès que tous les habitants d'un district y prendront un intérêt direct. La société philanthropique, qui s'est propagée pour le bonheur de l'humanité, fournira des administrateurs éclairés et pleins de zèle (2).

(2) Nous n'entrerons point dans la discussion des moyens de perfectionner les bureaux de charité ; les détails qu'on présenterait rempliraient difficilement toutes les améliorations possibles : c'est en rassemblant toutes les lumières, en examinant les modèles les plus parfaits, qu'on parviendra à combiner le meilleur plan. La ville de Dath, dans le Hainaut français, paraît avoir un excellent régime. Voyez à ce sujet les mémoires sur les moyens de détruire la mendicité, page 205. On peut consulter ces mémoires avec fruit sur les détails de perfection qu'on peut donner aux bureaux de charité. Nous n'indiquons ici que les masses ; ce sera après un examen approfondi de la manière dont les bureaux et les ateliers de charité sont régis, qu'on pourra faire des règlements utiles en cette partie ; on les perfectionnera avec le temps et au moyen de l'expérience. Ce travail est digne de la plus grande attention : il serait intéressant de nommer une commission à cet effet.

    Il faut prévenir une objection juste que l'on va nous faire sur l'inégalité de la taxe proposée, qui sera manifestement insuffisante dans certaines paroisses où la recette sera peu abondante et la dépense considérable. Nous avons senti cette difficulté, et c'est pour la résoudre que nous proposons l'établissement d'une caisse générale de bienfaisance, dans laquelle seraient versés tous les fonds que nous allons ci-après désigner et qui fourniront aux paroisses nécessiteuses ceux dont elles peuvent avoir besoin.

Nous avons pensé qu'un des premiers moyens de détruire la mendicité était de défendre l'aumône particulière, qui nourrit et encourage la fainéantise. Cette bienfaisance aveugle de la société entraîne une sorte d'injustice par l'inégalité indispensable de la répartition. L'aumône, dans l'état actuel des choses, ressemble à un champ appartenant à plusieurs laboureurs, qu'ils sèmeraient tous sans se prévenir de l'endroit où ils porteraient leurs semences ; une partie s'en trouverait surchargée, tandis que l'autre serait trop peu semée. Mais en détruisant l'aumône particulière, nous n'avons pas entendu priver les âmes bienfaisantes de la satisfaction de faire du bien ; nous avons dit qu'il fallait établir une caisse générale de bienfaisance ; cette caisse, sous la protection particulière du Roi et des représentants de la nation, surveillée par des administrateurs par eux nommés, serait dépositaire des charités de ceux qui, bienfaiteurs de l'humanité, mettraient leur juste satisfaction à soulager l'indigence. On pourrait joindre à ces fonds ceux des maisons religieuses éteintes, ou portions des revenus des religieux, qui, n'ayant point assez de sujets pour consommer leurs revenus (1), seraient astreints à porter dans la caisse les fonds excédant leurs besoins.

(1) Il est facile d'opérer la réunion des maisons religieuses où il n'y a qu'un petit nombre de sujets et d'appliquer à celte caisse de bienfaisance les fonds des maisons supprimées.

    Ces biens, fondés pour la prière et l'aumône, ne pourraient être justement appliquées qu'à de pareilles destinations. Le surplus des fonds des hôtel-Dieu-Dieu, dont la charge serait diminuée par un plus grand soin du pauvre ; le surplus de ceux de l'hôpital général, qui ne recevrait plus que des impotents, ce qui ferait une grande amélioration dans son régime et dans le sort de ceux qui s'y retirent ; Je produis des aubaines, des régales, des déshérences, des confiscations ; l'excédent des fonds de la police publique pourraient être versés dans ladite caisse. Tous ces fonds, distribués en grande connaissance de cause entre les paroisses nécessiteuses, établiraient un juste équilibre entre les besoins et les secours, sans de grands sacrifices, le pauvre serait secouru et la propriété du riche serait assurée, et cette heureuse harmonie entre la richesse et l'indigence serait plus que jamais le lien de cette douce confraternité, si digne d'un siècle éclairé et bienfaisant.

    Je pense en conséquence que, pour opérer ce bien inappréciable, il y a lieu d’ordonner premièrement à toute personne de se faire inscrire dans le district où elle habite ;

    Secondement, d'établir une imposition ou par feu ou à raison de la capitation ou vingtième, en faveur des indigents du district ;

    Troisièmement, de créer une caisse générale de bienfaisance, pour fournir aux districts nécessiteux les fonds nécessaires pour établir un juste équilibre entre les secours et leurs besoins.

Ces moyens simples sont d'une exécution facile, et les avantages, que la société et l'humanité en retireront sont au-dessus de toute expression.

Essai sur la mendicité, ou Mémoire dans lequel on expose l'origine, les causes, & les excès de la mendicité.

Auteur du texte : Lottin, Antoine-Prosper (1733-1812)



Mémoire sur la destruction de la mendicité.
Auteur du texte : Dutramblay, Antoine-Pierre (1745-1819)

jeudi 22 octobre 2020

22 Octobre 1789 : « Les machines de travail » sont interdites de vote (Il n'y aura pas de suffrage universel).


L'urne et le fusil (1848)
    Ce 22 octobre 1789, les députés débattent sur le projet électoral, plus particulièrement sur l'éligibilité aux assemblées municipales. La possibilité du suffrage universel est écartée. Seuls auront droit de voter les citoyens actifs payant une contribution directe minimum. Les « machines de travail » (1), comme les appelle l’abbé Sieyes, ne seront pas électeurs.
(1) Dire de l’Abbé Sieyès sur la question du Veto royal à la séance du 7 septembre 1789

Le fusil et/ou le vote...

    La gravure ci-contre est anachronique puisqu'elle fait référence aux élections de 1848, mais je la trouve très évocatrice. Sa légende dit : « Ça c’est pour l’ennemi du dehors, pour le dedans, voici comme l’on combat loyalement les adversaires… » (le fusil et le vote). Le suffrage censitaire fera que longtemps encore, le peuple ne disposera que de la violence pour faire valoir ses droits, hélas.


Le débat des députés de 1789

Abbé Grégoire

    Les seuls à s’opposer à ce projet seront (bien sûr), L’abbé Grégoire, Duport et (évidemment) Robespierre. Il faudra attendre la Convention montagnarde de Robespierre et la Constitution républicaine de juin 1793, pour que le suffrage universel soit instauré. En attendant, le peuple continuera de ne disposer que des émeutes, que l’on n’appelle pas encore des manifestations, pour pouvoir s’exprimer, et ce, dans les limites répressives de loi martiale promulguée ce jour même.

    Le résultat de cette discrimination par l'argent, fera que lors des élections de 1791, on comptera 4.298.360 citoyens actifs autorisés à voter, contre environ 3.000.000 de citoyens passifs, interdits de vote. Rappelons également l'absence des femmes, qui sous l’ancien régime votaient également dans les Assemblées populaires, ne pourront plus voter du tout. J'en reparle plus bas).

    Je vous engage à lire l’extrait ci-dessous, qui rapporte la discussion entre les députés de l’Assemblée. Une fois de plus on discerne la faille qui ne cessera de grandir, entre les monarchistes pour lesquelles seule la propriété définie le citoyen ; et les futurs républicains pour lesquels, comme la formule si joliment l’abbé Grégoire : "il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français" pour avoir le droit de voter.

Urne de vote datant de 1600, en Italie

Réfléchissons un peu

    Ce sujet donne effectivement à réfléchir. On peut éventuellement comprendre cette peur du peuple qui sommeille chez la plupart des députés. Le peuple était pour beaucoup d’entre eux un concept vague, voire une ressource ou une force de travail ; indispensable pour produire, mais inapte à la réflexion. Peut-être, en souvenir de la première tentative de démocratie athénienne, craignent-ils également le populisme et la démagogie, de certains politiciens qui sauraient habilement manipuler le peuple ? Il y en aura, bien sûr. Mais normalement, dans une société juste, où le peuple est satisfait, les démagogues ne font guère long feu.       L’expression « aristocratie des riches » apparait plusieurs fois lors des échanges, dans la bouche des opposants bien sûr ; et c’est bien une sorte de ploutocratie effectivement qui naîtra de cette première révolution française. 

   A noter que cette peur du peuple redouble lorsqu’il s’agit de la partie féminine dudit peuple ! Cette prudence à l'égard des femmes, perdurera même en période républicaine. La principale raison de cette mise à l’écart, évoquée dans de nombreux ouvrages, est que les femmes restèrent très longtemps sous l’emprise de l’Eglise, et que durant très longtemps, l’Eglise fut une ennemie avouée de la République. Le curé se faisait le truchement des condamnations du Pape et menaçait les malheureuses de la damnation éternelle si elles devenaient républicaines. Cette emprise dura fort longtemps. Je me souviens encore de l’époque où le dimanche matin dans certains villages, les hommes allaient au café discuter politique, tandis que les femmes allaient à la messe.


Mais revenons à nos députés de 1789 et lisons cet échange passionnant :

Discussion sur l'éligibilité aux assemblées municipales, lors de la séance du 22 octobre 1789

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5218_t1_0478_0000_8

"La deuxième qualité proposée par le comité est d'être âgé de vingt-cinq ans accomplis.

M. Le Chapelier. Les circonstances présentes, les réformes qui seront faites dans l'éducation publique, peuvent faire espérer que bien avant l'âge de vingt-cinq ans les hommes seront capables de remplir des fonctions publiques, et je pense que la majorité devrait être fixée à vingt et un ans.

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau. La majorité diffère dans plusieurs provinces ; il faut que le droit d'éligibilité soit uniforme. Une loi ne doit jamais varier par des circonstances accidentelles. On doit donc déterminer l'âge de majorité, et je pense qu'il peut être fixé à vingt-cinq ans.

L'Assemblée décrète la seconde qualité d'éligibilité comme il suit :

«Être âgé de vingt-cinq ans. »

On passe à la troisième qualité :

«Être domicilié dans le canton, au moins depuis un an. »

M. Lanjuinais. Le mot domicilié est trop indéterminé ; il y a domicile de droit et domicile de fait ; il faut laisser l'alternative* et rédiger ainsi l'article, à moins d'être domicilié de fait ou de droit, et compris au rôle d'impositions personnelles dans le canton.

M. le duc de Mortemart. Il faut laisser la liberté du choix, et mettre simplement : d'avoir un domicile.

M. Dubois de Crancé. Il est important de rendre aux habitants des campagnes tous leurs droits, ou bien vous détruirez l'édifice qui vous a coûté tant de peines. Arrêtez donc qu'il faut avoir dans les campagnes un domicile de fait, au moins depuis un an pour y exercer les droits de citoyen actif.

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau, J'applaudis à ces réflexions ; mais je crois qu'il est nécessaire de maintenir entre les villes et les campagnes une certaine fraternité. Les campagnes alimentent les villes. ; les villes portent le numéraire dans les campagnes. Je propose en conséquence de rédiger ainsi l'article :

«Avoir déposé au registre de la municipalité, depuis un an, sa déclaration, qu'on est domicilié daus le canton, et y habiter au moins pendant quatre mois chaque année. »

M. Popuius expose à l'appui de la nécessité du domicile, que l'attachement au local et la connaissance du local sont indispensables pour exercer des droits dans le canton.

M. Malès. J'ajoute que le contraire ne pourrait que favoriser trois espèces d'hommes peu dignes de faveur : les courtisans, les agioteurs et les financiers.

M. Biauzat propose de retrancher le mot canton, et d'y substituer un terme générique.

Plusieurs amendements sont encore proposés.

L'Assemblée décide qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur les amendements, et décrète la condition d'éligibilité en ces termes :

« La troisième qualité requise pour être éligible consiste à être domicilié de fait dans l'arrondissement des assemblées primaires, au moins depuis un an. »

Quatrième qualité d'éligibilité :« Payer une imposition directe de la valeur locale de trois journées de travail. »

M. l'abbé Grégoire attaque cet article ; il redoute l'aristocratie des riches, fait valoir les droits des pauvres, et pense que pour être électeur ou éligible dans une assemblée primaire, il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français.

Adrien Duport

M. Duport. Voici une des plus importantes questions que vous ayez à décider. Il faut savoir à qui vous accorderez, à qui vous refuserez la qualité de citoyen.

Cet article compte pour quelque chose la fortune qui n'est rien dans l'ordre de la nature. Il est contraire à la déclaration des droits. Vous exigez une imposition personnelle, mais ces sortes d'impositions existeront elles toujours ? Mais ne viendra-il pas un temps où les biens seuls seront imposés ? Une législature, ou une combinaison économique pourrait donc changer les conditions que vous aurez exigées.

M. Biauzat. Vous déterminez à la valeur d'un marc d'argent la quotité de l'imposition pour être député à l'Assemblée nationale. Pourquoi ne pas suivre le même mode pour les autres assemblées ? Indiquez donc pour les assemblées primaires une contribution équivalente à une ou deux onces d'argent.

Maximilien Robespierre

M. Robespierre. Tous les citoyens, quels qu'ils soient, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. Rien n'est plus conforme à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n'est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen. Si celui qui ne paye qu'une imposition équivalente à une journée de travail a moins de droit que celui qui paye la valeur de trois journées de travail, celui qui paye celle de dix journées a plus de droit que celui dont l'imposition équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors celui qui a 100,000 livres de rente a cent fois autant de droit que celui qui n'a que 1,000 livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets que chaque citoyen a le droit de concourir à la loi, et dès lors celui d'être électeur ou éligible, sans distinction de fortune.

M. Dupont (de Nemours). Le comité de Constitution a commis une erreur en établissant des distinctions entre les qualités nécessaires pour être électeur ou éligible.

Pour être éligible, la seule question est de savoir si l'on paraît avoir des qualités suffisantes aux yeux des électeurs. Pour être électeur il faut avoir une propriété, il faut avoir un manoir. Les affaires d'administration concernent les propriétés, les secours dus aux pauvres, etc. Nul n'y a intérêt que celui qui est propriétaire ; les propriétaires seuls peuvent être électeurs. Ceux qui n'ont pas de propriétés ne sont pas encore de la société, mais la société est à eux.

M. Defermon. La nécessité de payer une imposition détruirait en partie la clause de la majorité, car les fils de famille majeurs ne payent pas d'impositions. La société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait naissance à l'aristocratie des riches qui sont moins nombreux que les pauvres. Comment d'ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ? Je demande la suppression de cette quatrième qualité.

M. Démeunier combat, au nom du comité, les diverses objections faites contre cette condition.

En n'exigeant aucune contribution, dit-il, on admettrait les mendiants aux assemblées primaires car ils ne payent pas de tribut à l'Etat ; pourrait-on d'ailleurs penser qu'ils fussent à l'abri de la corruption ? L'exclusion des pauvres, dont on a tant parlé n'est qu'accidentelle ; elle deviendra un objet d'émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage que l'administration puisse en retirer. Je ne puis admettre l'évaluation de l'imposition par une ou deux onces d'argent. Celle qui serait faite d'après un nombre de journées deviendrait plus exacte pour les divers pays du royaume, ou le prix des journées varie avec la valeur des propriétés.

La rédaction du comité pour la quatrième condition est adoptée."


La motion de Duport.

En complément de ce déjà long article, je vous propose également de lire la motion de Duport, qui a été jointe au PV de la séance. Je me suis permis de surligner en rouge certains passages que je trouve fort beaux :

Motion de M. Duport sur l'organisation des assemblées provinciales et des municipalités

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_6403_t1_0480_0000_5

 

M. Duport (1). Messieurs, j'avais proposé, il y a deux mois, de commencer notre travail par l'organisation des assemblées provinciales et des municipalités. Ma motion, qui a été imprimée et distribuée contient mes motifs à cet égard. L'Assemblée nationale a pensé différemment. Il faut, sans jeter d'inutiles regards sur le passé, partir du point où nous sommes, pour voir à ce qu'exigent les circonstances présentes et le temps qui doit les suivre.

(1) La motion de M. Duport, qui est comme une suite à celle qu'il a développée le 30 septembre précédent n'a pas été insérée au Moniteur.

Votre comité, Messieurs, vous a proposé un plan d'organisation des assemblées provinciales ; je ne m'explique point sur le mérite des combinaisons qu'il renferme, je le trouve impraticable, et dangereux dans quelques circonstances.

On ne sentira que trop aisément les difficultés des 80 divisions. Il serait à désirer sans doute que la France entière soit partagée, sans avoir égard aux anciennes divisions qui maintiennent l'esprit des provinces, et fortifient contre l'esprit public les intérêts particuliers et locaux. Il serait heureux que les habitants de l'empire oubliassent toutes ces dénominations qui les distinguent entre eux, pour ne plus se rappeler que celles qui les unissent. En un mot, qu'au lieu de Bretons et de Provençaux, il n'y ait plus que des Français.

Sans doute un gouvernement énergique (2), placé dans une Constitution libre et forte, un gouvernement, dont les peuples auraient déjà éprouvé la douceur et la bonne foi, pourrait se livrer à cette grande et brillante entreprise ; mais au moment où, dans la dissolution de tous les pouvoirs, les hommes sont, comme malgré eux, entraînés vers les anciennes liaisons, qu'ils s'y rattachent plus fortement que jamais ; lorsque le gouvernement n'a pas la force de les rallier à lui, et qu'il ne sait pas offrir à leurs yeux l'imposant spectacle d'une seule patrie, d'un seul intérêt, d'une grande et majestueuse association ; vouloir alors rompre les seuls liens qu'ils aient entre eux, ne serait-ce pas augmenter dans tout le royaume le trouble et la confusion, fournir aux mécontents des prétextes et des occasions, et aux malintentionnés des moyens pour empêcher l'ordre de se rétablir, et cette heureuse liberté après laquelle on soupire si fortement, et dont on ne jouit qu'en vivant sous des lois justes et populaires ?

(2) Je suis contraint de l'avouer, parce qu'un plus long silence serait criminel. Jamais l'Etat ne pourra se relever, ni reprendre aucune énergie avec la conduite faible et équivoque des ministres actuels, remplis des anciennes idées de ministère et d'autorité, occupés à en rassembler quelques parties, au lieu de la puiser tout entière dans la Constitution même. Cherchant à augmenter les fautes de l'Assemblée nationale, exécutant avec négligence ses décrets, au lieu de ramener sur elle-le respect et la vénération des peuples, voulant se faire une sorte d'autorité morale pour 1 opposer ensuite à l'Assemblée. D'autre part, ne prenant aucun parti sur les hommes et sur les choses, laissant ignorer en cela aux peuples s'ils approuvent qu'ils soient libres, ou plutôt n'attribuant leur consentement à la Constitution qu'aux circonstances qui les y obligent ; en un mot, laissant par faiblesse ou par calcul le gouvernement sans force et sans couleur, afin de le tenir près de toutes les circonstances qui peuvent arriver. Le royaume, je le répète, est prêt à se dissoudre et à périr par le relâchement de toutes les parties, si au plus tôt le ministère ne change pas de conduite, ou si on ne change pas de ministère.

On peut atteindre par des moyens plus simples à une partie des avantages que présente le plan qui est proposé. Pour rendre l'administration plus facile et la rapprocher davantage des peuples, il convient sans doute de diviser quelques provinces en plusieurs chefs-lieux d'administration. Il est des provinces où ces divisions sont indiquées par la différence du sol et de la culture ; plusieurs le désirent déjà, et dans un comité composé de membres de chaque généralité, il sera aisé d'en convenir. Ce plan est simple à concevoir et simple à exécuter ; il prévient également et le retour à d'anciens privilèges et l'aristocratie des grands corps. L'on verra par la suite qu'il a l'avantage d'être réalisé dans toute la France, en peu de temps.

Je passe aux véritables inconvénients du plan proposé, et aux dangers dont il menace notre liberté politique. Je les réduis à trois principaux.

Le premier et le plus grand de tous, est d'avoir établi trois degrés d'élection, soit pour l'Assemblée nationale, soit pour les assemblées provinciales.

Dans tous nos calculs politiques, revenons souvent, Messieurs, à l'humanité et à la morale. Elles sont aussi la base de toutes les combinaisons utiles à la société, que le fondement de toutes les affections bien ordonnées. Rappelons-nous ici le grand principe trop tôt oublié, que c'est pour le peuple, c'est-à-dire pour la classe la plus nombreuse de la société, que tout gouvernement est établi ; le bonheur du peuple en est le but, il faut donc qu'il influe, autant qu'il est possible, sur les moyens de l'opérer.

Il serait à désirer qu'en France, le peuple pût choisir lui-même ses représentants, c'est-à-dire les hommes qui n'ont d'autres devoirs que de stipuler ses intérêts, d'autre mérite que de les défendre avec énergie.

On calomnie le peuple en lui refusant les qualités nécessaires pour choisir les hommes publics. Les talents et les vertus qui embellissent l'humanité ne peuvent au contraire se développer, sans affecter le peuple ; il est comme le terme auquel aboutissent la justice, la générosité, l'humanité. Il est à portée d'apprécier ces rares qualités, non par des notions abstraites, mais par l'épreuve plus sûre de l'-expérience et d'un sentiment personnel.

Il est pourtant comme impossible, je l'avoue, de faire concourir tous les hommes d'un pays au choix de leurs représentants, et dans les pays où la représentation immédiate est en usage, comme en Angleterre et en Amérique, on a restreint, au moins en très-grande partie, aux seuls propriétaires, la faculté d'y concourir. Cette condition semble être une garantie de la bonté du choix. Nous ne sommes pas dans le cas de l'adopter pour nous, puisque l'on est généralement disposé à admettre un degré dans l’élection. Là les choix s'épurent, et les reproches que l'on fait aux élections tumultuaires n'ont plus lieu.

Mais vouloir établir trois degrés pour la représentation nationale ou administrative, c'est, à mon sens, dénaturer la Constitution qui va s'établir, en bannir tout l'esprit populaire, y substituer l'aristocratie des riches, favoriser les intrigues secrètes, les seules dangereuses, puisqu'elles ont pour base l'intérêt particulier. Les mandataires du peuple cessant d'être responsables de leurs choix au peuple, cessent aussi d'être mus par ces motifs d'espérance et de crainte qui les portent à le bien traiter, à être justes et bons, généreux et humains. Et pourtant, lorsqu'on considère que des hommes honnêtes et éclairés diffèrent entièrement dans leurs combinaisons politiques, on se sent quelquefois moins porté à s'y attacher, on en détourne comme involontairement ses idées ; mais il est un point où les âmes énergiques et sensibles se retrouvent, je veux dire la noble et sublime entreprise de restituer au peuple ses droits, et d'améliorer le sort des campagnes. Les peuples y seront plus heureux, si les hommes riches, qui y vivent avec eux, y sont plus humains, plus justes, plus généreux, s'ils sont forcés de leur plaire et d'en être considérés. Ils seront forcés de leur plaire et d'en être considérés, si leur existence politique, les places qui permettent de figurer dans la société sont données par le peuple, et sont le prix des soins que l'on aura pris pour s'en faire aimer. Que notre Constitution, Messieurs, ait une base populaire, que ses principaux éléments soient calculés sur l'intérêt constant du peuple ; assez tôt comme toutes les autres, elle tendra à favoriser les riches et les hommes puissants. Le peuple dans nos sociétés modernes n'a pas le temps de connaître ses droits, il s'en remet à des riches du soin de les défendre, et il continue à travailler pour les faire vivre. Si nous n'avions fait que changer d'aristocratie, si je voyais s'évanouir ces espérances auxquelles j'ai sacrifié mon repos, mon état, ma fortune, plus encore peut-être. . . .

Le second défaut du plan ne me paraît devoir être relevé que parce que quelques bons esprits m'ont semblé n'en être pas frappés. C'est à mon gré donner beaucoup de consistance à une plaisanterie, que d'obliger la nation entière d'élire nécessairement de nouveaux membres à chaque législature. Je ne parle pas ici des assemblées d'administration, car tout le monde convient qu'il est sans danger, qu'il est utile même qu'elles puissent se renouveler par tiers ou par moitié. Ainsi il n'est pas besoin de s'étendre sur cet article, je me borne à ce qui regarde les Assemblées législatives.

On s'exagère beaucoup le nombre d'hommes qui dorénavant se mettront sur les rangs pour être élus et jouir deux ans seulement de l'honorable mais pénible fonction de représentant. Avant tout, l'intérêt national exige qu'il se forme des hommes publics, de ces hommes disposés à sacrifier leur repos, leur fortune, leur réputation même ; qui sachent rester indépendants au milieu des séductions, préférer l'intérêt général non-seulement au leur propre, mais à celui de leur province et de leur canton. La législature autrement sera formée d'hommes indifférents, qui verront le choix qu'on a fait d'eux comme un moment heureux de leur vie, où ils quittent leur pays pour se mêler aux grands intérêts de l'empire. Cet instant ne se liera dans leur esprit ni avec leurs travaux passés, ni avec leurs occupations futures. Etrangers à la suite des affaires, n'en connaissant pas l'origine, n'en devant pas suivre les conséquences, ils ne se sentiront pas responsables du destin de la France, après avoir exercé une si courte, si faible influence ; et que peut-on attendre d'hommes pour lesquels il n'y a point de récompenses, ni de motifs de bien agir, sur lesquels l'opinion n'a pas le temps d'asseoir un jugement sain et dont les actions n'ont ni liaison, ni moralité ?

Dans une sage Constitution, le ministère est nécessairement uni (3). Quelle force n'aura-t-il pas contre des nouveaux individus qui viendront sans cesse s'essayer avec eux à une lutte aussi inégale que dangereuse sans être préparés à combattre, sans être prémunis contre les dangers de la séduction et les détours de l'intrigue, sans intérêt, sans motif de les approfondir, et privés de cette confiance que donne une longue estime, l'habitude de la résistance et l'appui de l'opinion qui seules peuvent faire entreprendre des travaux importants et s'opposer avec courage aux entreprises du despotisme : le ministère commencera ses entreprises au moment où une législature lui paraîtra favorable à ses projets par sa faiblesse, et il attendra d'être délivré de ces hommes rares qu'on trouve disposés toujours à défendre les droits des peuples, et qui n'ont d'autre ambition que celle de résister à l'autorité. Ces hommes ne peuvent jamais être dangereux, puisque le peuple reprend si souvent le pouvoir de les juger et de les élire, ou de les rejeter.

(3) L'espèce de liberté, dont on jouissait en France avant l'heureuse Révolution, était en grande partie fondée sur la division du ministère, comme le repos de la terre sur la guerre des tyrans entre eux. Dans une Constitution forte et libre, tout doit être ordonné pour un même but, tout doit concourir à former la même volonté. En Angleterre, les ministres sont tellement unis, que le roi est obligé de les renvoyer tous, quand il veut en renvoyer un : c'est une société d'hommes rassemblés par les mêmes vues et dans les mêmes principes. Il n'y a point d'accord, point d'énergie, point de liberté, point de responsabilité, surtout dans une monarchie où cette maxime n'est pas en vigueur,

Le plan de votre comité contre le vœu de plusieurs de ses membres et l'intention de tous fortifie ainsi le ministère contre la nation. Il ôte â celle-ci ses meilleurs défenseurs, il la prive encore de la faculté d'exprimer un vœu approbatif de la conduite de ses représentants, dans le cas du véto suspensif du monarque (4). Enfin, il tend à rabaisser la qualité de représentant, et en affaiblissant les motifs qui doivent la faire désirer, il détruit dans sa source l'esprit public. Ou je me trompe fort, ou si l'on est réélu alternativement, il s'établira entre tous les candidats une sorte d'arrangement et de convention tacite calculée d'après l'âge et les affaires personnelles, afin que chacun puisse à son tour, et une fois dans sa vie, être représentant, et l'on prendra des rangs comme pour une cérémonie.

(4) Cette observation mérite d'être méditée avec attention ; puisque la réélection des représentants paraît être un des principaux ressorts de la Constitution.

La législation, fruit de cette combinaison, sera continuellement variable, disparate, changeante, incapable de donner à la nation un caractère grave et posé, et de lui imprimer ces habitudes profondes qui seules dénotent un véritable esprit national et le vrai sentiment de la liberté.

L'aristocratie des hommes puissants, que l'on semble vouloir éviter par ce projet, n'est point à craindre lorsque la représentation sera égale et les élections fréquentes. Je vois au contraire avec plaisir des hommes considérables parmi les représentants de la nation, mais je veux que choisis par le peuple, ils en aient toujours les intérêts devant les yeux et les droits dans le cœur.

Je ne dirai qu'un mot sur le troisième défaut que je reproche au plan du comité de Constitution. C'est d'avoir attaché au payement d'un impôt direct une des conditions de l'éligibilité. Je ne répéterai pas ce que j'ai dit plus haut. Je pense que si la représentation était immédiate, il faudrait, pour être électeur, non-seulement payer un impôt direct, mais jouir d'une propriété. Cela n'est pas nécessaire lorsqu'il y a deux degrés dans l'élection. Cette observation me paraît d'une grande importance. En voici une à laquelle je ne vois point de réponse. On exige pour être électeur et éligible de payer un impôt direct. La capitation est un impôt direct, chaque législature pouvant changer le mode de l'impôt, créer ou détruire la capitation, peut par conséquent donner ou ôter à son gré à une partie des citoyens le droit d'élire des représentants. Il est pourtant évident que ce droit étant constitutionnel ne peut être changé par une simple législature, et que d'ailleurs le droit politique le plus précieux, le seul qui appartienne vraiment au peuple, ne peut pas être remis aux hasards ou aux calculs des combinaisons économiques.

Au nombre des défauts du plan proposé, je n'ai point parlé de la difficulté, je dirais presque de l'impossibilité de le mettre à exécution. Il faut bien néanmoins s'y arrêter puisqu’inutilement le projet serait-il excellent, s'il ne pouvait pas être rempli. Je m'explique et je demande un moment d'attention.

Il faut établir promptement des assemblées provinciales ; il faut dans les distributions des cantons, des municipalités, se prêter à toutes les convenances qui ne gênent point la marche générale des affaires et l'esprit national. Pour arriver à ce double but, il faut, ce me semble, se borner aux divisions les plus simples et les plus faciles. Ainsi je propose, qu'après avoir réglé toutes les conditions de l'éligibilité, l'on nomme un grand comité composé de membres de toutes généralités, où l'on détermine les divisions qui se sont jugées possibles ; que l'on décrète l'établissement de ces divisions ; que chaque village ou paroisse soit chargé de nommer trois membres indistinctement, pour se rendre à un certain point d'arrondissement qui sera désigné; que là, on nomme un député sur quarante, pour composer l'assemblée provinciale que j'appellerai constituante, et qui sera effectivement divisée en deux sections; une première pour l'administration provisoire de la province, et l'autre pour constituer les municipalités et régler les districts, selon les règles que nous leur fournirons.

Le pouvoir exécutif serait chargé de ces dispositions provisoires, à peu près dans la forme par laquelle nous avons été nommés. Lorsque vous aurez, Messieurs, des assemblées provinciales, alors vos décrets pourront recevoir leur exécution, et l'organisation des municipalités pourra non-seulement s'opérer, mais encore recevoir toute la perfection possible. Les règles principales d'après lesquelles elles doivent être formées, me paraissent celles-ci :

Il convient, je pense, d'établir 240 districts, lesquels seront répartis inégalement entre les assemblées provinciales qui seront formées, et ce à raison de la population seulement ; chaque district enverrait 3 députés à l'Assemblée nationale et 15 à l'assemblée provinciale. Au-dessous de chaque district, il y aurait autant de municipalités formées qu'il y aurait de citoyens votants environ, de telle sorte qu'aucune municipalité ne pût être de moins de 800, ni de plus de 1,600 votants. En supposant, ainsi que les auteurs du plan de la Constitution, environ 4,400,000 votants, cela ferait 1,000 par municipalité, l'envoi d'un individu sur 25, ferait dans chaque district environ 800 votants, nombre qui me paraît convenable pour avoir une élection libre et populaire. Quant aux villes elles ne formeraient qu'une seule municipalité, quel que soit le nombre de leurs citoyens votants ; mais comme elles ne représentent jamais, relativement aux campagnes, qu'un seul et unique intérêt, il serait juste d'affaiblir un peu la proportion dans laquelle elles devraient fournir à la représentation du district.

J'omets les détails, parce que je n'ai pas le loisir de les développer, et parce que je ne veux m'occuper que de ce qui distingue ce projet de celui du comité. L'idée fondamentale, comme on le voit, la seule vraiment différentielle, est, qu'après avoir déterminé ici le nombre des assemblées provinciales, ainsi que le nombre des districts qu'elles doivent renfermer, suivant les tables exactes dépopulation que le ministère a rassemblées depuis longtemps, je laisse tout le reste à faire aux provinces, en leur prescrivant seulement les règles suivant lesquelles elles doivent se conduire. Par-là, j'abrège infiniment le travail, avantage précieux en ce moment ; je ne crains point de choquer des convenances topographiques ou morales ; enfin, j'use d'un moyen plus analogue à h disposition présente des esprits, qu'il faut subjuguer quand le salut public l'exige, mais auquel il faut savoir subordonner des vues qui ne tiennent qu'à l'idée abstraite de la perfection.

Vous réglerez ensuite, Messieurs, et j'ose dire à votre aise, les fonctions diverses et tes relations de toutes ces assemblées entre elles ; mais vous ne pouvez trop vous hâter, déjà des moments précieux sont perdus.


Merci d'avoir lu tout cela ! 

Pour vous récompenser, je vous propose de découvrir une belle surprise dans cet article : 23 octobre 1789 :