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lundi 23 novembre 2020

23 Novembre 1789 : L'Assemblée nationale statue sur le différend entre les Cordeliers et la Commune de Paris.

Le district des Cordeliers, en rouge sur la carte des 60 districts.

    Souvenons-nous qu'il y a 3 jours, le 20 Novembre, les représentants du district des Cordeliers se sont plaints à l'Assemblée de certains abus de pouvoir de la Commune de Paris.

    Chaque district avait nommé 5 députés à l'Hôtel de Ville ; les uns à temps limité, les autres avec certains pouvoirs. Mais les districts se plaignent à présent que les députés à l'Hôtel-de-Ville ont usurpé une autorité qui ne leur appartient pas.

    Le district des Cordeliers a donc révoqué ses députés à l'Hôtel de Ville et en a nommé d'autres sur la démission des trois membres de la commune qui n'ont pas voulu prêter le serment qui leur était demandé ; ces députés nouveaux n'ont de pouvoirs que pour un règlement provisoire et non des pouvoirs indéfinis. Mais l'assemblée des représentants des communes a voulu conserver les anciens membres et rejeter les nouveaux.

Aujourd'hui, l'Assemblée nationale tranche le conflit.

Pierre Hebrard de Fau,
Député du Cantal
M. Hébrard, au nom du comité des rapports, entre dans de nouveaux développements sur cette affaire et fait lecture d'un projet d'arrêté conçu en ces ternies :

L'Assemblée nationale considérant qu'occupée de l'organisation des municipalités du royaume, elle serait détournée de son but par l'examen provisoire du plan de la municipalité de Paris ; que cependant il importe à cette ville que les représentants de chaque district remplissent leurs fonctions jusqu'à l'expiration du temps limité par leur pouvoir particulier, ou jusqu'à ce qu'ils aient donné leur démission volontaire, et qu'ils ne soient tenus d'autre serment que celui de remplir avec honneur la mission qu'ils ont acceptée ;

Considérant enfin que les représentants de la commune, réduits à des fonctions purement administratives, sans aucun droit de juridiction sur les districts, n'ont pu priver celui des Cordeliers de son droit de nommer trois députés pour remplacer ceux dont il avait accepté la démission, l'Assemblée nationale a décrété et décrète ce qui suit :

Article 1er

Elle sursoit à statuer sur le contenu aux trois titres du règlement provisoire de la municipalité de Paris, jusqu'à ce qu'elle détermine irrévocablement l'organisation générale des municipalités du royaume.

art. 2.

Les députés de chaque district ne cesseront leurs fonctions à la commune qu'à l'expiration des délais prescrits par leur pouvoir, et ils ne seront tenus à d'autre serment que de remplir fidèlement leur mission.

art. 3.

Les députés nommés par le district des Cordeliers, sur la démission de ceux qu'il avait précédemment élus, ainsi que les députés qui ont prêté le serment qu'il leur a demandé, seront admis par les représentants de la commune pour y remplir, pendant la durée de leur mandat, les fonctions dont ils sont chargés.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1878_num_10_1_3883_t1_0229_0000_8

    Cette décision semble confirmer le ressenti de quelques citoyens qui pensent que la municipalité de Paris, ou plutôt la "commune", outrepasse quelque peu ses droits. Je vous invite à lire ou relire l'article du 20 Novembre pour mieux comprendre la situation.


Drapeau de la garde nationale du district des Cordeliers.




23 Novembre 1789 : Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises à MM. les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale

 

    Le texte ci-dessous sera lu lors de la séance du 28 novembre 1789 et je vous invite à lire l'article relatif à ladite séance, car j'y apporte nombre de renseignements complémentaires. Je le retranscris néanmoins à sa date de publication du 23 novembre, en raison de son importance. Je me suis permis de surligner certains passages pour attirer votre attention.

    Mais je vous engage vraiment à lire mon article du 22 octobre 1789, ainsi que ceux des 26 novembre et 28 novembre 1789.

Nota : L'orthographe a été modernisée, comme vous pourrez le constater en lisant le texte original dans la fenêtre en bas de l'article.

LETTRE DES Citoyens de Couleur, des Isles & Colonies Françaises, A MM. Les Membres du Comité de Vérification de l'Assemblée nationale.

MESSIEURS,

L'Assemblée Nationale vous a renvoyé l'Adresse, les Mémoires, les Pièces & les Demandes des Citoyens de Couleur, des Isles & Colonies Françaises. Vous devez, incessamment, en faire l'examen & le rapport. Quelque confiance que nous ayons dans vos Lumières, & surtout dans votre Justice & votre Humanité, nous croyons devoir vous soumettre encore quelques Réflexions, non pas sur le fond de l'Affaire, elle n'en est pas susceptible ; mais sur la Forme de la Réunion des Citoyens de Couleur, ainsi que sur l'Élection & la Présentation de leurs Députés.

Nous disons, Messieurs, que le Fond de l'Affaire, l'Objet le plus important pour les Citoyens, de Couleur, n'est plus susceptible de réflexions ; car, indépendamment du Principe qui réside dans tous les cœurs, excepté, peut-être, dans celui des Colons Blancs, la question est jugée ; & il ne s'agit plus que de faire l'application de la Loi.

L'Assemblée-Nationale a décrété, & le Roi a solennellement reconnu,

1° Que tous les hommes naissent & demeurent libres égaux en Droits ;

2° Que la Loi, est l'expression de la Volonté générale, & que tous, les Citoyens ont le droit concourir, personnellement ou par leurs Représentants à sa formation ;

3° Enfin, que chaque Citoyen a le Droit par lui ou par ses Représentants de constater la nécessité de la Contribution Publique, & de la consentir librement.

Avant ces trois Décrets, les Citoyens de Couleur auraient invoqué les Droits imprescriptibles de la Nature, ceux de la Raison & de l'Humanité. Aujourd'hui, Messieurs, ils attestent votre Justice ; ils réclament l'exécution de vos Décrets.

Français, Libres et Citoyens, ils sont & quoi qu'en disent leurs Adversaires, les égaux de ceux qui, jusqu'à ce moment, n'ont cessé de les opprimer.

Français & Justiciables, ils ont, comme le reste des Citoyens, le Droit de concourir à la formation de la Loi, qui doit les régir ; de cette Loi dont ils seront incontestablement les Soutiens, l'Objet & les Organes.
Enfin, Citoyens & Contribuables, ils ont, comme tous les Membres de l'Empire, le Droit inhérent à cette qualité, de CONSTATER la nécessité de la Contribution Publique, de la CONSENTIR librement.
Ces Principes, puises dans la Loi Constitutionnelle de l'État, serviront de base au Jugement que vous allez préparer. Il est impossible que l'Assemblée Nationale s'en écarte. Ses Décrets sont précis ; ils doivent être exécutés. La Couleur, non plus que le Préjugé, ne peuvent en altérer, en modifier les conséquences. Les Droits de l'homme, les Droits du Citoyen, s'élèveront toujours au-dessus des vaines Considérations, leur règne a cessé & nous sommes encore à concevoir comment il peut se trouver des Esprits assez pervers, des Citoyens assez mal intentionnés pour chercher à les faire revivre.

Les Citoyens de Couleur ne craignent donc pas les efforts impuissants des Ennemis, que l'Amour-propre & la Cupidité pourraient leur susciter. La Loi Constitutionnelle de l'État leur est un Garant assuré du succès qu’ils doivent obtenir. L'Assemblée des Législateurs François ne peut point hésiter ; elle ne saurait varier dans ses Principes.

Cependant, Messieurs, on fait aux Citoyens de Couleur, deux Objections qui méritent d'être examinées.

PREMIÈRE OBJECTION.

On prétend que les Colonies, ayant presque toutes des Députés à l'Assemblée Nationale, elles sont suffisamment représentées. On observe que, dans les Contrées surtout, comme Saint Domingue , la Martinique, la Guadeloupe, où l'on n'a jamais connu la distinction d'Ordres, qui régnait en France ; où, comme le disaient les prétendus Commissaires de Saint Domingue (lorsqu'ils disposaient à leur gré de cette importante Colonie, lorsqu'ils avaient le courage de hasarder, à cet égard, toutes les allégations qui paraissaient les plus favorables à leur cause, les Habitants sont TOUS Propriétaires, TOUS égaux, TOUS Soldats, TOUS Officiers, tous Nobles. Il importe peu dans quelle classe les Députés aient été choisis (1).

(1)  Voyez cette foule d'Écrits que les prétendus Commissaires de Saint Domingue ont fait paraître pour parvenir à leur admission. Voyez surtout leur Lettre au Roi, du Mois d'Août 1788.

Vous connaissez, Meneurs, cette première Objection, & vous y avez répondu d'avance.

Sans doute la distinction d'Ordres n'existait pas dans nos Colonies ; & sous ce point de vue, ses prétendus Commissaires de Saint Domingue pouvaient avoir raison, lorsqu'il s'agissait uniquement d'élire, comme ils l'ont fait, les Députes des Colons Blancs.

Mais, s'il n'existait pas une distinction d'Ordres, il y avait, & il existe encore, à la honte de l'Humanité une distinction de Classe.

D'abord, on ne rougissait pas de mettre entièrement à l'écart, & d'abaisser au nombre des bêtes de somme ces milliers d'Individus qui sont condamnés à gémir sous le poids honteux de l'esclavage.

Ensuite, on faisait une grande différence entre les Citoyens de Couleur affranchis & leurs Descendants, à quelque degré que ce fut, & les Colons Blancs.

Ceux-ci, coupables encore de l'esclavage qu'ils ont introduit, qu'ils alimentent, qu'ils perpétuent, & dont ils ont cependant la barbarie de faire un crime irrémissible aux Citoyens de Couleur, ceux - ci, disons-nous, étaient seuls dignes de l'attention du Corps Législatif ; aussi vous avez vu, Messieurs, qu'ils n'ont agi, qu'ils ne se sont présentés que pour les Blancs. Ils vous ont donné un aperçu de leur Origine, de leur Population, de leurs Services, de leurs Droits, nous dirions presque de leur excellence ; mais, dans aucun cas, dans aucune circonstance, ils ne vous ont parlé des Citoyens de Couleur, ils leur en ont constamment refusé la qualité ; jamais ils ne les ont considérés, comme ayant des Droits à la Représentation ; on n'a pas même Pensé qu'il fût possible de les y appeler : les infortunés ! Ils n'étaient ni Ducs, ni Comtes, ni Marquis, ni Chevaliers (1) ; ils n'avaient pas même de prétentions à la Noblesse. Ils sont Hommes, c'est leur unique titre ; & les Blancs, qui se faisaient auprès de l'Assemblée Nationale un mérite de l'égalité, qu'ils supposaient encore existante dans la Colonie, n'avoient garde de descendre jusqu'à eux.
 
(1) Remarquez la liste des prétendus Commissaires de S.-Domingue.
Sur neuf, il y a DEUX DUCS, DEUX COMTES, TROIS MARQUIS, UN CHEVALIER & UN GENTILHOMME. Quelle heureuse égalité ! Quelle admirable Représentation pour une Colonie composée de Négociants & de Planteurs ! Pour faite disparaître la distinction des Rangs, chacun prend celui qui lui convient ; il se décore du titre qui le flatte. Il n'y a que l'Homme de Couleur, s'il faut en croire ses généreux Adversaires, qui ne doive avoir ni Rang, ni Place, ni Titre, ni Qualité ! Les humiliations & le mépris ; voilà son lot.
 
Cette circonstance n'a pas échappé à l'Assemblée nationale & vous-vous rappellerez, Messieurs, que, lorsque les Députés de Saint Domingue furent admis, on parla de cette classe, au nom de laquelle nous-nous présentons aujourd'hui ; qu'il y eut en sa saveur une réclamation & des observations qui prouvèrent que l'Assemblée lui réservait une place, & que, lorsque les Citoyens de Couleur se présenteraient, ou ne pourrait pas leur opposer l'admission des Colons blancs.

Nous en trouvons encore la preuve dans le rapport du Comité de vérification, en faveur de l'Île de Saint Domingue. Parmi les raisons que donnaient ceux des Membres du Comité, qui pensaient, qu'il fallait accorder 12 Députés à cette Colonie, on voit qu'ils s'appuyaient spécialement sur ce qu'il n'y avait que 40.000 Habitants dans l'Île & que les Esclaves & GENS DE COULEUR NE POUVAIENT PAS ÊTRE COMPTÉS, puisque les uns n'avoient rien à défendre, ET QUE LES AUTRES N'AVOIENT PAS ÉTÉ APPELÉS À LA NOMINATION DES DÉPUTÉS ».

Ce que nous disons, par rapporta à Saint Domingue, s'applique avec la même force à celles des Colonies qui ont obtenu l'honneur d'une représentation. Les Députés de la Guadeloupe & de la Martinique ne sont, comme ceux de Saint Domingue, que les Députés des Blancs. LES BLANCS SEULS LES ONT NOMMÉS. Nous lisons encore, dans le rapport de la Guadeloupe, page 39, « que les Gens de Couleur n'ont pas été appelles à la nomination des Représentants, & qu'ils ne doivent pas entrer en ligne de compte ».

Nous sommes donc, Messieurs, recevables & fondés à nous présenter. L'Objection résultante de l'admission des Blancs, ne peut donc pas nous être opposée ; & ce serait vainement, qu'on chercherait à s'en faire contre les Citoyens de Couleur, un titre qui tournerait entièrement à leur avantage. Il ne serait pas juste, en effet, que les Députés des Blancs, qui sont les Oppresseurs, &, nous ne pouvons pas vous le dissimuler, les Ennemis naturels des Citoyens de Couleur, fussent encore chargés de les Représenter, de stipuler, de défendre leurs intérêts. Ce n'est pas sur eux que nous devons nous reposer du soin de déterminer les bases de la Constitution qui fixera désormais les Rangs, les Droits & les Prérogatives de la Classe la plus nombreuse, la plus infortunée, & cependant la plus utile des Colonies.

SECONDE OBJECTION

VAINCUS sur cette première partie de leur système, réduits au silence, forcés de convenir que les Citoyens de Couleur doivent être représentés, les Députés des Colons Blancs se retrancheront dans leur seconde Objection : « A défaut de moyens, ils auront recours à la Forme ;  ils critiqueront notre Assemblée, le mode de nos Élections ; ils soutiendront que nous ne sommes pas les Représentants des Colonies ; que n'étant pas valablement Élus, nous ne pouvons pas être admis, & qu'il faut nous renvoyer à une Assemblée Coloniale.

Voilà, sans doute, Messieurs, l'Objection la plus spécieuse que nos Adversaires puissent nous opposer ; mais cette Objection disparaîtra devant les Observations que nous allons vous proposer.

D'abord, il faut bien considérer qu'il n'en est pas de la position des Colonies, ainsi que l'ont très-bien observé les prétendus Commissaires de Saint Domingue dans les différentes brochures qu'ils ont publiées, comme de la Métropole.
En France, les Communications sont toutes promptes & faciles : elles sont , au contraires, lentes et difficiles avec les Colonies ; & tandis qu'on emploierait un temps précieux à demander, â solliciter des ordres , à les donner, à les faire exécuter, à provoquer des Assemblées, à préparer les objets de demande , à les discuter, à les rédiger, à nommer des Députés, à les envoyer en France, la première session de l'Assemblée Nationale tendrait à la fin ; la Constitution serait achevée, & les Citoyens de Couleur recevraient des Lois auxquelles ils n'auraient pas concourus ils  supporteraient des Impôts dont ils n'auraient pas constaté la nécessité, dont ils n'auraient pas consenti la répartition.

Ces moyens, présentes, avec succès, d'abord par les Colons Blancs de Saint Domingue, avant même que l'Assemblée Nationale fut constituée, & tout récemment par les Colons de la Martinique & de la Guadeloupe, ne seront pas inutilement invoqués par les Citoyens de Couleur. S'il pouvait y avoir une exception, elle devrait être à leur avantage puisqu'ils se sont présentés beaucoup plus tard, & QU'ILS ARRIVENT AU MOMENT où l'Assemblée va s'occuper de leur Constitution.

L'intention manifestée des Représentants de la Nation a toujours été de voir, d'entendre toutes les parties intéressées ; de les rapprocher les unes des autres, de conserver les droits de tous les Citoyens, de les admettre tous a la représentation qui leur est due.

En second lieu, comment pourrait-on blâmer les Citoyens de couleur de ne s'être pas réunis dans les Colonies ? De n'avoir pas formé ces Assemblées primaires, auxquelles tous les Citoyens sont admis, & dans lesquelles on peut recevoir & donneur tous les pouvoirs nécessaires pour constituer un Représentant légal ?

Vous n'ignorez pas, Messieurs, que les Lettres de Convocation, pour la formation des États-Généraux, n'avoient pas été adressées dans les Colonies ; que, non-seulement, on n'y avait point indiqué, qu'il ne s'y était pas formé d'Assemblées primaires ; mais que, par les Lois anciennes, par les Lois encore existantes, il était défendu, sous les peines les plus sévères, de les provoquer.

Vous savez que cette défense, générale dans toutes les Colonies, universelle pour tous les Habitants, était encore plus expresse, pour les Citoyens de Couleur ; que toute Assemblée, toute espèce de réunion de leur part étaient, & sont encore réputées & punies comme un attroupement. Mais, ce que vous ignorez , peut- être, ce dont votre justice ne pourra qu'être indignée ; c'est que , peu contents de livrer à la rigueur des lois, les Citoyens de Couleur qui sont accusés , ou même qui paraissent suspects ; de les soumettre à la justice des Tribunaux, qui ne sont, qui ne peuvent être composés que de leurs pareils, les Blancs s'érigent en vengeurs des délits qu'il leur plait de supposer : les voies de fait leur sont permises, & les Citoyens de Couleur, victimes de leur zèle & de leur dévouement pour la Chose Publique, auraient été, dans cette circonstance, exposés à périr sous les coups, que leurs cruels oppresseurs auraient jugé à propos de leur porter (1).

(1) On sent bien que nous ne parlons ici que de l'abus. Dans quelques mains, qu'elles reposent, les Lois ne perdent rien de leur saint caractère ; mais, dans les Colonies, l'exécution en est exclusivement dévolue aux Blancs ; & l'expérience n'a que trop appris qu'elles sont presque toujours muettes & sans vigueur lorsqu'il s'agit de punir les excès des Blancs envers les Citoyens de Couleurs.

Il a donc fallu renoncer, jusqu'à ce qu'il se fût introduit un nouvel ordre de choses, à toutes Assemblées, à toutes réunions partielles dans les différentes Colonies ; il a fallu céder à la nécessité.

Mais était-il juste de renoncer également aux réclamations légitimes, que les Citoyens de Couleur sont dans le cas de former, & plus encore au succès qu'elles doivent avoir ?

Il y aurait de la barbarie à le supposer ; & ces préjugés affreux, dont les Citoyens de Couleur se plaignent avec tant d'amertume, seraient peut-être moins affligeant, que le refus désespérant d'une admission à laquelle ils ont autant de droits que leurs Concitoyens.

Au surplus, à défaut de ces Assemblées primaires & locales, à défaut d'une réunion Coloniale qu'il ne leur a pas été possible de provoquer, les Citoyens de Couleur nouvellement arrivés & résidant actuellement en France, se sont rapprochés, pour s'occuper de leurs intérêts ; ils se sont réunis dans le cabinet, sous la présidence d'un Citoyen revêtu d'un caractère public ; ils étaient, & ils sont encore assez nombreux.
Ils ont délibéré ils ont rédigé des cahiers, ils ont offert une partie de leur fortune, & ils réaliseront incessamment leurs offres ; ils ont élu des Députés, & ils les présentent à l'Assemblée nationale.
Cependant les calomnies de leurs ennemis sont parvenues jusqu'à eux ; ils ont publié que l'Assemblée des Citoyens de Couleur était tout au plus composée de douze personnes, que les autres signatures étaient ou surprises, ou supposées ».

Pour écarter, pour dissiper ces bruits injurieux, les Citoyens de Couleur ont appelé dans leur assemblée, un Notaire du Châtelet, & ils ont réitéré, en sa présence, dans un acte authentique, tous les articles de leurs délibérations. Nous vous prions de vouloir bien l'examiner.

Vous y trouverez tout ce que les Citoyens de couleur avaient consigné dans leurs premiers Procès-verbaux ; vous y remarquerez l'unanimité des sentiments & des opinions, l'offre généreuse & volontaire du don patriotique  du quart de leurs revenus, évalué à six millions, & de la cinquantième partie de leurs propriétés ; vous y trouverez la confirmation , & une nouvelle élection de leurs Députés ; enfin, & c'est ici la preuve la plus formelle de la calomnie que nous avons été forcés de repousser , vous y verrez, qu'au lieu de douze personnes, dont on a prétendu que les Assemblées étaient composées, il s'en est trouvé quatre-vingt, qui ont toutes concouru à la ratification des Arrêtés qui a voient été pris dans les précédentes Assemblées.

Voilà, MM., & vous pouvez en juger par l'expédition des actes qui vous ont été remis, voilà les Citoyens qu'on calomnie & que l'on poursuit avec autant d'acharnement. Ce sont ces mêmes Citoyens qu'on voudrait vouer à la honte, au mépris, à l'oubli ; qu'on voudrait éloigner du milieu des Représentants de la Nation ; auxquels on voudrait interdire le droit acquis de concourir à la formation de la loi & de consentir la répartition de l'impôt.

Votre justice ne se laissera pas séduire par les allégations de nos ennemis ; elle ne se laissera pas éblouir par leurs promesses ; elle ne sera pas ébranlée par les craintes chimériques, qu'ils ont cependant le courage de présenter comme des moyens (1).

(1)   Croirait-on qu'ils osent lancer que les préjugés sont au-dessus de la Loi ; qu'ils sauront bien la rendre inutile ; que son exécution sera dans leurs mains, & que nulle autorité ne pourra les forcer à reconnaître, pour leurs égaux, des Gens qu'ils sont accoutumés à traiter avec le dernier mépris ?
    Croirait-on que, dans leur impuissance quelques-uns d'entre eux ont eu la témérité de tourner leurs regards vers une terre étrangère ? Comme si les Citoyens de Couleur étaient à leur disposition ; comme si les Citoyens de Couleur n'avoient pas fait le ferment de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour la conservation de l'État, & la défense personnelle du Souverain.
 
Non, MM., la justice est inaccessible à toutes les considérations : elle mettra dans sa balance l'Homme à côté de l'Homme, l'HOMME LIBRE à côté de l'HOMME LIBRE, le Citoyen sur la même ligne que le Citoyen.

Elle prononcera en faveur des Citoyens de Couleur, comme elle a prononcé en faveur des Colons Blancs ; les moyens, les raisons sont absolument les mêmes.
Les Députés de S.-Domingue ont été élus à Paris.

Les Députés de la Martinique ont été élus à Paris.

Les Députés de la Guadeloupe ont été élus à Paris.

Pourquoi donc les Citoyens de Couleur ne pourraient-ils pas avoir été élus à Paris ?

Les prétendue Commissaires de Saint Domingue ont fait, dans leurs Écrits multipliés, un pompeux étalage de leurs prétendus Pouvoirs. Ils se sont fortement appuyés de cette prétendue inspiration, qui, SUIVANT EUX, a mis leurs Commettants dans le cas d'effectuer, à deux mille lieuses, ce qui se projetait, ce qui même n'était pas encore arrêté dans la Capitale ; ET ILS ONT RÉUSSI.
Les Colons de la Martinique ont été plus modestes ; ET ILS ONT RÉUSSI.

Les Colons de la Guadeloupe ont été beaucoup plus vrais, ET ILS ONT ÉGALEMENT RÉUSSI.
Ils ont dit naturellement, « qu'ils n'avaient reçu aucun Pouvoir de leur Colonie ; qu'ils ne s'étaient déterminés à faire des démarches, que parce que Saint Domingue avait réussi.

Pour éviter les lenteurs, que nous avons le même intérêt à prévoir, ils ont fait, à Paris, une Assemblée COMPOSÉE DE TRENTE-SIX PERSONNES, qui ne sont pas toutes résidentes à la Guadeloupe, & dont plusieurs n'y ont point de Propriétés. Ils ont imprimé quelques Discours. Ils ont arrêté des Députations. Ils ont écrit au Roi, au Ministre de la Marine, au premier Ministre des Finances ; ils ont reçu, le 8 Août 1789, une Lettre du Ministre de la Marine, qui leur annonce, que les Députés de Saint Domingue ayant été admis dans l'Assemblée-Nationale, il est très-juste qu'ils s'y adressent, pour obtenir être représentés (1).

(1)    Voyez le Rapport adressé à l'Assemblée Coloniale de la Guadeloupe, par M. de Curt.

Enfin ils ont remis une Adresse à l'Assemblée-Nationale, ils sont parvenus à faire admettre deux Députés.

Ce serait, Messieurs, abuser de vos moments, que d'insister sur l'identité, sur l'analogie de toutes ces démarches, avec celles des Citoyens de Couleur, & plus encore sur les conséquences d'un pareil Jugement.

1° Saint Domingue ayant été admise, il était très-juste que les autres Colonies fussent également représentées ; le Ministre de la Marine l'avait annoncé.

Mais, si cela était très-juste, par rapport aux Blancs, il l'est au moins autant pour les Citoyens de Couleur : ils doivent obtenir une Représentation quelconque. Ils y ont d'autant plus de droits, que leurs Adversaires ont été reçus ; &, qu'abstraction, faite du Principe qui les appelle à la jouissance des mêmes avantages, à l'exercice des mêmes Droits, il est de toute justice qu'ils se trouvent continuellement en mesure de les attaquer, de les combattre ; de donner sur la Constitution qui les intéresse, les éclaircissements qu'on ne peut attendre que des Naturels du Pays.

2° Si l'Assemblée-Nationale a pensé que quelques Citoyens de Saint Domingue & de la Martinique avaient pu élire leurs Députés à Paris ;

Si elle a jugé tout récemment, sur le rapport de Mr Barrere de Vieuzac, « que trente-six personnes, qui ont déclaré être originaires ou Propriétaires de la Guadeloupe, avoient pu élire à Paris, & faire admettre deux Députés à l'Assemblée Nationale » ;

A plus forte raison doit-elle décider que les Citoyens de Couleur, qui sont trois fois plus nombreux ; qui ne pouvaient ni se rapprocher dans les Colonies, ni se réunir, sans s'exposer aux peines les plus sévères, ont pu se rapprocher, s'assembler & nommer, à Paris, les Représentants qui demandent aujourd'hui leur admission.

Indépendamment de leur titre primitif, de leur droit au fonds, de l'infaillibilité des Décrets, dont ils ne cesseront de s'étayer, les citoyens de Couleur ont encore l'avantage d'avoir rempli toutes les formalités que l'on pouvait exiger d'eux.
Leurs Assemblées ont été précédées de l'avis qu'ils en ont fait donner aux Chefs de la Commune (1) ; leurs délibérations n'ont été décidément commencées que lorsque les Blancs ont refusé de s'unir à eux ; les Ministres du Roi ont été prévenus; l'Assemblée Nationale les a déjà reçus, elle a décrété en leur faveur la liberté d'assister à la Séance, dans laquelle ils ont été admis ; Leurs Majestés ont bien voulu recevoir , agréer leurs hommages ; le 22 Octobre 1789 , les Citoyens de Couleur ont eu l'honneur de leur être présentés ; MONSIEUR a également consenti à les recevoir ; en un mot, ils ont fait tout ce qui, était en leur pouvoirs ils ont fait autant & plus que les commissaires, les Députés des Colons Blancs, ils se présentent avec les mêmes titres, les mêmes droits, le même zèle, & certainement avec plus d'intérêt & de nécessité. Pourquoi donc y aurait-il, dans la décision, une différence qui ne se trouve ni dans les principes, ni dans les faits ?
Recevez, Messieurs, l'hommage respectueux que nous devons à vos lumières, & surtout au patriotisme qui vous soutient au milieu des fonctions honorables & pénibles, que nous ambitionnons de partager.
(1) M. le Maire & M. le Commandant Générale en ont été informés.

Nous sommes avec la plus profonde vénération.
MESSIEURS,

Vos très-humbles & très-obéissants serviteurs.

DE JOLY ; RAIMOND, ainé ; OGÉ, jeune ; DU SOUCHET DE SAINT-RÉAL ; HONORÉ DE
SAINT-ALBERT, Habitant de la Martinique ; FLEURY.

Commissaires & Députés des Citoyens de Couleur des Isles & Colonies Françaises,

Paris, ce 23 Novembre 1789.

De l'Imprimerie de LOTTIN l'aîné & LOTTIN de S.-Germain, Imprimeurs-Libraires Ordinaires de la
Ville, rue S.-André-des-Arcs. (N° 27) Nov. 1789.


Cette lettre, avec l'orthographe d'époque est consultable sur le site de la BNF dans la fenêtre ci-dessous :

Lettre des citoyens de couleur des îles et colonies françaises à MM. Les membres du comité de vérification de l'Assemblée nationale. (23 novembre 1789.)
Date de l'édition originale : 1789
Sujet de l'ouvrage : France -- Colonies -- Histoire

dimanche 22 novembre 2020

22 Novembre 1789 : La Manufacture royale d'Aubusson ouvre un entrepôt rue Saint-Martin

Tapisserie de la Manufacture d'Aubusson
Carton J.B. Huet, vers 1786

Page de publicité.

Oyez, oyez braves gens !

    "Les sieurs Chassaigne, père & fils, ont établi à Paris, rue Saint-Martin, n°107, en face de celle aux Ours, un Entrepôt de tous les objets qu'ils font fabriquer dans la Manufacture royale d'Aubusson, comme tapis veloutés & ras, dans toutes sortes de proportions, tapisseries, garnitures de fauteuils de diverses couleurs & quantités, cantonnières, carapaçons, &c, &c. Ils font exécuter avec soin toutes les commissions dont on les charge, sur les mesures & dessins que l'on désire, à prix de fabrique."

Lisez cet encart dans le Journal de Paris :

Source : Supplément au N°326 du Journal de Paris

La mystérieuse rue aux Ours.

    Comment ? Vous ne savez pas où se trouve la rue Saint-Martin ? Vous êtes seulement de passage à Paris ? Peu importe, je vous explique. Depuis le Pont Notre-Dame, prenez tout droit jusqu'à l'église Saint Merri, la rue Saint-Martin commence ici et continue tout droit jusqu'à la Porte Saint-Martin. Regardez ci-dessous l'extrait du plan de Bretez. J'ai même entouré en rouge l'emplacement de l'entrepôt des sieurs Chassaigne, père & fils !


Vous ne connaissez pas ce magnifique plan de Paris ? Alors, cliquez ici : Plan de Bretez dit de Turbot.

    Tant que vous y serez, vous pourrez faire vos courses dans la rue aux Ours, juste en face. Cette rue est célèbre pour ses rôtisseries de volailles. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle s'appelle ainsi, car "ours" est une altération de l'ancien mot "oues", c'est-à-dire "oies".

    Pourquoi ai-je titré ce paragraphe la mystérieuse rue aux Ours ? Eh bien apprenez braves gens, qu'il y a eu un miracle dans cette rue ! Sur l'une des maisons de cette rue volaillère, avait été placée derrière une grille de fer, une statue de la Vierge Marie, "Notre Dame de la Carole". 

Celle-ci se trouve à Aix-en-Provence.
Voir cet article sur les Saintes Vierges.

    Durant l'été de 1418 (cela ne nous rajeunit pas), plus exactement le 3 juillet 1418, un garde suisse, probablement ivre (des cabarets étaient proches), aurait frappé la statue de la vierge d'un coup de son sabre, et là, miracle, la statue se serait mise à saigner ! Cet Helvète alcoolique fut aussitôt arrêté, "jugé", et bien sûr condamné à mort.

Garde suisse du roi en 1481
J'attire votre attention sur son drapeau
qui pourrait être l'un des drapeaux
 de la garde nationale de 1789 !

    L’affaire marqua le quartier et l'on représenta la scène sur un des vitraux de l’église de Saint Martin des Champs qui est devenue notre actuel Conservatoire National des Arts et Métiers, fondé durant la Révolution par l'Abbé Grégoire !

L'Abbé Grégoire peint par le grapheur C215,
à l'entrée du CNAM

    À la suite de cet extraordinaire miracle, durant de nombreuses années, les habitants vinrent allumer un feu d’artifice devant la statue tous les 3 juillets. Lors de cette célébration, ils s'amusaient à brûler une effigie du garde suisse alcoolique et impie. Sous Louis XV, les gardes suisses firent pression pour que le mannequin brûlé ne porta plus les couleurs de leur uniforme. Cette pratique prit fin pendant la Révolution...

La manufacture d'Aubusson.

    Il existe toujours à Aubusson une manufacture, héritière des manufactures élevées au rang de Manufactures Royales par Colbert en 1664. Vous pouvez la découvrir en cliquant sur l'image ci-dessous :





vendredi 20 novembre 2020

20 Novembre 1789 : Le district des Cordeliers conteste les décisions de la Commune de Paris

Jeton d'admission aux séances du club des Cordeliers (1790)

 Les Cordeliers ?

    Les "Cordeliers" commencent à faire parler d'eux. Non-pas les moines résidant au sein du vaste couvent fondé par Saint-Louis, ni encore les artistes et artisans auxquels ils louent des salles, mais les habitants de ce 13ème district parmi les 60 de Paris. Ils sont en désaccord avec la politique menée par la Commune de Paris, à la tête de la laquelle préside le Maire Bailly, assisté de Lafayette, le Commandant de la Garde Nationale.

    Fondé par Georges Danton et Jean-Paul Marat, le club des cordeliers est ouvert aux Parisiens pour une cotisation annuelle de 24 sous (salaire d'une journée de travail d'un ouvrier).

Plan des 60 districts parisiens. En rouge le district des Cordeliers.

Les Cordeliers, sur le plan "dit" de Turgot.

Le Couvent des Cordeliers en 1789 et ce qu'il en reste de nos jours.

    

    Nous avons vu dans l'article du Journal des Révolutions de Paris du 8 Novembre, que certains s'irritent de "cette usurpation du nom de commune que la municipalité s'en arroge les droits et les pouvoirs" et n'oublions pas Marat qui dans son journal "L'Ami du Peuple", ne cesse de pester contre ladite Commune et le duo à sa tête, Marat, qui précisément réside dans ce district des Cordeliers.

Dans un an...

    L'an prochain, le 27 avril 1790, un club révolutionnaire se créera dans la Chapelle du couvent des Cordeliers, devenu bien national. Ce club portera le nom de "Société des amis des droits de l'homme et du citoyen", plus connu sous le nom de club des Cordeliers. Il sera l'un des clubs les plus à "Gauche" de la Révolution. Danton participera à sa fondation mais il le quittera très vite. 


    Ce club aura pour emblème l'œil de la surveillance, car ses membres se consacreront "à dénoncer au tribunal de l'opinion publique les abus des différents pouvoirs et toute espèce d'atteinte aux droits de l'homme", comme il est écrit dans l'arrêté du 27 Avril. Ils se donneront comme les protecteurs de tous les opprimés, les défenseurs des victimes de toutes les injustices, les redresseurs de tous les abus particuliers ou généraux. Leur mission sera essentiellement une mission de surveillance et de contrôle à l'égard de toutes les autorités. Ils provoqueront des dénonciations, ils entreprendront des enquêtes, ils visiteront dans les prisons les patriotes opprimés, ils leur donneront des défenseurs, ils solliciteront en leur faveur auprès des autres clubs ou des autorités, ils saisiront l'opinion par des placards, ils viendront en aide aux familles des victimes par des souscriptions, etc. Bref, ils constitueront un groupement d'action et de combat. Ainsi, ils resteront fidèles à la tradition de l'ancien district des Cordeliers qui protégeait Marat contre les poursuites du Tribunal du Châtelet, au besoin à force ouverte. Ainsi, ils resteront en contact avec le peuple des travailleurs et des petites gens, continuellement et directement intéressés à leurs démarches.

Source : Le Club des Cordeliers - Albert Mathiez, 1910.

    Ce club sera fréquenté par des personnalités telles Camille Desmoulins, les journalistes Momoro et François RobertFournier l'Américain, ou encore le Chevalier de Rutledge dont nous parlerons bientôt. A noter que ce club n'accueillera pas seulement en son sein des hommes de toutes les conditions, de simples citoyens passifs, il permettra aussi aux femmes d'assister à ses séances et de prendre part aux délibérations. Les Cordeliers adopteront par exemple les adresses que leur présentera Mademoiselle Le Maure, l'une des citoyennes les plus assidues à leurs séances.

    Selon certaines versions, la cotisation annuelle au club était de 24 sols, soit le salaire journalier d'un ouvrier spécialisé et selon d'autres, chaque membre donnait ce qu'il voulait sur un drapeau tendu à cet effet. Ce très faible coût était une particularité, car les droits d'entrées dans les autres clubs politiques étaient coûteux.

Retour en 1789 !

    Mais nous ne sommes pour le moment qu'en 1789 et les représentants de ce district des Cordeliers se plaignent à l'Assemblée de certains abus de pouvoir de la Commune de Paris.

Ecoutons M. Hebrard en rendre compte.

Rapport par M. Hébrard sur les difficultés survenues entre le district des Cordeliers et la commune de Paris

M. Hébrard rend compte, au nom du comité des rapports, des difficultés qui se sont élevées entre le district des Cordeliers et les représentants de la commune de Paris. II donne lecture des articles 2, 3 et 4 du plan provisoire que les districts ont au moins adopté tacitement. La preuve en est dans la nomination des 60 membres qui forment le conseil de ville.

Chaque district a nommé 5 députés ; les uns à temps limité, les autres avec certains pouvoirs.

Les districts se plaignent, et c'est le plus grand nombre, que les députés à l'Hôtel-de-Ville ont bientôt usurpé une autorité qui ne leur appartient pas.

Ainsi ils ont formé un régiment de chasseurs, fait des règlements de police qu'ils ont portés à l'Assemblée, pour éviter de les soumettre à la décision des districts, et ont prié le Roi de rappeler les gardes du corps, etc.

Le district des Cordeliers a révoqué ses députés et en a nommé d'autres sur la démission des trois membres de la commune qui n'ont pas voulu prêter le serment qui leur était demandé ; ces députés nouveaux n'ont de pouvoirs que pour un règlement provisoire et non des pouvoirs indéfinis. L'assemblée des représentants des communes a voulu conserver les anciens membres et rejeter les nouveaux.

Les questions soumises à l'Assemblée sont donc :

1° de savoir si d'un côté les commettants peuvent révoquer à leur gré leurs députés nommés par un règlement provisoire de police et d'administration ;

2° s'ils peuvent leur imposer tel ou tel serment. Le serment exigé soumet les députés à l'assemblée de la commune, à la révocabilité volontaire des districts ;

3° si la commune peut casser l'arrêté du district, rappeler les anciens députés dans son sein, malgré la volonté expresse du district qui, sur la démission de ses représentants en l'assemblée de la commune, en a nommé d'autres.

Discussion sur le rapport par M. Hébrard sur les difficultés survenues entre le district des Cordeliers et la commune de Paris

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1878_num_10_1_3862_t1_0145_0000_2

M. Duport a demandé que toutes choses demeurassent en état jusqu'à ce que l'Assemblée nationale pût donner elle-même un plan de municipalité ; il lit un décret conforme à ses idées de paix et propose de l'étendre à toutes les municipalités.

M. Démeunier propose un projet de décret portant que l'Assemblée nationale s'occupant de L'organisation des municipalités et de l'élection qui aura lieu incessamment pour les membres municipaux, recommande la modération à toutes les villes qui n'ont pas changé leurs municipalités, ou qui, entraînées par des circonstances impérieuses, en ont formé d'autres, sur lesquelles il y a des réclamations.

On demande l'ajournement.

M. Hébrard demande qu'on décide sur-le-champ, parce que le district n'a plus de représentants.

M. Fréteau de Saint-Just appuie la motion de M. Démeunier.


Ajournement de la discussion sur le rapport par M. Hébrard sur les difficultés survenues entre le district des Cordeliers et la commune de Paris

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1878_num_10_1_3862_t1_0145_0000_3

L'ajournement demandé pour demain, deux heures après midi, est mis aux voix et prononcé.

La séance est levée.


Suite, le 23 novembre...


Démolition du couvent des Cordeliers en 1802.





jeudi 19 novembre 2020

19 Novembre 1789 : Rapport sur la manière de recruter l'armée, par M. de Bouthillier au nom du comité militaire

L'armée royale au XVIIIe siècle

    Voir également à la fin de l'article un bel album concernant les uniformes militaires jusqu'en 1789.

    C'est aujourd'hui au tour du comité militaire de présenter un rapport devant l'Assemblée nationale. Celui-ci porte sur la bonne manière de recruter l'armée. Sa lecture est intéressante parce que l'on y trouve quelques considérations révélatrices sur des questions qui sont toujours d'actualité.

De l'utilité d'avoir une armée.

    Tout d'abord : "A quoi sert l'armée ?". A rien répondront les pacifistes. Mais les plus réalistes répondront qu'en avoir une dispense d'en avoir besoin d'une. Hein quoi ? Je m'explique. Si vous n'en avez pas, les voisins vous envahissent. Si vous en avez une aussi puissante que la leur, ils vous fichent la paix. Les plus angéliques s'écrieront que c'est mal d'envahir son voisin ! Le mal n'a rien à voir là-dedans. Si votre population s'accroit, tôt ou tard viendra un moment où vous aurez besoin d'accroitre vos ressources et vous serez tentés de faire comme l'homme a toujours fait depuis la nuit des temps, c'est-à-dire aller en chercher ailleurs et tant pis si ailleurs il y a des gens.

    La seule alternative à la guerre, c'est le commerce entre les pays (Vous ne pensiez pas que j'allais évoquer la Fraternité universelle !), mais dans ce cas, il faut avoir quelque chose à vendre qui intéresse les autres. Il faut que le commerce apporte plus de bénéfices que la guerre. De nos jours, les gens qui prônent le souverainisme et l'isolationnisme, ne comprennent pas que le seul moyen d'empêcher un troisième conflit mondial, c'est que tous les pays soient entre eux interdépendants. Dans le monde moderne, un pays isolé ne peut rien et il n'est rien, du fait que les ressources nécessaires à nos sociétés modernes sont dispersées sur toute la planète.

Quel type d'armée ?

    Une armée nationale de métier ? Une armée d'appelés ? Une armée de mercenaires ? (La plupart du temps étrangers), ou un peu de chaque ? De tous temps ce choix s'est posé. Sous l'ancien régime, le roi disposait de régiments français, de régiments étrangers (mercenaires) et de milices que l'on pourrait comparé à des appelés. La proportion de chacun de ces éléments n'est pas sans rapport avec la nature politique du gouvernement.

    Un gouvernement autoritaire, voire despotique ou pire encore, se méfiera des simples citoyens appelés sous les drapeaux et préférera des militaires de métier ou mieux encore, des mercenaires. Pour un gouvernement qui a peur de ses citoyens, leur apprendre le maniement des armes est dangereux.

    Un gouvernement très démocratique (dans l'idéal) fera confiance à ses citoyens, les instruira, les formera au métier des armes et les armera tous.

    Bien sûr entre ces deux extrémités il existe de nombreuses variantes. De nos jours, les armées sont essentiellement des armées nationales de métier et les pays ne font appels aux simples citoyens que lorsque le conflit est grave. Une armée de métier est mieux formée et plus compétente pour utiliser les armes modernes excessivement sophistiquées. Néanmoins on voit progressivement revenir les armées de mercenaires. Quarante pour cent des militaires américains engagés dans la guerre en Irak, appartenaient à des compagnies privées et cette tendance va en s'accentuant. Les Etats abandonnant au privé ce qui autrefois était de leur prérogative, on en voit certains aller jusqu'à louer des tanks et autres armes en leasing (La France le fait). J'arrête là cette digression car sinon je devrais vous parler de la nouvelle forme d'armée en cours d'installation, celle des robots tueurs.

Location, privatisation et robotisation...

 



Mais revenons vite en 1789 !   
    
Uniformes des régiments français au XVIIIe siècle
(Une super bonne idée le blanc pour les voir arriver de loin)

Quelle forme de recrutement ?

    Ce 19 novembre, devant l'Assemblée, le marquis de Bouthillier aborde la question du recrutement des citoyens.

    Le marquis rappelle que l'entretien de l'armée est une charge publique ; tout citoyen doit donc y concourir de sa personne ou de sa fortune. Cela sous-entend qu'il y a trois possibilités pour un citoyen de participer à l'effort, soit en donnant de soi, soit en payant, soit en faisant les deux (service militaire plus impôts). Payer veut dire que l'on rétribue quelqu'un pour y aller à notre place, ce que le marquis désigne comme un "représentant avoué". Convenons que c'est tout de même une forme d'injustice, car cela veut dire que celui qui à les moyens de payer un "représentant avoué", ne courra pas le risque de se faire tuer. Seulement voilà, dans l'esprit de ces législateurs, quelqu'un qui à les moyens et obligatoirement quelqu'un qui est utile à la société d'une autre façon…

    Mais vous allez voir en lisant le discours du marquis, que le problème du recrutement est autrement plus compliqué ! Imaginez-vous par exemple que certaines régions de France sont plus guerrières que d'autres, certains citoyens du Nord de la France allant même jusqu'à vendre leurs services dans des armées étrangères, qui plus est, ils sont plus grands et plus forts que les citoyens du midi !

    Vous allez apprendre également que le recrutement par l'argent, présente l'avantage de "ne priver réellement les campagnes que des hommes que la paresse ou le libertinage rendent peu propres à ses travaux", mais en contrepartie il a l'inconvénient de coûter tous les ans 3 millions au Trésor public. De plus les moyens utilisés par les recruteurs sont vicieux " les recruteurs, peu délicats sur le choix des moyens, pourvu qu'ils procurent des hommes, favorisent le libertinage, et le provoquent même, par les engagements conditionnels qu'ils se permettent. Ils emploient la fraude, souvent la violence, toujours la séduction."

"Le sergent recruteur".
Tableau de Samuel Hieronymus Grimm

    Concernant l'origine des appelés, l'objectif est de "composer l'armée de toutes les classes des citoyens, ce qui rendrait au métier de soldat la considération qu'il devrait avoir". En effet, "un meilleur esprit s'introduirait dans les troupes, et en limitant à quatre ans, au lieu de huit, le temps de service à faire par chacun, on diminuerait prodigieusement les funestes effets de la désertion."

    Il faut savoir que ce sont les villes qui contribuent de près des deux tiers au recrutement de l'armée, alors que sur la base représentative de la population, elles ne devraient en fournir que le cinquième. Mais le marquis précise que prendre plus de bras à l'agriculture ferait tort à celle-ci, non seulement en lui enlevant le nombre d'hommes nécessaires, mais encore "en dégoûtant de ses travaux des hommes, qui en ayant perdu l'habitude pendant le temps de leur service dans l'oisiveté des garnisons, y seraient peut-être peu propres à leur retour". Car oui, il faut le savoir, l'armée rend feignant. (Pour y être passé, je peux vous dire que l'armée était l'une des portes d'entrée dans l'alcoolisme et le tabagisme, mais que je m'en suis bien sorti.)

Affiche de recrutement

Un mot sur le marquis.

    Militaire depuis 31 ans en 1789, élu député de la noblesse aux États généraux par le bailliage du Berry, Charles-Léon de Bouthillier-Chavigny de Beaujeu était imprégné des idées de l'ancien régime et très hostiles aux réformes révolutionnaires. Lors des Etats Généraux, il s'était opposé à la réunion des trois ordres et en cet automne 1789 il combattait la confiscation des biens du clergé. Il finira par émigrer le 4 octobre 1791. Il se rendra à Coblentz auprès des princes français où il sera employé sous les ordres du comte de Broglie, à la rédaction des règlements militaires pour l'armée des princes. Nous reparlerons plus tard de cette drôle armée constituée de plus d'officiers que de soldats, quand le temps sera venu.

Charles-Léon de Bouthillier


Bon, je vous laisse lire le discours du marquis !

M. le marquis Charles-Léon de Bouthillier se présente à la tribune et donne lecture du rapport suivant, au nom du comité militaire, sur la manière de recruter l'armée :

    Le système politique de la France ne doit point être sans doute de faire des conquêtes ; mais entourée de voisins puissants qui entretiennent constamment sur pied des armées si considérables, que la paix ne peut être regardée, pour ainsi dire, que comme une suspension d'hostilités, sa prudence et sa sûreté exigent impérieusement, non-seulement qu'elle ait toujours un état de forces suffisantes pour leur en imposer et pour se défendre, mais encore que cette puissance militaire, réduite pendant la paix aux simples besoins du service, puisse être augmentée facilement d'un moment à l'autre dans la proportion nécessaire pour aller au-devant des ennemis, les attaquer dans leur propre pays, et les empêcher, par-là, de pénétrer dans nos provinces frontières et de les dévaster en y établissant le théâtre de la guerre.

    Nous aurons l'honneur de mettre incessamment sous vos yeux, nos réflexions sur la force nécessaire de l'armée active à entretenir en tout temps, sur le pied auquel il faudrait la porter en cas de guerre, et sur la composition de l'armée auxiliaire, inactive pendant la paix, mais toujours prête au premier signal, à fournir les moyens d'augmentation que les circonstances de guerre pourraient rendre indispensable. Ces deux armées vous paraîtront sans doute nécessitées par notre situation politique, par nos rapports avec nos voisins, et par la position même de nos frontières.

    Mais, avant d'entrer dans ces détails, il est des bases préliminaires à établir, sans lesquelles nous ne pourrions marcher qu'au hasard.

    La constitution à donner à l'armée, les détails qui en font la suite, et la fixation des dépenses qu'elle doit occasionner, dépendent essentiellement des moyens à employer pour sa formation et pour son entretien : c'est à vous, Messieurs, à prononcer sur ces moyens.

Comment l'armée sera-t-elle recrutée ?

Voilà la première question que nous avons cru devoir soumettre à votre décision.

    Tout citoyen doit contribuer proportionnellement, et sans exemption, à toutes les charges publiques ; c'est pour lui, non-seulement un devoir, mais un droit. Ce principe dicté par la justice, faisant essentiellement la base de tout contrat social, a été consacré par vos décrets. L'entretien de l'armée est une charge publique ; tout citoyen doit donc y concourir de sa personne ou de sa fortune. Ce principe, ainsi posé, établit deux manières de pourvoir à l'entretien de l'armée : la première, par un service personnel, auquel chaque citoyen serait obligé, soit en personne, soit par un représentant avoué et fourni par lui ; la seconde, par des enrôlements volontaires à prix d'argent, au moyen desquels ceux qui voudraient servir, recevant la somme fixée pour leurs engagements, sur les fonds des contributions aux charges publiques, fournies proportionnellement par tous les citoyens, acquitteraient ainsi à leur décharge le service personnel réellement dû par chacun.

    Nous allons mettre successivement sous vos yeux les avantages et les inconvénients de ces deux moyens : ils tiennent trop essentiellement à l'ordre civil, puisqu'ils intéressent la population, pour que nous ne nous permettions pas de vous les présenter avec tous les développements dont ils nous ont paru susceptibles.

Service personnel.

    Le service personnel exigé de tous les citoyens, soit en personne, soit par un représentant avoué et fourni par eux (car il paraîtrait juste d'accorder cette facilité à ceux que leurs affaires, leurs habitudes et leur genre de vie même rendraient peu propres ou peu disposés au métier des armes) réunirait sûrement de très-grands avantages. En fixant, avec toutes les précautions nécessaires, les moyens de l'inscription à faire sur des registres publics, à tenir à cet effet, de tous les citoyens, sans aucune exemption quelconque que celle du monarque et de l'héritier présomptif de sa couronne, en chargeant de ces détails et de leur surveillance les municipalités et les assemblées provinciales, en ordonnant que ces registres seraient toujours tenus publiquement pour éviter les abus et ôter toute possibilité de faveur, en déterminant la manière dont chacun serait commandé à son tour ; enfin en fixant, par des lois sages, tous les détails qui pourraient y être relatifs, l'exécution d'un pareil système pourrait n'être pas très-difficile.

    En déterminant à quatre ans la durée du service personnel, il en résulterait une charge bien légère pour chaque individu. D'après les calculs de population du royaume, on ose assurer que, même en supposant dix années de guerre sur les vingt ou vingt-deux ans pendant lesquels chaque individu pourrait être tenu à servir, aucun ne serait dans le cas d'être commandé une seconde fois. Quatre années de service acquitteraient conséquemment la dette de chaque citoyen envers la patrie, et certainement ce sacrifice ne doit pas paraître exorbitant à des cœurs français ; un pareil moyen procurerait sans contredit à l'armée une classe d'hommes meilleure et plus sûre que celle qu'elle obtient du recrutement à prix d'argent, en usage dans le système actuel, puisqu'elle ne serait plus composée que de propriétaires et de domiciliés, ou au moins de gens avoués par eux, et reconnus susceptibles de les représenter par les municipalités ou assemblées chargées de cette surveillance. Les dépenses de l'entretien de l'armée diminueraient considérablement. Le citoyen servant personnellement ou par représentant serait soldé, mais ne serait plus acheté, et cette dépense supprimée épargnerait au Trésor public 3 millions à peu près, auxquels montent à présent, tous les ans, les frais des enrôlements à prix d'argent. Le service personnel, exigé sans exemption de tous les citoyens, fournirait facilement à toutes les augmentations successives que les besoins d'une guerre pourraient nécessiter dans l'année. Toutes les classes des citoyens quelconques y contribuant, personne ne pourrait être humilié d'y être assujetti. Chacun ayant le droit de se faire représenter par un avoué, personne ne pourrait se plaindre d'être obligé de se livrer à une profession à laquelle il ne serait pas appelé par son inclination. En composant l'armée de toutes les classes des citoyens, on rendrait au métier de soldat la considération qu'il devrait avoir, un meilleur esprit s'introduirait dans les troupes, et en limitant à quatre ans, au lieu de huit, le temps de service à faire par chacun, on diminuerait prodigieusement les funestes effets de la désertion. Elle tient principalement au caractère du Français : il chérit la liberté, et calcule toujours avec peine le sacrifice trop long qu'il en a fait souvent trop légèrement. Cette maladie fâcheuse, qui enlève à présent annuellement à l'Etat environ trois mille citoyens qui vont grossir à nos dépens les troupes de nos voisins, serait par-là bien diminuée, dans le cas même où elle ne serait pas totalement détruite par cette réduction du temps forcé de service, et par l'amélioration du sort du soldat. Enfin, en établissant que tous les célibataires marcheraient seuls, ou tout au moins en totalité, avant qu'aucun homme marié puisse être appelé au service, il en résulterait que tel homme jouissant d'une fortune honnête, et qui par goût se serait déterminé au célibat, se marierait pour être dispensé de servir personnellement : ainsi cette loi militaire serait encore, sous ce point de vue, aussi avantageuse à la population qu'à la composition de l'armée.

    Si cette manière de recruter offre les avantages détaillés ci-dessus, elle peut aussi rencontrer de grands obstacles dans son exécution ; et dans une question aussi importante et aussi constitutionnelle. il est sage de ne pas se décider avant d'avoir pesé même jusqu'aux plus légers inconvénients.

    Pour établir avec équité la répartition du service personnel sur tous les individus qui devraient y concourir, il faut qu'elle se fasse d'abord sur toutes les provinces du royaume. Quelle proportion conservera-t-on dans cette répartition ? Sera-ce celle de leur population ? Elle serait juste sans doute, si tous les individus quelconques de l'âge prescrit pouvaient marcher ; mais si l'on ne peut exiger le service que de ceux qui auront la complexion et la taille nécessaires au métier habituel des armes, cette base cesserait d'être équitable : il est évident, d'après le relevé de la population militaire des différentes provinces, que le nombre des hommes en état de faire la guerre n'est pas, dans chacune d'elles, dans le même rapport que leur population respective. Dans les provinces du nord de la France, il n'existe qu'un septième des hommes que leur défaut de taille ou leurs infirmités mettent hors d'état d'être soldats, tandis que dans les provinces du Midi, ils y existent sur le pied d'un cinquième. Un homme petit et faible n'en doit pas moins, dira-t-on, contribuer aux charges publiques ; il pourra se faire représenter par un avoué : cela est vrai ; mais, si sa fortune ne lui permet pas cette dépense, il faudra donc qu'il marche en personne ; et si tous ceux qui sont dans ce cas composaient les armées, quel service en pourrait-on attendre ? Premier inconvénient du service personnel.

    La population de chaque province servant de base au contingent d'hommes qu'elle devrait fournir, il en résulterait que chacune d'elle contribuerait au recrutement de l'armée dans sa proportion respective avec les autres ; mais toutes n'ont point l'esprit également militaire, toutes par leurs habitudes actuelles ne se consacrent pas de même à cet état. L'expérience démontre que les habitants du nord de la France sont non-seulement plus propres au service, mais encore qu'ils ont plus de goût pour cet état, puisqu'ils y contribuent dans une proportion beaucoup plus considérable par la voie des engagements volontaires. Pour rendre cette vérité plus sensible, nous allons vous rapporter des faits pris d'après les relevés comparatifs qui en ont été faits au mois de mai dernier, par l'auteur du mémoire qui vous a été présenté sur la population du royaume. Ces faits sont constatés par le tableau qu'il en a dirigé avec toutes les connaissances qu'il a acquises, par un travail réfléchi, sur cette partie intéressante, trop longtemps négligée, et qu'il a, pour ainsi dire, tirée du chaos dans lequel l'insouciance et la négligence du gouvernement l'avaient laissée plongée trop longtemps. Il est démontré par ce tableau, que les seize généralités du Nord, sur une population connue de 14,641,285 âmes, fournissent à l'armée 98,068 hommes, c'est-à-dire 1 sur 149 1/3, tandis que les quinze généralités du midi, sur une population de 10,420,598 âmes, n'en fournissent que 37,278, c'est-à-dire 1 sur 279 1/2. Si l'on avait obligé ces généralités du Nord et du Midi à fournir, chacune en raison de leur population respective, les 135,346 Français qui composaient réellement l'armée à cette époque, il en serait résulté que les seize généralités du Nord auraient dû fournir 79,070 hommes, et les quinze généralités du Midi 56,276 hommes, c'est-à-dire 18,998 hommes de moins pour les premières, et pareille quantité de plus pour les secondes. Les arts, le commerce, l'industrie, l'agriculture même, ont pris dans chacune de ces provinces, le niveau de la quantité de bras qu'elles ont à y employer. En suivant ce système, et d'après ces calculs, les seize provinces du Nord seraient surchargées de 18,998 hommes qu'elles ne pourraient occuper, et qui, portés par inclination au service militaire, iraient en chercher chez les puissances voisines : car il n'est pas vraisemblable que les citoyens des provinces, répondant des avoués par lesquels il se feraient représenter, voulussent les choisir parmi des étrangers à leur canton, qu'ils ne connaîtraient pas, ou qu'ils pussent les prendre dans d'autres provinces qui, voyant par-là diminuer la masse de leurs contribuables au service personnel, ne voudraient pas certainement le souffrir.

    Les quinze provinces du Midi, au contraire, obligées de fournir un nombre d'hommes excédant de beaucoup la proportion dans laquelle elles sont dans l'usage de contribuer habituellement à présent au service, éprouveraient un déficit considérable dans leurs travaux ordinaires, ce qui deviendrait très-préjudiciable à leurs intérêts. Ce contraste, Messieurs, vous paraîtra encore plus frappant, si au lieu de vous le présenter en masse, on vous en offrait l'application particulière à quelques provinces : par exemple, l'Alsace, sur une population de 654,881 âmes, fournit par le recrutement volontaire 10,657 soldats ; par le service, personnel, elle n'en donnerait plus que 5,339, tandis que la généralité d'Auch sur 857,73l âmes, n'en fournit que 1,413, et serait obligée d'en donner 5,683. Combien de difficultés ne rencontrerait-on pas pour changer les habitudes de ces deux provinces, et y rétablir le niveau ! Second inconvénient du service personnel.

    La majeure partie des recrues que l'on fait à présent sont composées d'artisans, d'ouvriers, presque tous habitants des villes, dans lesquelles ils passent successivement, en faisant ce qu'ils appellent leur tour de France ; le besoin, le libertinage même les y font engager : ce sont des hommes déjà perdus pour les campagnes qu'ils ont abandonnées, et pour l'agriculture dont ils on craint les travaux. Errant continuellement de ville en ville, n'ayant, pour ainsi dire, de domicile fixe dans aucune, ils ne pourraient être inscrits sur aucun registre public de service personnel ; et cette classe d'hommes, étant, pour ainsi dire, perdue pour lui (car aucun citoyen, sans doute, ne voudrait choisir parmi ces coureurs un avoué dont il répondrait) forcerait à enlever réellement aux campagnes plus de bras qu'elles n'en fournissent actuellement. Les villes, aujourd'hui, contribuent ainsi de près des deux tiers au recrutement de l'armée ; d'après les bases de la population, elles en fourniraient à peine le cinquième : quel tort cela ne ferait-il pas à l'agriculture, non-seulement en lui enlevant des bras nécessaires, mais encore en dégoûtant de ses travaux des hommes, qui en ayant perdu l'habitude pendant le temps de leur service dans l'oisiveté des garnisons, y seraient peut-être peu propres à leur retour. Troisième inconvénient du service personnel.

    La majeure partie des citoyens, accoutumée à un autre genre de vie que l'état de soldat, quitterait avec peine ses travaux, ses foyers, ses habitudes ordinaires ; elle chercherait à se faire représenter. Chacun répondant de son avoué, ne voudrait prendre que quelqu'un dont il croirait pouvoir être sûr ; il voudrait choisir dans sa province, dans son canton même. Les hommes dans le cas de servir ainsi, sentant la nécessité dont ils seraient, voudraient tirer parti du besoin qu'on aurait d'eux ; ils feraient la loi ; les gens aisés ne regarderaient pas à la dépense pour avoir un homme qu'ils croiraient sûr. En vain les ordonnances fixeraient le prix (les avoués, il s'établirait bientôt à un taux plus haut que celui auquel il serait déterminé. La généralité de Lille, par exemple, engage pour ses milices actuelles. Chaque homme lui revient l'un dans l'autre à plus de 320 livres, tandis que les recrues de l'armée ne coûtent que de 120 à 130 livres. On voit par-là que, si le Trésor public se trouve en apparence soulagé par la suppression des dépenses du recrutement à prix d'argent, dont il ne ferait plus les fonds, elles monteraient à des sommes bien plus considérables payées par les particuliers, ce qui reviendrait au même dans le fait, attendu que ce qui serait ainsi payé par eux particulièrement n'en doit pas moins être regardé comme une charge publique, qu'ils seraient obligés de supporter sous une autre dénomination. Quatrième inconvénient du service personnel.

    Enfin, le service personnel, quelques précautions qu'on prenne pour le répartir également, plaira-t-il à toutes les provinces ? Les milices actuelles ne marchaient pas. Quel effroi cependant ce service, susceptible au plus d'être prévu, n'inspirait-il pas ! Combien de réclamations n'excite-t-il pas dans tous nos cahiers qui demandent sa destruction ? Que serait-ce donc, si ces mêmes provinces, peu militaires, sans doute, et c'est le grand nombre, se voyaient assujetties de droit à un service actif, et qui tirerait de leurs foyers des citoyens peu curieux de ce métier, ou les obligerait à se procurer, à prix d'argent, un avoué dont ils répondraient ! Pour établir le service personnel avec les avantages qu'on aurait droit d'en attendre, il faudrait changer les esprits, les habitudes, les préjugés de ces provinces ; et malheureusement une pareille révolution n'est pas l'ouvrage d'un jour : on ne peut espérer de la produire que successivement ; et si l'on voulait mettre ce système en vigueur, avant qu'elle fût opérée, on exposerait l'armée à manquer de soldats dès la première année, et peut-être même verrait-on dans l'intérieur du royaume , renaître les mêmes troubles qui ont été occasionnés sous Louis XIV et sous Louis XV, par le rétablissement des milices. Ces observations méritent sans doute d'être pesées dans votre sagesse, et nous avons cru devoir vous les présenter.

    Le recrutement à prix d'argent, véritable représentation du service personnel, a sans doute aussi ses inconvénients, ses abus et ses avantages : il ne prive réellement les campagnes que des hommes que la paresse ou le libertinage rendent peu propres à ses travaux, et en arracheraient volontairement, pour aller chercher dans le tumulte et l'oisiveté des villes, un genre de vie plus propre à leurs inclinations. Il offre une ressource aux ouvriers, qui, manquant quelquefois de travail, seraient forcés d'employer tous les moyens pour leur subsistance, si celui-là ne venait pas s'offrir à eux dans ces moments. Il ne les rend pas inutiles à leur profession, qu'ils peuvent exercer, quoique soldats. Il ôte aux citoyens tout l'embarras d'un service personnel rigoureusement dû par tous pour défendre leurs foyers, mais susceptible de leur paraître un attentat contre leur liberté lorsqu'il s'agit de les abandonner dans des moments de paix, qui ne donnent à craindre aucune hostilité, ou pour aller défendre des provinces qui, quoique faisant partie du même empire, semblent pourtant étrangères à leurs yeux par la distance qui les en sépare. Il les délivre de l'inquiétude de répondre des avoués par lesquels ils pourraient se faire représenter. Enfin, étant volontaire, il ne pèse réellement sur aucune partie du royaume, puisqu'il n'enlève de fait à chaque province, pour ainsi dire, que le superflu de sa population. Voilà ses avantages.

    Les moyens employés pour y parvenir sont vicieux, il est vrai : les recruteurs, peu délicats sur le choix des moyens, pourvu qu'ils procurent des hommes, favorisent le libertinage, et le provoquent même, par les engagements conditionnels qu'ils se permettent. Ils emploient la fraude, souvent la violence, toujours la séduction. Répandus en grand nombre, surtout dans les grandes villes, ils y trafiquent ouvertement des hommes, ils en établissent un commerce entre eux ; et cette manière de travailler, également immorale et fâcheuse pour les villes dans lesquelles ils sont établis, devient en même temps très-dispendieuse pour les régiments qui les emploient, et par conséquent pour l'Etat qui les paye. Mais ces inconvénients tiennent plus aux abus qu'au moyen en lui-même : on peut les prévenir par des lois sages, en interdisant aux recruteurs les grandes villes, telles que Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille, dans lesquelles, en raison de leur grandeur, se commettent les plus grands abus ; en chargeant leur police d'y faire elle-même les enrôlements, et d'y établir des dépôts dans lesquels les régiments le plus à proximité se fourniraient ; en affectant même, s'il était possible, des provinces au recrutement de chaque régiment en particulier, ou au moins en ordonnant que désormais les officiers, bas-officiers et soldats à employer comme recruteurs ne pourront l'être que dans les bourgs, villes ou provinces dont ils sont domiciliés, ce qui est facile, puisque l'armée est composée d'officiers et de soldats de toutes les parties du royaume. On remédierait à beaucoup de ces abus : des étrangers à un pays s'y permettent souvent des malversations que des compatriotes, ayant des intérêts à ménager, s'interdisent. Enfin, en enlevant, pour ainsi dire, les recruteurs à la discipline de leurs régiments, qu'ils reconnaissent seule à présent, et à laquelle ils trouvent si facilement le moyen de se soustraire, en raison de l'éloignement qui les en sépare, en les subordonnant immédiatement aux polices ou municipalités des villes dans lesquelles il recrutent, en leur prescrivant les moyens qu'ils pourraient employer, en les assujettissant à des formalités rigoureuses et indispensables, leur ministère perdrait bientôt l'odieux qu'ils font rejaillir sur des corps, qui presque toujours les désapprouveraient, s'ils étaient instruits de leur manière de travailler.... Mais toutes ces précautions pour empêcher les abus appartiennent au détail de la loi. Si vous adoptez ces moyens, nous aurons l'honneur de les mettre sous vos yeux ; en attendant, nous ne devons ici que vous présenter ses avantages et ses vices.

    L'espèce d'hommes procurée par les enrôlements à prix d'argent est encore un des inconvénients qu'on leur reproche. Elle est moins bonne, sans doute, qu'elle ne serait si chaque citoyen acquittait lui-même sa contribution à la défense de l'Etat, par un service personnel ; mais, du moment qu'on permettrait à chacun de se faire représenter, quelque précaution que l'on pût prendre pour rendre le choix des avoués le meilleur qu'il, serait possible, pourrait-on croire que l'espèce des soldats deviendrait différente ? Ceux qui s'engagent à présent seraient les avoués des citoyens qui ne voudraient pas marcher eux-mêmes, et l'armée serait toujours, comme elle l'est aujourd'hui, à l'exception de quelques régiments qui se permettent de prendre tous les hommes qu'ils rencontrent, composée des fils, frères et parents de ceux qu'on regarde avec raison comme la classe précieuse de la nation, lesquels, par paresse ou libertinage, abandonnant les travaux de la campagne, se consacreraient à ce genre de vie ; et la seule différence, peut-être, ainsi qu'il a déjà été dit ci-dessus, est que la dépense de leurs enrôlements, payée par ceux qui se feraient représenter par eux, coûterait plus cher qu'elle ne coûte à présent.

Sergent racoleur

    Le recrutement à prix d'argent ne peut pas fournir à l'entretien de l'armée ; les régiments sont incomplets : c'est encore une objection qu'on fait contre lui. Ce ne sont pas les moyens employés pour faire les recrues, qu'il faut en accuser tout à fait ; la principale cause de cet incomplet se trouve dans l'intérêt même des régiments.

    Payés de leurs masses au complet quel que soit leur effectif réel, ils ont un grand intérêt à diminuer les dépenses, qui deviennent d'autant moins considérables en raison du moindre nombre d'hommes qu'ils ont à entretenir. Il existe des régiments qui n'ont aucun recruteur soldé, qui n'emploient pour ce service les officiers, bas officiers et soldats que dans les provinces même de leur domicile, qui ont par ces moyens seuls souvent excédé le complet, et qui y seraient toujours si les intérêts de leur administration ne le leur interdisaient pas.

    L'état du soldat amélioré par un traitement plus fort, par la proscription des minuties et de l'arbitraire de la discipline, rendu plus honorable par de nouvelles lois mieux appropriées au caractère de la nation, et par la certitude d'avancement qu'on donnera à ceux qui voudront embrasser cette profession, la considération qu'on pourra lui rendre pendant qu'il l'exercera, ou après qu'il l'aura quittée ; les facilités plus grandes et moins coûteuses qu'on pourra lui donner pour l'abandonner avant la fin de son engagement, lorsque ses affaires l'exigeraient, contribueront sans doute à une meilleure composition, et à procurer des ressources d'hommes plus abondantes, en décidant à cet état, devenu plus honnête, une classe de citoyens que le système actuel devait nécessairement en écarter.

    Telles sont, Messieurs, les observations que nous avons cru devoir vous présenter : c'est à vous à prononcer sur l'adoption d'un de ces deux moyens ; l'un et l'autre sont indiqués dans les différents mémoires qui vous ont été distribués par leurs auteurs. Après les avoir discutés avec la plus grande attention et avoir vérifié tous les calculs des différents tableaux de population et de recrutement, rassemblés par les ordres de M. le comte de la Tour-du-Pin avec un soin d'autant plus digne d'éloges, qu'il est le premier des ministres du département de la guerre qui soit parvenu à mettre à fin le travail important des recherches comparatives sur la population des différentes parties du royaume, et sur les rapports nécessaires de l'ordre civil à l'ordre militaire ; nous nous sommes résumés à penser, ainsi que ce ministre l'annonce lui-même, page 3 de son mémoire :

1° Que le recrutement habituel de l'armée active doit continuer à avoir lieu par des enrôlements à prix d'argent pendant la paix, et même le plus longtemps possible pendant la guerre, ainsi que pour toutes les augmentations successives que ces moments pourraient exiger, sauf les modifications de détail nécessaires pour détruire les abus des moyens actuels, et les améliorer en les appropriant davantage aux intérêts particuliers des provinces, et en les leur rendant moins à charge ;

2° Que le service personnel obligé, susceptible de paraître attaquer en quelque sorte la liberté des citoyens, ne devait jamais être employé sans nécessité, et qu'on ne pouvait en faire usage que pour la composition des milices nationales destinées à la sûreté intérieure de chaque province, et tout au plus pour celle de l'armée auxiliaire, laquelle ne sortant pas de ses foyers pendant la paix, et n'étant assujettie à aucun service, doit être uniquement regardée comme une ressource dans des moments de danger, pendant lesquels chaque individu doit des efforts extraordinaires à la patrie, et même qu'on ne devait employer ce moyen pour la formation de cette armée auxiliaire, véritable remplacement des milices actuelles, que dans les cas où elle ne pourrait pas être formée par des moyens en argent, ainsi que le demandent presque tous nos cahiers.

    Voilà, Messieurs, l'opinion de votre comité. Lorsque votre décret prononcé à ce sujet nous aura fait connaître vos intentions, nous aurons l'honneur de mettre sous vos yeux nos observations sur les détails relatifs à l'usage à faire de ces deux moyens, selon que vous jugerez à propos d'adopter l'un ou l'autre, ou de les combiner ensemble. Nous attendons votre décision ; elle nous est indispensable pour nous mettre en état de vous présenter un travail sur l'organisation des armées actives et auxiliaires nécessaires à entretenir.


Camp militaire de campagne au XVIIIe siècle

Petit cadeau :

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