Article mis à jour le 06/07/2025
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Basset en pleine réflexion... |
Chères abonnées, chers abonnés et chers égarés sur cette page (ou sur ce site) 😉
Vous l’aurez
peut-être remarqué, je ne publie plus beaucoup ces derniers mois.
Je vais vous en exposer les raisons.
Plus j’avance dans
mes travaux, plus je me rends compte que je me suis attelé à une
tache vraiment monumentale. Même si la Révolution s’est terminée le 28 juillet 1794, j’en suis encore à travailler sur l’année 1789
que je n’ai toujours pas terminée. C’est un peu décourageant
lorsque l’on rêve de parler enfin de 1792 et de la première
République. Non-pas que 1789 ne soit pas intéressante, bien au
contraire ! Son étude est indispensable pour comprendre la
suite. Mais comme j’ai plusieurs articles en cour sur 1789 qui me
demandent beaucoup de travail, je ne peux plus publier au même
rythme qu’au début. De plus, je me rends compte que plusieurs
articles déjà publiés mériteraient de s’étoffer un peu. J’ai
parfois trop voulu m’en tenir au rendu de documents d’époque.
Mais si j’étoffe je risque de charger mes articles de trop de
considérations personnelles. Cruel dilemme !
J’avoue également
que l’environnement Facebook est assez décourageant. Mes demandes
de publicités pour faire connaître ma page sont systématiquement
refusées, sous prétexte que celle-ci est politique et contrevient à
la charte de Facebook. Je doute que les publications des histrions
Bern et Deutsch, avec leur histoire révisionniste et royaliste de
contes de fées, aient les mêmes problèmes. Mais je me dis que dans
cette période d’obscurantisme dans laquelle nous entrons, il va
falloir s’habituer à travailler dans l’ombre. Le temps des
maquis semble revenir…
J’allais oublier
ces menaces répétitives de fermeture de ma page qui me sont
envoyées dès que je publie un article ! Je sais qu’elles
émanent de hackers malveillants et non-pas de Facebook (Meta), mais
quand même, c’est usant. A noter que le vrai Meta me propose le
statut honorable de page vérifiée pour 16,99€/mois...
Bref ! Je
travaille !
Outre les articles
manquants à ma chronologie de 1789, je prépare un article sur les
œuvres poissardes de Vadé publiées en 1796 (An 4). On y entend
parler le peuple avec ses propres mots. Il satisfait ma préoccupation de faire entrer le peuple sur la grande scène de l'histoire. C’est un vrai délice.
Le livre qui réécrit tout, ou presque !
Je travaille
également sur un article qui va demander beaucoup de travail, à
propos d’une idée que j’ai découverte en lisant le formidable
ouvrage de David Graeber & David Wengrow, intitulé « Au commencement était » (Une nouvelle histoire de l’humanité).
Lisez le ! Cet ouvrage est essentiel !
Une des premières thèses exposées dans ce formidable livre, est que les idées d’égalité sociale et de liberté, étudiées
pour la première fois par les penseurs des lumières, auraient été
inspirées par les discussions avec les autochtones d’Amérique du
Nord qu’ont eu certains européens (Jésuites évangélisateurs ou
commerçants aventuriers). Ce n'était donc pas un hasard si l’ingénu de
Voltaire était mi-Wendat (Huron) mi-Français !
Pour exposer leurs
considérations nouvelles sur la société, Montesquieu avait
choisi un Persan, le marquis d’Argens un Chinois, Diderot un
Tahitien, Chateaubriand un indien Natchez, Madame de Graffigny une
péruvienne. Ce n'était probablement pas un artifice ou une liberté d'auteur utilisée astucieusement pour faire dire à un étrangers imaginaires quelques vérités dérangeantes. Il faut savoir en effet que tous ces gens avaient lu les dialogues
étonnants avec les Indiens du Canada que les Jésuites et autres aventuriers avaient
publié en Europe. Étonnants parce que traitant d’une forme de
liberté et d’égalité alors totalement inconnue en Europe !
Il y avait de réels penseurs « Indiens » qui étaient capables d'argumenter brillamment avec les intellectuels jésuites. Parmi
eux, le plus célèbre à l'époque fut un Wendat (Huron) du nom de Kondiarok. Sidéré par ce que je découvrais,
J’ai acheté au Canada, les mémoires du Baron de Lahontan,
intitulés « Conversation de l’auteur de ces voyages avec
Adario, sauvage distingué ». (Adario étant le pseudo de
Kondiarok). Je suis en train de le lire. C’est étonnant et
passionnant !
A noter que de nos jours, certains continuent de soutenir malgré tout que ces indiens philosophes furent des inventions des occidentaux, en arguant du fait qu'un "sauvage" ne pouvait penser aussi intelligemment. Ne soyons pas non plus naïfs, les Européens ont dû en rajouter un peu. Mais néanmoins ce serait une forme de déni ou même de racisme que de croire qu'il n'y avait pas des individus hautement intelligents chez les autochtones du Canada. Les ethnologues, archéologues et historiens, commencent à s'en rendre enfin compte, et c'est heureux.Voir l'article reproduit ci-après.
Rendez-vous compte ! Voilà où me mène mon questionnement sur l’origine des idées
nouvelles de liberté et surtout d’égalité au 18ème siècle ;
chez les philosophes Hurons, au Canada !
Peut-être
comprenez-vous actuellement pourquoi je ne publie plus beaucoup. ! 😉
Bon, ça m’a fait
plaisir de vous parler.
A bientôt chères
abonnées, cher abonnés et chers égarés sur cette page !
Salut et Fraternité,
comme on dira en 1792 !
Bertrand Tièche,
alias le Citoyen Basset.
Post Scriptum :
Concernant l'intellectuel Wendat Kondiarok, je vous conseille d'utiliser votre traducteur préféré et de lire cet article en anglais, en cliquant sur l'image ci-dessous :
Comme je suis gentil, je vous donne à lire sa traduction ci-dessous. Mais allez voir les magnifiques illustrations sur le site !
Helga Zepp-LaRouche ,
fondatrice de l' Institut Schiller , dans
son discours d'ouverture lors de la vidéoconférence de l'Institut
Schiller du 22 novembre 2022, « Pour la paix mondiale –
Arrêtez le danger de la guerre nucléaire : troisième séminaire
des dirigeants politiques et sociaux du monde », a appelé
les dirigeants mondiaux à éradiquer le principe maléfique de
l'oligarchie.
L'oligarchie est définie comme une structure de pouvoir dans
laquelle le pouvoir repose sur un petit nombre de personnes ayant
certaines caractéristiques (noblesse, renommée, richesse, éducation
ou contrôle corporatif, religieux, politique ou militaire) et qui
imposent leur propre pouvoir sur celui de leur peuple.
Pour être précis, Zepp-LaRouche a déclaré :
Depuis 600 ans, deux formes de gouvernement s'affrontent sans
relâche : l'État-nation souverain et la société
oligarchique, oscillant entre elles, parfois avec une préférence
pour telle ou telle direction.
Tous les empires fondés
sur le modèle oligarchique ont cherché à protéger les privilèges
de l'élite dirigeante, tout en essayant de maintenir les masses
populaires dans un état de dépossession,
plus faciles
à contrôler que les moutons (…).
Aujourd’hui, malheureusement, la plupart des citoyens du monde
transatlantique et d’ailleurs vous diront que l’abolition du
principe oligarchique est « une bonne idée », un « beau
rêve » , mais que la réalité nous dit que «
cela ne peut pas arriver » pour la simple raison que «
cela n’est jamais arrivé auparavant ».
Les sociétés, par définition, affirment-ils, sont
inégalitaires. Les rois et les présidents des républiques,
affirment-ils, ont pu un jour « prétendre » gouverner
les masses pour le « bien commun », mais en réalité,
pensent nos concitoyens, il s'agissait toujours du règne d'une
poignée de privilégiés, privilégiant leurs propres intérêts au
détriment de ceux de la majorité.
Les BRICS
Il est intéressant pour nous tous de constater que certains
penseurs de premier plan impliqués dans le mouvement BRICS tentent
d’imaginer de nouvelles formes de gouvernement collectif excluant
les principes oligarchiques.
Par exemple, allant dans ce sens, l'économiste Pedro
Paez , ancien conseiller de Rafael Correa d'Équateur,
dans son intervention à la vidéoconférence de l'Institut Schiller
du 15 au 16 avril, a défendu
« un nouveau concept de monnaie fondé sur des arrangements
monétaires de chambres de compensation pour les paiements régionaux,
qui peuvent être intégrés dans un système mondial de chambres de
compensation, ce qui pourrait également empêcher l’émergence
d’un autre type d’hégémonie unilatérale et unipolaire, comme
celle qui a été établie avec Bretton Woods, et qui ouvrirait au
contraire les portes à une gestion multipolaire ».
Le philosophe et théologien belge Marc Luyckx ,
ancien membre de la célèbre cellule de prospective de Jacques
Delors à la Commission européenne, a également souligné dans une
interview vidéo sur la dédollarisation de l’économie
mondiale que les pays BRICS sont en train de créer un ordre mondial
dont la nature fait qu’aucun membre de leur propre groupe ne peut
devenir la puissance dominante.
L'aube de tout (Malheureusement
publié en français sous le titre impossible « Au commencement
était »)
La bonne nouvelle est qu’un livre stimulant de 700 pages,
intitulé « L’aube de tout : une nouvelle histoire de
l’humanité » , écrit et publié en 2021 par
l’anthropologue américain David Graeber et
l’archéologue britannique David Wengrow ,
détruit les notions conventionnelles selon lesquelles les anciennes
cultures humaines progressent linéairement vers le modèle
économique néolibéral et donc, par implication, vers des niveaux
élevés d’inégalité.
Mieux encore, s'appuyant sur des faits concrets, le livre
démystifie largement le « récit » selon lequel le
pouvoir oligarchique serait en quelque sorte « naturel ».
Bien sûr, le principe oligarchique a souvent régné, et souvent
pendant longtemps. Mais, étonnamment, le livre offre des indications
accablantes et des « faits concrets » prouvant que, dans
l'Antiquité, certaines sociétés, mais pas toutes, qui ont prospéré
au fil des siècles grâce à des choix politiques, ont consciemment
adopté des modes de gouvernance empêchant les groupes minoritaires
de conserver durablement une emprise hégémonique sur les sociétés.
Le 10e point de Zepp-LaRouche
Le sujet de ce numéro est intimement lié au dixième point
soulevé par Helga Zepp-LaRouche , selon
lequel, pour démontrer que toutes les sources du mal peuvent être
éradiquées par l'éducation et la décision politique, l'homme est
intrinsèquement porté à faire le bien. L'existence même de
précédents historiques de sociétés ayant survécu sans oligarchie
pendant des siècles constitue bien sûr la preuve « pratique » de
cette inclination axiomatique de l'homme à faire le bien.
Sans surprise, certains soutiennent que la question du « bien »
et du « mal » n'est qu'un « débat théologique », puisque ces
concepts sont inventés par les humains pour se comparer. Ils
affirment qu'il ne viendrait à l'idée de personne de débattre de
la bonté ou du mal d'un poisson ou d'un arbre, car ils sont
dépourvus de toute conscience de soi leur permettant de déterminer
si leurs actes répondent à leurs propres inclinations ou à celles
de leur créateur.
Or, une partie de la réponse biblique à cette question, celle de
savoir si l'homme est mauvais ou maléfique, affirme que les hommes
« vivaient autrefois dans un état d'innocence », mais
étaient pourtant souillés par le péché originel. Nous avons
désiré ressembler à Dieu et avons été punis pour cela ;
nous vivons désormais dans un état déchu, tout en espérant une
rédemption future.
Renverser le mal Rousseau et Hobbes
Graeber et Wengrow, établissant l’argument central de tout leur
livre, démontrent de manière très provocatrice comment nous avons
été endoctrinés par l’idéologie oligarchique pessimiste et
destructrice, en particulier celle promue par Rousseau et Hobbes,
pour qui l’inégalité est l’état naturel de l’homme, une
humanité qui aurait pu éventuellement être bonne en tant que «
bon sauvage » , avant de devenir « civilisée » et une
société ne survivant que grâce à un « contrat social »
(soumission volontaire du bas vers le haut) ou un «
Léviathan » (dictature du haut vers le bas) :
Aujourd'hui , la version populaire de cette histoire
[biblique] [de l'homme chassé du jardin d'Éden] est généralement
une variante actualisée du Discours sur l'origine et le fondement de
l'inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau, écrit en
1754. Autrefois, raconte-t-on, nous étions des chasseurs-cueilleurs,
vivant dans un état prolongé d'innocence enfantine, en petits
groupes. Ces groupes étaient égalitaires ; ils pouvaient
l'être précisément parce qu'ils étaient si petits. Ce n'est
qu'après la « Révolution agricole », et plus encore
l'essor des villes, que cette heureuse condition prit fin, inaugurant
la « civilisation » et « l'État » – ce qui
signifiait aussi l'apparition de la littérature, de la science et de
la philosophie, mais aussi, en même temps, presque tout ce qui est
mauvais dans la vie humaine : le patriarcat, les armées
permanentes, les exécutions de masse et les bureaucrates agaçants
qui nous obligeaient à passer une grande partie de notre vie à
remplir des formulaires.
Bien sûr, il s'agit
d'une simplification très grossière, mais elle semble bien être le
fondement. Une histoire qui surgit dès que quelqu'un, des
psychologues industriels aux théoriciens révolutionnaires, affirme
quelque chose comme « mais bien sûr, les êtres humains ont
passé la majeure partie de leur histoire évolutive à vivre en
groupes de dix ou vingt personnes », ou « l'agriculture a
peut-être été la pire erreur de l'humanité ». Et comme nous
le verrons, de nombreux auteurs populaires présentent cet argument
de manière très explicite. Le problème est que quiconque cherche
une alternative à cette vision plutôt déprimante de l'histoire
découvrira rapidement que la seule alternative possible est en
réalité pire : si ce n'est Rousseau, alors Thomas
Hobbes.
Le Léviathan de Hobbes, publié en
1651, est à bien des égards le texte fondateur de la théorie
politique moderne. Il soutenait que, les humains étant des créatures
égoïstes, la vie dans un état de nature originel n'était en aucun
cas innocente ; elle devait plutôt être « solitaire,
pauvre, méchante, brutale et brève » – en gros, un état de
guerre, où chacun se battait contre chacun. Si des progrès ont été
réalisés par rapport à cet état de choses obscur, dira un
hobbesien, c'est en grande partie grâce aux mécanismes répressifs
dont Rousseau se plaignait : les gouvernements, les tribunaux,
les bureaucraties, la police. Cette vision des choses existe
d'ailleurs depuis très longtemps. Ce n'est pas pour rien qu'en
anglais, les mots « politics », « polite » et
« police » se ressemblent tous : ils dérivent tous
du mot grec polis, qui signifie ville, dont l'équivalent latin est
civitas, qui nous donne également « civility »,
« civic » et « a ». une certaine
compréhension moderne de la « civilisation
» .La
société humaine, selon cette vision, repose sur la répression
collective de nos instincts les plus bas, ce qui devient d'autant
plus nécessaire lorsque les humains vivent en grand nombre au même
endroit. Le hobbesien moderne soutiendrait donc que, oui, nous avons
vécu la majeure partie de notre histoire évolutive en petits
groupes, qui ont pu s'entendre principalement grâce à un intérêt
commun pour la survie de leur progéniture (« investissement
parental », comme l'appellent les biologistes évolutionnistes).
Mais même ceux-ci n'étaient en aucun cas fondés sur l'égalité.
Il y avait toujours, dans cette version, un leader « mâle alpha ».
La hiérarchie, la domination et l'intérêt personnel cynique ont
toujours été le fondement de la société humaine. C'est juste que,
collectivement, nous avons appris qu'il est dans notre intérêt de
privilégier nos intérêts à long terme à nos instincts à court
terme ; ou, mieux, de créer des lois qui nous obligent à
confiner nos pires pulsions à des domaines socialement utiles comme
l'économie, tout en les interdisant partout ailleurs.
« Comme
le lecteur peut probablement le constater à notre ton, nous n'aimons
pas beaucoup le choix entre ces deux alternatives. Nos objections
peuvent être classées en trois grandes catégories. En tant que
récits du cours général de l'histoire humaine, elles :
1)
ne sont tout simplement pas vraies ;
2) ont de graves
implications politiques et
3) rendent le passé
inutilement ennuyeux. »
Conséquence de la victoire des modèles impériaux de pouvoir
politique, le seul « récit » accepté de l'« évolution »
humaine, validant automatiquement l'emprise oligarchique sur la
société, est celui qui permet de « confirmer » le dogme convenu
d'avance, érigé en « vérité immortelle ». Et toute découverte
ou artefact historique contredisant ou invalidant le récit de
Rousseau-Hobbes sera, au mieux, qualifié d'anomalie.
Ouvre nos yeux
Le livre de Graeber et Wengrow est une tentative
« Pour raconter une autre histoire, plus prometteuse et
plus intéressante, qui tienne mieux compte des enseignements des
dernières décennies de recherche. Il s'agit en partie de rassembler
les preuves accumulées en archéologie, en anthropologie et dans des
disciplines apparentées ; des preuves qui ouvrent la voie à
une interprétation totalement nouvelle de l'évolution des sociétés
humaines au cours des quelque 30 000 dernières années. La
quasi-totalité de ces recherches va à l'encontre du récit
habituel, mais trop souvent, les découvertes les plus remarquables
restent confinées aux travaux des spécialistes ou doivent être
décryptées en lisant entre les lignes des publications
scientifiques. »
Pour donner une idée de la différence qui se dessine dans le
tableau qui se dessine :
Il est désormais clair que les sociétés humaines, avant
l'avènement de l'agriculture, ne se limitaient pas à de petites
bandes égalitaires. Au contraire, le monde des chasseurs-cueilleurs,
tel qu'il existait avant l'avènement de l'agriculture, était celui
d'expériences sociales audacieuses, ressemblant à un carnaval de
formes politiques, bien plus qu'aux ternes abstractions de la théorie
de l'évolution. L'agriculture, quant à elle, n'a pas marqué
l'avènement de la propriété privée, ni une avancée irréversible
vers l'inégalité. En réalité, nombre des premières communautés
agricoles étaient relativement exemptes de rangs et de hiérarchies.
Et loin de graver dans le marbre les différences de classes, un
nombre surprenant de villes parmi les plus anciennes du monde étaient
organisées selon des principes résolument égalitaires, sans avoir
recours à des dirigeants autoritaires, à des
guerriers-politiciens ambitieux, ni même à des administrateurs
autoritaires.
Kondiaronk, Leibniz et les Lumières
En réalité, l'histoire de Rousseau, affirment les auteurs, était
en partie une réponse aux critiques de la civilisation européenne,
apparues au début du XVIIIe siècle. « Les origines
de cette critique, cependant, ne remontent pas aux philosophes des
Lumières (bien qu'ils l'aient initialement admirée et imitée),
mais à des commentateurs et observateurs autochtones de la société
européenne, tels que l'homme d'État amérindien (huron-wendat)
Kondiaronk », et bien d'autres.
Et lorsque des penseurs éminents, tels que Leibniz, «
exhortaient ses patriotes à adopter les modèles chinois de
gouvernance, les historiens contemporains ont tendance à insister
sur le fait qu’ils n’étaient pas vraiment sérieux ».
Cependant, de nombreux penseurs influents des Lumières ont
effectivement affirmé que certaines de leurs idées sur le sujet des
inégalités étaient directement tirées de sources chinoises ou
amérindiennes !
Tout comme Leibniz s'est familiarisé avec la civilisation
chinoise grâce à ses contacts avec les missions jésuites, les
idées des Amérindiens ont atteint l'Europe par le biais d'ouvrages
tels que le rapport en soixante et onze volumes, très lu, The
Jesuit Relations , publié entre 1633 et 1673.
Si aujourd'hui nous pensons que la liberté individuelle est une
bonne chose, ce n'était pas le cas des Jésuites qui se plaignaient
des Amérindiens. Les Jésuites étaient opposés à la liberté par
principe :
« C’est là, sans doute, une disposition tout à fait
contraire à l’esprit de la foi, qui exige que nous soumettions non
seulement nos volontés, mais nos esprits, nos jugements et tous les
sentiments de l’homme
à une puissance inconnue des
lois et des sentiments de la nature corrompue. »
Le père jésuite Jérôme Lallemant ,
dont la correspondance a fourni un modèle initial pour les
Relations des Jésuites , notait à propos des Indiens
Wendat en 1644 : « Je ne crois pas qu’il y ait sur la
terre un peuple plus libre qu’eux, et moins capable de permettre la
soumission de sa volonté à quelque pouvoir que ce soit ».
Plus inquiétant encore, leur haut niveau d'intelligence. Le
père Paul Le Jeune , supérieur des
Jésuites au Canada en 1630 :
« Presque aucun d'entre eux n'est incapable de converser ou
de raisonner correctement, et en bons termes, sur les sujets de leur
connaissance. Les conseils, tenus presque quotidiennement dans les
villages, sur presque tous les sujets, améliorent leur capacité à
parler. »
Ou selon les mots de Lallemant :
Je puis dire en vérité que, sur le plan de l'intelligence,
ils ne sont en rien inférieurs aux Européens et à ceux qui vivent
en France. Je n'aurais jamais cru que, sans instruction, la nature
aurait pu leur fournir une éloquence plus vive et plus vigoureuse,
que j'ai admirée chez de nombreux Hurons (autochtones américains) ;
ou une plus grande lucidité dans les affaires publiques, ou une
gestion plus prudente des choses auxquelles ils sont
habitués.
(Relations des Jésuites, vol. XXVIII,
p. 62.)
Certains jésuites sont allés beaucoup plus loin, notant – non
sans une pointe de frustration – que les « sauvages » du Nouveau
Monde semblaient globalement plus intelligents que les gens avec
lesquels ils avaient l’habitude de traiter chez eux.
Les idées de l'homme d'État amérindien Kondiaronk
(vers 1649-1701) , connu sous le nom de « Le Rat » et
chef du peuple amérindien Wendat à Michilimackinac en
Nouvelle-France, sont parvenues à Leibniz par l'intermédiaire d'un
aristocrate français pauvre nommé Louis-Armand de Lom
d'Arce, baron de la Hontan , mieux connu sous le nom
de Lahontan .
En 1683, Lahontan, âgé de 17 ans, s'engagea dans l'armée
française et fut affecté au Canada. Au cours de ses diverses
missions, il acquit une parfaite maîtrise de l'algonquin et du
wendat et se lia d'amitié avec plusieurs personnalités politiques
autochtones, dont le brillant homme d'État wendat Kondiaronk. Ce
dernier impressionna de nombreux observateurs français par son
éloquence et son intelligence et rencontra fréquemment le
gouverneur royal, le comte Louis de Buade de Frontenac .
Kondiaronk lui-même, en tant que président du Conseil (l'organe
directeur) de la Confédération wendat, aurait été envoyé comme
ambassadeur à la cour du roi de France, Louis XIV, en 1691.
La Grande Paix de Montréal
Même après avoir été trahi par les Français et obligé de
mener ses propres guerres pour protéger ses concitoyens, Kondiaronk
a joué un rôle clé dans ce qui est connu comme la « Grande Paix
de Montréal » du 1er août 1701, qui a mis fin aux sanglantes
guerres des Castors, en réalité des guerres par procuration entre
les Britanniques et les Français, chacun d'eux utilisant les Indiens
autochtones comme « chair à canon » pour leurs propres plans
géopolitiques.
La France était de plus en plus accablée par les Britanniques.
C'est pourquoi, à la demande des Français, à l'été 1701, plus de
1 300 Amérindiens, issus de quarante nations différentes, se
rassemblèrent près de Montréal, malgré la grippe qui ravageait la
ville. Ils venaient de la vallée du Mississippi, des Grands Lacs et
d'Acadie. Nombre d'entre eux étaient des ennemis de toujours, mais
tous avaient répondu à l'invitation du gouverneur français. Leur
avenir et celui de la colonie étaient en jeu. Leur objectif était
de négocier une paix globale, entre eux et avec les Français. Les
négociations s'éternisèrent pendant des jours, et la paix était
loin d'être garantie. Les chefs étaient méfiants. Le principal
obstacle à la paix était le retour des prisonniers capturés lors
des campagnes précédentes, réduits en esclavage ou adoptés.
Sans le soutien de Kondiaronk, la paix était impossible. Le 1er
août, gravement malade, il s'exprima pendant deux heures en faveur
d'un traité de paix garanti par les Français. Son discours émut
beaucoup. La nuit suivante, Kondiaronk mourut, terrassé par la
grippe, à l'âge de 52 ans.
Mais le lendemain, le traité de paix était signé. Désormais,
il n'y aurait plus de guerres entre les Français et les Indiens.
Trente-huit nations signèrent le traité, dont les Iroquois. Ces
derniers promirent de rester neutres en cas de conflit futur entre
les Français et les anciens alliés des Iroquois, les colons anglais
de Nouvelle-Angleterre.
Kondiaronk fut loué par les Français et présenté comme un «
modèle » d'indigène pacifique. Les Jésuites dénoncèrent
aussitôt le mensonge selon lequel, juste avant de mourir, il s'était
« converti » à la foi catholique dans l'espoir que d'autres
indigènes suivraient son exemple.
Lahontan d'Amsterdam à Hanovre
Suite à divers événements, Lahontan se retrouva à Amsterdam.
Pour gagner sa vie, il écrivit une série de livres relatant ses
aventures au Canada, dont le troisième, intitulé Curieux
dialogues avec un sauvage de bon sens qui a voyagé (1703) ,
comprenait quatre dialogues avec un personnage fictif, « Adario »
(en réalité Kondiaronk), rapidement traduits en allemand,
néerlandais, anglais et italien. Lahontan, devenu célèbre,
s'installa à Hanovre, où il se lia d'amitié avec le grand
philosophe et scientifique Wilhelm Gottfried Leibniz .
À l’affût de tout ce qui se disait en Europe, le philosophe,
alors âgé de 64 ans, semble avoir été mis sur la piste de
Lahontan par des journalistes hollandais et allemands, mais aussi par
le texte d’un obscur théologien de Helmstedt, Conrad
Schramm , dont la leçon introductive,
la « Philosophie bègue des Canadiens
», avait été publiée en latin en 1707. Se référant
d’abord à Platon et à Aristote (qu’il abandonna presque
aussitôt), Schramm utilisa les Dialogues et
les Mémoires de Lahontan pour montrer comment
les « barbares canadiens frappent à la porte de la
philosophie mais n’entrent pas parce qu’ils manquent de moyens ou
sont enfermés dans leurs coutumes ».
Beaucoup moins borné, Leibniz voyait en Lahontan une confirmation
de son propre optimisme politique, qui lui permettait d'affirmer que
la naissance de la société ne vient pas de la nécessité de sortir
d'un terrible état de guerre, comme le croyait Thomas Hobbes, mais
d'une aspiration naturelle à la concorde.
Mais ce qui captait son intérêt principal, ce n’était pas
tant de savoir si les « sauvages américains » étaient capables ou
non de philosopher, mais s’ils vivaient réellement en
concorde sans gouvernement .
À son correspondant Wilhelm Bierling ,
qui lui demandait comment les Indiens du Canada pouvaient vivre «
en paix bien qu’ils n’aient ni lois ni magistratures publiques
[tribunaux] » , Leibniz répondit :
« Il est tout à fait vrai […] que les Américains de ces
régions vivent ensemble, sans aucun gouvernement, mais en paix ;
ils ne connaissent ni luttes, ni haines, ni batailles, ou très peu,
sauf contre des hommes de nations et de langues différentes.
Je
dirais presque qu'il s'agit d'un miracle politique,
inconnu
d'Aristote et ignoré de Hobbes. »
Leibniz, qui prétendait bien connaître Lahontan, soulignait
qu’Adario, « venu en France il y a quelques années et
qui, même s’il appartient à la nation huronne, jugeait ses
institutions supérieures aux nôtres. »
Cette conviction de Leibniz sera exprimée à nouveau dans
son Jugement sur les œuvres de M. le comte
Shaftesbury, publié à Londres en 1711 sous le titre
de Charactersticks :
« Les Iroquois et les Hurons, sauvages voisins de la
Nouvelle-France et de la Nouvelle-Angleterre, ont renversé les
maximes politiques trop universelles d'Aristote et de Hobbes. Ils ont
démontré, par leur conduite suréminente, que des peuples entiers
peuvent être sans magistrats et sans querelles, et que, par
conséquent, les hommes ne sont ni suffisamment motivés par leur
bonté, ni suffisamment forcés par leur méchanceté pour se doter
d'un gouvernement et renoncer à leur liberté. Mais ces sauvages
démontrent que ce n'est pas tant la nécessité, que l'inclination à
aller au mieux et à se rapprocher de la félicité par l'entraide,
qui constitue le fondement des sociétés et des États ; et il faut
admettre que la sécurité est le point le plus essentiel. »
Bien que ces dialogues soient souvent minimisés comme étant
fictifs et donc simplement inventés pour les besoins de la
littérature, Leibniz, dans une lettre à Bierling datée du 10
novembre 1719, répond : « Les Dialogues de Lahontan, bien
que pas entièrement vrais, ne sont pas non plus complètement
inventés. »
En fait, Lahontan lui-même, dans la préface des dialogues, écrit
:
« Lorsque je me trouvais dans le village de cet
Amérindien, je me suis donné la tâche agréable de noter
soigneusement tous ses arguments. À peine rentré de mon voyage dans
les lacs canadiens, j'ai montré mon manuscrit au comte Frontenac,
qui fut si ravi de le lire qu'il a pris la peine de m'aider à mettre
ces Dialogues dans leur état actuel. »
Les gens d’aujourd’hui ont tendance à oublier que les
magnétophones n’existaient pas à cette époque.
Pour Leibniz, bien sûr, les institutions politiques naissaient
d'une aspiration naturelle au bonheur et à l'harmonie. Dans cette
perspective, l'œuvre de Lahontan ne contribue pas à la construction
d'un nouveau savoir ; elle ne fait que confirmer une thèse déjà
établie par Leibniz.
Un regard critique sur les Européens et les
Français en particulier
Ainsi, Lahontan, dans ses mémoires, dit que les Amérindiens,
comme Kondiaronk, qui avaient été en France,
« Ils nous taquinaient sans cesse avec les défauts et les
désordres qu'ils observaient dans nos villes, comme étant
causés par l'argent … Inutile
de leur faire des remontrances sur l'utilité de la distinction des
biens pour le maintien de la société : ils tournent en
dérision tout ce que vous dites à ce sujet. Bref, ils ne se
disputent pas, ne se battent pas et ne se calomnient pas ; ils
se moquent des arts et des sciences, et rient de la différence de
rang observée chez nous. Ils nous stigmatisent comme des esclaves et
nous traitent d'âmes misérables, dont la vie ne vaut pas la peine
d'être vécue, alléguant que nous nous dégradons en nous
soumettant à un seul homme [le roi] qui possède tout pouvoir et
n'est lié par aucune autre loi que sa propre volonté. »
Lahontan continue :
Ils trouvent inexplicable qu'un homme possède plus qu'un
autre,
et que les riches soient plus respectés que les
pauvres.
Bref, disent-ils, le nom de sauvages que nous
leur donnons nous conviendrait mieux,
puisque rien dans
nos actions ne porte l'apparence de la sagesse.
Dans son dialogue avec Kondiaronk, Lahontan lui dit que si les
méchants restaient impunis, nous deviendrions le peuple le plus
misérable de la terre. Kondiaronk répond :
Pour ma part, j'ai du mal à imaginer comment vous pourriez
être plus malheureux que vous ne l'êtes déjà. Quel genre
d'humain, quelle espèce ou créature sont la plupart des Européens,
pour être contraints de faire le bien et de s'abstenir du mal
uniquement par crainte du châtiment ?… Vous avez remarqué
que nous manquons de juges. Pourquoi ? Eh bien, nous ne
poursuivons jamais les autres en justice. Et pourquoi ne
poursuivons-nous jamais en justice ? Eh bien, parce que nous
avons décidé de ne pas accepter ni utiliser d'argent. Et pourquoi
refusons-nous l'argent dans nos communautés ? La raison en est
la suivante : nous sommes déterminés à ne pas avoir de lois,
car, depuis que le monde existe, nos ancêtres ont pu vivre heureux
sans elles.
Frère Gabriel Sagard , un frère
récollet français, a rapporté que le peuple wendat était
particulièrement offensé par le manque de générosité des
Français les uns envers les autres :
« Ils se rendent l'hospitalité et se prêtent une telle
assistance les uns aux autres que les nécessités de tous sont
pourvues sans qu'il y ait un seul mendiant indigent dans leurs villes
et villages ;
et ils considéraient cela comme une très
mauvaise chose lorsqu'ils entendaient dire
qu'il y
avait en France un grand nombre de ces mendiants nécessiteux,
et
pensaient que c'était par manque de charité de notre part, et nous
en blâmaient sévèrement ».
L'argent , pense Kondiaronk, crée un
environnement qui encourage les gens à mal se
comporter :
J'ai passé six ans à réfléchir à l'état de la
société européenne et je n'arrive toujours pas à trouver un seul
comportement qui ne soit pas inhumain. Je pense sincèrement que cela
ne peut être vrai que tant que vous vous en tenez à vos
distinctions entre le "mien" et le "tien".
J'affirme que ce que vous appelez l'argent est le diable des
diables ; le tyran des Français, la source de tous les maux ;
le fléau des âmes et l'abattoir des vivants. Imaginer vivre au pays
de l'argent et préserver son âme, c'est comme imaginer pouvoir
préserver sa vie au fond d'un lac. L'argent est le père du luxe, de
la luxure, des intrigues, de la tromperie, du mensonge, de la
trahison, de l'insincérité – tous les pires comportements du
monde. Les pères vendent leurs enfants, les maris leurs femmes, les
femmes trahissent leurs maris, les frères s'entretuent, les amis
sont faux, et tout cela à cause de l'argent. À la lumière de tout
cela, dites-moi que nous, les Wendats, sommes « N’as-tu pas raison
de refuser de toucher, ou même de regarder, l’argent ? »
Dans la troisième note de bas de page de son discours sur les
origines de l’inégalité, Jean-Jacques Rousseau, qui a inventé
l’idée du « bon sauvage » existant vraisemblablement avant
l’homme engagé dans l’agriculture, fait lui-même référence à
« ces nations heureuses, qui ne savent même pas le nom des
vices
que nous avons tant de peine à contrôler, de
ces sauvages d'Amérique dont Montaigne n'hésite pas à
préférer
les moyens simples et naturels de maintenir
l'ordre public aux lois de Platon… »
Les Européens refusent de revenir
Une autre observation est celle du botaniste suédois Peher
Kalm , qui, en 1749, s'étonna du fait qu'un grand
nombre d'Européens, exposés à la vie aborigène, ne voulaient pas
revenir :
Il est également remarquable que la plupart des prisonniers
européens qui, à l'occasion de la guerre, furent capturés de cette
manière et mêlés aux Indiens, surtout s'ils furent capturés
jeunes, ne voulurent jamais retourner dans leur pays d'origine par la
suite, même si leurs père et mère ou leurs proches parents
venaient les voir pour tenter de les en persuader, et qu'eux-mêmes
eurent toute liberté de le faire. Mais ils préférèrent le mode de
vie indépendant des Indiens à celui des Européens ; ils
adoptèrent les vêtements indigènes et se conformèrent en tous
points aux Indiens, à tel point qu'il est difficile de les
distinguer des Indiens, si ce n'est que leur peau et leur teint sont
légèrement plus blancs. Nous connaissons également plusieurs
exemples de Français ayant volontairement épousé des femmes
indigènes et adopté leur mode de vie ; en revanche, nous
n'avons aucun exemple d'Indien ayant épousé une Européenne et
adopté son mode de vie ; s'il est fait prisonnier par les
Européens pendant une guerre, il cherche toujours une occasion, au
contraire, de rentrer chez lui, même s'il a été détenu pendant
plusieurs années et a bénéficié de toutes les libertés dont un
Européen peut jouir.
Avant Lahontan :
Les utopistes de Thomas
More
En 1492, comme le dit la plaisanterie, « l'Amérique
découvrit Colomb, un capitaine génois perdu en mer » .
La mission qui lui avait été confiée était motivée par diverses
intentions, notamment celle d'atteindre, en voyageant vers l'ouest,
la Chine, un continent que l'on croyait peuplé de vastes populations
ignorant le message inspirant et optimiste du Christ, et donc ayant
un besoin urgent d'évangélisation.
Malheureusement, deux
ans plus tard, un intérêt moins théologique surgit lorsque, le 7
juin 1494, les Portugais et les Espagnols signèrent au Vatican,
sous la supervision du pape Alexandre IV (Borgia),
le traité de Tordesillas , partageant le monde
entier entre deux puissances mondiales dominantes :
Cela n'a pas empêché les meilleurs humanistes européens, deux
siècles avant Lahontan, d'élever la voix et de montrer que certains
des soi-disant « sauvages » des États-Unis avaient des vertus et
des qualités absolument dignes de considération et peut-être
manquantes ici en Europe.
Tel fut le cas d' Érasme de Rotterdam et
de son ami proche et collaborateur Thomas More ,
qui partageèrent ce que l'on pense être leurs vues sur l'Amérique
dans un petit livre intitulé « U-topia » (qui signifie «
n'importe quel » lieu), écrit et publié conjointement en 1516 à
Louvain, en Belgique.
Instinctivement, les rapports qu'ils
reçurent sur l'Amérique et les caractéristiques culturelles de ses
habitants les conduisirent à croire qu'il s'agissait d'une colonie
grecque disparue, voire du célèbre continent perdu de l'Atlantide
décrit par Platon dans son Timée et son
Critias .
Dans l'Utopie de
More , le capitaine portugais Hythlodeus décrit une civilisation
hautement organisée : elle possède des navires à coque plate et
des « voiles de papyrus cousu », composée de personnes qui «
aiment être informées de ce qui se passe dans le monde » et
qu'il « croit d'origine grecque » .
À un moment donné, il dit :
« Ah, si je proposais ce que Platon a imaginé dans sa
République, ou ce que les utopistes ont mis en pratique dans la
leur, ces principes, bien que bien supérieurs aux nôtres – et ils
le sont assurément –
pourraient surprendre,
puisque chez nous, chacun est propriétaire de ses biens,
tandis
que là-bas, tout est commun. »
(pas de propriété
privée).
En ce qui concerne la religion, les utopistes (comme les
Amérindiens)
« Il existe des religions différentes, mais, de même
que de nombreux chemins mènent à un seul et même lieu, tous leurs
aspects, malgré leur multiplicité et leur variété, convergent
vers le culte de l'essence divine. C'est pourquoi rien ne peut être
vu ou entendu dans leurs temples qui ne soit conforme à toutes les
croyances.
Les rites particuliers de chaque secte sont
célébrés au domicile de chacun ;
les cérémonies
publiques se déroulent dans un lieu commun ;
les
cérémonies publiques sont célébrées sous une forme qui ne les
contredit en rien. »
Et pour conclure :
« Certains adorent le Soleil, d'autres la Lune ou une
autre planète (…) La majorité, cependant, et de loin la plus
sage, rejette ces croyances, mais reconnaît un dieu unique, inconnu,
éternel, incommensurable, impénétrable, inaccessible à la raison
humaine, répandu dans notre univers à la manière, non d'un corps,
mais d'une puissance. Ils l'appellent Père, et rapportent à lui
seul les origines, la croissance, le progrès, les vicissitudes et le
déclin de toutes choses. Ils lui accordent à lui seul les honneurs
divins (…) De plus, malgré la multiplicité de leurs croyances,
les autres utopistes s'accordent au moins sur l'existence d'un être
suprême, créateur et protecteur du monde. »
Démasquer le piège de l'idéologie woke
Cela signifie-t-il que « tous les Européens étaient mauvais »
et que « tous les Amérindiens étaient bons » ? Absolument pas !
Les auteurs ne se laissent pas séduire par ces généralisations
simplistes et par l'idéologie « woke » en général.
Par exemple, même avec des similitudes majeures, la différence
culturelle entre les Premières Nations de la côte nord-ouest du
Canada et celles de Californie était aussi grande que celle entre
Athènes et Sparte dans l’Antiquité grecque, la première étant
une république, la seconde une oligarchie.
Différents peuples et différentes sociétés, à différentes
époques, ont fait des expériences et des choix politiques
différents sur les axiomatiques de leur culture.
Alors qu’en Californie, des formes d’auto-gouvernement
égalitaire et anti-oligarchique ont éclaté, dans certaines régions
du nord, le régime oligarchique a prévalu :
« Depuis la rivière Klamath vers le nord, il existait
des sociétés dominées par des aristocrates guerriers se livrant à
de fréquents raids intergroupes, et dont la population était
traditionnellement constituée en grande partie d'esclaves. Cela
semble avoir été le cas depuis aussi longtemps que l'on s'en
souvienne. »
Les sociétés du Nord-Ouest prenaient plaisir aux démonstrations
d'excès, notamment lors de festivals appelés « potlach
» culminant parfois en
« Le sacrifice des esclaves (…) À bien des égards, le
comportement des aristocrates de la côte Nord-Ouest ressemble à
celui des parrains de la mafia, avec leurs codes d'honneur stricts et
leurs relations de patronage ; ou à ce que les sociologues appellent
les « sociétés de cour » – le genre d'arrangement auquel on
pourrait s'attendre, par exemple, dans la Sicile féodale, d'où la
mafia a tiré nombre de ses codes culturels. »
Le premier point soulevé par les auteurs est qu'il faut prendre
en compte l'infinie diversité des sociétés humaines. Ensuite, au
lieu de se contenter de constater les faits, ils soulignent que ces
diversités ne résultent bien souvent pas de conditions «
objectives », mais de choix politiques. Cela véhicule également un
message très optimiste : des choix différents du système
mondial actuel peuvent devenir réalité si chacun relève le défi
de les améliorer.
L'urbanisation avant l'agriculture
Dans la plus grande partie du livre, les auteurs décrivent la vie
des chasseurs-cueilleurs vivant des milliers d'années avant la
révolution agricole, mais capables de créer d'immenses complexes
urbains et de finalement gouverner sans oligarchie dominante.
Le livre identifie des exemples en Chine, au Pérou, dans
la vallée
de l'Indus (Mohenjo-Daru) , en Ukraine
((Taljanki, Maidenetske, Nebelivka), au Mexique (Tlaxcala), aux
États-Unis (Poverty Point) et en Turquie (Catalhoyuk), où des modes
de vie à grande échelle, au niveau des villes, avaient lieu
(d'environ 10 000 avant J.-C. à 6 000 avant J.-C.).
Mais ces sociétés n'impliquaient ni caste
dirigeante ni classe aristocratique ; elles étaient
explicitement égalitaires dans la construction de leurs maisons et
leurs échanges commerciaux ; elles ont apporté de nombreuses
innovations en matière de plomberie et d'aménagement des rues ;
et faisaient partie de réseaux continentaux qui partageaient les
meilleures pratiques. La révolution agricole n'était pas une
« révolution », soutient le livre, mais plutôt un
processus de transformation continu s'étalant sur des milliers
d'années, où les chasseurs-cueilleurs ont pu s'organiser avec
souplesse en méga-sites (plusieurs milliers d'habitants), organisés
sans centres ni bâtiments monumentaux, mais construits avec des
maisons standardisées, confortables pour la vie quotidienne, tout
cela réalisé sans hiérarchies statiques, sans rois ni bureaucratie
écrasante.
Un autre exemple est celui de Teotihuacan ,
qui rivalisait en grandeur avec Rome entre 100 avant J.-C. et 600
après J.-C., où, à la suite d'une révolution politique en 300
après J.-C., une culture égalitaire s'est lancée dans un programme
massif de logements sociaux conçu pour offrir à tous les résidents
un logement décent.
Conclusion
Aujourd’hui, il est très difficile pour la plupart d’entre
nous d’imaginer qu’une société, une culture ou une civilisation
puisse survivre pendant des siècles sans une structure de pouvoir
centralisée et hiérarchisée de force.
Certes, comme l'indiquent les auteurs, les preuves archéologiques,
si nous sommes prêts à les examiner, nous disent le contraire. Mais
sommes-nous prêts à remettre en question nos propres préjugés ?
À titre d'exemple d'une telle cécité auto-infligée, il
convient de citer le cas du « Roi-Prêtre », une petite figure
masculine sculptée représentant un homme à la barbe soignée,
découverte lors des fouilles des ruines de la cité de Mohenjo-Daro
(Pakistan), datant de l'âge du bronze, vers 2000 av. J.-C. et
considérée comme « la sculpture en pierre la plus célèbre
» de la civilisation
de la vallée de l'Indus . Bien qu'à Mohenjo-Daro il
n'existe ni palais royal, ni tombeau, ni temple religieux d'aucune
sorte, les archéologues britanniques l'ont immédiatement qualifié
de « Roi-Prêtre » , car, tout simplement, «
il ne peut en être autrement ».
La lecture de l'ouvrage de Graeber et Wengrow nous oblige à
revoir notre vision des choses et à devenir optimistes. Ils
démontrent que des systèmes humains radicalement différents sont
non seulement possibles, mais qu'ils ont été expérimentés à
maintes reprises par notre espèce. Lors d'une conférence publique
en 2022, Wengrow a présenté ce qu'il considère comme des leçons
pour le présent politique du passé, où les êtres humains étaient
beaucoup plus fluides, conscients et expérimentaux avec leurs
structures sociales et économiques :
Que signifient tous ces détails ? Qu'est-ce que tout
cela signifie ? Eh bien, à tout le moins, je dirais qu'il est
un peu tiré par les cheveux de nos jours de s'accrocher à l'idée
que l'invention de l'agriculture a signifié une rupture avec un
certain paradis égalitaire. Ou de s'accrocher à l'idée que les
sociétés à petite échelle sont particulièrement susceptibles
d'être égalitaires, tandis que les grandes sociétés doivent
nécessairement avoir des rois, des présidents et des structures de
gestion hiérarchiques. Et il y a aussi des implications
contemporaines. Prenons, par exemple, l'idée courante selon laquelle
la démocratie participative est en quelque sorte naturelle dans une
petite communauté – ou peut-être un groupe militant – mais
qu'elle ne pourrait pas s'étendre à une ville, une nation ou même
une région. En réalité, les preuves de l'histoire humaine, si l'on
veut bien les examiner, suggèrent le contraire. Si les villes et les
confédérations régionales, fondées principalement sur le
consensus et la coopération, existaient il y a des milliers
d'années, qui nous empêchera de les recréer aujourd'hui avec des
technologies qui nous permettent de surmonter les frictions de la
distance et du nombre ? Peut-être. il n’est pas trop tard
pour commencer à apprendre de toutes ces nouvelles preuves du passé
humain, et même pour commencer à imaginer quels autres types de
civilisation nous pourrions créer si nous pouvions simplement
arrêter de nous dire que ce monde particulier est le seul possible.
Étonnant, non ?