"Messieurs,
Tout homme a par sa nature, la faculté de se gouverner par
sa volonté ; les hommes réunis en Corps politique, c’est-à-dire, une
Nation, ont par conséquent le même droit. Cette faculté de vouloir commune,
composée des facultés de vouloir particulières, ou la Puissance législative,
est inaliénable, souveraine et indépendante, dans la société entière, comme
elle l’était dans chaque homme séparé de ses semblables. Les lois ne sont que
les actes de cette volonté générale. Comme une grande Nation ne peut exercer en
corps la Puissance législative, et qu’une petite ne le doit peut-être pas, elle
en confie l’exercice à ses Représentants, dépositaires de son pouvoir.
Mais alors il est évident que la volonté de ces
Représentants doit être regardée et respectée comme la volonté de la
Nation ; qu’elle doit en avoir nécessairement l’autorité sacrée et
supérieure à toute volonté particulière, puisque, sans cela, la Nation, qui n’a
pas d’autre moyen de faire les Lois, serait en effet dépouillée de la Puissance
législative et de sa Souveraineté.
Celui qui dit qu’un homme a le droit de s’opposer à la Loi,
dit que la volonté d’un seul est au-dessus de la volonté de tous. Il dit que la
nation n’est rien, et qu’un seul homme est tout. S’il ajoute que ce droit
appartient à celui qui est revêtu du Pouvoir exécutif, il dit que l’homme
établi par la Nation, pour faire exécuter les volontés de la Nation, a le droit
de contrarier et d’enchaîner les volontés de la Nation ; il a créé un
monstre inconcevable en morale et en politique, et ce monstre n’est autre que
le veto royal...
Par quelle fatalité le premier article de cette
Constitution, attendue avec tant d’intérêt par toute l’Europe, et qui semblait
devoir être le chef-d’œuvre des lumières de ce siècle, sera-t-il une
Déclaration de la supériorité des Rois sur les Nations, et de la proscription
des droits sacrés et imprescriptibles des Peuples ! Non... c’est en vain
qu’on regarde, comme décidée d’avance, cette bizarre & funeste Loi ;
je n’y croirai point, puisqu’il m’est permis d’en montrer l’absurdité en
présence des Défenseurs du Peuple, & aux yeux de la Nation entière.
Les nombreux partisans du veto, forcés à reconnaître qu’il
est en effet contraire aux principes, prétendent qu’il est avantageux de le
sacrifier à de prétendues convenances politiques. Admirable méthode de
raisonner ! Qui substitue aux Lois éternelles de la justice et de la
raison l’incertitude des conjoncture frivoles...
Il faudrait d’abord savoir que le mot Monarchie, dans sa
véritable signification, exprime uniquement un Etat où le pouvoir exécutif est
confié à un seul.
Il faut se rappeler que les Gouvernements, quels qu’ils
soient, sont établis par le Peuple et pour le Peuple ; que tous ceux qui
gouvernent, et par conséquent les Rois eux-mêmes, ne sont que les mandataires
et les délégués du peuple ; que les Fonctions de tous les Pouvoirs
politiques, et par conséquent de la Royauté, sont des devoirs publics, et non
des droits personnels ni une propriété particulière.
Dès qu’une fois on sera pénétré de ce principe ; dès
qu’une fois on croira fermement à l’égalité des hommes, au lien sacré de la
fraternité qui doit les unir, à la dignité de la nature humaine, alors on
cessera de calomnier le Peuple dans l’Assemblée du Peuple ; alors on ne
donnera plus le nom de prudence à la faiblesse, le nom de modération à la
pusillanimité, le nom de témérité au courage ; on appellera plus le
patriotisme une effervescence criminelle, la liberté une licence dangereuse, le
généreux dévouement des bons citoyens une folie ; alors il sera permis de
montrer, avec autant de liberté que de raison, l’absurdité et les dangers du
veto royal, sous quelque dénomination et sous quelque forme qu’on le
présente...
Sans doute les règles d’une sage politique prescrivent de
prévenir les abus de tous les Pouvoirs par de justes précautions : la
sévérité de ces précautions doit être proportionnée à la vraisemblance et à la
facilité de ces abus ; et par une suite nécessaire de ce principe, il ne
serait pas raisonnable d’augmenter la force du Pouvoir exécutif le plus
redoutable, aux dépens du Pouvoir le plus faible et le plus salutaire.
Maintenant, comparons la force du Corps législatif à celle
du Pouvoir exécutif.
Le premier est composé de Citoyens choisis par le Peuple,
revêtus d’une Magistrature paisible, et pour un espace borné, après lequel ils
rentrent dans la foule, et subissent le jugement sévère, ou favorable de leurs
concitoyens : tout vous garantit leur fidélité, leur intérêt personnel,
celui de leur famille, de leur postérité, celui du Peuple dont la confiance les
avait élus.
Qu’est-ce au contraire que le Pouvoir exécutif ? Un
Monarque revêtu d’une énorme puissance, qui dispose des armées, des Tribunaux,
de toute la force publique d’une grande Nation, armé de tous les moyens
d’oppression & de séduction : combien de facilités pour satisfaire l’ambition
si naturelle aux Princes, surtout l’hérédité de la Couronne leur permet de
suivre constamment le projet éternel d’étendre un pouvoir qu’ils regardent
comme le patrimoine de leurs familles ; calculer ensuite tous les dangers
qui les assiègent : et si ce n’est pas assez, parcourez l’histoire, quels
spectacles vous présente-t-elle ? Les Nations, dépouillées partout de la
puissance législative, devenues le jouet et la proie des Monarques absolus qui
les oppriment et les avilissent ; tant il est difficile que la liberté se
défende longtemps contre le pouvoir des Rois. Et nous qui sommes à peine
échappés au même malheur, nous, dont la réunion actuelle est peut-être le plus
éclatant témoignage des attentats du pouvoir ministériel, devant lequel nos
anciennes Assemblées Nationales avaient disparu, à peine les avons-nous
recouvrées que nous voulons les remettre encore sous sa tutelle et dans la
dépendance.
Les Représentants des Nations vous paraissent donc plus
suspects que les Ministres et les Courtisans ? Si j’examine quels sont les
dangers que vous semblez craindre de la part des premiers, je crois qu’ils se
réduisent à trois espèces ; l’erreur, la précipitation, l’ambition.
Quant à l’erreur ; outre que c’est un étrange expédient
pour rendre le Pouvoir législatif infaillible, que celui de le rendre nul, je
ne vois aucune raison pour laquelle les Monarques, en général, ou leurs
Conseillers seraient présumés plus éclairés sur les besoins du Peuple, ou sur
les moyens de les soulager, que les Représentants du peuple même.
La précipitation ! Je ne conçois pas non plus que le
remède à ce mal soit de condamner le Corps législatif à l’inaction ; et
avant de recourir à un pareil moyen, je voudrais du moins que nous eussions
examiné s’il n’en était point d’autre qui puisse nous conduire au même but.
L’ambition ! Mais celles des Princes et des Courtisans
est-elle moins redoutable ? Et c’est à elle précisément que vous confiez
le soin d’enchaîner l’autorité des Représentants, c’est-à-dire, la seule qui
puisse vous défendre contre leurs entreprises !
Mais quel service espérez-vous donc, après tout, du veto
royal ? Celui de prévenir de mauvaises Lois ? Mais ignorez-vous que
la plupart des Rois ont, sur le mérite des Lois, des idées bien différentes de
celles du Peuple ? Qui ne voit pas que celles qui seront favorables à
leurs prétentions leur paraîtront toujours assez bonnes, et que l’usage du veto
ne leur sera réservé que pour celles dont l’objet sera de défendre les droits
du Peuple contre leurs desseins ambitieux.
Mais, dit-on, si vous leur refusez le pouvoir de s’opposer à
la Loi, ils seront mécontents, et ils conspireront sans cesse contre la
Puissance Législative.
Ainsi donc, la majesté et les droits des Nations doivent
être immolés à la satisfaction et à l’orgueil des Princes. Ainsi on croit un
homme bien humilié d’être réduit à la simple puissance de commander, au nom des
Lois, à un vaste empire ; et on suppose qu’il a lieu d’être bien mécontent
d’un pareil partage.
Ils voudront usurper la Puissance législative : et,
pour leur épargner cette tentation, vous prenez le sage parti de l’abandonner à
leur merci ; comme si l’ambition devenait moins redoublée, à mesure qu’elle
a plus de moyens de parvenir à son but...
Des très bons Citoyens ne m’ont pas dissimulé que regardant
le veto royal, comme contraire aux vrais principes, mais persuadés qu’il était
adopté d’avance, dans toute sa rigueur, par une très-grande partie de
l’Assemblée, ils croyaient que le seul moyen d’échapper à ce fléau était de se
réfugier dans le système du veto suspensif.
Je n’ai différé de leur sentiment qu’en un seul point :
c’est que je n’ai pas cru devoir désespérer du Pouvoir de la vérité et du salut
public ; il m’a semblé d’ailleurs qu’il n’était pas bon de composer avec
la liberté, avec la justice, avec la raison, et qu’un courage inébranlable,
qu’une fidélité inviolable aux grands principes, était la seule ressource qui
convînt à la situation actuelle des défenseurs du Peuple. Je dirai donc, avec
franchise, que l’un et l’autre veto me paraissent différer beaucoup plus par
les mots que par les effets et qu’ils sont également propres à anéantir, parmi
nous, la liberté naissante.
Et d’abord, pourquoi faut-il que la volonté souveraine de la
Nation cède pendant un temps quelconque à la volonté d’un homme ? Pourquoi
faut-il que les Lois ne soient exécutées, que longtemps après que les Représentants
du Peuple les auront jugées nécessaires à son bonheur ? Pourquoi faut-il
que le Pouvoir législatif soit paralysé, dès qu’il plaira au Pouvoir
exécutif ; tandis que celui-ci peut toujours exercer une activité
redoutable à la liberté ? L’opinion des Ministres qui s’opposent à la Loi,
vous paraît-elle plus imposante que celle de vos Représentants qui
l’adoptent ? ou plutôt si l’on pèse toutes les considérations que j’ai
indiquées, cette opposition même ne pourrait-elle pas paraître une présomption
favorable à l’utilité de la Loi & à la fidélité du Corps législatif ?
Mais, pendant tous ces délais que vous permettez d’apporter
à leurs décrets, qui vous promettra que les intrigues & l’ascendant de la
Cour ne prévaudront pas sur la vérité & l’intérêt public ? Avez-vous
calculé toutes les chances des distractions du Peuple, de cette funeste
indolence qui fut toujours l’écueil de la liberté, de l’adresse, du pouvoir des
Princes habiles & ambitieux ? Nous répondez-vous qu’il n’arrivera pas
un moment où le concours de toutes ces circonstances sera fatal à la
Constitution.
Quelques-uns aiment à se représenter le veto royal
suspensif, sous l’idée d’un appel au Peuple, qu’ils croient voir, comme un Juge
souverain, prononçant sur la Loi proposée par le Monarque & ses Représentants.
Mais qui n’aperçoit d’abord combien cette idée est
chimérique ? Si le Peuple pouvait faire les Lois par lui-même ; si la
généralité des Citoyens assemblée pouvait en discuter les avantages & les inconvénients,
serait-il obligé de nommer des Représentants ? Ce système se réduit donc,
dans l’exécution, à soumettre la Loi au jugement des Assemblées partielles des
différents Baillages ou Districts, qui ne sont elles-mêmes que des Assemblées
représentatives ; c’est-à-dire, à transmettre la puissance législative, de
l’Assemblée générale des Représentants de la Nation, aux Assemblées
Elémentaires-particulières des diverses Provinces, dont il faudrait sans doute recueillir
les vœux isolés, calculer les suffrages variés à l’infini, pour remplacer le vœux
commun & uniforme de l’Assemblée Nationale.
Il est assez facile de prévoir toutes les conséquences que
pourrait entraîner ce système ; ce qui me paraît évident, c’est qu’il
contrarie ouvertement l’opinion reçue jusqu’ici, que, dans un grand Empire, le
Pouvoir législatif doit être confié à un Corps unique de Représentants, et
qu’il dérange absolument le plan de gouvernement que nous semblions avoir déjà
adopté ; c’est que, dans ce nouvel ordre de choses, le Corps législatif
devient nul ; qu’il est réduit à la seule fonction de présenter des
projets qui seront d’abord jugés par le Roi,& ensuite adoptés ou rejetés
par les Assemblées des Baillages. Je laisse à l’imagination des bons Citoyens,
le soin de calculer les lenteurs, les incertitudes, les troubles que pourrait
produire la contrariété des opinions dans les différentes parties de cette
grande Monarchie & les ressources que le Monarque pourrait trouver au
milieu de ces divisions et de l’anarchie qui en serait la suite, pour élever
enfin la puissance sur les ruines du Pouvoir législatif.
Et ce ne serait pas encore-là le seul danger auquel la
liberté nationale serait exposée... Si, élevant une barrière insurmontable
entre les deux Pouvoirs, vous n’aviez pas donné au Monarque le droit
d’examiner, de censurer leurs décrets, & par conséquent la facilité de
négocier, de transiger avec eux ; si, en les mettant ainsi dans sa
dépendance, vous ne les aviez en quelque sorte placés entre la nécessité de
s’engager dans une espèce de procès avec ce puissant adversaire, et la
tentation d’acheter sa bienveillance et ses faveurs par des complaisances
funestes à l’intérêt public.
En un mot, ou bien vous placerez la Puissance législative
dans chaque Assemblée de District, ou vous la confierez à l’Assemblée
nationale. Dans le premier cas, celle-ci est superflue ; dans le second,
au lieu de l’exercer et de l’avilir, vous devez lui laisser toute la force
&et toute l’autorité dont elle a besoin pour défendre la liberté, dont elle
est la gardienne contre les entreprises toujours formidable du Pouvoir
exécutif.
Ce n’est donc pas dans le veto royal, quelque nom qu’on lui
donne, que vous devez chercher les moyens de prévenir les abus possibles du
Corps législatif, lorsque vous en trouverez de si simples et de si raisonnables
dans les principes mêmes de la Constitution.
Nommez vos Représentants pour un temps très-court, après
lequel ils doivent rentrer dans la foule des Citoyens dont ils subissent le
jugement impartial. Composez votre Corps législatif, non des principes
aristocratiques, mais suivant les règles éternelles de la justice et de
l’humanité. Appelez-y tous les Citoyens, sans autre distinction que celle des vertus et des talents ; qu’ils ne puissent pas même être continués après le
temps ordinaire de leurs fonctions...
Ajoutez à cela qu’une Constitution sage doit fixer des
époques où le Peuple nommera des Représentants, revêtus du Pouvoir constituant,
pour l’examiner et la revoir, et qu’elle trouvera, dans cette convention
extraordinaire, une sauvegarde bien autrement utile que la protection
ministérielle...
Les Anglais ont des Lois civiles admirables, qui tempèrent à
un certain point les inconvénients de leurs Lois politiques : les vôtres
ont été dictées par le génie du despotisme, et vous ne les avez point encore
réformées.
La situation de l’Angleterre la dispense d’entretenir ces
forces militaires immenses qui rendent le Pouvoir exécutif si terrible à la
liberté, et la vôtre vous force à cette précaution périlleuse...
Enfin, telle est la situation et le caractère du Peuple
Français, qu’une excellente Constitution, en développant cet esprit public et
cette énergie que compromettent le souvenir de ses longs outrages, et les
progrès de ses lumières, peut le conduire, en assez peu de temps, à la liberté,
mais qu’une Constitution vicieuse, une seule porte ouverte au Despotisme et à
l’Aristocratie, doit nécessairement le replonger dans un esclavage, d’autant
plus indestructible, qu’il sera cimenté par la Constitution même.
Aussi, Messieurs, le premier et le plus noble de nos devoirs
était d’élever les âmes de nos Concitoyens, et par nos principes et par nos
exemples, à la hauteur des idées et des sentiments qu’exige cette grande et
superbe révolution. Nous avions commencé à le remplir, et de quel prix doux et
glorieux leur généreuse sensibilité n’avait-elle pas déjà payé nos travaux et
nos dangers. Puissions-nous désormais ne pas rester au-dessous de nos sublimes
destinées ; puissions-nous paraître toujours dignes de notre mission aux
yeux de la France, dont nous devions être les sauveurs ; aux yeux de
l’Europe, dont nous pouvions être les modèles !"