L'Isle sur Doubs (en 1872) Dessin de Yves Ducourtioux |
Les dangereuses aventures d'un Anglais en France.
Ce 26 juillet 1789, nous retrouvons Arthur Young, notre ami anglais voyageur, cheminant le long du Doubs, en route vers Besançon. La halte qu'il va faire dans une petite ville va bien faillir lui coûter la vie. En effet, depuis que la nouvelle de la prise de la Bastille est arrivée dans ces contrées, la population est survoltée et cherche à assouvir sa colère sur quelques nobles.
Découvrons son témoignage :
Abbaye de Baume "Le 26 (Juillet). Pendant l’espace de sept lieues, jusqu’à l’Isle-sur-Doubs, le pays est à peu près comme celui que je viens de passer ; mais après cela, jusqu’à Baume-les-Dames, il est montueux, plein de rochers et bien boisé ; il s’y trouve plusieurs belles scènes de rivières qui coulent au bas des montagnes. Tout le pays est dans la plus grande fermentation ; dans une des petites villes on m’interpella parce que je n’avais pas de cocarde : on me dit que c’était l’ordre du tiers-état, et que si je n’étais pas un seigneur, je devais obéir ; mais supposons que je fusse un seigneur, qu’en arriverait-il, mes amis ? – Qu’en arriverait-il, me répliquèrent-ils d’un air sévère, vous seriez pendu ; car il est probable que vous le méritez. Il était évident que ce n’était pas le moment de badiner ; les garçons et les filles commencèrent à s’assembler, et ces rassemblements avaient partout été les avant-coureurs des crimes ; de sorte que si je n’avais pas déclaré que j’étais Anglais, et que j’ignorais l’ordre, j’aurais eu de la peine à m’en tirer. J’achetai sur le champ une cocarde, mais la coquine qui me la vendit l’attacha si mal qu’avant d’arriver à l’Isle, le vent l’emporta dans la rivière, et je me trouvai dans le même danger. J’eus beau dire que j’étais Anglais, on me répondit que j’étais peut-être un seigneur déguisé, et sans doute un grand coquin. Dans ce moment un prêtre vint dans la rue, une lettre à la main : le peuple s’attroupa sur le champ autour de lui ; il lut alors à haute voix le détail de ce qui s’était passé à Belfort, avec une relation du passage de M. Necker, et des nouvelles générales de Paris, en donnant des assurances que l’on améliorerait le sort du peuple ; quand il eut fini, il les exhorta à s’abstenir de toute violence, et leur dit de ne point se flatter que tous les impôts allaient être abolis, leur parlant comme s’ils eussent eu de pareilles idées.
Le Saut du Doubs Lorsqu’il fut retiré, ils m’entourèrent de nouveau, car j’étais resté comme les autres pour entendre la lecture de la lettre, firent des gestes menaçants et témoignèrent beaucoup de soupçons. Je n’étais pas du tout satisfait de ma situation, surtout quand j’entendis l’un d’entre eux dire qu’il fallait m’arrêter jusqu’à ce que quelqu’un pût rendre compte de moi. J’étais sur le seuil de l’auberge, et les priai de m’accorder un moment la parole ; je les assurai que j’étais un voyageur anglais, et pour le prouver, je demandai à leur expliquer une circonstance de la manière d’asseoir les impôts en Angleterre, qui serait un commentaire satisfaisant sur ce que M. L’abbé leur avait dit, car je n’étais pas d’accord avec lui. Il avait assuré que les impôts seraient et devaient être payés comme autrefois ; il était certain qu’il fallait lever des impôts, mais non pas comme autrefois, puisqu’on pouvait mettre des taxes comme en Angleterre. Messieurs, ajoutai-je, nous avons en Angleterre un grand nombre d’impôts dont vous n’avez pas d’idée en France ; mais le tiers-état, les pauvres ne les paient pas : ils sont mis sur les riches chaque fenêtre d’une maison paie, mais si un homme n’a pas plus de six fenêtres, il ne paie rien : un seigneur qui a de grands biens paie les vingtièmes et la taille, mais le petit propriétaire d’un jardin ne paie rien : les riches paient pour leurs chevaux, leurs voitures, leurs domestiques, et même pour avoir la liberté de tuer leurs propres perdrix, mais le pauvre fermier ne paie rien de cela ; et ce qui est encore plus, les riches, en Angleterre, paient une taxe pour les pauvres ; donc l’assertion de M. L’abbé ; qui voulait que, parce qu’il y avait autrefois des impôts, il fallait que ces mêmes impôts fussent toujours perçus, n’était pas juste, parce qu’on pouvait les lever d’une autre manière, et la méthode anglaise paraissait beaucoup meilleure. Il n’y eut pas un mot de ce discours qui ne fût à leur gré ; Ils commencèrent à croire que je pouvais être un honnête homme, ce que je confirmai en criant, vive le tiers, sans impositions. Ils me régalèrent alors d’une acclamation, et, et ne m’interrompirent plus davantage. Mon mauvais français allait de pair avec leur patois. J’achetai néanmoins une autre cocarde que j’eus soin de faire attacher de manière à ne plus la perdre. Je n’aime pas beaucoup à voyager dans ces temps de fermentation ; on n’est pas un moment de sûreté."
Etonnant, non ? Quelle idée étrange que celle de faire payer aux gens leurs impôts gens en fonction de leurs moyens !
Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102002g/f471.item