jeudi 24 septembre 2020

24 Septembre 1789 : Necker vs Du Pont de Nemours, la révolution prend un tournant

 

Il y a eu ce jour à l’Assemblée nationale constituante, deux interventions très importantes.

La première fut celle du ministre des Finances, Jacques Necker, la seconde fut celle de Pierre Samuel du Pont de Nemours.

La première est celle d’un banquier devenu ministre, qui analyse la situation désastreuse des finances avec un œil de comptable et apporte des solutions de comptable.

La seconde est celle d’un intellectuel, qui analyse la situation d’un point du vue politique et apporte une solution que le premier ne pouvait en aucun cas imaginer.

Les discours sont passionnants, mais extrêmement longs. J’ai donc essayé de vous rendre l’esprit de chacun, de la façon la plus concise que je le pouvais. Je vous conseille cependant de les lire en entier grâce aux liens que je vous donne.

Discours de Monsieur Necker :

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5042_t1_0139_0000_6

Jacques Necker

    Jacques Necker commence par décrire la situation à présent totalement catastrophique, des finances du royaume. Une situation tellement alarmante, que ce ne sera plus la peine de lancer un nouvel emprunt si on n’arrive pas à rassurer les banquiers en prenant des mesures urgentes. Il avoue que c’est le roi qui l’a poussé à exposer clairement la situation aux députés de l’Assemblée, lui disant : « qu'il valait mieux tout dire, qu'il valait mieux découvrir, pendant qu'on aperçoit encore la possibilité du secours, la crise extrême où se trouvent les finances ».

On apprend même que c’est Necker qui a suggéré au roi de donner sa vaisselle d’argent à la monnaie, afin de pallier au manque de numéraire, ce que le roi a accepté avec empressement, suivi aussitôt par son épouse Marie-Antoinette.

Necker le dit lui-même, il ne propose « aucune grande subversion, aucune idée systématique, aucune de ces imaginations auxquelles on donne le nom de génie » pour remettre de l'ordre dans les finances. Il affirme que : « tout doit être simple en ce genre, tout doit être au moins successif, surtout dans un moment où la confiance, ce lien si nécessaire entre le présent et l'avenir, nous refuse son assistance ». Toujours ce souci de rassurer les financiers prêteurs.

Dans la première partie de son intervention, relative aux revenus et dépenses fixes, on apprend même que le Roi et la Reine sont disposés à n'avoir qu'une seule et même maison ; et qu’en ordonnant les retranchements les plus rigides : « Leurs Majestés, guidées par le plus vif désir de contribuer au rétablissement de l'ordre, espèrent pouvoir réduire à 20 millions les dépenses comprises sous la dénomination générale de maison du Roi ; ce qui produirait une nouvelle économie de 5 millions ».

Dans la seconde partie, relative aux besoins extraordinaires, Necker suggère qu'il serait préférable de demander une contribution extraordinaire en raison du revenu annuel, et qu'elle pourrait être portée au quart de ce revenu libre de toute charge, de tout impôt et de toute rente. Il s’agit en quelque sorte d’un impôt sur le revenu.

Il ne voit à propos de cet impôt exceptionnel sur le revenu qu'une seule difficulté importante. Elle concerne le genre de déclaration qu'il faudrait exiger de toutes les personnes assujetties à une taxe qui serait relative aux revenus particuliers de chaque contribuable. « Le serment » dit-il, « est sans doute le lien le plus fort ; mais dans une transaction qui n'aura lieu qu'une seule fois, dans une transaction à laquelle la majeure partie des habitants du royaume seront appelés à participer, est-il convenable de les mettre tous, et sans exception, aux prises avec leur conscience ? Est-il convenable de les exposer à manquer de respect envers l'Etre suprême, et de des dégager ainsi, peut-être pour toute leur vie, les liens qu'ils auront une fois rompus ? Le serment ne doit être employé que pour fortifier les obligations attachées à des fonctions nécessaires ; mais quand un serment doit être imposé à tous les habitants d'un royaume, quand leur fidélité est visiblement en contraste avec leur intérêt enfin, quand ce serment n'a pour but qu'une disposition momentanée et purement pécuniaire, vous ne serez point surpris, Messieurs, de la répugnance du Roi pour une telle condition ; et malgré les exemples qu'on met en avant, Sa Majesté désire que votre attention se fixe particulièrement sur ces observations. La formule suivante : Je déclare avec vérité que ..... serait peut-être suffisante ; et c'est un bel hommage à rendre à une nation, que de ne lui demander rien de plus. » N’est-ce pas touchant ?

Et ceci, qu’en dites-vous ? : « Je considérerais comme une facilité générale et nécessaire, de permettre à tout le monde indistinctement d'acquitter sa taxe en vaisselle ou en bijoux d'or et d'argent, reçus à un prix favorable pour les contribuables. La femme d'un simple paysan donnera, s'il le faut, son anneau ou sa croix d'or ; elle n'en sera pas moins heureuse, et il lui sera permis d'en être fière. »

N'est-ce pas charmant ?

Le discours est intelligemment argumenté et se veut optimiste, ce qui semble pour le moins vital s’il veut rassurer les banques. Mais Necker, malgré ses idées progressistes, est un homme de l’ancien monde. Il n’invente rien de nouveau, « aucune grande subversion, aucune idée systématique, aucune de ces imaginations auxquelles on donne le nom de génie », selon ses propres termes. 

Le mérite du discours de Necker est de réussir à faire redescendre sur terre, les députés de l'Assemblées nationale, qui se sont un peu égarés ces derniers temps dans le monde idéal des idées.

Discours de Monsieur du Pont de Nemours.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5042_t1_0147_0000_1

Pierre Samuel du Pont de Nemours
Pierre Samuel du Pont de Nemours

    Nous n'avons pas encore eu l'occasion de parler de Pierre Samuel du Pont de Nemours. C'est un physiocrate et comme Necker, c'est un Protestant. Je vous renvoie pour le moment à sa fiche Wikipedia.

J’ai commencé à lire l’intervention de Monsieur du Pont de Nemours, par curiosité. Mais progressivement j’ai pris conscience de l’importance de celle-ci. Car du Pont de Nemours a une perception plus fine de la société qui va lui permettre de proposer une solution tout à fait nouvelle, qui de plus, aura des conséquences sur la société (et sur le cours de la Révolution).

Il commence ainsi :

« Messieurs, entraîné par mon zèle à cette tribune, je ne puis m'empêcher d'être effrayé d'avoir à vous parler après un orateur si célèbre, et qui vous est si cher, sur un si grand nombre de choses, si importantes et si compliquées, dont il n'en est aucune qui ne demandât, de votre part, la plus profonde réflexion, et par rapport auxquelles l'excès du danger vous force de vous décider avec promptitude, et pour ainsi dire à l'instant même.

Le mal est bien grand, puisqu'un ministre, aussi justement honoré de votre estime et de celle du peuple que le premier ministre des finances, appelle au secours tant d'efforts divers, et contre l'océan de calamités qui nous menace ne dédaigne pas, pour réparer la digue entrouverte et prête à s'écrouler, d'employer toute espèce de matériaux, depuis la roche pesante et difficile à remuer, jusqu'au sablon qui coule entre les doigts. »

Modestie d’abord, mais scepticisme ensuite, quant aux moyens de Necker, qui ressemblent à ceux du désespoir (utiliser du sable pour consolider une digue !).

Dupont de Nemours ne conteste pas les chiffres de Necker, mais il doute de l’efficacité réelle de cet impôt exceptionnel d’un quart des revenus. Il explique :

« Quand vous supposeriez que la masse imposable peut s'élever jusqu'à un milliard, vous trouveriez encore que ce milliard est disséminé sur un nombre immense de propriétaires, dont la plupart sont très-pauvres, et totalement hors d'état d'ajouter aux impositions que déjà ils ont à supporter, l'imposition, même passagère, d'un quart de leurs revenus. Quelques riches le pourraient ; notre zèle nous porterait tous à nous soumettre volontairement ; mais tel qui en prendrait l'engagement, aurait beaucoup de peine à le remplir, et parmi vos commettants, il n'y en a qu'un fort petit nombre par rapport auxquels on y puisse songer.

Je croirais exagérer beaucoup si j'accordais que dans les revenus libres il y en ait trois cents millions qui appartinssent à des propriétaires assez riches pour en payer le quart. »

Il ajoute un peu plus loin :

« Nous croyons en général, Messieurs, qu’il y a beaucoup de riches, parce que nous vivons au milieu d'eux ; j'ose vous assurer que leur nombre est très petit. »… « L’enthousiasme suffit pour voter, mais il n'y a que la richesse qui puisse payer ; et la richesse suffisante, pour payer un quart de ses revenus, ne me paraît pas exister à présent chez la plupart de nos riches. Il est évident qu'elle n'est pas chez nos pauvres ».

Le moment de bascule...

Du Pont de Nemours a travaillé son sujet. Il semble connaître l’état des finances du pays aussi bien que Necker, sinon mieux. Son très long discours est complété de très longues notes justificatives. Son discours prend une nouvelle orientation au moment où il dit ceci :

« Rappelez-vous, Messieurs, ces jours mémorables où les ministres de la religion, nobles et bienfaisants comme elle, ont reconnu qu'après Dieu l'on ne peut adorer que la patrie ; où ils vous ont dit, par la bouche du prélat vertueux qu'ils avaient choisi pour organe : « Que la religion soit respectée ; que les devoirs du culte soient remplis avec décence ; que les pauvres soient soulagés, et nous remettons notre sort personnel entre les mains d'une nation généreuse »

Ils ne seront point trompés dans leur attente ; la nation, qui est rentrée dans la jouissance de leurs trésors avec respect, saura les répartir avec justice, avec sagesse, avec un amour filial. Il y a trop longtemps qu'une disproportion révoltante existait entre la fortune des divers pasteurs des âmes qui remplissent avec d'égales vertus un ministère également saint. »

Va s’en suivre une très longue et très précise description de l’état des revenus et biens du clergé.

Le ton est donné lorsqu’il affirme :

« Le clergé a fait son devoir : il l'a fait avec noblesse, avec piété, avec générosité, avec confiance ; mais c'était un devoir.

Les dîmes sont donc à la nation ; elles sont à la disposition de vous, Messieurs, qui la représentez. »

Plus loin :

« Je ne vous ai encore parlé, Messieurs, que de la moindre partie des richesses que le service de la religion justement satisfait, laissera pour sauver l'Etat.

Les respectables ministres des autels qui vous ont montré dans cette salle à quel point ils étaient citoyens avant d'être pontifes, et combien ils le sont demeurés depuis, n'ont point mis de bornes à leur zèle patriotique. Ils se sont donnés à vous, eux et leurs biens ; ils se sont remis de leur sort à la générosité de la nation, qui gravera dans ses fastes leur dévouement et leurs expressions nobles et touchantes. »

Le ton change quelque peu dans le passage suivant :

« Lorsque des hommes se réunissent pour former une société civile, et mettent en commun une partie de leurs forces pour garantir mutuellement leurs propriétés, et pour en étendre l'usage, ils donnent l'existence au premier et au plus grand des corps moraux ou politiques, l'Etat. Si, dans la suite, ils instituent des corporations d'un ordre inférieur, ils ne le sont et ne le peuvent faire que sous la condition expresse ou tacite qu'elles seront conformes au bien de l'Etat, qu'elles auront pour but son utilité. Des corporations nuisibles à l'Etat seraient un attentat contre lui, elles seraient en guerre plus ou moins ouverte avec lui, et il ne pourrait leur reconnaître, bien moins encore leur garantir une propriété, car la guerre n'est autre chose que la disposition où sont les belligérants de ne pas reconnaître, de ne pas respecter la propriété les uns des autres, et les actes qu'ils font en conséquence pour la détruire.

Tant que l'Etat ou le corps politique de la nation approuve ou tolère une corporation inférieure, cette corporation a une existence morale et politique ; elle peut posséder, recevoir, transmettre des propriétés ; ces propriétés sont, comme les autres, sous la garantie commune ; et tout citoyen qui les violerait, serait puni comme s'il portait atteinte aux propriétés d'un autre citoyen.

Mais si une corporation devient ou paraît dangereuse pour l'Etat, la nation qui n'a pu aliéner le droit de pourvoir au meilleur service et au plus grand bonheur de tous ses membres, peut détruire la corporation ; et dès lors les propriétés dont elle a joui, qui n'étaient à aucun des autres citoyens, puisque la corporation avait droit, tant qu'elle subsistait, de les défendre contre eux, ces biens deviennent une propriété indivise de la société, qui seule a le droit d'en faire l'usage le plus utile au bien général.

Ces maximes sont si essentiellement raisonnables, qu'elles servent de règle, même avant qu'on les ait analysées. Les jésuites subsistaient il y a trente ans en France : leur corporation avait des propriétés, et ils étaient reçus à les défendre en justice. L'autorité publique qui existait alors, a dissous la corporation ; personne n'a trouvé injuste que les biens fussent mis sous la main du public ; on a seulement réclamé les droits des créanciers qui avaient prêté de bonne foi à une corporation légalement existante, et les droits individuels de chacun des membres de cette corporation à un traitement alimentaire.

Le clergé a été un corps très-légalement existant : il a été anciennement le second, puis le premier ordre de l'Etat. Il était une grande corporation composée d'une multitude d'autres petites corporations, et chacune de celles-ci pouvait avoir des propriétés. La corporation générale pouvait en avoir aussi ; elle en avait ; elle levait sur ses membres des décimes qui étaient une propriété indivise de son ordre. Elle contractait avec des officiers. Elle était une république dans l'empire.

Le clergé, il faut le dire quoique à regret, puisque le fait est exact, le clergé n'a pas fait un bon usage de cet état de corporation. Je prie ses membres que j'honore, dont je respecte les lumières, dont j'admire l'éloquence et les talents, dont je révère le zèle, dont je chéris la vertu, de me pardonner ce que je suis obligé d'exposer ici : je ne l'impute à aucun d'eux ; il n'y en a aucun qui fût capable de la suite de résolutions anti sociales auxquelles leur ordre s'est porté : le tort n'en est pas moins à eux, il est uniquement à l'esprit de corps, qui est l'opposé de l'esprit public. Le clergé a tantôt esquivé, tantôt nettement refusé la contribution qu'il devait pour les besoins de la patrie. Cette conduite de sa part est très-moderne, elle ne date que de quatre-vingt-trois ans, mais elle a été poussée très loin, et les conséquences en sont très funestes. Si depuis 1706, le clergé eût contribué, non pas comme le peuple, on ignorait encore, l'année dernière, que cela fût juste, mais comme la noblesse, dont les privilèges étaient les seuls qu'il réclamât, il en résulterait dans nos finances une différence de deux milliards sept cents millions de capital ; il en résulterait non-seulement que nous n'éprouverions aucun déficit, mais qu'on eût pu remettre au peuple les impositions les plus onéreuses, sans remplacement et sans indemnité. (Voyez dans la pièce justificative, à la fin, la preuve de cette assertion.) Il est vrai que la faiblesse du ministère a singulièrement coopéré à ce mal public ; mais le ministère n'aurait pas eu cette faiblesse, si le clergé n'eût pas été une corporation. »

Il se fait encore plus clair en affirmant tout bonnement :

« Les biens du clergé sont donc à vous, c'est-à-dire à la nation, qui vous a confié ses pouvoirs. »

Dupont de Nemours va jusqu’à critiquer la médiocre qualité des services que l’Eglise est sensée assurer :

« Nous savons tous que l'administration de la charité est très imparfaite, et que le système de l'éducation publique est tout à fait mauvais.

Nous savons que dans les hôpitaux, on fait avec beaucoup de zèle et de dépense, avec un courage héroïque et une angélique vertu de la part des sœurs infirmières, peu pour le besoin, rien pour la consolation, gui est le premier besoin de l'infortune et de la mauvaise santé. J'ai indiqué ailleurs quelques moyens pour opérer beaucoup plus de bien moral et physique, à moins de frais. (Voyez un petit ouvrage intitulé : Idées sur la meilleure manière de secourir les pauvres malades dans une grande ville, imprimé chez Moutard).

Nous savons, quant aux collèges, combien l'éducation y est pédantesque, chargée de mots, vide de choses, dénuée des connaissances qui peuvent être utiles à la société, et que nous sommes entièrement privés de livres véritablement classiques.

Il y a donc une multitude d'établissements utiles à faire, depuis les simples écoles des campagnes, les pensionnats des petites villes et les collèges des moyennes, jusqu'aux universités des grandes. »

(…)

« Ainsi toutes les raisons les plus puissantes et les plus irrésistibles se réunissent pour constater, Messieurs, que les biens du clergé, de quelque nature qu'ils soient, n'ont été qu'en dépôt entre ses mains, et qu'ils appartiennent à l'Etat, sous la seule condition de pourvoir honorablement à l'entretien du culte et de ses ministres, et de conserver, d'améliorer même les établissements de charité ou d'instruction.

Pardonnez-moi, Messieurs, l'espèce de dissertation politique et théologique, dans laquelle je me suis trouvé engagé pour rendre cette vérité palpable. »

Sur la base de ce constat, Du Pont de Nemours commence à énumérer une longue liste d’actions destinées à redresser rapidement les finances.

La vente des biens-fonds du clergé, ouvrira selon son expression, « un emploi avantageux et sûr aux capitaux libres ». L’Etat n’aura même pas à se presser. Il pourra jouir provisoirement des revenus, et il pourra attendre en chaque lieu des offres convenables. Il assure qu’il y aura rapidement des offres pour les édifices et les terrains des villes, particulièrement de la capitale, où les maisons religieuses occupent les plus beaux emplacements. Il y a dans Paris pour 40 millions au moins de ces édifices inutiles, à réaliser en trois mois !

Il propose d’utiliser la Caisse d’escompte, qui bénéficie d’une confiance certaine du fait que les porteurs de ses billets bénéficient de ses engagements. Sur 40 millions en écus qui y seront déposés, il assure que l’Etat pourra disposer de 100 à 120 millions de billets.

Dupont de Nemours est lui aussi très optimiste, puisqu’il affirme qu’au 1er janvier 1791, le déficit aura non seulement été supprimé, mais que l’Etat aura augmenté de cinq millions les fonds de l'éducation publique ; soulagé le peuple de cinquante-cinq millions des impositions les plus odieuses, et de plus de trente-cinq millions de frais de perception, de frais de procédure, de frais de vexations qu'elles entraînaient avec elles ; qu’il aura assuré pour six millions d'encouragement à l'agriculture et au commerce ; établi un fonds d'amortissement de vingt-cinq millions ; mis dix millions en réserve pour les cas fortuits, préparé un fonds de guerre de quarante-huit millions , destiné à s'accroître tous les ans ; et sur les cent quatre-vingt-neuf millions de revenu créé ou libéré, il restera à l’Etat encore vingt-quatre à disposition !

Concernant ces 24 millions à disposition, Dupont de Nemours presse la sollicitude des députés en les priant d’employer ce revenu : 

« à supprimer toutes les impositions des journaliers dans les campagnes, des compagnons et des petits artisans dans les villes, de tous ceux qui habitant dans la maison d'autrui, n'y occuperont qu'un logement au-dessous d'un certain prix de loyer »

« Il est cruel de demander une imposition à l'homme pour qui la vie elle-même est une pesante charge, à laquelle il a peine à pourvoir. Il est absurde de la demander au salarié à qui l'on ne pourra s'empêcher de la rendre en augmentation de salaire. La subsistance est pour tout le monde un créancier impitoyable et privilégié ; ce n'est qu'après avoir satisfait à ce qu'elle exige que l'on peut songer aux autres besoins. La société doit protection à l'indigent, comme elle doit secours à l'infirme, avec une entière gratuité ; car la société est composée d'hommes dont aucun n'existe que par l'effet des secours gratuits, dont on a comblé son enfance. Je vous avais demandé, Messieurs, de faire entrer cette sainte maxime dans la déclaration des droits. N'y a-t-il pas encore place ?

Mais ce n'est pas seulement l'humanité, c'est l'intérêt bien entendu, qui exige que vous ayez des citoyens prolétaires, quittes envers la patrie quand ils lui ont donné des enfants, quand ils ont concouru de leurs suffrages au choix des hommes qu'ils jugent capables de les représenter, quand ils ont, dans le besoin, aidé, de leur personne, à la sûreté commune. Il est même raisonnable et utile encore, qu'après les citoyens prolétaires, les simples habitants qui ne tiennent à l'Etat par aucune propriété foncière, qui n'ont pour subsister que leur travail, qui peuvent, à volonté, porter ce travail dans tous les lieux où ils le trouvent plus lucratif, et qui ne pourraient, sans injustice, être privés de cette liberté, ne soient obligés, ni à des contributions dont la matière leur manque, ni à perdre leur temps, soit pour concourir à la répartition de ces impositions qu'ils ne payeront pas, soit à la direction des travaux publics qui ne s'exercent point sur les héritages dont ils sont dénués, soit à la garde des propriétés que leurs parents ne leur ont point transmises et qu'ils n'ont pu encore acquérir. L'homme de cette classe doit être libre et heureux ; il est prêt à tout dans la société ; il y peut parvenir à tout par le travail, par l'économie, par les bonnes mœurs ; mais il n'y est pas encore quelque chose ; la société est faite pour lui, il n'est pas encore fait pour elle ; et son propre intérêt demande que ce soient ceux qui ont à perdre, qui s'occupent de conserver, et ceux qui ont eu le loisir et les moyens d'acquérir le plus d'instruction, que l'on charge de la répandre. »

 

Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais franchement, je n’ai plus rien à ajouter...

 

Merci d’avoir lu ce très long article.

 


24 Septembre 1789 : Le club esclavagiste Massiac, lance la chasse contre le mulâtre Vincent Ogé

 

Vincent Ogé

    Le Club de l'hôtel de Massiac, fondé le 20 août à Paris, craint la diffusion des revendications des "libres de couleur" dans les colonies, qui ont fondé une association à Paris le 29 août dernier (Lire l'article). 

    Ce 24 septembre 1789, le Club apprend par la voix d’un de ses membres que le quarteron libre Vincent Ogé, un des membres influents du groupe des libres de couleur de Paris, tenterait de rejoindre Saint-Domingue par le port de Bordeaux. 

    Le lendemain, la société transmet l’information aux villes maritimes de France en leur indiquant les précautions à prendre afin d’empêcher les libres de couleur d’embarquer depuis l’un de leurs ports

    Malgré cela, en juin 1790, Vincent Ogé, partira pour Saint-Domingue par Londres en bénéficiant du soutien des philanthropes anglais, pour y faire valoir une interprétation favorable aux libres de couleur du décret du 8 mars 1790 dont nous reparlerons le moment venu.

Source : https://journals.openedition.org/lrf/1403


mercredi 23 septembre 2020

Comprendre comment s'est construite la France, avec Graham Robb

Une histoire buissonnière de la France


    Pour inaugurer cette rubrique bibliographie de mon site, j’aurais pu choisir de vous présenter un vieux livre oublié contenant des informations étonnantes, ce que je ne manquerai pas de faire plus tard.

    Mais j’ai choisi au contraire de vous proposer ce livre récent, qui de plus a été écrit par un anglais ! :

"Une histoire buissonnière de la France" de Graham Robb.


    C’est, et je pèse mes mots, le meilleur livre que j’ai jamais lu sur la géographie de la France et même sur son histoire. J’y ai appris tant de choses étonnantes qu’il m’est souvent arrivé de le poser un instant pour prendre le temps d’assimiler une info, et même de la savourer.

    On réalise en le lisant, comment se construit un pays. Ce qui ne fût pas une mince affaire pour l’étonnante mosaïque que constituait l’espace géographique correspondant à ce que l’on a fini par appeler la France. 

    L’assemblage de toutes ces précieuses tesselles multicolores, de populations si variées, parlant des milliers de langages, aux coutumes si différentes, fut la tâche des rois de France durant des siècles, tâche reprise par la Révolution française.

    Il recèle tant d'informations précieuses sur la France de l'ancien régime, que cela aide à comprendre plus clairement nombre d'événements survenus au cours de la Révolution.

    Vous pourrez parcourir quelques-unes de ses pages en cliquant ci-dessous. Mais le mieux est vraiment de l’acheter au plus vite et de le dévorer ! Vous en parler m'a donné envie de le relire, c'est vous dire !

 

Petite digression très personnelle :

    Je pense que ce fut finalement la langue française qui réussit à unifier ce pays si contrasté et à en faire une nation aux idées universelles. A ceux, qui, sous l’influence des nostalgiques de l’ancien régime, sont convaincus que la langue française a été un outil d’oppression, je réponds que celle-ci fut un outil d’émancipation et surtout d’accès au savoir. Imaginez, s’il avait fallu traduire dans des milliers de patois, dialectes et langues différentes, le moindre manuel d’agriculture ou recueil de poésie !

    Un pays ne se voit pas sur une vue satellite. Un pays est une idée, un concept, une réalité imaginaire comme disent certains. On peut voir cela comme une manière commode de parquer des moutons entre des frontières virtuelles. Mais on peut aussi voir cela comme une façon pacifique de réaliser un contrat social entre des gens différents, mais partageant le vœu de vivre ensemble en paix, sous les mêmes lois.

    Lorsque tout le monde aura compris qu’une nation ou un pays, ce n’est que cela, une idée, une convention, une réalité imaginaire, on deviendra peut-être capable de repousser à l’infini toutes les frontières imaginaires et à nous penser, toute l’espèce humaine, comme une seule et unique nation. Mais bon, il y a encore du chemin à faire pour une civilisation mondiale. Nos cerveaux de primates, incapables structurellement de penser un groupe au-delà d’une centaine d’individus, doivent encore évoluer un peu…


Merci pour votre lecture

23 Septembre 1789 : Un mot sur les routes du XVIIIè siècle et sur l'arrivée du régiment de Flandre à Versailles...

 Article mis à jour le 6 août 2023

Le régiment de Flandre arrive à Versailles...

    Le régiment de Flandre, qui avait reçu le 14 septembre, l’ordre du roi de quitter son cantonnement de Douai, pour rallier Versailles, vient d’arriver ce mercredi 23 septembre 1789.

    Douai se situe à environ 210 km de Versailles. Nous constatons sur la carte ci-contre que ce trajet bénéficiait d’une ligne de diligences qui mettait Douai, situé sur la route de Lilles, à 2 jours de Versailles (temps pour envoyer l’ordre). 

    A pied, ces 210 km se parcourent en un peu plus de 40h (43 nous dit Google), soit 4 jours à 10h de marche/jour. 

    En tenant compte du temps de préparation de l’intendance, on en déduit que le régiment a obéit promptement (où qu'il attendait l'ordre ?).

    Mais quelle idée Louis XVI a-t-il derrière la tête ? Comment ne pas penser aux troupes appelées à cerner Paris début juillet, fatale stratégie qui avait poussé le peuple inquiet à se révolter !?


Les Routes au 18ème siècle

    J'ai trouvé cette carte, ainsi qu'une foule de précieuses informations sur les routes au dix-huitième siècle dans cet article librement accessible : "La grande mutation des routes au XVIIIè siècle". Cliquez sur l'image ci-dessous pour y accéder.


Carte du réseau routier en 1797

Notez le peu de routes en Bretagne.



Conseils de lectures.

    Je vous conseille une nouvelle fois, la lecture de l'indispensable livre dont je vous ai parlé il y a peu. Il traite également de ce sujet des routes de France :

    J'ai trouvé également sur le même sujet, cette page qui donne de précieuses informations tirées d'un livre de Monsieur Christophe Studeny : Une histoire de la vitesse : Le temps de voyage

Soldats du régiment de Flandre


23 Septembre 1789 : L'Assemblée s'intéresse à l’Eglise Catholique Romaine, mais Gallicane.

Réformer l'Eglise ? Pourquoi pas ? Tant de souverains l'avaient déjà fait depuis Philippe le Bel, jusqu'au propre frère de Marie Antoinette !

Jean-Baptiste Treilhard

    Ce mercredi 23 septembre 1789, parmi les nombreux sujets traités par la laborieuse Assemblée, le Comte Jean-Baptiste Treilhard, un des membres du comité des affaires ecclésiastiques, présente un rapport sur le remplacement des dîmes appartenant aux ecclésiastiques et gens de mainmorte.
    Le rapporteur explique que les dîmes ecclésiastiques abolies les 4 août et jours suivants, ne l'ont été que sauf à pourvoir d'une autre manière aux frais du culte divin et autres objets énoncés dans l'arrêté, en sorte qu'il en résulte qu'elles n'ont pas été abolies sans remplacement.

    Le premier moyen de remplacement devrait être tiré des bénéfices qui sont aux économats, moyen insuffisant ; le second devrait être trouvé dans le titre des bénéfices qui ne sont pas nécessaires et qui viendront à vaquer ; le troisième se trouve dans les biens monastiques.


    M. Treilhard pense qu'il ne faut pas supprimer d'ordre entier, parce que les pensions des membres de ces ordres absorberaient tous les revenus, mais qu'on doit seulement faire refluer les religieux de plusieurs maisons moins considérables, dans un certain nombre de maisons du même ordre, alors on pourra disposer des biens des maisons évacuées ; mais jusqu'à quel point trouvera-t-on des ressources dans ces opérations ? On ne pourra le savoir qu'en se procurant la connaissance de tous les biens ecclésiastiques.

C'est pour pourvoir à ces connaissances préliminaires que le comité ecclésiastique propose le projet d'arrêté suivant :

« L'Assemblée nationale autorise le comité des affaires ecclésiastiques à se procurer tous les renseignements nécessaires sur les dîmes et sur les biens ecclésiastiques. »

(Cette partie du rapport est adoptée.)

M. Treilhard proposait en outre :

1° Qu'il sera fourni par le directeur des économats un état exact de tous les bénéfices étant actuellement aux économats, de tous leurs revenus, de toutes les charges dont les économats peuvent être grevés, même des états des revenus de tous les bénéfices consistoriaux qui ont été aux économats ;

2° Que le Roi sera instamment supplié de suspendre la nomination à tous bénéfices étant à sa disposition, autres toutefois que les évêchés et bénéfices à charge d'âmes et à résidence, et les bénéfices simples dont le revenu est au-dessous de 3,000 livres ;

3° Qu'il sera fourni par les administrations provinciales, municipalités, chambres ecclésiastiques, syndics des diocèses, procureurs généraux, archevêques, évêques, chefs d'ordres et supérieurs de maisons, un état exact de tous les titres de bénéfices, établissements ecclésiastiques, hôpitaux, collèges, séminaires et communautés étant dans leur ressort, avec un état de tous les revenus desdits bénéfices et établissements ainsi que des charges dont lesdits revenus et notamment les dîmes peuvent être grevés ;

4° Toute personne qui peut avoir des connaissances particulières sur la valeur des biens ecclésiastiques est invitée à les fournir.

5° Enfin l'Assemblée nationale charge le comité des affaires ecclésiastiques de suivre avec soin l'exécution du présent arrêté.

L'Assemblée ne statue rien sur ces cinq articles.

M. Treilhard n'insiste pas pour que la discussion continue.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5037_t1_0125_0000_7 

Inventaire ?

    Vous aurez remarqué que le sujet de l’inventaire de tous les biens ecclésiastiques est à peine effleuré. Mais soyez certains que ce sujet va devenir particulièrement brûlant, car dans cette France au bord de la faillite, l’Eglise est immensément riche.


Eglise gallicane ?

    Le comité Ecclésiastique avait été établi par un décret de l’Assemblée nationale constituante du 12 août 1789, commun aux comités de Judicature et Féodal. Tous trois avait été chargés de préparer le travail législatif relatif aux anciens droits supprimés lors de la fameuse nuit du 4 août. Au comité Ecclésiastique revenait la question de la dîme, dont le remplacement avait été proposé par les députés du clergé eux-mêmes, mais dont le mode de compensation divisait l’Assemblée. Plus généralement, le comité était chargé de préparer une réforme de l’Église gallicane.

    Peut-être êtes-vous surpris par cette dénomination de l’église, comme gallicane ? Le gallicanisme remonte pourtant à Philippe le Bel, dont les hommes de loi avaient commencé à concevoir cette doctrine, quand ce roi s’opposait au pape Boniface VIII. Il s’agissait pour le roi de marquer l’indépendance du pouvoir temporel, c’est-à-dire son pouvoir, par rapport au pouvoir spirituel qui était du domaine du Pape. Le pape avait publié une bulle le 18 novembre 1302, dans laquelle il affirmait :

« Il est de nécessité de salut de croire que toute créature humaine est soumise au pontife romain : nous le déclarons, l’énonçons et le définissons. » 

    Philippe Le Bel avait très mal pris cette ingérence du pape dans les affaires de son royaume, qu'il entendait gouverner à sa guise. Il avait même essayé de faire enlever ledit pape pour le faire remplacer.

    Nous nous sommes éloignés de l'époque de la Révolution, mais la Nation dont nous reparlerons souvent, s'est construite durant des siècles. Je me permets de vous conseiller l'écoute de cette passionnante émission de France Culture évoquant Philippe le Bel, le roi qui inventa une monnaie royale, dans le but d'affirmer sa légitimité sur son royaume si fragmenté.

Lien : https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/chroniques-de-linterventionnisme-14-philippe-le-bel-ou-linvention-de-la-monnaie-unique

Philippe le Bel et ses légistes

    On verra très souvent, au cours de l’histoire de France, le roi s’opposer au pape et tenter de mettre de la distance entre l’église de France et le Vatican. Cela n’atteindra jamais le stade du schisme, comme ce qui est arrivé en Angleterre avec l’Anglicanisme, que les gens confondent souvent à tort avec le Protestantisme (Les Anglais ne sont pas Protestants). Mais cela imprégnera fortement la politique des rois. Il s’agit en quelque sorte d’une première tentative de séparation de l’église et de l’état, 600 ans avant celle de 1905.


Périlleuses réformes de l'Eglise.

    Comme les rois avant eux, les constituants vont donc tenter de réformer l’Eglise Catholique et Romaine, en essayant, une fois de plus, de la détacher du pouvoir du pape.

    Certains rois de France, comme Charles IX et Henri III, procédèrent même en leur temps à d'importantes ventes de biens du Clergé.

    Mais de cela, on ne vous parle jamais bien sûr. Dans l'esprit de tous, il n'y a que la grande méchante révolution qui a malmené le richissime clergé ! Même les décapitations de statues des saints sur les églises, causées pour la plupart par les Protestants dans les guerres de religions, sont attribuées systématiquement à la Révolution !

Lire cet article : Les aliénations du temporel ecclésiastique sous Charles IX et Henri III (1563-1587)


    Savez-vous que Joseph II, l'empereur du saint-empire Romain d'Autriche Hongrie, le propre frère de Marie-Antoinette, avait déjà lui-même procédé à d’importantes réformes de l’Eglise dans son empire, en vendant lui aussi des biens ecclésiastiques et en fermant des couvents ? Il était même entré en conflit ouvert avec le pape à cause de cela. Raison pour laquelle le Pape verra d'un très mauvais oeil cette réforme française et qu'il réagira très très mal à la publication de la Déclaration des Droits de l’Homme.

Joseph II


    Joseph II fut surnommé l'Empereur révolutionnaire. Il 
publia à lui seul des milliers de décrets en 10 ans ! Sa doctrine de réformes pris le nom de Joséphisme. Je vous conseille de vous intéresser à la vie de ce "despote éclairé" dont la devise était "Tout pour le peuple, rien par le peuple"...

    Quel dommage que la pauvre Marie-Antoinette n'ait pas eu les talents de son frère. Elle et Louis XVI s'en seraient mieux portés...


mardi 22 septembre 2020

22 Septembre 1789 : Les boulangers s'énervent, mais Bailly n'est pas dupe !

 

Boulangerie au 18ème siècle

Voici les suites de l'affaire que nous évoquions le veille (21 septembre).

Les boulangers de Paris écrivent une lettre à la Commune de Paris.

Source (pages page 64, 65, 66.) :

https://ia903402.us.archive.org/10/items/actesdelacommune02lacruoft/actesdelacommune02lacruoft.pdf

Représentation de la communauté des maitres-boulangers de la Ville de Paris, aux soixante et un district composant ladite Ville (8 p. in-4°)

22 septembre 1789

Messieurs,

Notre zèle, notre amour pour nos concitoyens, et la dure nécessité de repousser les propos injurieux tenus contre les membres qui composent notre communauté, nous obligent à rompre enfin le silence. Qui d'entre nous eut pu s'attendre à devenir la victime de la cupidité et de la malice des monopoleurs, qui sans cesse cherchent à surprendre la religion des officiers municipaux ?

Cependant, la disette menace de jour en jour la capitale. Quelle fut l'origine de ces malheurs inouïs, et comment y remédier ? Voilà le but principal de notre députation vers votre assemblée.

Daignez, Messieurs, écouter notre justification.

Notre empressement à courir à la Halle chercher des farines est un des plus puissants moyens de reproches employés contre nous. " Si leurs gains n'étaient point excessifs, — répand-on dans le public, — ils ne s'en tiendraient point aux farines rares de la Halle ; ils ne s'y donneraient point autant de peine pour en avoir et chercheraient à se pourvoir ailleurs. »

Quelle injustice criante ! Veut-on semer le désespoir parmi nous, détruire et abattre entièrement notre courage qui ne se soutient que par le plus pur patriotisme ? Comment peut-on avancer inconséquemment des faits sans preuves ? Où est donc ce gain si excessif, lorsqu'il est démontré que, sur le poids seul des sacs de 217 livres venant du Havre, il y avait 41 et 45 livres de déchet, sans les frais du travail de pulvérisation ?

Citoyens que l'erreur et les agents du malheur public ont prévenus coutre nous, désabusez-vous ! Prêtez une seule fois l'oreille attentive aux malheureux boulangers. Nous n'avons jamais appris à en imposer au peuple par une éloquence aussi pernicieuse qu'insinuante.

La capitale manque de farine : cependant, ou accorde aux boulangers, meuniers et fermiers toute espèce de permissions ; des brevets même leur sont délivrés à l'Hôtel de Ville, et il est sorti en leur faveur un arrêt du Conseil d'État du Roi du 1 septembre. « Ils sont donc coupables, — se permet-on de dire, — si l'approvisionnement de la capitale souffre. »

Citoyens, désabusez-vous ! Les laboureurs, intéressés à entretenir leurs denrées à un prix excessif, ne se pressent point, au mépris de cet arrêt, de battre leurs grains, et, d'un autre côté, le peu de grains qui s'amène aux marchés publics se lève tant par le peuple que par la municipalité de Paris, sans même aucune concurrence avec les boulangers qu'on se permet d'en expulser. Il est possible de vous donner d'autres preuves de notre zèle. Le plus grand nombre des boulangers de Paris n'a-t-il pas, mais inutilement, parcouru et visité les campagnes ? Les boulangers se sont présentés, il y a quelques jours, chez un fermier : celui-ci leur a répondu « qu'il n'avait pas de blé à vendre et que sa vie serait exposée s'il en vendait. » Le procès-verbal de ce refus a été déposé à l'Hôtel de Ville, où il est mis en oubli. Qu'en devons-nous conclure, lorsque ce fermier a déclaré qu'il lui était défendu de vendre ? De qui donc tenait-il sa défense ?

En voilà assez pour vous témoigner de nos efforts. D'ailleurs, notre sensibilité répugne à citer des anecdotes qui font rougir l'humanité même.

Non contents de nous imputer la cause de la disette, nos ennemis nous reprochent d'empoisonner nous-mêmes nos farines en y mêlant de la chaux, et pour (et pour nous ôter tous moyens de défenses ils ont surpris la religion des officiers municipaux en obtenant une affiche qui défend de vendre les farines vicieuses qui se trouvaient à la Halle. Vous le voyez comme nous, Messieurs : elles existaient donc ces farines vicieuses ! On nous les a donc amenées, et on nous les a donc amenées, toutes mêlées de chaux à la Halle, puisque c'est de la Halle que nous les tirons. Et le dessein de l'Hôtel de Ville n'a-t-il pas été de les vendre, puisque les officiers commis à la Halle les ont taxées à 36 livres, puisqu'il existe au bureau de chaque facteur un bulletin imprimé de l'Hôtel de Ville qui fixe la taxe des différentes farines suivant leurs qualités, dans lequel bulletin sont comprises celles dont il est ici question.

Si la crainte d'exposer sa vie en ne fabriquant aucune espèce de pain a forcé quelques boulangers à employer de ces farines vicieuses et exposées en vente, puisqu'elles sont taxées, faut-il que le sieur de Luchet ait l'âme assez criminelle pour les déclarer, par la voie de l'impression (allusion au Journal de la Ville), coupables d'Un crime qui fait frémir l'humanité, et les désigner au peuple comme les seules victimes qu'il ait à « chercher dans ces moments de révolution ? D'ailleurs, serions-nous les seuls coupables ? L'Hôtel de Ville de Paris n'a-t-elle (sic) pas prié certain nombre de boulangers de fabriquer du pain à son compte, pour en faire la distribution, tant dans les rues que dans les différents marchés de la Ville ?

Combien de faits n’aurions-nous pas encore à citer pour prouver les difficultés que nous éprouvons dans notre commerce ?

Lorsqu'aucune compagnie ne se mêlait de faire le commerce de grains et farines, lorsque les meuniers, fariniers et boulangers faisaient seuls ce commerce utile, la Ville de Paris a-t-elle jamais éprouvé une aussi grande disette ?

C'est dans ces circonstances que notre communauté supplie l'assemblée de choisir parmi ses membres un député pour, concurremment avec semblable députation de chaque district, en présence des syndics et adjoints de notre communauté, se rendre le lendemain matin à la Halle aux farines, à l'effet de les examiner pour en permettre ou en défendre la vente selon ce qu'il appartiendra et, du tout, dresser procès-verbal ; la suppliant, en outre, de déclarer, par une affiche apposée à la porte des boulangers, l'article du Journal de la Ville du 18 septembre présent mois, rédigé par Pierre de Luchet injurieux et calomniateur contre les membres de notre communauté, et de demander, au nom du district et de la communauté, que les boulangers, meuniers et fariniers soient seuls autorisés à acheter sur les marchés en justifiant d'un brevet signé des officiers de districts.

Signé : Bonnard, Thomas, Plicque, Huchon. Boudier. etc. (Au total, quarante-deux signatures).

Bailly n'est pas dupe.

Bailly, après avoir raconté dans ses Mémoires l'incident de la séance du 24 septembre, soir, ajoute les réflexions suivantes (t. II, p. 389) :

« Il est bien sûr qu'on avait des intentions perverses, et que le but était d'indisposer le peuple contre la Commune. J'observai alors que ce que j'avais annoncé était vérifié : les boulangers étaient soumis au Comité (des subsistances) avant que l'Assemblée (des Représentants) eût appelé à elle l'administration des subsistances, qui devait rester renfermée dans ce Comité; aussitôt que les boulangers ont aperçu une autorité supérieure, ils sont venus y porter des plaintes, dans l'espérance d'égarer plus facilement une Assemblée qu'un Comité; et l'Assemblée, après avoir souffert que son Comité fût compromis devant elle avec les boulangers, n'ayant pu leur accorder finalement que Justice, ce qui n'a pu les satisfaire, a été traînée elle-même devant les districts où les boulangers dominaient facilement et qu'ils ont invoqués comme une autorité supérieure, et plus aisée encore à égarer. »

    On peut consulter aux Archives nationales deux dossiers (Y 10002 et Y 10033) signalés par M. Tuetey (Répertoire général, t. 1, n°3210), contenant l'interrogatoire par le commissaire Beauvallet des sieurs Bonnard et Boudier, boulangers, arrêtés en vertu des ordres du Comité de police de l'Hôtel de Ville, pour avoir fait imprimer et distribuer dans les districts « des écrits tendant à soulever le peuple (25 septembre), et l'information ouverte contre le sieur Boudier (8 octobre).

Sylvain Bailly, maire de Paris


Conclusion ?

    Rien n'est simple dans ces affaires. Il y a effectivement des boulangers indélicats. Mais que dire de ces fermiers qui ne veulent ou ne peuvent vendre leur blé ou de ces meuniers qui ne veulent ou ne peuvent le moudre ? Qui leur interdit ? Leur interdit-on vraiment où la situation de crise les pousse-t-elle à le garder en attendant des jours meilleurs ? N'oublions surtout pas non plus les accapareurs, les monopoleurs qui achètent et stockent de grosses quantités pour vendre quand les prix seront au plus fort ! Nous verrons même qu'en situation de pénurie, du blé est vendu à l'étranger !

   La faim fait perdre la raison et rend violent. De nouvelles émeutes vont éclater, des boulangers seront pendus, des fournisseurs seront inquiétés. Ce problème de l'Ancien régime perdurera durant toute la Révolution, et ce, jusqu'à la fin de celle-ci, le 27 juillet 1794.


Attention, le paragraphe ci-dessous vous raconte la fin de la Révolution... 😉


La Révolution s'achèvera sans avoir pu apporter le pain pour tous.

    Après la seconde Révolution du 10 août 1792, une fois que la 1ère République aura été instaurée, des mesures plus vigoureuses seront prises pour satisfaire les besoins en pain. Le 15 novembre 1793 (26 brumaire An II selon le calendrier républicain), un décret sera promulgué par la Convention qui imposera pendant un temps un pain unique, le “pain de l’égalité”. Le texte stipulera que tous les Français doivent manger le même pain : « La richesse et la pauvreté devant également disparaître du régime de l'égalité, il ne sera plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre. Tous les boulangers seront tenus, sous peine d'incarcération, de faire une seule sorte de pain : Le Pain Égalité ».

    A forte teneur en son, et composé d'un mélange de trois quarts de froment et d'un quart de seigle : “tous les boulangers seront tenus, sous peine d’incarcération, de faire une seule et bonne espèce de pain”.

    La même année, le four banal, toujours en usage dans les campagnes et qui appartenait au seigneur local, devient un four communal, en conservant néanmoins un système de taxe. Les grandes fermes seront également autorisées à avoir leur propre four.

    La Convention montagnarde, sous la pression des masses populaires menacera de peine de mort les accapareurs le 26 juillet 1793. Il s’agissait des commerçants qui ne déclaraient pas et n’affichaient pas sur leur porte la liste de leurs stocks d’aliments. Cette loi promulguée dans un contexte de guerre ne sera jamais pleinement appliquée. La Convention créera aussi des greniers publics par districts le 9 août et mettra les récoltes en réquisition le 17 août. Enfin, l’une des mesures symboliques sera la loi du Maximum général à l’échelle nationale, votée le 29 septembre 1793, qui limitera les prix des denrées de première nécessité dont la viande fraîche et salée, le lard, le beurre, l’huile, le savon, le bois de chauffage, les souliers et surtout le pain. La loi du Maximum touchera ensuite les salaires.

    Pour les Montagnard et les robespierristes ces mesures reposaient sur un projet institutionnel basé sur le droit inaliénable aux subsistances primaires et le refus de l’autonomie de la sphère économique.

    Une fois que les armées contre-révolutionnaires auront été repoussées hors du territoire français durant l’été 1794 notamment après la bataille de Fleurus (26 juin 1794), le programme de l’An II commencera à être remis en cause. Il prendra effectivement fin après l’élimination de Robespierre, des Montagnards et de leurs alliés à la Commune de Paris.

Suite à la mort de Robespierre, aura lieu ce que les historiens appellent la « réaction thermidorienne ». La Convention opèrera petit à petit un détricotage de la législation dirigiste et sociale puis une répression s’abattra sur la base populaire et les députés montagnards. Le 24 décembre 1794, la loi du Maximum sera définitivement supprimée par la Convention, celle-ci voulant opérer un retour à une vision libérale sur le Commerce des grains.

    Malheureusement, par suite d'un hiver rigoureux et au rétablissement du libre commerce des grains, le printemps 1795 verra le retour de terribles disettes, voire de famines, dans le Bassin parisien ainsi que dans le nord de la France où se répandront des brigands. Cette crise alimentaire verra ressurgir les contestations populaires dans la capitale où la Convention, en parallèle du marché libre, ne parviendra pas à mettre en place des rations de pain suffisantes pour les plus pauvres. 

    Le 1er avril 1795 des manifestants avec une majorité de femmes envahiront la Convention pour demander plus d’accès au pain. 

    Le 20 mai 1795 une insurrection parisienne des faubourgs populaires envahira à nouveau la Convention en demandant « du pain et la constitution de 1793 ». Mais quelques jours plus tard la troupe militaire qui n’était pas intervenue dans la Capitale depuis le début de la Révolution française réprimera le mouvement et arrêtera 2 000 révolutionnaires considérés comme « terroristes », d’après une loi du 21 mars rédigée par l’Abbé Sieyès. Quelques jours plus tard les derniers députés Montagnards seront mis en accusation, emprisonnés, et pour certains condamnés à mort. Cela sonnera alors comme le chant du cygne du mouvement populaire parisien pour établir une législation populaire sur l’accès aux biens de subsistance primaires comme le pain tandis que le recours à l’armée par la Convention thermidorienne préfigurera le régime césariste de Napoléon Bonaparte. 

    Enfin, en octobre 1795 sera mis en place le Directoire qui niera la référence au droit naturel et aux principes de 1789 avec une constitution fondée sur le libéralisme économique et le suffrage censitaire. Boissy d’Anglas, grand théoricien de la Constitution du Directoire désire mettre en œuvre le « Gouvernement des meilleurs » et rêve d’une « réconciliation entre les riches et les pauvres », tout en stigmatisant les « mauvais citoyens qui ne possédant rien et ne voulant point travailler pour acquérir, ne vivent que dans le désordre et ne subsistent que de rapines ».

La Révolution française venait de se terminer.


Sources pour la dernière partie : 

https://lvsl.fr/la-revolution-francaise-et-la-conquete-du-pain/

https://www.radiofrance.fr/franceculture/prix-de-la-baguette-quand-le-cours-du-pain-etait-fixe-par-l-etat-7602312