samedi 1 août 2020

IL FAUT SAUVER LE SOLDAT VOLTAIRE !



    À la suite d'un
 échange intéressant que j'ai eu ce jour avec un abonné de la page Facebook, je pense utile de vous donner à lire cet article provenant de l'un de mes nombreux autres blogs.
Je ne pensais pas devoir en arriver là un jour, mais je pense qu'il est grand temps de réhabiliter le vieux Voltaire. Trop d'âneries ont été dites à son sujet ces dernières années, y compris par des intellectuels très médiatiques (Voire trop).
    Lorsque j'ai écrit cet article en octobre 2019, je venais de découvrir l'excellent livre d'un historien oublié, Marius Roustan, qui m'a offert de nombreux éléments solides pour réhabiliter Voltaire.


Lien vers l'article d'origine



Voici la plaidoirie. 😊

    Etant un spécialiste des causes perdues, je me suis dit qu’il était grand temps de réhabiliter Voltaire. Quelle drôle d’idée me direz-vous ! Est-il en si mauvaise posture ? A dire vrai, je me suis rendu compte qu’en cette période d’intolérance généralisée, nombre de ceux qui ne l’avait jamais lu, arguaient souvent de la mauvaise image qu’en a donné Michel Onfray. En effet le bouillonnant philosophe médiatique cite souvent la méchante boutade relevée par Sainte Beuve, dans la correspondance du vénérable philosophe à propos du peuple : 

« Il paraît par la dernière émeute que votre peuple de Lyon n'est pas philosophe ; mais pourvu que les honnêtes gens le soient, je suis fort content...* La France serait un bien joli pays sans les impôts et les pédants. A l'égard du peuple, il sera toujours sot et barbare : témoin ce qui est arrivé à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin ! »

    Celle-ci, ainsi qu’une autre tout aussi mauvaise (évoquée plus loin), suffit à Michel Onfray, pour condamner ce pauvre Voltaire et je dois avouer que son avis suffit un moment à atténuer l’admiration sans bornes que je cultivais pour Voltaire depuis toujours ou presque (Pour être plus précis, lorsque à 24 ans j’ai lu le dictionnaire philosophique, qui m’a tant faire rire).

    Fort heureusement pour moi, mon regard sur Michel Onfray a évolué depuis que je connais sa pensée. Ce nietzschéen, qui se dit hédoniste (mais qui rit très peu) et qui m’a tant appris sur le nihilisme et le ressentiment, me semble à présent lui aussi accablé par cette maladie du siècle qu’est le ressentiment. Pour avoir lu comme lui, la généalogie de la morale, je me dis qu’il gagnerait peut-être à relire cet ouvrage de Nietzsche pour mieux comprendre l’origine de sa propre pensée. Peut-être prendrait-il conscience de certaines des énormités qu’il profère parfois. Comme l’avalanche de clichés ineptes qu’il utilise, lorsqu’il évoque la Révolution Française et plus particulière les Jacobins associés pour lui aux vilains parisiens et les Girondins qu’ils considèrent comme les gentils provinciaux (Oui, oui, ceux qui s’étaient enrichis grâce à l’esclavage, qui voulaient raser Paris et faire de la devise « Liberté égalité propriété » la devise de la France). Mais passons…

    En résumé, plus je lis les auteurs anciens, plus je me rends compte de la faiblesse des auteurs contemporains. Etant passionné par l’époque de transition que fut le XVIIIe siècle, j’ai découvert un jour un ouvrage de l’oublié Marius Roustan « Les philosophes et la société française au 18ème siècle ». Mon attention avait été attirée sur ce livre, par les témoignages qui y étaient consignée, quant à l’effroyable misère du peuple au XVIIIe siècle, en particulier ceux du compte d’Argenson.

    C’est donc en me délectant de la lecture de cet ouvrage érudit, que j’ai découvert le chapitre dont je vous propose la lecture ci-après. Son auteur, lui, au contraire de Michel Onfray, est capable de franchir sa barrière de classe et de prendre en compte la pensée de l’époque qu’il analyse. Il est aussi capable de faire la différence entre une mauvaise boutade lancée un jour de méchante humeur dans une lettre et la pensée construite et écrite dans l’œuvre de Voltaire qui a tant apporté de lumière dans les siècles qui suivirent.

    Le peuple auquel pense Voltaire lorsqu’il fait ces blagues amères, c’est la populace qui dénonça le Chevalier de La Barre parce que celui-ci n’avait pas ôté son chapeau devant une procession religieuse et qui fut condamné pour cela à la torture et au bucher. C’est le peuple massacreur de la Saint Barthélémy. Ce sont ces dénonciateurs anonymes auxquels fit appel le procureur du roi Charles Laganne, faute de preuves de la culpabilité de Jean Calas, pour condamner à mort ce protestant victime de la haine religieuse (il sera torturé, puis roué vif, étranglé et brûlé le 10 mars 1762).
    C’est ce même peuple, sûr de son bon droit et de son honnêteté qui dénonça des Juifs pendant la guerre. Ce même peuple gouailleur et sympathique qui déteste, sur commande de ses maîtres, les arabes ou les noirs. Ce même peuple désespérant que j’ai vu crier au complot « judéo-franc-maçon » dans les manifs de gilets jaunes.

    Alors voilà pourquoi je vous propose amicalement de lire le texte oublié de ce brave Marius, né à Sète en 1870, ce petit-fils de cantonnier, qui grâce à une bourse de la République pu entreprendre des études secondaires, ce petit professeur de rhétorique, écrivain, historien, journaliste, politique inscrit au groupe de la Gauche démocratique (Franc Maçon libéral) qui deviendra ministre et sénateur…



Chapitre III

    Comment les philosophes pouvaient-ils attirer à eux la masse de ce public nouveau ? Et d'abord, quels étaient leurs vrais sentiments à l'égard de ce peuple, dont ils devaient faire l'éducation ? Il est d'usage de répéter qu'ils ont éprouvé pour l'humanité en général un amour de tête et non de cœur, et qu'à l'égard du peuple ils ont eu « cette charité froide qu'on nomme l'altruisme », comme dit Anatole France. « La pitié est dans les entrailles comme la tendresse est sur la peau », ajoute l'auteur du Lys rouge. Il est indiscutable que les philosophes, sauf exception, n'ont pas été pris « par les entrailles ». D'Alembert trouve Diderot trop exalté et Rousseau trop forcené. Presque tous auraient mérité qu'on leur appliquât les paroles de Marmontel dans son Eloge de d'Alembert :

"Non, sans doute il n'avait ni dans ses mœurs ni dans ses écrits cette chaleur exaltée et factice qui altère également l'ingénuité de l'esprit et de l'âme, et qui ne laisse ni au sentiment ni à la pensée sa justesse et sa vérité. Mais ce degré de sensibilité qui est la bonté par excellence parce qu'elle est juste, éclairée, activera sensibilité du sage, la chaleur de l'homme de bien, qui jamais en fut mieux doué ?"

    Telle est la sensibilité du sage ; elle est tempérée par la raison, car il fait le bien par principe, par devoir, par un calcul généreux et humain. N'exagérons pas cependant ; nous n'ignorons pas que tous, à certains moments, ont été pris « aux entrailles », Voltaire comme les autres, et nous n'hésitons pas à appliquer aux philosophes en général le passage dans lequel le même Marmontel précise sa pensée :

"Mais qu'un abus criant ou qu'un vice odieux vînt le frapper, ce n'était pas pour eux qu'il était froid et peu sensible, ce n'était pas pour les méchants qu'il était indulgent et bon, et cet homme, de qui l'humeur avait si peu de bel et d'amertume que ses amis riaient de ses colères comme de celles d'un enfant, s'enflammait d'indignation lorsqu'il voyait l'innocent et le faible gémir sous l'oppression de l'injuste ou du fort. L'humanité avait sur lui un ascendant irrésistible."

    Là est le secret de l'action qu'ont exercée les philosophes. Je trouve dans le Dictionnaire Encyclopédique cette définition de la philanthropie :

"La philanthropie est une vertu douce, patiente et désintéressée qui supporte le mal sans l'approuver. Elle se sert de la connaissance de sa propre faiblesse pour compatir à celle d'autrui. Elle ne demande que le bien de l'humanité, et ne se lasse jamais dans cette bonté désintéressée ; elle imite les dieux qui n'ont aucun besoin d'encens ni de victimes."

    L'article est écrit par de Jaucourt. On est étonné que Diderot n'ait pas fait quelque remarque à son collaborateur. Cette philanthropie, désintéressée et digne, mais calme et presque stoïcienne, cette philanthropie négative n'aurait pas suffi à bouleverser tout un monde. Les philosophes en eurent une autre plus chaleureuse et plus efficace. Leurs efforts eussent été inutiles si eux aussi n'avaient pas eu leur foi.

    Je prévois qu'on va m'opposer le nom de Voltaire, et les fameux passages dont Sainte-Beuve a donné un exact commentaire :

"Il paraît par la dernière émeute que votre peuple de Lyon n'est pas philosophe ; mais pourvu que les honnêtes gens le soient, je suis fort content...(Voir la note en vert) La France serait un bien joli pays sans les impôts et les pédants. A l'égard du peuple, il sera toujours sot et barbare : témoin ce qui est arrivé à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin !"

    Malheureuse parole ! S'écrie Sainte-Beuve ; oui, surtout si on lui fait un sort, si on l'isole de l'ensemble de l'œuvre de Voltaire, et si on s'en sert pour l'accuser d'avoir détesté et bafoué le peuple. Sainte-Beuve n'est pas de ceux qui voudraient faire pendre un homme sur une ligne de lui. Il se contente de montrer que Voltaire n'est pas un démocrate, que c'est un contre-sens de l'accommoder à la Jean-Jacques, que le philosophe a méprisé les majorités et il conclut ainsi : « Ajoutons, pour être juste, que dans toutes ses appréciations piquantes et sagaces, mais qui sentent la boutade, Voltaire oubliait ou ne prévoyait pas un adoucissement graduel de mœurs, un progrès insensible et continu auquel lui-même contribuera. » J’aime mieux : « oubliait », que : « ne prévoyait pas », et on sera de mon avis en songeant aux nombreux endroits où le patriarche affirme la marche continue de l'humanité vers la raison et la justice. Mais le mot exact y est : « Ces appréciations sentent la boutade. » Si l'on ne doit pas condamner quelqu'un pour ses pétulances de langage, c'est bien Voltaire, et en rapprochant de ces passages d'autres fragments de ses œuvres, peut-être pourrons-nous découvrir derrière ces boutades le véritable fond de sa pensée.

Note de bas de page : A M. Bordes, 22 novembre 1708, Lettres inéd. publ. par M. de Cayrol, II, 158. Ajoutons, d'ailleurs, que la suite de la lettre, plus complète dans l'édition Beuchot, corrige ce qu'il y a ici de trop absolu. Voici le texte que Sainte-Beuve a vu dans l'édition Cayrol : « ... pourvu que les honnêtes gens le soient, je suis fort content. Il s'est fait un prodigieux changement dans Toulouse. »
Voici le texte de Beuchot : « Il s'est fait un prodigieux changement dans Toulouse. La révolution s'opère insensiblement dans les esprits, malgré les cris des fanatiques. La lumière vient par cent trous qu'il leur sera impossible de boucher. » (LXV, 263, 17 décembre 1768). Cette affirmation optimiste restreint la portée de la « boutade », tant reprochée à Voltaire.

    Tout d'abord, il est regrettable, avouons-le, que Voltaire n'ait pas distingué plus exactement entre la populace et le peuple :

"La violence du peuple, écrit-il, est toujours plus grande que les tyrannies dont il se plaint... Le peuple des provinces est toujours plus dur, plus superstitieux que celui de la capitale... Ces erreurs insensées peuvent être en tout pays le partage du peuple, nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles et d'aussi injustes."

    Nous avons ici le droit de le trouver sévère : nous ne l'avons plus, quand nous lisons :

"La populace toujours extrême, toujours barbare quand on lui lâche la bride... la populace est presque partout la même... La religion peut encore aiguiser les poignards. Il y a toujours dans la nation un peuple qui n'a nul commerce avec les honnêtes gens, qui n'est pas du siècle, qui est inaccessible aux progrès de la raison, et sur qui l'atrocité du fanatisme conserve son empire, comme certaines maladies qui n'atteignent que la plus vile populace... La populace gouverne souvent ceux qui devraient la gouverner et l'instruire. C'est elle qui dans les séditions donne des lois ; elle asservit le sage à ses folles superstitions, elle force le ministère, dans des temps de cherté, à prendre des partis dangereux, elle influe souvent dans les jugements des magistrats subalternes..."

    La populace du XVIIIe siècle n'était pas calomniée ; Voltaire la juge beaucoup moins durement que Taine. Mais était-il possible au XVIIIe siècle de séparer avec netteté la populace du peuple ?
    En réalité, nous voyons que cette séparation n'est pas faite dans le langage administratif. Un subdélégué, nous dit M. Babeau, se plaint, en 1733, de ce que « la populace, composée de plus de 4oo vignerons, manouvriers et artisans », avait, malgré les édits du roi et les ordonnances de l'intendant, maintenu en fonctions les syndics de Bar-sur -Aube. Le terme semble bien être pris comme équivalent du terme peuple. Artisans et vignerons sont désignés par là. Si, comme à Périgueux, il y a 400 bourgeois sur 1600 feux, la « populace » comprend 1200 feux, ce qui est énorme. « Les viles personnes du menu peuple, écrit Loyseau, n'ont pas le droit de se qualifier bourgeois » ; tout ce qui n'est pas bourgeois fait-il partie de la populace ? En fait, la distinction est-elle facile ? L'ouvrier d'aujourd'hui est le mendiant de demain et, à la rigueur, la réciproque peut être vraie. Nous avons cité quelques chiffres pour établir la proportion des gueux réduits à la mendicité ; quand les trois quarts ou la moitié ou le tiers des habitants d'une commune sont sur la table des pauvres, lesquels sont « peuple » et lesquels « populace » ?

    Il est bien difficile de le décider. Que Voltaire ait eu le tort de ne pas établir une démarcation visible entre les deux, cela est hors de doute ; mais il l'est moins, que cette démarcation ait été possible ni même qu'on l'ait tentée au XVIIIe siècle.

    Cherchons ailleurs cependant. Voltaire a discuté avec Damilaville la question de savoir si le peuple devait être instruit ou mieux s'il pouvait être instruit :

"Le roi de Prusse mande que, sur mille hommes, on ne trouve qu'un philosophe ; mais il excepte l'Angleterre. A ce compte il n'y aurait guère que deux mille sages en France ; mais ces deux mille en dix ans en produisent quarante mille, et c'est à peu près tout ce qu'il faut ; car il est à propos que le peuple soit guidé et non pas qu'il soit instruit ; il n'est pas digne de l'être."

    Voilà la boutade du philosophe, emporté contre les Welches ; voici celle du seigneur de Ferney, du bourgeois et du citadin né à Paris, la grande ville :

"Je crois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple, que vous croyez digne d'être instruit. J'entends par peuple la populace qui n'a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s'instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants."

    Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire, c'est le bon bourgeois, c'est l'habitant des villes ; cette entreprise est assez forte et assez grande.

    Peut-être avançons-nous dans notre tâche et précisons-nous davantage le mot « populace », pour saisir la vraie pensée de Voltaire. La « populace » est la partie du « peuple » qui n'a que ses bras pour vivre. Le sens est déjà plus restreint. Il l'est encore plus si on lit attentivement la fin du passage : le manœuvre ne saurait être instruit, mais bien le « bon bourgeois », « l'habitant des villes ». Ces deux expressions sont-elles synonymes ? Non pas. Le publiciste Bodin au XVIe siècle distingue le bourgeois et le simple citoyen domicilié. Celui-ci ne jouit pas des prérogatives de celui-là ; à Auxerre, tout homme tenant ménage est réputé bourgeois ; il n'en est pas ainsi dans la plupart des villes et des villages ; et si l'on rencontre des vignerons, des laboureurs et des manouvriers chargés des fonctions de syndics, ces travailleurs sont loin de jouir partout des droits électoraux et municipaux. L'habitant des villes n'est pas nécessairement un « bon bourgeois » ; il n'a souvent que ses bras pour vivre. Pouvons-nous affirmer que Voltaire a pensé que le peuple des campagnes était incapable de progrès au XVIIIe siècle, mais que celui des villes en était capable dès cette époque ?

    Notons, dans la même lettre à Damilaville, un autre sentiment qui pousse Voltaire à se défier du peuple ; c'est l'irritation qu'il éprouve, après avoir vu tous ces pauvres gens se passionner pour des questions religieuses auxquelles ils n'entendaient goutte, et qui ont agité inutilement la société contemporaine. Ce n'est pas cette fois le seigneur de Ferney qui parle ; c'est le philosophe qui voyait rouge, le jour anniversaire de la Saint-Barthélemy :

"Il est vrai que Confucius a dit qu'il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple, mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, de Jansénius ou de Molina. Et plût à Dieu qu'il n'y eût jamais eu de bons bourgeois infatués de ces disputes ! Nous n'aurions jamais eu de guerres de religion, nous n'aurions jamais eu de Saint-Barthélemy ! Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs et qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de raisonner, Tout est perdu."

    C'est ainsi qu'il faut entendre les mots soulignés, si fréquemment reprochés à Voltaire ; ils prennent un tout autre sens lorsque, par un procédé qu'on ne saurait jamais trop flétrir, on les détache absolument du contexte. Le sentiment qui est ici, nous l'avons constaté chez Barbier à plusieurs reprises. Que des « oisifs » se divertissent à se poser des problèmes insolubles et fort peu intéressants pour l'Etat, qu'ils trouvent curieux de disputer pour savoir qui a raison, de Nestorius ou de Cyrille, de Jansénius ou de Molina, passe encore. Mais le danger n'est pas là. Il naît le jour où les citoyens qui ont quelque chose de sérieux à faire, les bons bourgeois notamment, s'avisent d'imiter ces inutiles, et, si la populace suit cet exemple, c'en est fait : aux disputes succèdent les coups, et aux coups les guerres religieuses. Tel est exactement le sens de la phrase : « Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. » Ainsi expliquée, ou plutôt ainsi replacée dans le développement dont elle fait partie, peut-être n'est-elle pas à ce point condamnable.

    En conséquence, que Voltaire ait été sévère pour le « peuple non pensant » on le comprendra sans peine. Mais c'était déjà admettre qu'il y avait un « peuple pensant », et que celui-là était digne du plus haut intérêt ; Voltaire écrit, non plus dans une correspondance particulière, mais dans une œuvre destinée au public (on sent l'importance de cette remarque) :

    Il est égal pour le peuple non pensant qu'on lui donne des vérités ou des erreurs à croire, de la sagesse ou de la folie ; il suivra également l'un ou l'autre ; il n'est que machine aveugle. Il n'en est pas ainsi du peuple pensant ; il examine quelquefois, il commence par douter d'une légende absurde, et malheureusement cette légende est prise par lui pour la religion. Alors il dit : Il n'y a point de religion, et il s'abandonne au crime. Celui qui doute à Naples de la réalité du miracle de saint Janvier est près d'être athée, celui qui s'en moque en d'autres pays peut être un homme très religieux.

    On comprend bien de quel pays il est question, et quels sont les hommes qui ont appris au peuple à « penser », et qui lui ont démontré, que le meilleur moyen d'être « religieux », c'était de se moquer du miracle de saint Janvier ou de ceux du diacre Paris.

    Comment se fait-il alors que Voltaire n'ait pas été amené à croire que la tâche du philosophe était d'élargir sans cesse le cercle du peuple pensant, et de restreindre sans repos celui du peuple non pensant ? Comment n'a-t-il pas vu que le bas peuple lui-même ne devait pas être nourri de préjugés, et qu'il était loin d'être indifférent de l'élever dans la sagesse ou la folie ? Poser cette interrogation, c'est mal interpréter la phrase précédente, qui signifie non pas : « Il est égal pour la société que le peuple non pensant croie des erreurs », mais : « Il est égal au peuple non pensant, machine aveugle, qu'on lui fasse suivre des idées fausses ou vraies ». Il les accepte, il ne les discute pas. Voltaire a fort bien compris et il a répété souvent que le meilleur moyen d'en finir avec les querelles insensées, c'était encore de faire l'éducation du peuple, et l'on rencontre dans ses œuvres de nombreux passages dans lesquels il nous dévoile le vrai fond de sa pensée.

    A une époque où l'on discutait éloquemment pour déterminer jusqu'à quel point il fallait maintenir le peuple dans ses préjugés, le philosophe n'hésite pas à demander qu'on dissipe toutes les erreurs :

"C'est une très grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu'à quel degré le peuple, c'est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n'a jamais bien examiné ce problème délicat, et, de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu'elle a pu dans les têtes de la partie trompée."

    Quand un gouvernement ne veut pas que le peuple voie juste et bien, il est la première victime delà violence et du fanatisme :

"Dès que vous avez souffert que vos sujets soient aveuglés par le fanatisme, ils vous forcent à paraître fanatiques comme eux ; et si vous secouez le joug qu'ils portent et qu'ils aiment, ils se soulèvent. Vous avez cru que plus les chaînes de la religion qui doivent être douces seraient pesantes et dures, plus vos peuples vous seraient soumis ; vous vous êtes trompé, ils se servent de ces chaînes pour vous gêner sur le trône, ou pour vous en faire descendre."

    Le roi le plus solide sur son trône est celui qui règne sur le peuple le plus instruit. Opposons aussi à cette définition du peuple, contenue dans la lettre à Tabareau : « Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin », cette phrase qui la contredit, même mot pour mot :

"Une société d'hommes gouvernée arbitrairement ressemble parfaitement à une troupe de bœufs mis au joug pour le service du maître. Il ne les nourrit qu'afin qu'ils soient en état de le servir ; il ne les panse dans leurs maladies qu'afin qu'ils lui soient utiles en santé ; il les engraisse pour se nourrir de leur substance, et il se sert de la peau des uns pour atteler les autres à la charrue."

    On n'oserait pas prétendre, je suppose, que Voltaire est contre les bœufs avec ceux qui les exploitent.
    Ne cueillons pas telle saillie de Voltaire, lâchée un jour de mauvaise humeur, pour en faire un de ses axiomes politiques. Voltaire a pu « oublier l’adoucissement graduel des mœurs », dû à la diffusion des lumières, mais Sainte-Beuve n'ignorait pas que Voltaire l'avait signalé souvent et qu'il avait été le premier à s'en réjouir. Il écrira :

"La raison pénètre en vain chez les principaux citoyens : le peuple est toujours porté au fanatisme, et peut-être n'y a-t-il d'autre remède à cette contagion que d'éclairer enfin le peuple même ; mais on l'entretient quelquefois dans les superstitions, et on voit ensuite avec étonnement ce que ces superstitions produisent."

    Le remède, indiqué par Voltaire, et appliqué par les philosophes, n'a pas tardé à produire « les effets les plus heureux ». Il déclare ailleurs :

"Le peuple ne s'est-il pas accoutumé à la privation de ces aliments delà superstition ? Il faut avoir le courage de faire encore quelques pas : le peuple n'est pas si imbécile qu'on le pense : il recevra sans peine un culte sage et simple..."

    Il ne reste plus qu'à achever la besogne et à la conduire jusqu'à la fin : les résultats sont désormais inévitables :

"Chaque jour la raison pénètre en France dans les boutiques des marchands comme dans les hôtels des seigneurs. Il faut donc cultiver les fruits de cette raison, d'autant plus qu'il est impossible de les empêcher d'éclore. On ne peut gouverner la France après qu'elle a été éclairée par les Pascal, les Nicole, les Arnauld, les Bossuet, les Descartes, les Gassendi, les Bayle, les Fontenelle, etc., comme on la gouvernait du temps des Garasse et des Ménot."

    Cela fait partie du Traité sur la Tolérance et d'un chapitre qui porte ces mots comme en-tête : « S'il est utile d'entretenir le peuple dans la superstition. » Voltaire a répondu par cette formule lapidaire :

« On ne doit pas chercher à nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain ! »

    C'est Voltaire enfin qui traitera de puériles les craintes de Linguet en face de la diffusion des lumières, et qui répondra, dans une lettre bien connue, à cet argument qu'un peuple instruit est dangereux :

"Ne craignez pas que le bas peuple lise jamais Grotius et Puffendorf : il n'aime pas à s'ennuyer. Il lirait plutôt (s'il le pouvait) quelques chapitres de l’Esprit des Lois, qui sont à portée de tous les esprits, parce qu’ils sont très naturels et très agréables. Mais distinguons dans ce que vous appelez peuple les professions qui exigent une éducation honnête, et celles qui ne demandent que le travail des bras et une fatigue de tous les jours. Cette dernière classe est la plus nombreuse. Celle-là, pour tout délassement, et pour tout plaisir, n'ira jamais qu'à la grand'messe et au cabaret, parce qu'on y chante et qu'elle y chante elle-même ; mais pour les artisans plus relevés qui sont forcés par leurs professions mêmes à réfléchir beaucoup, à perfectionner leur goût, à étendre leurs lumières, ceux-là commencent à lire dans toute l'Europe. Vous ne connaissez guère à Paris les Suisses que par ceux qui sont aux portes des grands seigneurs, ou par ceux à qui Molière fait parler un patois inintelligible, dans quelques farces ; mais les Parisiens seraient étonnés s'ils voyaient dans plusieurs villes de Suisse et surtout dans Genève, presque tous ceux qui sont employés aux manufactures, passer à lire le temps qui ne peut être consacré au travail. Non, Monsieur, tout n'est point perdu quand on met le peuple en étal de s'apercevoir qu'il a un esprit. Tout est perdu au contraire, quand on le traite comme une troupe de taureaux, car tôt ou tard ils vous frappent de leurs cornes. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la Rose rouge et de la Rose blanche en Angleterre, dans celle qui fit périr Charles 1er sur un échafaud, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles mêmes de la Ligue ? Le peuple ignorant et féroce était mené par quelques docteurs fanatiques qui criaient : Tuez tout au nom de Dieu ! Je défierais aujourd'hui Cromwell de bouleverser l'Angleterre par son galimatias d'énergumène, Jean de Leyde de se faire roi de Munster, et le cardinal de Retz de faire des barricades dans Paris."

    Ce passage nous permet de pénétrer plus à fond dans la pensée intime de Voltaire. Nous ne sommes plus en présence d'une série de boutades, mais d'un raisonnement serré, longuement et complaisamment développé. Jusqu'à quel point Voltaire était-il démocrate ? La réponse est contenue ici tout entière, mais on n'accusera pas l'auteur de ces lignes d'avoir méconnu les bienfaits de l'instruction et de n'avoir pas senti que le progrès des mœurs était intimement lié à celui des lumières. Non seulement Voltaire constate l'adoucissement des mœurs, mais encore il en a été frappé au point de se méprendre sur le vrai caractère du peuple de son temps ; il a été trop optimiste, il l'a cru incapable de faire des barricades dans le siècle même qui devait se terminer par une sanglante révolution.

    Cet optimisme a été, à certains moments du moins, partagé par tous les philosophes ; Marmontel, désabusé, devait plus tard en trouver la formule : « L'idée abstraite et séduisante d'une nation douce, aimable, généreuse, écrit-il, préoccupait tous ses esprits. »

    L'article PEUPLE dans l’Encyclopédie contient une protestation indignée contre ceux qui veulent que le peuple soit misérable pour qu'il travaille davantage, et pour qu'il se montre plus docile aux ordres du souverain :

"Qui croirait qu'on a osé avancer de nos jours cette maxime d'une politique infâme que de tels hommes ne doivent point être à leur aise, si l'on veut qu'ils soient indulgents et obéissants ?...
Au contraire, on n'a jamais vu et on ne verra jamais des hommes employer toute leur force et toute leur industrie, s'ils sont accoutumés à voir les taxes engloutir le produit des nouveaux efforts qu'ils pourraient faire, et ils se borneraient au soutien d'une vie toujours abandonnée sans aucune espèce de regret.
A l'égard de l'obéissance, c'est une injustice de calomnier ainsi une multitude infinie d'innocents ; car les rois n'ont pas de sujets plus fidèles et, si j'ose le dire, de meilleurs amis. Il y a plus d'amour public dans cet ordre peut-être que dans tous les autres..."

    On ne dira pas que cela est écrit pour flatter les gens du peuple ; ils ne sont pas parmi les souscripteurs. Le peuple a été calomnié ; il n'est pas mauvais naturellement, et, la raison ayant fait son œuvre, il est beaucoup plus doux que dans les temps de barbarie. Vauban, qui, certes, aimait le pauvre et souffrait de ses maux, écrivait que la misère avait pour conséquences : « 1° de rendre les peuples faibles et malsains, spécialement les enfants, dont il en meurt beaucoup par défaut de bonne nourriture ; 2° les hommes fainéants et découragés, comme gens persuadés que du fruit de leur travail il n'y aura que la moindre et plus mauvaise partie qui tourne à leur profit ; 3° menteurs, larrons, gens de mauvaise foi, toujours prêts à jurer faux, pourvu qu’on les paie, et à s'enivrer sitôt qu’ils peuvent avoir de quoi. » Il serait bien permis aux philosophes de répéter la même chose, sans qu'on les accusât d'avoir éprouvé une sorte de dégoût pour les gens dont ils feignaient de prendre les intérêts ! Encore une fois, n'en faisons pas des démocrates. Bourgeois, presque tous, ils ont eu aussi la peur du peuple, ils ont pressenti qu'une fois le guet impuissant ou la maréchaussée débordée, les pires excès désoleraient les villes et les campagnes. Et pourtant, il en est peu chez qui on ne trouve pas, à certaines heures, une belle confiance dans cette masse que la lumière de la philosophie parvient peu à peu à percer.

    Certes, il était nécessaire que leur foi fût robuste pour résister aux scènes qu'ils avaient sous les yeux. Ils avaient leurs heures de découragement. Marivaux a laissé dans le Spectateur français un portrait du peuple de Paris, qui n'est pas flatté. Les mêmes plaintes sur l'ivrognerie du peuple, en général, se font entendre d'un bout à l'autre du siècle. Quand les philosophes demandent la réduction du nombre des fêtes autorisées par l'Eglise, ils ne manquent pas de faire intervenir cette considération que « vingt fêtes de trop condamnent à l'oisiveté et exposent à la débauche vingt fois par ans dix millions d'ouvriers. » L'Ami des Hommes expose énergiquement les suites fâcheuses de ces journées, pour l'ouvrier complètement ivre et incapable de travailler de quelques jours.

    Mercier nous a conté l'anecdote du pochard endormi au coin d'une rue, un jour ouvrable, tandis qu'un savetier le contemple en s'écriant avec philosophie : « Voilà cependant comme je serai dimanche ! » D'autre part, les contemporains nous ont souvent décrit la joie scandaleuse du peuple aux exécutions, et les trépignements d'allégresse, les hurlements de joie des hommes, des femmes et des enfants, lorsque le bourreau, en habit de gala, accomplit avec grâce et habileté sa terrible besogne. Malgré tout, les philosophes excusèrent plus d'une fois ces excès, en tenant compte de la misère, qui était une conseillère mauvaise ; l’Encyclopédie renfermait ces formules, à l'article Misère (Gram) :
Il y a peu d'âmes assez fermes que la misère n'abatte et n'avilisse à la longue. Le petit peuple est d'une stupidité incroyable. Je ne sais quel prestige lui ferme les yeux sur sa misère présente, et sur une misère plus grande encore qui attend sa vieillesse : la misère est la mère des grands crimes ; ce sont les souverains qui font les misérables qui répondront, dans ce monde et dans l'autre, des crimes que la misère aura commis.

    L'article est de Diderot, qui écrit encore : « La misère est une puissante ennemie de la probité ! Diderot a fait mieux. Il a cherché à relever le peuple à ses propres yeux, et, quand on accusait les pauvres gens de se repaître, par cruauté, des spectacles sanguinaires il a essayé d'établir que la place de Grève était presque une école de sensibilité :

"Quel est à votre avis le motif qui attire la populace aux exécutions publiques ? L'inhumanité ? Vous vous trompez : le peuple n'est pas inhumain ; ce malheureux, autour de l'échafaud duquel il s'attroupe, il l'arracherait des mains de la justice s'il le pouvait. Il va chercher en Grève une scène qu'il puisse raconter à son retour dans le faubourg, celle-là ou une autre, cela lui est indifférent pourvu qu'il fasse un rôle, qu'il rassemble ses voisins, et qu'il s'en fasse écouter. Donnez au boulevard une fête amusante et vous verrez que la place des exécutions sera vide. Le peuple est avide de spectacles, et y court parce qu'il est amusé quand il en jouit, et qu'il est encore amusé par le récit qu'il en fait quand il est revenu. Le peuple est terrible dans sa fureur, mais elle ne dure pas. Sa misère propre l’a rendu compatissant : il détourne les yeux du spectacle d'horreur qu'il est allé chercher, il s'attendrit, il s'en retourne en pleurant."

    Assurément, plus d'un philosophe dut trouver qu'ici Jacques le Fataliste était un agréable constructeur de paradoxes. Mais Diderot était bien près de Voltaire, quand il affirmait à son tour que le progrès de la civilisation était lié à celui des connaissances :

"Qu'est-ce qu'une université ?
Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d'une nation, et où des maîtres stipendiés par l'Etat les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences.
Je dis indistinctement, parce qu'il serait aussi cruel qu'absurde de condamner à l'ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d'une chaumière que d'un palais.
— La vertu !
— Oui, la vertu, parce qu'il faut plus de raison, plus de lumières et de force qu'on ne le suppose communément pour être vraiment homme de bien Est-on homme de bien sans justice, et a-t-on de la justice sans lumières ?"

    Sans doute, il ne faut pas plus accommoder Voltaire à la Diderot qu’à la Jean-Jacques. Le démocrate, c'est Diderot ; il va même jusqu'à développer cette idée que, pour l'éducation morale, un enfant pauvre est toujours beaucoup mieux placé qu'un enfant riche. Mais précisément parce qu'il a été moins gêné que Voltaire par des préjugés de propriétaire ou de bourgeois, Diderot a été plus logique que lui. Il est allé plus délibérément jusqu'au terme d'un raisonnement identique : nous voulons un peuple moins fanatique, plus moral, plus dévoué à ses véritables devoirs, ayons un peuple éclairé.
    Cela posé, rien n'embarrasse Diderot. Il voit qu'il y a deux sortes de connaissances : celles qu'il appelle « essentielles ou primitives », les autres qui sont « secondaires ou de convenances ». Les primitives, dit-il, « sont de tous les états ». « L'utilité de l'enseignement diminuera à mesure que le nombre des auditeurs diminue », mais tous les citoyens, sans exception aucune, recevront, dans son projet, l'éducation et l'instruction sans lesquelles on n'est pas un citoyen. A côté du catéchisme religieux, on enseignera à tous le catéchisme « de morale ou de politique », c'est-à-dire « un livret où les premières notions des lois du pays, des devoirs des citoyens seront consignées pour l'instruction et l'usage du peuple ». De ce catéchisme laïque, les philosophes ont demandé la création ; c'était entendre qu'ils voulaient pour le peuple une instruction, au moins élémentaire. Je ne parle pas de Rousseau, écrivant cet aphorisme : « L'éducation publique, sous des règles prescrites par le gouvernement, est une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. » Depuis l'abbé de Saint-Pierre, les réformateurs ont demandé la diffusion de l'instruction primaire dans les campagnes et les villes, et l'homme qui fut leur interprète, une fois arrivé au pouvoir, Turgot, déclarait dans son Mémoire au Roi sur les Municipalités : « La première et la plus importante de toutes les institutions que je croirais nécessaires serait la formation d'un Conseil de l'Instruction nationale, sous la direction duquel seraient les académies, les universités, les collèges, les petites écoles », et il traçait le plan de cet enseignement d'Etat, sur lequel il comptait fermement pour la rénovation de la monarchie française.

    On saisit pourquoi les ennemis des philosophes purent leur reprocher, avec quelque vraisemblance, de vouloir inconsidérément répandre l'instruction dans le peuple. Mme de Grafigny composant la Fille d’Aristide introduisit dans sa pièce une scène de Collé. Mais elle la jugea « trop à bout portant contre la philosophie du jour », et elle en affaiblit l'idée de son mieux. Or, dans la scène ainsi corrigée, Parménion disait à Cléomène, le philosophe :

"Éclairer les esprits ? Eh ! Seigneur, le vulgaire ne doit point être éclairé, et vos philosophes apprennent peu de chose à ceux qui sont au-dessus de ce même vulgaire. Les lumières que l’on donne au peuple (eh ! Combien de gens sont peuple !) ne font que l'égarer, en lui ôtant ses principes et même ses préjugés utiles, ses préjugés respectables, à la place desquels on ne peut rien mettre. La corruption générale d'Athènes ne vient peut-être que de ce qu'on a trop éclairé les esprits."

    La critique devait être plus violente encore, quand la scène était « à bout portant ». Diderot y a répondu :

"Depuis le premier ministre jusqu'au dernier paysan, il est bon que chacun sache lire, écrire et compter... La noblesse dit que cela rend le paysan chicaneur et processif. Les lettrés disent que cela est cause que tout cultivateur un peu à son aise, au lieu de laisser à son fils sa charrue, veut en faire un savant, un théologien, ou tout au moins un maître d'école.
Je ne m'arrête pas beaucoup au grief de la noblesse : peut-être se réduit-il à dire qu'un paysan qui sait lire et écrire est plus malaisé à opprimer qu'un autre.
Quant au second grief, c'est au législateur à faire en sorte que la profession de cultivateur soit assez tranquille et estimée pour n'être pas abandonnée."

    Voilà ce qu'aurait répondu Voltaire s'il avait eu moins peur de ne plus trouver des bras à louer pour conduire ses charrues. Cette réfutation doit être ajoutée à celle qu’il a faite dans la lettre à Linguet ; elle la complète, et, dès lors, nous sommes autorisés à penser que l'on apprécie mal les philosophes, en général, lorsqu'on les fait voir comme des aristocrates intellectuels qui jugeaient le peuple trop bête ou trop méprisable pour mériter d'être instruit. 




La version de 1906 du livre de Marius Roustan est accessible sur le site de la librairie de Toronto, sous divers formats :





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vendredi 31 juillet 2020

31 Juillet 1789 : Au nom de tous les Parisiens (pas tous d’accord), les représentants de la commune relâchent Besenval (Encore un Suisse !)

 Article mis à jour le 31 juillet 2023.

L'Assemblée nationale à Versailles

Une Assemblée nationale pleine de mansuétude.

    Sous la présidence du Duc De Liancourt, la séance de l’Assemblée nationale constituante s’ouvre à 9h00 du matin.

Le Président rapporte que : 

« Sur les deux heures du matin, un courrier envoyé de l’hôtel de ville de Paris, lui a remis une lettre par laquelle on lui annonçait que la présence et le discours de M. Necker avait porté les représentants de la commune à donner des ordres pour que Monsieur de Bezenval, arrêté par la milice de Villenauxe, et qu’on conduisait à Paris, eût la liberté d’aller en Suisse ; que l’Assemblée générale des électeurs avait fait un arrêté, pour déclarer, au nom de la capitale, qu’elle pardonnait à ses ennemis, et qu’elle proscrit tout acte de violence ; mais que ces résolutions étaient désapprouvées par plusieurs districts ; qu’elles excitaient la fermentation la plus alarmante, et qu’il était extrêmement important que l’Assemblée nationale s’occupât des moyens de les calmer. » (L’orthographe est de l’époque et celle de Bezenval change selon les sources)

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1875_num_8_1_4762_t2_0308_0000_6

Avec un peu de malice, nous pourrions présenter la chose comme suit : 

« La bonne bourgeoisie parisienne ayant obtenue ce qu’elle désirait, à savoir une monarchie constitutionnelle, ses représentants pardonnent au nom de tous les habitants de Paris à ses ennemis. Par la même, elle ordonne que Besenval, le lieutenant suisse du Maréchal de Broglie, qui le 4 juillet dernier avait reçu l’ordre du roi de rassembler ses troupes autour de Paris pour le 13, puisse être relâché et regagner au plus vite sa paisible suisse natale. Mais que ledit peuple de Paris, au nom duquel elle parle, ne l’entendant pas de cette façon et réclamant justice, il serait bon que l’Assemblée nationale envoyât la Garde Nationale pour rappeler ces trublions à l’ordre ».

De si gentils révolutionnaires... 😉

Pierre Victor de Besenval de Brünstatt
    Soyons rassurés, nos constituants n’étaient donc pas de bien méchants révolutionnaires. Nous le verrons par la suite, la politique de l’Assemblée constituante consistera principalement à promouvoir la plus entière liberté du commerce, protéger, voire sacraliser la propriété (incluant les esclaves) et réprimer tout mouvement populaire, urbain ou rural, visant à combattre cette liberté économique et surtout ses effets négatifs sur les plus démunis.

    Ces honnêtes gens n’agissaient pas ainsi sous l'effet d'une sorte de méchant égoïsme de classe (quelle vilaine expression). Ils étaient sincèrement convaincus par les idées économiques du temps qui affirmaient que la totale liberté de commerce, sans contrôle de l’état, était la recette idéale pour une société épanouie. Le problème, c’est qu’il faudra encore quelques siècles pour faire comprendre au peuple les bienfaits du ruissellement, la fameuse théorie établissant que plus les riches sont riches et plus les pauvres profitent de leurs miettes. Malgré plus de deux siècles de preuves du contraire, de braves gens croient encore de nos jours en la théorie du ruissellement qui dit que plus il y a de riches à table, plus il y a de miettes pour les pauvres.

Désolé pour cette digression.

    Nous aurons d'autres occasions de parler du si charmant Helvète qu'est Besenval. Cet homme de qualité était un courtisan et même un confident de la reine...

 A suivre


Post Scriptum : 

Vous avez vu ? Encore un Suisse ! Mais celui-ci était dans le camp du roi. Remarquez que c'est un peu normal lorsque l'on commande la garde suisse dudit monarque !

Bezenval sur ses vieux jours.


jeudi 30 juillet 2020

30 juillet 1789 : Besenval aux prises avec la justice populaire, ou pas.

Article mis à jour le 31 juillet 2023.
Besenval, le justicier de la Reine (Humour)

Où est passé le Baron de Besenval ?

    Les Parisiens veulent la tête du Baron de Besenval. Rappelons que celui-ci officiait comme lieutenant sous les ordres du vieux du Maréchal de Broglie, qui le 4 juillet avait reçu l’ordre du roi de rassembler ses troupes autour de Paris pour le 13, afin d'y "calmer" l'agitation grandissante. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ladite agitation avait été maladroitement calmée. Relisez l'article du 12 juillet, concernant l'incident des Tuileries.

"L'incident des Tuileries"

    Selon une certaine source, Besenval y avait rassemblé plusieurs escadrons étrangers, sans en avoir reçu la permission, ce qui aurait suscité le mécontentement des Parisiens. Lesdits Parisiens, fort énervés, auraient alors jeté des projectiles sur ces régiments "sagement" stationnés, jusqu’à ce que les Gardes Françaises, ces troupes qui avaient rejoint le camp des Parisiens, joignent leurs forces aux "émeutiers", comme les appelle cette source.

    Une autre version prétend que Besenval, quelque peu en disgrâce de la coterie de la reine, craignait les reproches de la Cour et qu’il aurait donné l’ordre au prince de Lambesc de faire mettre sabre au clair et de charger avec son régiment du royal-allemand pour dégager le jardin des Tuileries et disperser les manifestants. J'imagine difficilement un Lieutenant, fusse-t-il favori de la Reine, donner un tel ordre à un Prince de sans royal.

    A noter que le 14 juillet, les troupes de Besenval, stationnées sur le Champs de Mars, n’intervinrent pas alors que des milliers de Parisiens en armes allaient et venaient dans Paris pour prendre la Bastille. Besenval était-il vexé de la bavure des Tuileries ? Certains disent que ses troupes avaient été achetées…

    Sinon, vous avez aussi la version Wikipédia qui vaut son pesant de Louis d'or et dont je vous laisse juge. Je suis certain que ce favori de la Reine en fera frissonner quelques-uns.

Villenauxe-la-Grande

    Passons. Besenval a été arrêté par les miliciens de Villenauxe-la-Grande, dans l'Aube, alors qu'il fuyait vers la Suisse, son pays d'origine. Comment ont-ils su qui il était ? Cela fait partie des petits mystères sur lesquels les historiens semblent pudiquement glisser de temps en temps. Ce fait sera rapporté dès le lendemain devant l'Assemblée nationale.

Château de Villenauxe-la-Grande

    Les miliciens de cette bonne ville de Villenauxe-la-Grande l'ont donc enfermé à l’hôtel du Cheval Bardé, dans l'intention de le remettre aux émissaires en route depuis Paris pour l'arrêter.

    Surtout ne manquez pas l'article de demain. Car il vous donnera un aperçu de la façon dont on rend la justice entre "honnêtes gens", ou pas.

Bailly, maire de Paris

Bailly demande un Tribunal Populaire

    Agacé par l'atmosphère vengeresse qui règne à Paris, Bailly, le maire de cette bonne ville va réclamer à l'Assemblée nationale, l'institution d'un tribunal populaire que celle-ci refusera.

    Le 24 octobre 1789, le Roi finira par accorder au Tribunal du Châtelet, présidé par Bailly de juger des crimes de lèse Nation, mais celui-ci ne concernant que les crimes gravissimes, il sera insuffisant pour punir les forfaits du Peuple, bien qu'il y parviendra un peu quand même, en faisant enfermer Marat, par exemple.

    Le 17 août 1792, la Commune de Paris demandera elle aussi la création d’un tribunal, qu’on n’appellera pas encore Tribunal Révolutionnaire, mais Tribunal criminel. Les Girondins empêcheront autant qu’ils le pourront le fonctionnement de ce tribunal. Certains historiens disent que si ce tribunal avait jugé les différents comploteurs et complices de l’étranger, les massacres de septembre dans les prisons, orchestrés par la plèbe parisienne n'auraient peut-être pas eu lieu. Notons que les prisonniers avaient eu la mauvaise idée le 2 septembre 1792 de fêter bruyamment dans leurs prisons, la prise de Verdun par les Prussiens, alors que les Parisiens qui les entendaient chanter avaient leurs fils armés de piques qui pataugeaient dans la boue de l'Argonne face aux Prussiens. Les Girondins obtiendront sa suppression le 29 novembre 1792.

    Ce sera finalement Danton, probablement effrayé par les massacres de septembre et par ce peuple qui demandait toujours plus de têtes, qui parviendra à imposer cette idée d'un Tribunal populaire lorsqu'il instaurera le Tribunal Révolutionnaire avec son jury populaire.

    Le 10 mars 1793, la Convention instituera un Tribunal criminel extraordinaire, plus tard appelé Tribunal révolutionnaire. Le but de cette cour de justice sera de lutter contre « toute entreprise contre-révolutionnaire, tout attentat contre la liberté, tout complot royaliste ». En faisant allusion à la période de troubles et de massacres que vivait alors la France Danton déclara : « Soyons terribles pour dispenser le peuple de l'être »

    Le 1er septembre 1793, Danton proclamera :" Le tribunal révolutionnaire ne travaille pas assez, il n'y a pas assez de têtes qui tombent, Je demande une tête par jour !"... Ambiance...

Lisez mon article :"Danton, ou l'étrange réhabilitation".

Danton

Bailly ?

Ah oui, Bailly, nous serons souvent amenés à parler de lui et son comparse La Fayette.

 

Bailly - La Fayette
L'homme a deux têtes
.

   Bailly sera victime d'un Tribunal populaire, pas vraiment comme celui qu'il avait souhaité en 1789. Il sera arrêté en juillet 1793 afin de témoigner au procès de Marie Antoinette. Il voudra témoigner en la faveur de la Reine, ce qui bien sûr causera sa perte. Le Tribunal Révolutionnaire le condamnera à la peine capitale le 10 novembre 1793 et il sera guillotiné le lendemain sur l’esplanade du Champ-de-Mars, à l’endroit même où les troupes de la Constituante commandée par La Fayette avaient tiré sur les Parisiens venus pétitionner pour la destitution du roi, le 17 juillet 1791.

La triste fin de Bailly, premier maire de Paris

Besenval ?

Lisez l'article du 31 juillet 1789 et bientôt celui du 10 août 1789, que je rédige après celui-ci. Vous serez étonnés.

 


30 Juillet 1789 : La Révolution, la faute à qui ? Voltaire ? Rousseau ? Les Suisses ? Tout le monde ?

Une chanson pour la Révolution

Dans son roman "Les misérables" Victor Hugo fait chanter à Gavroche cette petite chanson :

« Je suis tombé par terre,

C'est la faute à Voltaire,

Le nez dans le ruisseau,

C'est la faute à Rousseau. »

    Ce couplet a pour origine la chanson satirique que fit Béranger, en réaction à un "mandement de Messieurs les vicaires généraux du chapitre métropolitain de Paris"

    Ceux-ci commandèrent de lire dans toutes les églises de Paris le 9 février 1817, (pendant la Restauration), un prêche établissant que la culpabilité de la révolution revenait aux ouvrages de ces deux philosophes. Cette thèse chère aux royalistes, qui ajoutèrent plus tard sur la charrette des coupables les francs-maçons et les juifs, a eu le triste et honteux succès que nous lui connaissons.

Mais si coupables il y a, quels sont-ils ?

Voltaire ?

Voltaire
    La première qualité d’un philosophe, depuis Platon, c’est d’éclairer l’esprit des hommes qui vivent dans l’ombre de l’ignorance et de la superstition. Voltaire l’a fait brillamment, avec intelligence, talent et humour (Comme j’ai pu rire en lisant son dictionnaire philosophique)

    Mais Voltaire n’était pas un révolutionnaire, car il connaissait trop bien les hommes et il ne se faisait aucune illusion sur ceux-ci. Par contre, on ne peut nier l’effet que produisit sa lumière sur les esprits qui la reçurent, à commencer par l’empereur d’Autriche, Joseph II, (le propre frère de Marie-Antoinette). 

    Ce « despote éclairé » entreprit en effet de réformer son empire sur la base des idées de Voltaire. Il avait si bien compris Voltaire que lui aussi se méfiait du peuple. Sa devise était « Tout pour le peuple, mais rien par le peuple ». Il n’avait pas vraiment tort, puisque ledit peuple sous l’emprise de la superstition, fit rappeler après sa mort les moines que Joseph II avait chassé de leurs monastères contemplatifs, pour cause d’inutilité.

Il est également évident que la pensée de Voltaire a très fortement imprégné tous les hommes de cette époque. Ils se rendaient compte que le monde changeait et que la société devait évoluer, et ce, aussi bien du côté de la noblesse que du Tiers Etat. Leur attitude critique vis-à-vis de la religion dû beaucoup aux moqueries de Voltaire dans ses ouvrages contre celle-ci. Nous le verrons bientôt.

La Révolution lui sera reconnaissante puisqu’elle fera revenir en grande pompe ses cendres à Paris le 4 juillet 1791.

Le retour des cendres de Voltaire (collection personnelle)

    Tant d'âneries ont été dites et écrites par des penseurs de pacotilles de nos jours, que j'ai jugé nécessaire de lui consacrer un article afin de le réhabiliter : IL FAUT SAUVER LE SOLDAT VOLTAIRE.

Rousseau ?

    Classé avec juste raison chez les philosophes, (Il se voulait aussi musicien), Rousseau fut sans conteste un penseur politique. Il est évident que certains de ses écrits avaient fortement marqué les esprits, comme le « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » et « Discours sur l'économie politique », publiés en 1755, et surtout son fameux « Du contrat social », publié en 1762.

    Rousseau fut le premier à affirmer que la démocratie était la seule forme légitime d'État. Là où Rousseau divergeait du cynique et trop lucide Voltaire (selon moi), c’est qu’il pensait que l’homme était naturellement bon et que c’était la société qui le corrompait (le fameux mythe du bon sauvage). C’est mal connaître la violence intrinsèque de la nature que de ne pas voir que seule la culture, l’éducation et la civilisation, nous empêchent de redevenir les prédateurs sans scrupules que nous étions à nos origines. Notre époque est encore malheureusement prise au piège de cette idolâtrie naïve d’une nature paradisiaque.

    De tous les révolutionnaires, le plus imprégné de la pensée de Jacques Rousseau, fut sans conteste Maximilien Robespierre qui le considérait comme son maître.

    Néanmoins, Rousseau non-plus, n’était pas un révolutionnaire, car il détestait ceux qu’il appelait les séditieux.

Et que dire de Diderot, D’Alembert et Condorcet, sans oublier Montesquieu ?

    Oui bien sûr ! En particulier Condorcet qui fut même un acteur important de la révolution ! Mais pourquoi s’acharner sur les philosophes ? Car en vérité, le premier corps de la société à s’opposer ferment au roi, ce fut bien la noblesse et la partie du clergé appartenant à la noblesse !

La noblesse ?

    Ce sont effectivement les nobles et le haut clergé appartenant à la noblesse, qui des années durant, bien avant la révolution, se sont opposés à toutes les tentatives de réformes du roi et de ses ministres successifs ! Dans les Assemblées des Notables provoquées par Louis XVI en 1787 et 1785 pour tenter de redresser financièrement une France au bord de la banqueroute ; Dans les différents parlements de Paris et de Provinces, depuis lesquels ils refusaient de valider toutes les nouvelles lois, en instrumentalisant au besoin le peuple qui réagissait violemment par des émeutes.

    Je vous conseille la lecture de cet article que j'ai consacré à ce problème très particulier : "Les Parlements contre le Roi. 30 ans d'une lutte de l'aristocratie contre l'absolutisme royal"

Assemblée des notables du 22 Février 1787
Assemblée des notables du 22 Février 1787

    Ce comportement irresponsable d’une classe qui ne veut renoncer à aucun de ses privilèges, fera que le roi finira par se résoudre à convoquer les Etats Généraux, dont les préparatifs, aussi bien lors de la rédaction des cahiers de doléances dans la France entière, que dans les chamailleries portant sur la représentativité des trois corps, conduiront le pays aux conditions optimales pour une révolution.

    N’oublions pas non plus tous ces nobles, acquis aux idées nouvelles, qui s’engagèrent du côté de la révolution, à commencer par le célèbre Duc D’Orléans dont nous avons parlé ces derniers jours et dont nous reparlerons.

Le clergé ?

    Je parle du vrai clergé, c’est-à-dire le bas clergé, celui des petits curés de campagne ; pas des nobles comme par exemple Talleyrand, l’évêque d’Autun, probablement athée, que Voltaire avait même béni.

    Sachez en effet que la révolution ne se serait peut-être pas produite, si le bas clergé n’avait pas rejoint en majorité le Tiers Etat le 24 juin 1789, lors des Etats Généraux (3 curés du Poitou l’avait déjà fait le 13). Lire cet article.

    Quoi de plus normal en fait ? Les braves curés étaient bien placés pour connaître l’horrible misère du peuple, puisqu’ils la partageaient. Ils avaient même contribué à ce que le peuple en grande partie analphabète, puisse exprimer ses réclamations dans les cahiers de doléances.

    On vit même, la veille de la Bastille, le curé de Saint-Etienne du Mont et trois autres curés conduire leurs ouailles à l’Hôtel de Ville pour s’enrôler, tandis que l’abbé Lefebvre organisait la distribution de petits sachets de poudre à fusil aux gens ! Certains prêtres, comme Jacques Roux en Charentes, avaient poussé les paysans à brûler des châteaux !

    Hélas, tous les révolutionnaires, on le verra bientôt, ne leur seront pas vraiment reconnaissants. Les constituants (Bourgeois et nobles tous voltairiens) se méfiaient des 40.000 prêtres (sur un clergé de 44.000) qui étaient trop proches du peuple. Raison pour laquelle ils nationaliseront les biens du clergé, rédigeront une constitution civile du clergé (façon Joseph II) et qu’ils trouveront judicieuse l’idée de détourner la colère du peuple vers l’Eglise. Néanmoins, il faut savoir que les petits curés seront récompensés tout de même, puisque leur salaire versé par la Nation sera doublé à l'occasion de la constitution civile du clergé et qu'en plus ils auront le droit de se marier !

Enterrement du Clergé le 2 Novembre 1789, jour de la nationalisation de ses biens.

    Ce sont les bons bourgeois Girondins qui feront passer une loi terrible contre les prêtres, disant qu’il suffirait de la dénonciation de vingt citoyens pour qu’un prêtre soit condamné à la déportation. Le Girondin Isnard avait même dit : « Le dénouement de la révolution doit être l’exclusion du christianisme ».

    Robespierre luttera en vain contre cette déchristianisation, en affirmant qu’elle dissimulait une manœuvre politique et qu’elle aggravait l'agitation menée par les sans-culottes radicaux tels que les hébertistes et les enragés. Il avait effectivement raison puisqu’on découvrira par la suite que les « enragés » étaient financés par l’Angleterre pour créer le désordre, par l’intermédiaire du banquier suisse Perrégaux. Le 21 novembre 1793, Robespierre inaugurera même au Club des Jacobins sa croisade contre l'athéisme.

    La hiérarchie de l’église reprendra vite la main sur le désordre révolutionnaire régnant dans ses rangs (des milliers de prêtres s’étaient mariés) et bien vite, comme elle sait si bien le faire, l’Eglise tissera une belle légende présentant à sa façon la révolution comme une abomination.

Les francs-maçons ?

    En 1789, il y avait des francs-maçons dans presque tous les corps d’état de la société. Même Louis XVI, semble-t-il, en faisait partie ! 

    Le projet maçonnique étant le progrès de l’humanité et la fraternité entre les hommes, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que les « frères » soient acteurs à divers degrés de ce changement de société. Il est même très vraisemblable que le travail intellectuel issu de leurs loges (les fameuses planches), ait servi de base à de nombreux projets.

    Si leur participation a été à la hauteur de ce que prétendent les nostalgiques de l’ancien régime, nous ne pouvons que leur en être reconnaissant.

Assemblée de Francs-maçons

Les Protestants ?

    Nombre de révolutionnaires étaient en effet des Protestants. Boissy d’Anglas, Cambon, Marat, Necker, Rabaud Saint-Etienne, Barnave, Jean-Bon Saint-André étaient Protestants, sans parler des banquiers suisses présents à Paris ; mais rien d’autre que leur religion, ne semblait relier ces hommes dont les sensibilités et les opinions étaient aussi différentes que le reste des Français ? Les Protestants étaient 5% à la Convention (moins de 2% aux États Généraux), mais ils se situaient aussi bien parmi les Feuillants royalistes que chez les régicides, aussi bien à la Gironde qu’à la Montagne. L’époque n’était plus aux persécutions. Ils étaient considérés comme des citoyens ordinaires et ils bénéficiaient même un peu de l’estime suscitée par leurs cousins américains.

La croix huguenote des Protestants
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son origine et sa signification.

Les Juifs ?

    Soyons sérieux et laissons en paix ce peuple cultivé et travailleur qui a dû attendre la Révolution française pour avoir le droit d’être citoyen français. C'est principalement l'Abbé Grégoire qui fut le promoteur de leur émancipation durant la Révolution.

    Malgré quelques fautes de frappe (j'en fait aussi) la page suivante décrit bien la situation des Juifs de France à l'aube de la Révolution :
 
http://judaisme.sdv.fr/histoire/historiq/consisto/rneher.htm

Famille juive, visite aux grands parents

Les Suisses ?

    Ne riez pas ! Vous avez pu découvrir dans mes précédentes publications, la participation active et surtout financière des banquiers suisses Delessert et Perrégaux aux préparatifs des événement des 13 et 14 juillet. C’est encore un Suisse, Hulin, un homme de main de Perrégaux qui conduira l’attaque de la Bastille !

    Je ne plaisante qu’à moitié ! Il faut en effet savoir qu’en 1782, l’aristocratie genevoise avait appelé Louis XVI à l’aide pour reprendre un pouvoir qu’elle avait perdu. Genève capitula le 2 juillet 1782 devant 3 armées coalisées dont l’armée du roi Louis XVI. Les cercles, sorte de clubs politiques, furent dissous et la liberté de la presse supprimée. Un millier de genevois s'exilèrent à Paris, où leurs idées de liberté trouvèrent une écoute pour le moins favorable. De là, l'explication de la participations de Suisses à la Révolution française.

Plus d'infos sur la révolution suisse sur le lien figurant avec l'illustration ci-dessous :

A Genève, l’Édit du 10 février 1789, résultat politique de l’émeute frumentaire du mois précédent, met brutalement fin au musellement qu’avaient enduré les Genevois pendant sept années. Les exilés de 1782 sont admis à revenir dans leur patrie, les compagnies bourgeoises sont rétablies et les cercles rouverts. Le Conseil militaire est supprimé tandis que l’accès à la bourgeoisie est plus amplement accordé aux natifs. Enfin, dans un délai de dix ans, le Conseil général sera maître de l’élection des conseillers d’État et des syndics. Encore fallait-il juger de la réaction des puissances garantes de l’édit de 1782...

Les paysans français ?

    J’ai déjà évoqué avec vous l’image d’une France mosaïque, peuplée de mille peuples parlant différentes langues, ayant des cultures et parfois même des religions différentes.

    Les réactions à la nouvelle de la prise de la Bastille et plus tard aux réformes révolutionnaires, furent donc très différentes selon les régions et surtout en fonction de la conscience politique balbutiante de ce grand oublié de l’histoire qu’est toujours le peuple.

    Comprenez bien que certains paysans ne savaient même pas qu’ils étaient français et que la majorité ne parlait ni ne comprenait la langue dite française ! Néanmoins, la souffrance, les humiliations et surtout la faim, étaient bien là et ce peuple, dans son ensemble, était à bout. Dès les premiers jours de la révolution, et même bien avant, le peuple sera manipulé, instrumentalisé. Nous en avons déjà parlé et nous en reparlerons.

    Ce ne sera que progressivement, lentement, que ce peuple prendra conscience de son pouvoir, de sa souveraineté.

L'explication de Lafayette !

    Que s'est-il réellement passé durant ces journées chaudes de juillet 89 ? Lafayette aurait répondu ainsi le 24 juillet 1789 :

"On ne le sait pas on ne le saura jamais, car une main invisible dirige la populace".

M. Le Marquis de Lafayette
(Que l'on connaîtra aussi dorénavant pour son humour)

    La populace est effectivement manipulée. Nous l'avons déjà constaté plusieurs fois. Des fauteurs de troubles agissent, diffusant des rumeurs de ci de là. Mirabeau a déclaré une fois que provoquer une émeute coûtait 25 Louis (propos rapporté par le ministre de l'intérieur, Saint-Priest). Mais je ne suis pas sûr que c'était à cela que pensait Lafayette quand il dit ces mots.

Mauvais esprit du Citoyen Basset

    Si vous avez lu mes articles sur les journées précédentes de juillet 1789, peut-être que certains parmi vous vont se demander s'il ne s'agirait pas plutôt de la main invisible du marché, imaginée par Adam Smith...


Alors la faute à qui ?

    En histoire, comme en beaucoup d’autres domaines, il n’y a jamais de réponses simples. Qui plus est, le mot « faute », implique un jugement de valeur négatif et un historien ne doit pas juger, mais comprendre. 

   (Lire cet article quand vous aurez le temps :"L'histoire, la vérité, le bien le mal et toutes ces sortes de choses très relatives".)

    Mon modeste site est là pour nous aider à prendre conscience du chaos qui régna durant cette période et comment certains réussirent, soit à lui donner du sens, soit à l'utiliser. Comprendre les actes et les gens...


A suivre.