mardi 4 août 2020

Peuple ou populace ?

Article mis à jour le 3 septembre 2023.
Peuple ou populace ?

    Nous nous étions posés ensemble le 28 juillet dernier, la question de l’usage du mot "brigands" pour désigner les foules en colère, plutôt que celui d’émeutiers. Le mot "émeutier" existait déjà au 18ème siècle, sont l’étymologie le reliant à l’ancien participe passé du verbe émouvoir (agir sur le coup d’une émotion).

    Posons-nous aujourd’hui la question de l’usage du mot populace, plutôt que celui de peuple ; "populace" étant un mot péjoratif (insultant) pour désigner le peuple.
    L’idée m’en est venu hier soir à la suite d'un échange courtois avec un visiteur de ma page. Mon interlocuteur, en toute bonne foi j’en suis sûr, opposait à ce qu’il supposait être mon idéalisation de la Révolution française, les horribles violences de la populace et il évoquait Chateaubriand pour appuyer son dire.

    Un mot au passage pour vous assurer que je n’ai plus l’âge d’idéaliser ni rien ni personne. J’ai depuis longtemps perdu mes illusions et cela me donne d’ailleurs plus de liberté pour penser, y compris pour penser contre moi-même et mes éventuels a priori.

Pourquoi ?

    Pourquoi pour le même événement, selon l'auteur et l'époque, désigne-t-on les acteurs, sous le nom de populace, plutôt que celui de peuple ?

    Il était tard et je tapotais péniblement sur le clavier de mon smartphone. Mais parmi mes arguments, j’essayais d’expliquer à mon interlocuteur qu’un peuple accablé par l’ignorance, la superstition et surtout la misère, ne pouvait finalement que ressembler à une « populace ».     De même, si vous prenez un peuple bien policé, mais que vous décidez de le priver d’instruction et que peu à peu vous le poussez dans la misère en lui retirant progressivement ses biens, il suffira d’une génération à peine pour qu’il devienne "une populace".

Chacun voit le monde à sa fenêtre

François René de Chateaubriand
    Chateaubriand écrit bien, c’est certain. Mais dans le monument à son auguste personne qu’il réalise en rédigeant ses mémoires d’outre-tombe, devons-nous prendre tout ce qu’il dit pour paroles d’évangile, sous prétexte que c’est bien écrit ? Ne doutons pas de sa sincérité bien sûr ! Mais comme disait ma grand-mère : « Sincérité n’est pas vérité ».

    Chateaubriand, comme vous et comme moi, voyait le monde au travers de la petite fenêtre de sa personnalité. Il faut regarder par de nombreuses fenêtres, c’est-à-dire de nombreux témoignages, pour avoir une idée un peu plus précise du monde.

    Un bon exemple est celui de son poignant témoignage sur le cortège des assassins de Foullon et Berthier, passant devant les fenêtres de son hôtel. Je vous avais parlé de ce tragique événement le 22 juillet dernier.


Lisons ce passage, extrait du livre V de ses mémoires d’outre-tombe :

« … j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons ; nous entendons crier : « Fermez les portes ! Fermez les portes ! » Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue ; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique : c’étaient les têtes de MM. Foullon et Bertier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : « Brigands ! M’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. »

    Assurément, cette scène est aussi abominable qu’elle est admirablement écrite. La populace, terme qu’il utilisera souvent par la suite, y est représentée avec toute l’horreur qui fait tant frémir les nostalgiques de l’ancien régime.


    Depuis une autre fenêtre, il y eut un autre témoin de cette scène atroce, qui lui aussi en rendit compte par écrit, non-pas dans d’imposants mémoires construits pour la postérité, mais juste dans une lettre à sa jeune épouse. Ce fut François Noël Babeuf.

    Souvenez-vous, je vous en ai parlé le 22 juillet. Voici un extrait de son courrier :

« Les supplices de tout genre, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares, parce qu’ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé. »

    Plutôt que de vouloir "quitter la France pour quelque pays lointain", afin de fuir ces "cannibales", comme l’écrivit le divin Chateaubriand, Babeuf devient un révolutionnaire, dans le but de rendre sa dignité à ce peuple avilit par ses maîtres.

    Ces deux témoignages bien différents (ces deux petites fenêtres humaines), vous montrent la différence qu’il y a, entre proférer des sentences définitives du haut des tours de son château et faire l’effort de comprendre le pourquoi d’un événement pour essayer ensuite d’améliorer les choses.

Un Chateaubriand bien mal placé...

Arthur Young
    Lorsque je vous ai dit plus haut qu’un peuple maintenu dans l’ignorance, la superstition et l’horrible misère ne pouvait ressembler qu’à une populace, je me suis souvenu un passage d’un livre que j’adore. Il s’agit de l’ouvrage dans lequel l’agronome anglais Arthur Young rendit compte de ses trois voyages en France en 1787, 1788 et 1789. Je vous en conseille très vivement sa lecture. Vous y découvrirez une France du 18ème siècle, bien différente des tableaux champêtres idylliques représentés sur les tapisseries d’Aubusson ou les toiles de Jouy.

    Le 1 er septembre 1788, Arthur Young fit cette description saisissante de Combourg et de son château, celui de notre cher Châteaubriand :

« Combourg. Le pays a un aspect sauvage ; la culture n’est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de Combourg est une des plus ignoblement sales que l’on puisse voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c’est plutôt un obstacle aux passants qu’un secours. Il y a cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s’arrangent d’un séjour au milieu de tant de misère et de saleté ? Au-dessous de ce hideux tas d’ordures se trouve un beau lac entouré de hais bien boisées. »

    Lisez l'article que je lui ai consacré : Les voyages en France d'Arthur Young, à lire absolument."

    Vous voudrez bien convenir avec moi que le domaine de notre immortel écrivain, n’était pas bien reluisant…

Le château de Combourg, si bien décrit par notre ami Arthur Young

Encore une petite question.

    Une dernière question mérite selon moi d’être encore abordée, pour clore momentanément ce sujet (car nous y reviendront, bien sûr).

    Un peuple inculte, sale et affamé est-il obligatoirement méprisable ? Comme dit plus haut, je vous répondrai que cela dépend de la sensibilité, certains diraient du cœur, de celui ou celle qui observe ce peuple. Voilà pourquoi, afin de conclure cet article, je vous donne à lire cette description qu’Arthur Young fit d’une pauvresse qu’il rencontra sur un chemin de Champagne le 12 juillet 1789, alors qu’il cheminait vers Metz :

« En montant une côte à pied pour ma jument, je fus rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du temps ; je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari n’avait qu’un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval : cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 livres) de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards d’avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et autres impôts.
    Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était tout employé à la soupe. — Mais pourquoi, au lieu d’un cheval, ne pas nourrir une seconde vache ? — Oh ! Son mari ne pourrait pas rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les ânes ne sont pas d’un usage commun dans le pays.
    On disait, à présent, qu’il y avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les malheureux de sa classe ; mais elle ne savait ni qui ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits nous écrasent…
    Même d’assez près on lui eût donné de 60 à 70 ans, tant elle était courbée et tant sa figure était ridée et endurcie par le travail ; elle me dit n’en avoir que 28.
    Un Anglais qui n’a pas quitté son pays ne peut se figurer l’apparence de la majeure partie des paysannes en France : elle annonce, à première vue, un travail dur et pénible ; je les crois plus laborieuses que les hommes, et la fatigue plus douloureuse encore de donner au monde une nouvelle génération d’esclaves venant s’y joindre, elles perdent, toute régularité de traits et tout caractère féminin.
    A quoi attribuerons-nous cette différence entre la basse classe des deux royaumes ? Au gouvernement. »

    Après avoir lu cela, je me suis soutenu de l'introduction de l'un des chapitres du livre "Les origines de la France contemporaine", écrit par l'historien Hippolyte Taine. Lisez... 

La Bruyère écrivait juste un siècle avant 1789 : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » — Ils en manquent pendant les vingt-cinq années suivantes, et meurent par troupeau (…) 


Depuis ma petite fenêtre...

    J’espère de tout mon cœur, que mes modestes articles vous aident à voir autrement la Révolution française, voire le temps présent, et ce, même si c’est au travers de ma petite fenêtre.

Merci de m'avoir lu...

Bertrand Tièche


"La famille pauvre" par Jean-Baptiste Greuze, en 1789.

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Je vous remercie pour ce commentaire.
Bien cordialement
Bertrand