Article mis à jour le 3 septembre 2023. |
Peuple ou populace ? |
François René de Chateaubriand |
Chateaubriand, comme vous et comme moi, voyait le monde au
travers de la petite fenêtre de sa personnalité. Il faut regarder par de
nombreuses fenêtres, c’est-à-dire de nombreux témoignages, pour avoir une idée
un peu plus précise du monde.
« … j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons ; nous entendons crier : « Fermez les portes ! Fermez les portes ! » Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue ; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique : c’étaient les têtes de MM. Foullon et Bertier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : « Brigands ! M’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit. »
« Les supplices de tout genre, l’écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres, au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares, parce qu’ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu’ils ont semé. »
Ces deux témoignages bien différents (ces deux petites
fenêtres humaines), vous montrent la différence qu’il y a, entre proférer des sentences
définitives du haut des tours de son château et faire l’effort de comprendre le
pourquoi d’un événement pour essayer ensuite d’améliorer les choses.
Arthur Young |
« Combourg. Le pays a un aspect sauvage ; la culture n’est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de Combourg est une des plus ignoblement sales que l’on puisse voir. Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c’est plutôt un obstacle aux passants qu’un secours. Il y a cependant un château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand, le propriétaire, dont les nerfs s’arrangent d’un séjour au milieu de tant de misère et de saleté ? Au-dessous de ce hideux tas d’ordures se trouve un beau lac entouré de hais bien boisées. »
Le château de Combourg, si bien décrit par notre ami Arthur Young |
Une dernière question mérite selon moi d’être encore abordée, pour clore momentanément ce sujet (car nous y reviendront, bien sûr).
Un peuple inculte, sale et affamé est-il obligatoirement méprisable ? Comme dit plus haut, je vous répondrai que cela dépend de la sensibilité, certains diraient du cœur, de celui ou celle qui observe ce peuple. Voilà pourquoi, afin de conclure cet article, je vous donne à lire cette description qu’Arthur Young fit d’une pauvresse qu’il rencontra sur un chemin de Champagne le 12 juillet 1789, alors qu’il cheminait vers Metz :
« En montant une côte à pied pour ma jument, je fus rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du temps ; je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari n’avait qu’un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval : cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 livres) de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards d’avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et autres impôts.
Elle avait sept enfants, et le lait de la vache était tout employé à la soupe. — Mais pourquoi, au lieu d’un cheval, ne pas nourrir une seconde vache ? — Oh ! Son mari ne pourrait pas rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les ânes ne sont pas d’un usage commun dans le pays.
On disait, à présent, qu’il y avait des riches qui voulaient faire quelque chose pour les malheureux de sa classe ; mais elle ne savait ni qui ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les tailles et les droits nous écrasent…
Même d’assez près on lui eût donné de 60 à 70 ans, tant elle était courbée et tant sa figure était ridée et endurcie par le travail ; elle me dit n’en avoir que 28.
Un Anglais qui n’a pas quitté son pays ne peut se figurer l’apparence de la majeure partie des paysannes en France : elle annonce, à première vue, un travail dur et pénible ; je les crois plus laborieuses que les hommes, et la fatigue plus douloureuse encore de donner au monde une nouvelle génération d’esclaves venant s’y joindre, elles perdent, toute régularité de traits et tout caractère féminin.
A quoi attribuerons-nous cette différence entre la basse classe des deux royaumes ? Au gouvernement. »
Après avoir lu cela, je me suis soutenu de l'introduction de l'un des chapitres du livre "Les origines de la France contemporaine", écrit par l'historien Hippolyte Taine. Lisez...
La Bruyère écrivait juste un siècle avant 1789 : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et remuent avec une opiniâtreté invincible. Ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines. Ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » — Ils en manquent pendant les vingt-cinq années suivantes, et meurent par troupeau (…)
"La famille pauvre" par Jean-Baptiste Greuze, en 1789. |
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Bien cordialement
Bertrand