dimanche 23 août 2020

23 Août 1789, l'Assemblée nationale proclame la liberté des opinions religieuses.

 

    Il y a 232 ans, le 23 Août 1789, l'Assemblée nationale proclamait la liberté des opinions religieuses, qui allait constituer l'article 10 de la future Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

    La veille Mirabeau s'était brillamment illustré en tenant un discours en faveur de la liberté des cultes (Page 473). L'Assemblée n'accorda ce jour-là que la tolérance civile des religions dissidentes, et non la pleine liberté et égalité des religions, mais c'était déjà une grande avancée (suffisante pour faire tomber en pamoisons nombre de bigots)

    Mirabeau fera de nouveau un beau discours magnifique, mais il n'obtiendra pas ce qu'il demandait. Dans son journal personnel il protestera vivement contre une conception aussi restrictive.

    Le temps n'était pourtant plus aux sanglantes guerres de religions qui avait dévasté et appauvri le pays. Il y avait quelques Protestants au sein de l'Assemblée et cette religion était devenue plus "tolérée", parce qu'elle bénéficiait de l'aura des églises américaines et par la même du prestige de cette nouvelle nation qui impressionnait tant les Français.

Petit Rappel

Rabaud Saint-Etienne
Malesherbes

    Depuis l'édit de Versailles du 7 novembre 1787 sur les non-catholiques, les protestants et (sauf exception locale) les juifs, accédaient à l’état civil grâce à Malesherbes et à Rabaut Saint-Étienne. (Cet édit fut enregistré au Parlement le 29 Janvier 1788).

    Le 29 décembre 1788, Malesherbes avait présenté son rapport sur la question juive réalisé avec l’aide de l’intendant de Guyenne Dupré Saint-Maur et par le Juif de Bordeaux Moïse de Samuel Gradis. Une commission de huit Juifs de France y avait exposé ses désirs sociaux et professionnels.

    Mais Rabaud Saint-Etienne, lui-même Protestant va revenir sur cet édit, lors de son intervention de ce jour et il évoquera également l'injustice faite aux Juifs qu'il désigne sous le nom de "Peuple venu d'Asie".

    Il faudra attendre le 28 janvier 1790 pour que l'Assemblée accorde leurs droits de citoyens actifs aux Juifs Séfarades du Midi de la France, le 27 décembre 1791 pour que l'Assemblée reconnaisse la citoyenneté aux Juifs de l'Est de la France et le 20 septembre 1792, pour que l'Assemblée législative, avant de se séparer, laïcise l'Etat civil, reconnaisse l'égalité civile des hommes et des femmes, institue le mariage républicain et le divorce.

Mais entre ce 23 Août 1789, et le 20 septembre 1792, il se sera passé tant de choses…

    Concernant l'Islam, hormis quelques commerçants ou esclaves à Marseille et Toulon, il n'y avait quasiment pas de Musulmans en France. L'Islam fut cependant un objet important de discussion à l'époque des lumières. Dans ses débats pour défendre la tolérance, Voltaire opposait souvent "L'intolérance catholique" à la "Tolérance islamique". Etonnant, non ?

    Si vous souhaitez en savoir plus sur le sujet, je vous propose la lecture de cet article de Faruk Bilici : " L’Islam en France sous l’Ancien Régime et la Révolution : attraction et répulsion "

Entrons à présent au sein de la prestigieuse Assemblée nationale. 

    Ecoutons le tonitruant Mirabeau qui entame le débat, mais le moment le plus intéressant, selon moi, sera celui de l'intervention de Rabaud Saint-Etienne.

Source du texte ci-dessous : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1875_num_8_1_4888_t2_0476_0000_3

M. le vicomte de Mirabeau :

Voudriez-vous donc, en permettant les cultes, faire une religion de circonstance ? Chacun choisira une religion analogue à ses passions. La religion turque de¬ viendra celle des jeunes gens ; la religion juive, celle des usuriers ; la religion de Brahma, peut-être celle des femmes.

L'on vous a dit, Messieurs, que l'homme n'apportait pas la religion en société. Certes, un tel système est bien étrange. Quel est le sentiment de tout homme qui contemple la nature, qui élève ses regards jusqu'aux cieux, et qui, par un retour sur lui-même, médite sur son existence ? Quel est le premier sentiment de celui qui rencontre dans la solitude son semblable ? N'est-ce pas de tomber à genoux ensemble, et d'offrir au Créateur le tribut de leurs hommages ? ..... Je n'avais pas imaginé que je pourrais devenir un jour l'apôtre de la religion que je professe ; je ne me croyais pas réservé à des discussions théologiques ; je me contentais d'adorer et de croire. J'appuie donc la première partie de la motion de M. de Castellane, qui est ainsi conçue :

« Nul homme ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, ni troublé dans l'exercice de son culte. »

M. de Clermont-Lodève :

Il paraît que les différents avis tendent à renvoyer la discussion des articles 16 et 17 à la Constitution. Moi je pense Je contraire : l'on parle d'une déclaration des droits ; j'avais cru que c'était dans cet acte que l'on devrait appeler tout ce qui sert à les garantir.

Dans toutes les déclarations qui vous ont été présentées, on a traité des lois qui assurent l'exercice des droits ; on a appelé la force qui -les protège ; or, comment peut-on oublier un moment cette garantie si sacrée, si solennelle de la religion ?

Dans cette Assemblée où chaque député cherche à mettre à l'abri de toute violation les droits de ses commettants ; lorsque l'on se munit de toute part contre les atteintes qu'y pourrait porter le pouvoir exécutif, comment n'y oppose-t-on pas la barrière la plus insurmontable, celle 'de la religion ? Le pouvoir exécutif n'est pas à craindre ; mais ce sont les passions ; mais c'est l'avidité des hommes qui sans cesse attaque, bouleverse et envahit les propriétés.

En vain répondra-t-on que la loi est une garantie entre tous les citoyens ; mais ces lois ne sont-elles pas souvent impuissantes ? N'en sait-on pas abuser pour opprimer l'impéritie ou la faiblesse ? La loi ne punit que les délits, et les délits prouvés. La morale seule réprime les désirs attentatoires aux droits d'autrui. Les hommes, qui ne sont réunis en société que pour maintenir l'égalité des droits au milieu de l'inégalité des moyens, sont liés par un nœud indissoluble, celui de la religion.

Les métropoles éloignées de leurs provinces sont plus unies par les mêmes fêtes, les mêmes habitudes, que par l'intérêt du commerce. La religion, voilà la vraie garantie des lois ; sans elle je ne serai jamais assez garanti contre la perfidie. Qui garantira ma vie contre les embûches, mon honneur contre la calomnie ?.... Sans la religion, tous les rapports de la société sont séparés ; sans elle, à peine suis-je le maître de ma personne. L'on en viendra à ce point que chacun pourra répéter ce que J.-J. Rousseau se disait à lui-même : Par quelle raison, étant moi., dois-je régler ma conduite ? En un mot, sans religion, il est inutile de faire des lois, des règlements, il ne reste plus qu'à vivre au hasard.

M. de Talleyrand-Périgord, évêque d'Autun :

Les articles 16 et 17 doivent-ils trouver place dans la déclaration des droits ? Dans la dernière séance, ils ont été réunis, puis ensuite séparés.

Je pense que c'est précisément en les divisant que l'on peut mieux raisonner sur leurs disconvenances.

Si on les admettait, il faudrait au moins suppléer à leur insuffisance. L'article 16 porte : «La loi ne pouvant atteindre les délits secrets, c'est à la religion et à la morale à la suppléer. Il est donc essentiel que l'une et l'autre soient respectées. »

La religion ..... Mais quelle religion ? S'agit-il de toute religion ? mais cela n'est pas exact.

La religion et la morale respectées ..... Ce n'est là qu'une conséquence ; il faut le principe. Elles doivent être l'une et l'autre enseignées ; on doit les promulguer, les graver dans tous les cœurs.

L'article 17 porte : « Le maintien de la religion exige un culte public. Le respect pour le culte public est donc indispensable... Sans doute cela-est vrai ; mais il n'y a aucuns rapports entre la conséquence et les délits secrets ; le culte ne les prévient pas. Le culte est un hommage extérieur rendu au créateur ; or, le premier principe, c'est la religion ; la conséquence est le culte ; et la loi à faire, c'est quel sera ce culte. C'est pour l'examen de ces trois vérités que je me décide dans la question actuelle. Chaque article d'une déclaration des droits doit commencer par ces mots : Tout homme vivant dans cette société a le droit de ..... etc.

Certes l'article du culte de la religion ne peut commencer ainsi. Il faut donc trouver une autre place, et cette place est dans la Constitution.

C'est là que sera prononcé le mot sacré et saint de religion catholique ; c'est là que l'on apprendra ce que c'est que le culte. Il n'est pas temps encore de délibérer.

M. le Président, après quelques débats sur ce point, demande si l'Assemblée veut qu'ils cessent ou qu'ils soient prolongés ; l'Assemblée ordonne que les débats cesseront.

En conséquence, M. le président propose de décider si on délibérera quant à présent sur les articles 16 et 17.

Il est arrêté qu'on s'en occupera en travaillant à la Constitution.

L'article 18 du projet de déclaration des droits de l'homme devient l'objet de la discussion.

M. de Castellane renouvelle sa motion pour qu'il soit rédigé en ces termes :

Nul homme ne doit être inquiété pour ses opinions religieuses, ni troublé dans l'exercice de son culte.

M. le comte Mirabeau. J'ai eu l'honneur de vous soumettre hier quelques réflexions qui tendaient à démontrer que la religion est un devoir, et non pas un droit, et que la seule chose qui appartenait à la déclaration dont nous sommes occupés, c'était de prononcer hautement la liberté religieuse.

On n'a presque rien opposé à la motion de M. le comte de Castellane ; et que peut-on objecter contre un axiome si évident, que le contraire est une absurdité !

On nous dit que le culte est un objet de police extérieure ; qu'en conséquence il appartient à la société de le régler, de permettre L'un et de défendre l'autre.

Je demande à ceux qui soutiennent que le culte est un objet de police, s'ils parlent comme catholiques ou comme législateurs ? S'ils font cette difficulté comme catholiques, ils conviennent que le culte est un objet de règlement, que c'est une chose purement civile ; mais si elle est civile, c'est une institution humaine ; si c'est une institution humaine, elle est faillible. Les hommes peuvent la changer ; d'où il suit, selon eux, que le culte catholique n'est pas d'institution divine, et selon moi, qu'ils ne sont pas catholiques. S'ils font la difficulté comme législateurs, comme hommes d'Etat, j'ai le droit de leur parler comme à des hommes d'Etat ; et je leur dis d'abord qu'il n'est pas vrai que le culte soit une chose de police, quoique Néron et Domitien l'aient dit ainsi pour interdire celui des chrétiens.

Le culte consiste en prières, en hymnes, en discours, en divers actes d'adoration rendus à Dieu par des hommes qui s'assemblent en commun ; et il est tout à fait absurde de dire que l'inspecteur de police ait le droit de dresser les oremus et les litanies.

Ce qui est de la police, c'est d'empêcher que personne ne trouble l'ordre et la tranquillité publique. Voilà pourquoi elle veille dans vos rues, dans vos places, autour de vos maisons, autour .de vos temples ; mais elle ne se mêle point de régler ce que vous y faites : tout son pouvoir consiste à empêcher que ce que vous y faites ne nuise à vos concitoyens.

Je trouve donc absurde encore de prétendre que, pour prévenir le désordre qui pourrait naître de vos actions, il faut défendre vos actions : ; assurément cela est très-expéditif ; mais il m'est permis de douter que personne ait ce droit. Il nous est permis à tous de former des assemblées, des cercles, des clubs, des loges de francs-maçons, des sociétés de toute espèce. Le soin de la police est d'empêcher que ces assemblées ne troublent l'ordre public ; mais certes on ne peut imaginer qu'afin que ces assemblées ne troublent pas l'ordre public, il faille les défendre.

Veiller à ce qu'aucun culte, pas même le vôtre, ne trouble l'ordre public, voilà votre devoir ; mais vous ne pouvez pas aller plus loin.

On vous parle sans cesse d'un culte dominant : dominant ! Messieurs, je n'entends pas ce mot, et j'ai besoin qu'on me le définisse.

Est-ce un culte oppresseur que l'on veut dire ? Mais vous avez banni ce mot ; et des hommes qui ont assuré le droit de liberté ne revendiquent pas celui d'oppression. Est-ce le culte du prince que l'on veut dire ? Mais le prince n'a pas le droit de dominer sur les consciences, ni de régler les opinions. Est-ce le culte du plus grand nombre ? Mais le culte est une opinion ; tel ou tel culte est le résultat de telle ou telle opinion. Or les opinions ne se forment pas par le résultat des suffrages : votre pensée est à vous ; elle est indépendante, vous pouvez l'engager.

Enfin, une opinion qui serait celle du plus grand nombre n’a pas le droit de dominer. C’est un mot tyrannique qui doit être banni de notre législation ; car si vous l’y mettez dans un cas, vous pouvez l’y mettre dans tous : vous aurez donc un culte dominant, une philosophie dominante, des systèmes dominants. Rien ne doit dominer que la justice, il n’y a de dominant que le droit de chacun, tout le reste y est soumis. Or c’est un droit évident, et déjà consacré par vous, de faire tout ce qui ne peut nuire à autrui.

M. de Castellane. La plus grande partie des opinions a paru respecter la première partie de mon arrêté ; je ne m’étendrai donc que sur la seconde.

Nous avons à parler des droits des hommes. La liberté des opinions en est un certainement. C’est dans le même cas que vous avez dit, sans être arrivés à la législation, que nul ne peut être arrêté sans être accusé. C’est en conséquence de ce principe, qu’avant d’être arrivés à l’époque de la Constitution, où nous fixerons le culte, que nul homme ne peut être inquiété dans ses opinions religieuses, ni troublé dans l’exercice de son culte. Je suis encore parti d’un principe plus sacré, celui que nous lisons dans tous les livres de morale : ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fît.

Que l’on ne nous objecte pas que la diversité des cultes a occasionné les guerres de religion. Ces guerres, on ne les doit pas à la loi que je défends, mais à l’ambition des chefs qui ont profité du fanatisme et de l’ignorance des peuples, pour ensanglanter la terre.

Je répondrai encore à celui qui a objecté le désordre qui résulterait de la tolérance des religions, que chacun adoptera celle qui est analogue à ses passions.

Mais croit-on que ceux qui sont inviolablement attachés à notre sainte religion puissent se déterminer par là à l’abjurer ?

Croit-on encore que ceux qui n’y tiennent que faiblement se donneront la peine d’en changer et de se soumettre à tous les rites fatigants de la religion musulmane ?

On n’a pas le droit d’interdire un culte. La vérité est que nul homme ne peut être inquiété dans ses opinions religieuses et ne peut être troublé dans l’exercice de sa religion. Si ce n’est pas là la vérité, le contraire doit donc l’être : or, je doute que l’on puisse le placer dans votre déclaration.

Empêcher un homme d’offrir le tribut de sa reconnaissance à la divinité, c’est tyranniser les consciences, c’est violer les droits les plus sacrés d’homme et de citoyen.

— Ici, la discussion est interrompue. On fait deux motions différentes : l’une, d’admettre l’arrêté de M. de Castellane, en en retranchant la seconde partie ; l’autre, de M. l’archevêque de Paris, de décider qu’il n’y a lieu à délibérer.

On allait discuter, lorsque M. de Castellane retire la seconde partie de sa motion ; et elle réunit tous les suffrages.

L’article 18 du sixième bureau est rejeté, et l’on met en discussion l’article suivant :

«Nul homme ne peut être inquiété dans ses opinions religieuses. »

M. Rabaud de Saint-Etienne (1).

(1) Le discours de M. Rabaud de Saint-Etienne est incomplet au Moniteur.

 Messieurs, puisque l'Assemblée a décidé que le préopinant était dans la question, il m'est permis de le réfuter, et de relever les principes dangereux qu'il a exposés.

Il a bien voulu convenir qu'on n'a aucun droit à pénétrer dans les pensées intimes des hommes ; et certes il n'a pas énoncé une vérité bien remarquable et bien profonde : car il n'est jamais venu à l'esprit d'aucun tyran d'entrer dans le secret des pensées ; et l'esclave le plus esclave conserve très-certainement la liberté que le préopinant daigne accorder à des hommes libres.

Il a ajouté que la manifestation des pensées pouvait être une chose infiniment dangereuse, qu'il était nécessaire de la surveiller, et que la loi devait s'occuper d'empêcher que chacun put manifester trop librement ses pensées ; que c'était ainsi que s'établissaient les religions nouvelles ; il n'y manquait que de nommer sur-le-champ un tribunal chargé de ces fonctions de surveillance.

Or, je dis à mon tour que cette opinion ainsi énoncée serait propre à nous jeter de nouveau sous le despotisme de l'inquisition, si l'opinion publique, que le préopinant a invoquée, ne condamnait hautement la sienne.

Ce langage est celui qu'ont toujours tenu les intolérants, et l'inquisition n'a pas eu d'autres maximes. Elle a toujours dit, dans son langage doucereux et ménagé, que sans doute il ne faut point attaquer les pensées, que chacun est libre dans ses opinions, pourvu qu'il ne les manifeste pas ; mais que cette manifestation pouvant troubler l'ordre public, la loi doit la surveiller avec une attention scrupuleuse ; et à la faveur de ces principes, les intolérants se sont fait accorder cette puissance d'inspection, qui, durant tant de siècles, a soumis et enchaîné la pensée.

Mais avec une telle maxime, Messieurs, il n'y aurait point de chrétiens. Le christianisme n'existerait pas, si les païens, fidèles à ces maximes qui, à la vérité, ne leur furent pas inconnues, avaient surveillé avec soin la manifestation des opinions nouvelles, et continué de déclarer qu'elles troublaient l'ordre public.

L'honneur que je partage avec vous, Messieurs, d'être député de la nation et membre de cette auguste Assemblée, me donne le droit de parler à mon tour, et de dire mon avis sur la question qui vous occupe.

Je ne cherche pas à me défendre de la défaveur que je pourrais jeter sur cette cause importante, parce que j'ai intérêt à la soutenir ; et je ne crois pas que personne doive être suspecté dans la défense de ses droits, parce que ce sont ses droits. Si le malheureux esclave du Mont Jura se présentait devant cette auguste Assemblée, ce ne serait pas la défaveur ni le préjugé qu'il y ferait naître ; il vous inspirerait, Messieurs, le plus grand intérêt. D'ailleurs je remplis une mission sacrée, j'obéis à mon cahier, j'obéis à mes commettants. C'est une sénéchaussée de trois cent soixante mille habitants, dont plus de cent vingt mille sont protestants, qui a chargé ses députés de solliciter auprès de vous le complément de l'édit de novembre 1787. Une autre sénéchaussée du Languedoc, quelques autres bailliages du royaume ont exposé le même vœu, et vous demandent pour les non-catholiques la liberté de leur culte (2).

(2) Ici une foule de députés se sont écriés que leurs cahiers portaient le même vœu. Tous, tous, se sont écriés plusieurs autres.

C’est sur vos principes que je me fonde, Messieurs, pour vous demander de déclarer dans un article, que tout citoyen est libre dans ses opinions, qu'il a le droit de professer librement son culte, et qu'il ne doit point être inquiété pour sa religion.

Vos principes sont que la liberté est un bien commun, et que tous les citoyens y ont un droit égal. La liberté doit donc appartenir à tous les Français également et de la même manière. Tous y ont droit, ou nul ne l’a : celui qui la distribue inégalement ne la connaît pas ; celui qui attaque, en quoi que ce soit, la liberté des autres, attaque la sienne propre, et mérite de la perdre à son tour, indigne d’un présent dont il ne connaît pas tout le prix.

Vos principes sont que la liberté de la pensée et des opinions est un droit inaliénable et imprescriptible. Cette liberté, Messieurs, est la plus sacrée de toutes ; elle échappe à l’empire des hommes, elle se réfugie au fond de la conscience comme dans un sanctuaire inviolable où nul mortel n’a le droit de pénétrer : elle est la seule que les hommes n’aient pas soumise aux lois de j’association commune : la contraindre est une injustice, l’attaquer est un sacrilège.

Je me réserve de répondre aux arguments que l’on pourrait faire pour dire que ce n’est point attaquer la conscience des dissidents, que de leur défendre de professer leur culte ; et j’espère de prouver que c’est une souveraine injustice, que c’est attaquer leur conscience et la violer, que c’est être intolérant, persécuteur et injuste, que c’est faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait.

Mais ayant l’honneur de vous parler, Messieurs, pour vous prier de faire entrer dans la déclaration des droits un principe certain et bien énoncé, sur lequel vous puissiez établir un jour des lois justes au sujet des non-catholiques, je dois vous parler d’abord de leur situation en France.

Les non-catholiques (quelques-uns de vous, Messieurs, l’ignorent peut-être) n’ont reçu de l’édit de novembre 1787, que ce qu'on n'a pu leur refuser. Oui, ce qu’on n’a pu leur refuser ; je ne le répète pas sans quelque honte'; mais ce n’est point une inculpation gratuite, ce sont les propres termes de l’édit. Cette loi, plus célèbre que juste, fixe les formes d’enregistrer leurs naissances, leurs mariages et leurs morts ; elle leur permet en conséquence de jouir des effets civils et d’exercer leurs professions... et c’est tout.

C’est ainsi, Messieurs, qu’en France, au dix-huitième siècle, on a gardé la maxime des temps barbares, de diviser une nation en une caste favorisée et une caste disgraciée ; qu’on a regardé comme un des progrès de la législation qu’il fût permis à des Français, proscrits depuis cent ans, d’exercer leurs professions, c’est-à-dire de vivre, et que leurs enfants ne fussent plus illégitimes. Encore les formes auxquelles la loi les a soumis sont-elles accompagnées de gênes et d’entraves ; et l’exécution de cette loi de grâce a porté la douleur et le désordre dans les provinces où il existe des protestants. C’est un objet sur lequel je me propose de réclamer, lorsque vous serez parvenus à l’article des lois. Cependant, Messieurs, telle est la différence qui existe entre les Français et les Français ; cependant les protestants sont privés de plusieurs avantages de la société : cette croix, prix honorable du courage et des services rendus à la patrie, il leur est défendu de la recevoir ; car, pour des hommes d’honneur, pour des Français, c’est être privé du prix de l’honneur que de l'acheter par l'hypocrisie. Enfin, Messieurs, pour comble d'humiliation et d'outrage, proscrits dans leurs pensées, coupables dans leurs opinions, ils sont privés de la liberté de professer leur culte. Les lois pénales (et quelles lois que celles qui sont posées sur ce principe, que l'erreur est un crime) ! les lois pénales contre leur culte n'ont point été abolies : en plusieurs provinces ils sont réduits à le célébrer dans les déserts, exposés à toute l'intempérie des saisons, à se dérober comme des criminels à la tyrannie de la loi, ou plutôt à rendre la loi ridicule par son injustice, en l'éludant, en la violant chaque jour.

Ainsi, Messieurs, les protestants font tout pour la patrie ; et la patrie les traite avec ingratitude : ils la servent en citoyens ; ils en sont traités en proscrits : ils la servent en hommes que vous avez rendus libres ; ils en sont traités en esclaves. Mais il existe enfin une nation française, et c'est à elle que j'en appelle, en faveur de deux millions de citoyens utiles, qui réclament aujourd'hui leur droit de Français. Je ne lui fais pas l'injustice de penser qu'elle puisse prononcer le mot d'intolérance ; il est banni de notre langue, ou il n'y subsistera que comme un de ces mots barbares et surannés dont on ne se sert plus, parce que l'idée qu'il représente est anéantie. Mais, Messieurs, ce n'est pas même la tolérance que je réclame ; c'est la liberté. La tolérance ! Le support ! Le pardon ! La clémence ! Idées souverainement injustes envers les dissidents, tant qu'il sera vrai que la différence de religion, que la différence d'opinion n'est pas un crime. La tolérance ! Je demande qu'il soit proscrit à son tour ; et il le sera, ce mot injuste, qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l'éducation ont amenés à penser d'une autre manière que nous. L'erreur, Messieurs, n'est point un crime : celui qui la professe, la prend pour la vérité ; elle est la vérité pour lui obligé de la professer, et nul homme, nulle société n'a le droit de le lui défendre.

Eh ! Messieurs, dans ce partage d'erreurs et de vérités que les hommes se distribuent, ou se transmettent, ou se disputent, quel est celui qui oserait assurer qu'il ne s'est jamais trompé, que la vérité est constamment chez lui, et l'erreur constamment chez les autres ?

Je demande donc, Messieurs, pour les protestants français, pour tous les non-catholiques du royaume, ce que vous demandez pour vous : la liberté, l'égalité de droits. Je le demande pour ce peuple arraché de l'Asie, toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de dix-huit siècles, qui prendrait nos mœurs et nos usages, si, par nos lois, il était incorporé avec nous, et auquel nous ne devons point reprocher sa morale, parce qu'elle est le fruit de notre barbarie et de l'humiliation à laquelle nous l'avons injustement condamné.

Je demande, Messieurs, tout ce que vous demandez pour vous : que tous les non-catholiques français soient assimilés en tout et sans réserve aucune à tous les autres citoyens, parce qu'ils sont citoyens aussi, et que la loi, et que la liberté, toujours impartiales, ne distribuent point inégalement les actes rigoureux de leur exacte justice.

Et qui de vous, Messieurs, permettez-moi de vous le demander ; qui de vous oserait, qui voudrait, qui mériterait de jouir de la liberté, s'il voyait deux millions de citoyens contraster, leur servitude, avec le faste imposteur d'une liberté qui ne serait plus, parce qu’elle serait inégalement répartie ? Qu’auriez-vous à leur dire, s’ils vous reprochaient que vous tenez leur âme dans les fers, tandis que vous vous réservez la liberté ? Et que ferait, je vous prie, cette aristocratie d’opinions, cette féodalité de pensées, qui réduiraient à un honteux servage deux millions de citoyens, parce qu’ils adorent votre Dieu d’une autre manière que vous ?

Je demande pour tous les non-catholiques ce que vous demandez pour vous : Légalité des droits, la liberté ; la liberté de leur religion, la liberté de leur culte, la liberté de le célébrer dans des maisons consacrées à cet objet, la certitude de n’être pas plus troublés dans leur religion que vous ne l’êtes dans la vôtre, et l’assurance parfaite d’être protégés comme vous, autant que vous, et de la même manière que vous, par la commune loi.

Ne permettez-pas, Messieurs, . ... nation généreuse et libre, ne le souffrez point, que l’on vous cite l’exemple de ces nations encore intolérantes qui proscrivent votre culte chez elles. Vous n’êtes pas faits pour recevoir l’exemple, mais pour le donner ; et de ce qu’il est des peuples injustes, il ne s’ensuit pas que vous deviez l’être. L’Europe, qui aspire à la liberté, attend de vous de grandes leçons, et vous êtes dignes de les lui donner. Que ce code que vous allez former soit le modèle de tous les autres, et qu’il n‘y reste aucune tache. Mais si les exemples peuvent être cités, imitez, Messieurs, celui de ces généreux Américains qui ont mis à la tête de leur code civil la maxime sacrée de la liberté universelle des religions ; de ces Pennsylvaniens, qui ont déclaré que tous ceux qui adorent un Dieu, de quelque manière qu’ils l’adorent, doivent jouir de tous les droits de citoyen ; de ces doux et sages habitants de Philadelphie, qui voient tous les cultes établis chez eux, et vingt temples divers, et qui doivent peut-être à cette connaissance profonde de la liberté la liberté qu’ils ont conquise.

Enfin, Messieurs, je reviens à mes principes, ou plutôt à vos principes ;car ils sont à vous : vous les avez conquis par votre courage, et vous les avez consacrés à la face du monde, eu déclarant que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux.

Les droits de tous les Français sont les mêmes, tous les Français sont égaux en droits.

Je ne vois donc aucune raison pour qu’une partie des citoyens dise à l’autre : je serai libre, mais vous ne le serez pas.

Je ne vois aucune raison pour qu’une partie des Français dise à l’autre : vos droits et les nôtres sont inégaux ; nous sommes libres dans notre conscience, mais vous ne pouvez pas l’être dans la vôtre, parce que nous ne le voulons pas.

Je ne vois aucune raison pour que la patrie opprimée ne puisse lui répondre : Peut-être ne parleriez-vous pas ainsi, si vous étiez le plus petit nombre ; votre volonté exclusive n’est que la loi du plus fort, et je ne suis point tenu d’y obéir. Cette loi du plus fort pouvait exister sous l’empire despotique d’un seul, dont la volonté faisait l’unique loi: elle ne peut exister sous un peuple libre, et qui respecte les droits de chacun.

Non plus que vous, Messieurs, je ne sais ce que c’est qu’un droit exclusif ;je ne puis reconnaître un privilège exclusif en quoi que ce soit ; mais le privilège exclusif en fait d’opinions et de culte me paraît le comble de l’injustice. Vous ne pouvez pas avoir un seul droit que je ne l'aie ; si vous l’exercez, je dois l’exercer ; si vous êtes libres, je dois être libre ; si vous pouvez professer votre culte, je dois pouvoir professer le mien ; si vous ne devez pas être inquiétés, je ne dois pas être inquiété ; et si, malgré l'évidence de ces principes, vous nous défendiez de professer notre culte commun, sous prétexte que vous êtes beaucoup et que nous sommes peu, ce ne serait que la loi du plus fort, ce serait une souveraine injustice, et vous pécheriez contre vos propres principes.

Vous ne vous exposerez donc pas, Messieurs, au reproche de vous être contredits dès les premiers moments de votre législature sacrée ; d'avoir déclaré, il y a quelques jours, que les hommes sont égaux en droits, et de déclarer aujourd'hui qu'ils sont inégaux en droits ; d'avoir déclaré qu'ils sont libres de faire tout ce qui ne peut nuire à autrui, et de déclarer aujourd'hui que deux millions de vos concitoyens ne sont pas libres de célébrer un culte qui ne fait aucun tort à autrui.

Vous êtes trop sages, Messieurs, pour faire de la religion un objet d'amour-propre, et pour substituer à l'intolérance d'orgueil et de domination, qui, durant près de quinze siècles, a fait couler des torrents de sang, une intolérance de vanité. Vous ne serez pas "surpris de ce qu'il est des hommes qui pensent autrement que vous, qui adorent Dieu d'une autre manière que vous ; et vous ne regarderez pas la diversité des pensées comme un tort qui vous est fait. Instruits par la longue et sanglante expérience des siècles, instruits par les fautes de vos pères et par leurs malheurs mérités, vous direz sans doute : il est temps de déposer ce glaive féroce qui dégoutte encore du sang de nos concitoyens ; il est temps de leur rendre des droits trop longtemps méconnus ; il est temps de briser les barrières injustes qui les séparaient de nous, et de leur faire aimer une patrie qui les proscrivait et les chassait de son sein.

Vous êtes trop sages, Messieurs, pour penser qu'il vous était réservé de faire ce que n'ont pu les hommes qui ont existé pendant six mille ans, de réduire tous les hommes à un seul et même culte. Vous ne croirez pas qu'il était réservé à I 'Assemblée nationale, de faire disparaître une variété qui exista toujours, ni que vous ayez un droit dont votre Dieu lui-même ne veut pas faire usage.

Je supprime, Messieurs, une foule de motifs qui vous rendraient intéressants et chers deux millions d'infortunés. Ils se présenteraient à vous, teints encore du sang de leurs pères, et ils vous montreraient les empreintes de leurs propres fers. Ma patrie est libre, et je veux oublier comme elle, et les maux que nous avons partagés avec elle, et les maux plus grands encore, dont nous avons été seuls les victimes. Ce que je demande, c'est qu'elle se montre digne de la liberté, en la distribuant également à tous les citoyens, sans distinction de rang, de naissance et de religion ; et que vous donniez aux dissidents tout ce que vous prenez pour vous-mêmes.

Je conclus donc, Messieurs, à ce qu'en attendant que vous statuiez sur l'abolition des lois concernant les non-catholiques, et que vous les assimiliez en tout aux autres français, vous fassiez entrer dans la déclaration des droits cet article •

Tout homme est libre dans ses opinions ; tout citoyen a le droit de professer librement son culte, et nul ne peut être inquiété à cause de sa religion.

M. Rabaud de Saint-Etienne ajoute, en terminant son discours, les paroles suivantes ;

Messieurs, j'espère de ne m'être pas attiré la défaveur de l'Assemblée, lorsque obligé par mon cahier d'exprimer le vœu de mes commettants, je vous ai demandé la liberté du culte pour une nombreuse partie de vos concitoyens, que vos principes appellent à partager vos droits. J'ai cru même devoir à la dignité touchante de leur cause, de dépouiller un instant le caractère auguste de représentant de la nation, que j'ai l'honneur de partager avec vous, pour prendre en quelque manière celui de suppliant. Il me semblait que les maximes que nous avions entendu rappeler dans cette séance, avaient rendu nécessaire ce langage, et que je devais intéresser votre humanité par le sentiment, après avoir essayé de la convaincre par la raison.

J'ai cependant une observation importante à ajouter : c'est que le culte libre que je vous demande est un culte commun. Tout culte est nécessairement un culte de plusieurs. Le culte d'un seul est de l'adoration, c'est de la prière. Mais personne de vous n'ignore que nulle religion n'a existé sans culte, et qu'il a toujours consisté dans la réunion de plusieurs. Des chrétiens ne peuvent pas le refuser à des chrétiens, sans manquer à leurs propres principes, puisque tous croient à la nécessité du culte en commun.

J'ai une autre observation non moins importante à faire : c'est que l'idée d'un culte commun est un dogme, un article de foi. C'est donc une opinion religieuse, dans toute la justesse de l'expression. Il vous est donc impossible de priver les non-catholiques de leur culte ; car il vous est impossible de gêner la liberté de leurs opinions.

M. Gobel, évêque de Lydda, dit qu'il ne pense pas qu'on puisse refuser aux non-catholiques l'égalité civile, le culte en commun, la participation à tous les avantages civils, mais que ces objets ne peuvent être traités que dans la Constitution. Ils peuvent être libres dans leurs opinions, même les manifester, sous la seule réserve qu'ils ne troublent pas l'ordre public.

Ce prélat propose d'ajouter au premier article ces mois : pourvu que leur manifestation ne trouble point l'ordre public.

On vient aux voix successivement sur les amendements. Ils sont adoptés malgré les vives réclamations d'une partie de l'Assemblé. Enfin, la première partie de la motion de M. de Castellane est adoptée ; ce qui a formé l'article suivant (Article X de la future Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen)

"Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi."

M. Le Président annonce que la séance est continuée à sept heures du soir.




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Bertrand