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mardi 2 novembre 2021

Les drapeaux des 60 districts parisiens de la Garde Nationale en 1789

District de Saint-Jacques du Haut Pas


    Je vous offre aujourd'hui un petit bijou. Il ne s'agit rien moins que des reproductions des drapeaux des 60 districts de la Garde Nationale en 1789.

    Ces petites merveilles sont regroupées et présentées avec érudition en deux cahiers édités en 1947 par les Editions Militaires Illustrées.


    Cette édition originale a été tiré à 1500 exemplaires, dont 900 sur vélin pur fil Crèvecœur des Papeteries du Marais.

Regardez ci-dessous ce que cela donne :


    Le premier cahier présente l'histoire de ces drapeaux rédigée par le Commandant Henry Lachouque. Le second cahier regroupe les planches dessinées par Gérard Blanckaert. Je dois dire que ces dessins sont d'une qualité peu commune, que mes photos ne peuvent pas rendre complètement. En effet, les parties dorées ou argentées des drapeaux brillent vraiment comme de l'or ou de l'argent !



Des drapeaux disparus dans les limbes du temps

    Il ne reste absolument plus rien de ces prestigieux drapeaux, car ils furent brûlés conformément à la Loi du 22 avril 1792, l'an 4e. de la Liberté, "relative au brûlement des anciens Drapeaux, Étendards & Guidons".

    Cette loi avait été rendue nécessaire par suite des difficultés qui avaient été constatées pour l'application du décret du 30 juin 1791, pour un nouveau modèle de drapeau. A partir de ce décret, chaque régiment à deux bataillons, possèderait dorénavant deux drapeaux différents. Sur le premier, on trouverait les trois couleurs nationales mais on conserverait la croix blanche avec mention du numéro du régiment. Sur le second, figureraient la croix blanche, le numéro du corps et différentes couleurs. Pour tous les drapeaux, la devise, qui existait déjà sous l'Ancien Régime, se généraliserait et s'intitulerait : "discipline, obéissance à la loi".

    L'auteur de la préface, Monsieur Rosset, Syndic du Conseil de Paris en 1947, nous dit se perdre en conjectures sur les motifs qui ont pu animer ce qu'il appelle "le zèle iconoclaste des hommes de 1792" et il fait de cet acte l'un des épisodes "caractéristiques et des plus significatifs du drame de la Révolution naissante". Il semble donc oublier que cette loi avait été signée de la main du roi Louis XVI ! D'un point de vue militaire, cette loi homogénéisait les uniformes et les drapeaux, mettant fin ainsi aux disparités chatoyantes qui contribuaient à semer la confusion sur les champs de bataille, quand dans la mêlé on se savait plus qui était qui. En revanche, je trouve intéressant qu'il qualifie les événements de 1792, de révolution naissante, ce qu'ils furent effectivement.


Le ton est donné, si j'ose dire. 

    Monsieur Rosset n'apprécie guère cette révolution populaire de 1792. Il remercie d'autant plus sincèrement le commandant Henry Lachouque pour cet ouvrage, que celui-ci partage avec lui les mêmes a priori et préjugés. Il le remercie "au nom du Conseil municipal de Paris, toujours attentif, quels que soient les hommes ou les partis qui passent à l'Hôtel de Ville".

    En effet, on comprend très vite ce que le Commandant pense du peuple de Paris ; ces gens qu'à la cour du roi on surnomme les grenouilles, rappelle-t-il. (Lisez mon article à ce sujet).

    Les Parisiens de 1789 en révolte sont qualifiés de : pègre, voyous, ivrognes, valetaille, guenilleux, bonnets gras, motionnaires, crapules, chienlit, greluchons, clercs de basoche, têtes fêlées, catins, souteneurs, galériens évadés, vagabonds sortis de leurs tanières et bien sûr, brigands. (Lire mon article "Peuple ou Populace").

Il résume sa pensée avec une citation tirée d'une comédie de Victorien Sardou (Ragagas) :

"L'émeute, c'est quand le populaire est vaincu… tous des canailles. La révolution, c'est quand il est le plus fort… tous des héros."

 

Un mot sur les uniformes

    Seul un bourgeois pouvait se payer la tenue nécessaire pour entrer dans la Garde nationale. Un uniforme coûtait 117 Livres, auxquelles il fallait ajouter 66 Livres pour l'équipement suivant :

  • 1 chemise de toile,
  • 2 cols en basin blanc
  • 1 col noir
  • 1 mouchoir en coton
  • 1 paire de bas
  • 3 paires de guêtres
  • 1 cocarde
  • 2 paires de souliers de cuir à boucles
  • 1 tire-bouton
  • 1 épinglette
  • 1 havresac en peau de veau
  • 1 boucle de col
  • 1 tournevis
  • 1 sac de toile.

    Pour mémoire, 1 Livre valait 20 sous (ou sols) et 20 sous était le montant du salaire journalier d'un ouvrier parisien (un artisan pouvait gagner jusqu'à 50 sous). L'uniforme et son équipement valait donc 243 Livres, soit 243 journées de travail d'un ouvrier.

(Je ne vous cache pas que j'essaie de trouver d'autres sources, tellement cela me semble exorbitant !)


Accès aux galeries !

    Je suis sûr que certains s'impatientent et veulent voir les gravures ! Il vous suffit de cliquer sur les images ci-dessous pour accéder aux albums. Vous constaterez, qu'à la fin de la première, il y a quelques variantes, car des sources donnaient des versions différentes :




Je continue... 😉

Ce que nous apprend la lecture de ce bel ouvrage.

1/ Concernant le commandant Lachouque, nous sommes faces à un personnage dont les préjugés vis-à-vis de la Révolution étaient courants à l'époque dans le milieu militaire (et le sont probablement encore, hélas, et pas seulement dans l'armée).

    Paradoxalement, ce militaire de carrière, au service de la République, n'aime guère la République et il méprise le peuple. Il est nostalgique de l'Ancien régime, où selon lui tous les Français étaient heureux, et seul le 1er Empire auquel il consacrera de nombreux ouvrages, trouve grâce à ses yeux.

    Si le commandant Lachouque s'intéresse autant aux magnifiques drapeaux des 60 districts de Paris, c'est parce que ce sont encore des drapeaux de l'ancien régime, les tout derniers. Leur iconographie mêle quelques nouveaux symboles (Liberté, par exemple), aux anciens qui demeurent ceux de l'héraldique monarchique et religieuse de l'Ancien régime..

    Quoi qu'il en soit, le récit des événements fait par le commandant Lachouque, n'en est pas moins d'un grand intérêt à lire. Ses préjugés, inhérents à chaque homme, ne l'empêchent pas de nous apprendre nombre de détails intéressants. Mais il est vraiment nécessaire de les croiser avec d'autres sources.

    Que s'est-il d'ailleurs réellement passé durant ces journées chaudes de Juillet 89 ? Il cite Lafayette qui aurait répondu à cette question le 24 Juillet 1789 : "On ne le sait pas on ne le saura jamais, car une main invisible dirige la populace".

    Qu'importe si d'autres ont vu parfois sortir cette main du Palais Royal ou de quelque autre endroit encore plus embarrassant !?


2/ D'un point de vue historique, on comprend ce que l'on peut déjà pu deviner à la lecture de mes articles concernant les journées révolutionnaires de Juillet 1789 ; à savoir, que la garde bourgeoise de 48.000 hommes créée à l'Hôtel de Ville de Paris le 13 Juillet 1789 à midi, devenue Garde nationale le 15 Juillet, avait plus pour objectif de protéger la Bourgeoisie du peuple, que le peuple de la dizaine de régiments qui menaçaient Paris ! (1)

(1) Royal Dragons à Paris, Royal Allemand à la Muette, Royal Cravatte à Charenton, Régiment Suisse de Reyrac à Sèvres, Régiment suisse de Salis-Samade à Issy, Régiment de Provence et de Vintimille à Saint-Denis, Berchémy-Hussards à l'Ecole Militaire et Régiments de Bouillon et de Nassau à Versailles, avec les Hussards de Lauzun.

    En effet, c'est bien la peur du peuple qui a motivé les Electeurs de Paris à former une milice bourgeoise. Comme le précise Lachouque, "ils sont les "Elus du peuple" depuis le dimanche 26 avril dernier". Oui, mais de quel peuple ? Probablement pas de celui que la faim accable.

    Il précise : "Dans les soixante districts de la capitale, "le Roi ayant reconnu leur pouvoir électif", ils ont choisi "librement les députés du Tiers aux Etats Généraux", après quoi ces électeurs auraient dû se séparer, mais, "soit pour donner leurs instructions à leurs députés, soit par ce besoin de se réunir et de s'agiter, qui est toujours dans le cœur des hommes", ils ont continué à tenir séances à l'archevêché.

    Ces grands électeurs du Tiers Etat prendront bientôt le nom (inspiré du mot anglais "Commons") de Commune de Paris. Ils éliront par acclamation Bailly, comme Maire de Paris et ils nommeront Lafayette Commandant de la Garde nationale. Le peuple n'aura pas vraiment à donner son avis. (Voir ma chronique des journées de juillet et août 1789).

    Du côté de l'Assemblée nationale constituante, les députés n'auront pour seul désir que de faire la paix avec ce roi qu'ils aiment tant et de mettre fin aux troubles qui les ont pourtant bien aidés à prendre le pouvoir. La Garde nationale leur servira en quelque sorte de bras armé. Celle-ci sera en effet plus souvent utilisée pour réprimer les émeutes que pour tourmenter les ennemis de la Révolution.

    Plus le temps passera, plus les Parisiens se défieront de cette Garde nationale commandée par le tout-puissant général Lafayette.

    Rappelons que le 17 Juillet 1791, la Garde nationale commandée par Lafayette fera feu (50 morts), sur une délégation venue déposer au Champs de Mars une pétition demandant la destitution du roi ; roi qui le mois précédent s'était enfuis, avait été rattrapé à Varennes, puis avait été pardonné et avait même vu sa pension augmentée !

    Le 29 septembre 1791, l'Assemblée constituante votera une loi sur la Garde nationale, approuvée par le roi le 14 octobre 1791. Cette loi s'inscrira dans la logique de la nouvelle constitution censitaire du 3 Septembre 1791, divisant les citoyens en différentes classes, les citoyens passifs n'ayant pas le droit de vote, et les actifs ayant le droit de vote, mais eux-mêmes divisés en 3 catégories dont seuls les citoyens actifs pouvant justifier d’une imposition directe d’au moins un marc d’argent, soit cinquante livres (c'était beaucoup) et posséder une propriété foncière, pouvaient se faire élire. Ne seront tolérés dans la Garde nationale que les citoyens passifs qui auront servi sans interruption depuis le début de la Révolution et qui seront jugés « bien intentionnés ». Hormis ces exceptions, seuls les citoyens actifs pourront être incorporés, c'est-à-dire, la bourgeoisie. (Voir mon article sur le Marc d'argent). 

    

1792

    C'est en 1792 que la Garde nationale prendra progressivement partie pour le peuple, du fait de l'aggravation de la situation, suite à la déclaration de guerre à l'Autriche du 20 Avril ; guerre souhaitée par les Girondins et par Louis XVI, mais pas pour les mêmes raisons (les uns souhaitant la victoire et l'autre souhaitant la défaite).

    En Août 1792, les armées prussiennes et autrichiennes marcheront sur Paris sans pouvoir être arrêtées, conduite par le Maréchal Brunswick, qui dans le manifeste qu'il rédigera le 25 Juillet, menacera de livrer la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale.

    Devant un si grand péril 4000 gardes nationaux seront réquisitionnés pour défendre la frontière et rejoindre l'armée du Rhin, commandée par le Général Alexis Magallon de la Morlière.

    Le 11 juillet 1792, face aux défaites militaires et aux menaces d’invasion (des Prussiens du duc de Brunswick et des émigrés du prince de Condé), l’assemblée législative déclarera "la Patrie en danger" et la levée de 50 000 volontaires parmi les gardes nationales.

    Le 30 Juillet 1792, un décret prendra des mesures contre les citoyens actifs qui se désengagent de la Garde nationale ou se font remplacer.

    Le 1er Août 1792, un décret ouvrira l'accès à la Garde nationale aux citoyens passifs.

    Le 10 Août 1792, devant la menace ennemie, les Parisiens s'insurgeront et chasseront le roi de son Palais des Tuileries ; une insurrection à laquelle prendra part la Garde Nationale.

10 Août 1792, prise des Tuileries

    Suite à l'insurrection du 10 Août 1792, les décrets des 11 et 12 août 1792 modifieront les règles et le corps électoral. "La distinction des Français entre citoyens actifs et non-actifs sera supprimée, et pour y être admis, il suffira d’être Français, âgé de vingt et un ans, domicilié depuis un an, vivant de son revenu et du produit de son travail, et n’étant pas en état de domesticité."

    La loi du 19-21 Août 1792 légalisera la réduction des soixante bataillons correspondants aux soixante districts parisiens, à quarante-huit ; ce qui correspondait au nombre des sections de la Commune.

Septembre 1792, Pont Neuf de Paris,
départ de la Garde nationale vers le front.
Tableau de Léon Cogniet

    À la fin de l’été, la situation militaire deviendra dramatique. Longwy capitulera le 23 août devant les Prussiens, Verdun se rendra. Le 26 août, l’assemblée approuvera alors, sur la proposition de Danton, une nouvelle levée de 30 000 hommes.

    Le 21 Septembre 1792, lendemain de la victoire de Valmy, ou la progression des armées étrangères sera enfin stoppée, la France deviendra une république.

20 Septembre 1792, Victoire de Valmy


    En résumé, on avait besoin d'armer le peuple pour défendre la France, raison pour laquelle la Garde nationale s'ouvrit à tous les citoyens...

La Garde nationale sera intégrée sous le commandement militaire de Paris en 1795.


    La Garde nationale aura une dernière fois son heure de gloire à Paris en 1871 lors de la Commune de Paris, quand elle sera la dernière à s'opposer aux troupes prussiennes, pour finir par se faire massacrer par les troupes versaillaises de Thiers (Plutôt le Kaiser que la Commune!). Mais ça, c'est une autre histoire...

Le Peuple et sa Garde nationale en 1871.


Merci pour votre lecture,


Bertrand Tièche, alias le Citoyen Basset !


Post Scriptum :

Je vous conseille la lecture de cet article de Florence Devenne publié en 1990 dans lequel j'ai trouvé des infos intéressantes :
"La garde Nationale ; création et évolution (1789-août 1792)".



jeudi 31 décembre 2020

31 Décembre 1789 - Un réveillon chez Ramponneau ?

 


    Je souhaite vous présenter ce soir un autre aspect de Paris au XVIIIe siècle et de ses habitants. Je ne vous parlerai donc pas du Paris des palais, Tuileries, Louvres ou Luxembourg ; ni du Paris des beaux Hôtels particuliers, pas plus que de celui des ruelles sombres et puantes. De plus, je vais prendre pour guide un homme différent de ceux évoqués habituellement. Il ne s’agira pas d’un personnage rendu célèbre par de beaux discours à l’Assemblée nationale, ou par de sanglantes batailles remportées sur l’ennemi. Pourtant, 218 ans après sa mort en 1802, une rue de Paris porte toujours son nom. Il s’agit du cabaretier Jean Ramponneau. Mais bien sûr, comme j’aime à le faire, vous n’échapperez pas à quelques digressions, avant que nous n’arrivions ensemble dans sa taverne, ou plutôt sa guinguette.


L’Esprit français

Le facétieux Voltaire
    Voltaire écrivit un jour, le 2 août 1761 pour être précis :

« Je m’imagine toujours, quand il arrive quelque grand désastre, que les Français seront sérieux pendant six semaines. Je n’ai pu encore me corriger de cette idée. »

    Le grand homme avait raison, mais lui-même était empreint de cet esprit léger si français, et malgré le sérieux de ses engagements, on sourit souvent en le lisant et on rit même parfois aux éclats. 

    Dans de nombreux écrits du XVIIIe siècle, on retrouve cette légèreté de caractère et cette bonne humeur propre aux français de l’époque. 

    Je vous conseille la lecture du merveilleux livre de l'Irlandais Laurence Sterne, intitulé "Voyage sentimental en France". Découvrir la France et surtout les français au travers de ses yeux est un véritable enchantement. Ce qui est étonnant également dans cet ouvrage, c'est de voir un sujet Britannique se promener librement en France, en pleine guerre de sept ans entre nos deux pays. En ce temps là les guerres se faisaient encore prioritairement entre militaires.

Les Français vus par Laurence Sterne
Page 297 du tirage de 1841 du Voyage sentimental en France


    Les temps étaient pourtant rudes, nous en avons déjà parlé. Le pain manquait souvent, la misère était omniprésente, les hivers étaient terribles, mais malgré cela, à tous les niveaux de la société, les Français gardaient le goût des chansons, des poèmes et des farces. Ils étaient également très friands de toutes les formes de fêtes et spectacles, foires, théâtres, etc.

    Je vous recommande au passage la lecture de cet ouvrage traitant de la gaieté française au XVIIIe siècle (Cliquez sur l'image ci-dessous).

Un mot sur le théâtre.

    Au XVIIIe siècle, les gens adoraient le théâtre. Mais la censure royale voyait cet engouement d'un très mauvais œil, et ce, à un tel point, qu'en 1719 les pièces dialoguées données dans les foires furent interdites ! Les forains usèrent alors de ruses pour continuer à faire vivre ce théâtre populaire ; en jouant des pantomimes, ou des saynètes avec les dialogues écrits sur des pancartes ! Ils donnaient également des spectacles de marionnettes.     N'oublions pas non-plus que l'Eglise interdisait aux acteurs de communier, d’être parrains ou marraines d’un enfant, parfois même de se marier, mais aussi et surtout, ce qui était pire que tout à une époque où tout le monde était croyant, de recevoir des funérailles et une sépulture chrétienne à leur mort !

1786 - Théâtre de la Foire Saint-Laurent

    La loi du 19 Janvier 1791 mis fin au privilège royal attribué exclusivement à l’Opéra et à la Comédie française. La Révolution permit ainsi l’ouverture de nombreuses nouvelles salles à Paris. On pouvait enfin jouer "tout et partout", comme l’avaient demandé les signataires de la pétition déposée à l’Assemblée nationale le 24 Août 1790, parmi lesquels figurait Beaumarchais. Plus de 20 théâtres ne suffisaient pas à satisfaire la curiosité du public. La période révolutionnaire sera également la grande époque du Vaudeville. En 1793, au "plus fort" de la Révolution, pas moins de 40 pièces de ce genre nouveau seront représentées ! Cette grande liberté du théâtre prendra fin peu de temps après la révolution par décret, le 8 juin 1806 (Pas de commentaire, j’ai des amis fans de « qui vous savez »). 😉

(Vous comprendrez plus loin dans l'article pourquoi je me suis attardé sur le Théâtre.)


La Révolution n'a pas révolutionné le quotidien.

    Ne voyez pas la période révolutionnaire comme un chaos permanent d’émeutes diverses et variées ! La plupart des événements furent menés bien souvent par des minorités, des minorités bruyantes et souvent violentes, mais des minorités quand même. Une foule n’est pas un peuple ! De tous les partis présents pendant la Révolution, ne sous-estimons pas le parti des indifférents, le plus important en nombre, et ce, à toutes les époques, y compris la nôtre.


Le guinguet et les guinguettes.

    Je viens de vous parler du succès des théâtres. Mais bien sûr, tout le monde n’avait pas les moyens de fréquenter ces salles parisiennes. Il y avait fort heureusement des plaisirs plus simples et surtout peu couteux. En effet, se distraire ne nécessite pas forcément de grands moyens, si l’on a vraiment le goût de la fête et surtout s’il n’est pas dénaturé par celui du luxe. Nul besoin de tables surchargées de victuailles ni de spectacles sophistiqués et onéreux ! 

    Regardez ci-dessous cette gouache de Lesueur représentant une famille « allant à la guinguêtte » (Oui, désolé, il y a un accent circonflexe en vadrouille). Ils n’emportent avec eux que du pain et quelques légumes. La fête naitra naturellement de la bonne compagnie, des chansons, des danses et d’un peu de vin.

 


    On boira bien sûr du vin de Paris, ou plutôt du vin de Belleville, puisque c’est précisément le vin provenant des vignes de Belleville, un vin jeune et légèrement pétillant, appelé le « Guinguet », qui avait donné son nom aux guinguettes, (Un nom qu’il tenait peut-être des gigues, ces instruments de musique de la famille des vièles, qui servaient depuis le moyen-âge à faire danser le peuple et qui a aussi donné son nom à la dance appelée la gigue). 

Un vin fait pour danser !

Les vignes de Belleville


    Pour accéder à la colline de Belleville, il fallait sortir de Paris par la porte du Temple, traverser le Faubourg du Temple, puis celui de la Courtille. (J’ai habité dans ma jeunesse, tout en haut de la rue de Belleville, près de la station de métro « Télégraphe », nom qui lui a été attribué en mémoire du télégraphe de Chappes installé sous la Révolution à cet endroit visible de tout Paris).

    Reportez-vous aux plans reproduits un peu plus loin dans l’article et regardez tous ces jardins au Nord de Paris. Il s’agit des faubourgs. D’Est en Ouest, voici Saint-Antoine, Pincourt, Courtille, Temple, Saint-Martin, Saint-Denis, Nouvelle France, Mont-Martre, Porcheron, Petite et grande Pologne, Roule, etc.

Regardez également le beau plan de Bretez.

Lien vers le plan zoomable et complet : Plan de Bretez, dit de Turgot

Les faubourgs de Paris

    Le voici cet autre Paris dont je souhaitais vous parler. Il s’agit du Paris des Faubourgs et d’au-delà des barrières !  Regardez les plans de Paris au XVIIIe siècle et vous découvrirez une vaste étendue de jardins, vergers et vignes recouvrant l’étendue de ces faubourgs. 

    On nous répète sans cesse que les rues de Paris au XVIIIe siècle étaient puantes. Mais c’est oublier d’une part le vent océanique balayant régulièrement la ville et d’autre part l’immédiate proximité de tous ces jardins des faubourgs et de la campagne environnante ! Jardins d'ailleurs fertilisés par les "boues" collectées à Paris, par les éboueurs.

    Ces barrières étaient les 54 octrois (péages) percés dans les 24 km du mur encerclant Paris. A chacune de ces portes, les fermiers généraux percevaient une taxe sur toute marchandise pénétrant dans Paris. Souvenons-nous que durant la nuit précédant la prise de la Bastille, 40 de ces octrois détestés par les Parisiens avaient été incendiés. (Lire l’article relatif à la nuit du 13 au 14 juillet 1789). Au-delà de ces barrières, les produits, pas encore taxés par les Fermiers généraux, coûtaient donc moins cher. Raison pour laquelle, certains eurent la judicieuse idée d’y installer des petits commerces, et surtout des cabarets, gargotes et guinguettes !

 

Mépris de classe.

    Un petit mot au passage sur les gargotes. J’ai eu la surprise de découvrir dans leur définition sur le dictionnaire en ligne du CNRS, deux citations les concernant, de Balzac et de Zola. Voici celle de Balzac, (celle de Zola est du même acabit) :

« La forte et nauséabonde odeur de vin et de mangeaille qui vous saisit à Paris, en passant devant les gargotes de faubourgs. »
(Balzac, Paysans,1844, p. 45)

    C’est un fait bien connu depuis longtemps, les pauvres ont pour habitude de manger de la nourriture de mauvaise qualité, de même, ils s’enivrent de mauvaise vinasse. Je vous rédigerai bientôt un article sur les regrattiers ou vendeurs d’arlequins, qui vous éclairera sur ce sujet (et qui par la même vous fera enfin comprendre la théorie économique dite, du ruissellement). A savoir également, que les pauvres s’habillent très mal. Certains prétendent néanmoins que cela résulterait plutôt de critères économiques que de choix gustatifs. Passons et revenons aux guinguettes et à Ramponneau !

 

Allons chez Ramponneau !

    Imaginons cette promenade ensemble ! Nous sommes le 31 Décembre 1789. L’hiver est un peu moins rude que l’an dernier (la Seine avait été prise par les glaces). Nous décidons d’aller nous promener entre amis. 

    Quittons Paris et cheminons ensemble vers la colline de Belleville que nous apercevons au loin, au sommet de laquelle trônent fièrement deux moulins. Nous sortons de la capitale par la Porte du Temple, nous traversons le Faubourg du Temple en empruntant la rue du même nom, qui nous mène au quartier de la Courtille. Il se dit depuis quelques jours, que Bailly, le Maire de Paris, voudrait faire interdire la traditionnelle « Descente de la Courtille » qui a lieu chaque année durant le Carnaval. Le petit peuple de Paris va être déçu, lui qui n’a déjà pas apprécié la promulgation de la loi martiale le 22 octobre dernier. Sacrés bourgeois que le peuple effraie tant ! (Bailly interdira effectivement le Carnaval le 31 Janvier 1790).

    Nous voici arrivés au niveau du numéro 36 de la rue du Faubourg du Temple, à l’angle du Chemin de Saint-Denis, appelé également rue de Saint-Maur. Nous tournons à droite et après encore quelques pas, nous arrivons enfin, un peu essoufflés (ça montait bien !) à l’angle de la rue de l’Orillon, devant l’entrée du cabaret dénommé le « Tambour royal », tenu par le célèbre Jean Ramponneau !

    Si nous avions continué de remonter la rue de l’Orillon, (appelée aussi selon les époques et les plans rue de l’Oreillon, rue de Riom, ruelle d'Arion, rue des Moulins et de rue des Cavées), nous serions arrivés à la Barrière d’Arion qui deviendra plus tard la Barrière Ramponneau (avant de disparaître). Cette ultime barrière d’Arion se situe en face des carrières de plâtre, en dessous des deux moulins que nous apercevions tout à l’heure en quittant Paris. On les appelait à l’époque les moulins de Savy. Ils avaient été construits un siècle plus tôt, l'un entre 1683 et 1684, l'autre entre 1684 et 1698.

    La vue ci-dessous vous montre le chemin que nous avons suivi, vu depuis l’arrière de ces deux moulins.

Vue panoramique de Paris depuis Belleville en 1736, dessinée par Philippe-Nicolas Milcent


    Voici un détail de cette gravure sur lequel on devine des gens attablés sous les arbres et d'autres qui dansent sur le chemin.



Paris et ses faubourgs, au fil du temps.

    Je sais que vous aimez bien cela, alors une fois de plus, j'ai étudié pour vous les plans de Paris à travers les âges, afin de vous permettre de mieux imaginer la colline de Belleville et le quartier de la Courtille. L'emplacement de la guinguette de Ramponneau, est signalé par une bouteille rouge !
    Cliquez sur les images pour les agrandir. Des liens sous celles-ci vous donne accès aux cartes complètes.

Voici le Paris de 1760.

 


Lien vers le plan complet : Paris en 1760.


Voici le Paris de 1797.

 


Lien vers le plan complet : Paris en 1797.


Et voici le Paris de 2020 !

 





Entrons chez Ramponneau ! (Enfin ! 😉)

    Nous avons suffisamment marché et de toute façon, nous sommes arrivés à destination. Nous franchissons donc gaiement le seuil du fameux « Tambour royal ». Nous jetons un œil sur la grande salle remplie de joyeux clients et nous remarquons au passage les amusantes peintures murales. Sur l’une d’elles, Ramponneau s’est fait représenter en Bacchus (le dieu romain du vin), chevauchant un tonneau, avec cette devise éloquente « Monoye fait tout » (l’argent fait tout) et ces vers :

"Voyez la France accourir au tonneau

Qui sert de trône à Monsieur Ramponneau"

    Jean Ramponneau nous a aperçus. Il vient nous accueillir en personne et il nous offre une tournée de son vin blanc qui l’a rendu célèbre. Mais plutôt que le vin, c’est le prix auquel il le vend qui a fait son succès. En effet, Ramponneau a décidé de le vendre toujours 1 sou en-dessous du prix de ses concurrents.

    Louis-Sébastien Mercier, dans son "Tableau de Paris", en témoigne ainsi : 

« Tel est le fameux nom de Ramponeau, plus connu mille fois de la multitude que celui de Voltaire et de Buffon. Il a mérité de devenir célèbre aux yeux du peuple, et le peuple n'est jamais ingrat. Il abreuvait la populace altérée de tous les faubourgs, à trois sous et demi la pinte : modération étonnante dans un cabaretier, et qu'on n'avait point encore vue jusqu'alors ! »

    Trois sous et demi la pinte, ce n’est pas trop cher en effet, surtout qu’une peinte faisait 93 centilitres, presqu’un litre ! Je vous rappelle que le 14 juillet dernier, le prix d’un pain permettant de nourrir une petite famille avait atteint le prix de 14 sous et demi, alors que le salaire d’un journalier parisien n’était que de 15 à 20 sous ! 

    Nous remarquons cependant sur le tonneau derrière lequel se tient Ramponneau, qu’il est écrit "quatre sous". Nous allons devoir lui en parler ! Voir l’estampe ci-dessous (imprimée chez Basset, bien sûr).



Les richesses du Nivernais

    Les tonneaux et le vin, Ramponneau, ça le connait ! Avant de venir tenter sa chance à Paris vers 1740, le bonhomme né en 1724 vivait dans une région vinicole, le Nivernais, et son père était même un fabriquant de tonneaux. La province du Nivernais, située à environ 160 km à vol d’oiseau au sud de Paris, est devenue par la suite le département de la Nièvre. C’est dans le Nivernais, à Decize, que naitra Saint-Just en 1767 dont nous parlerons en temps voulu.

    Vivant aujourd’hui juste à côté de Pouilly sur Loire, je peux vous assurer, preuves à l’appui, si vous venez me rendre visite, que la Nièvre produit toujours d’excellents vins ! La Nièvre, outre son vin, était également riche de belles forêts, dont celle du Morvan. Elle envoyait depuis Clamecy vers Paris de grandes quantités de bois via la rivière Yonne qui se jette dans la Seine à Montereau-Fault-Yonne. Gageons que Ramponneau devait parfois vendre du vin de son pays natal, transporté peut-être dans les tonneaux de son papa, jusqu’à Paris !

 

Le département de la Nièvre, carte de 1852

Ramponneau, un homme heureux ?

    Le Tambour royal de Ramponneau pouvait accueillir jusqu’à 600 personnes et il ne désemplissait pas ! Il n’était pas fréquenté uniquement par des gens du peuples, toutes les classes sociales de Paris venaient s’y amuser. De grandes dames déguisées en soubrettes venaient dit-on s’y encanailler. Ramponneau fera fortune, puisqu’en 1772, il rachètera le "Cabaret de la Grande Pinte", qu’il rebaptisera "Les Porcherons". On a "malheureusement" construit en 1861 à la place de ce cabaret situé au milieu du Faubourg des Porcherons, l’église de la Sainte Trinité. Il laissera le Tambour royal à son fils et s’occupera dorénavant de ce nouveau cabaret.

    Il n’est cependant pas certain, que Ramponneau ait goûté tant que ça des plaisirs de la vie. Ramponneau était un homme pieux, comme tout le monde à l'époque (du moins dans le peuple) et son confesseur était un très austère janséniste. En 1760, ce dernier avait dissuadé Ramponneau d’honorer le contrat qu’il avait signé avec un montreur de marionnettes qui devait se produire dans son cabaret. La raison en était que pour les religieux, tout ce qui était lié au monde du théâtre était voué à l’enfer. Il en résulta un long procès qui passionna le Tout-Paris. Voltaire écrivit même un plaidoyer pour Ramponneau, devenu à cette occasion Genest de Ramponneau.

Le texte se trouve ici : Plaidoyer de Ramponeau

(Vous comprenez mieux à présent mon aparté sur le théâtre en début de l'article)

    Ramponneau eu quand même le bonheur de convoler trois fois en justes noces. Son dernier mariage eu lieu l’année de ses 70 ans...

 

Conclusion

    Cette année 1789 a été bien agitée. Tout le monde ne parle que de cela, ce soir chez Ramponneau.

    Au fond de la salle, des citoyennes s’esclaffent haut et fort autour d’une grande tablée. Il s'agit de quelques-unes des Dames de la Halle qui sont venues ce matin, en milieu de séance à l’Assemblée nationale, "présenter, au renouvellement de l’année, les témoignages de leurs respects et de leur reconnaissance, aux représentants de la Nation". « Vos noms », leurs ont-elles dits, « sont à jamais immortels par les bienfaits que nous avons reçus de vous : en apprenant à nos enfants à les prononcer avec amour, nous leur dirons, ce sont les noms de vos pères. »

Extrait du Journal de Paris,
en date du 1er Janvier 1790


    A la table à côté de nous, un citoyen plutôt bien mis de sa personne, parle avec émotion d’une pièce qui sera joué à partir de demain 1er Janvier 1790, au théâtre de la Nation. Il s’agit d’une comédie en un acte, intitulée « Réveil d’Epiménide », ou « Les Etrennes de la Nation ». Il semble être un ami de l’auteur, un certain Monsieur de Flins. Il explique à ses compagnons de table, un verre à la main, que cette pièce se termine par des couplets qui l’ont ému. Ils contiennent, précise-t-il les yeux embués de larmes, « une idée qu’il serait grand temps d’adopter enfin pour jouir du bonheur que nous avons conquis cette année et mérité ». Il les cite de mémoire :

J’aime la vertu guerrière

De nos braves Défenseurs ;

Mais d’un Peuple sanguinaire,

Je déteste les fureurs ;

A l’Europe, redoutables,

Soyons libres à jamais ;

Mais soyons toujours aimables,

Et gardons l’esprit Français.

 
Extrait du Journal de Paris,
en date du 2 Janvier 1790

    Ne vous y trompez pas. Lorsque j'évoque l'esprit français, il ne s'agit pas d'une forme de chauvinisme. Ce n'est pas un esprit supérieur aux autres, c'est un esprit plus léger, qui doit cette légèreté au plaisir de vivre. 
    Tout est fait de nos jour pour nous faire perdre cette insouciance de vivre. Mais si, comme Jacques le Fataliste, vous prenez le temps de réfléchir un peu, en vous étendant par exemple un instant dans un pré et en regardant les nuages passer (attendez qu'il fasse beau), vous réaliserez que la plupart des problèmes dont on vous rebat les oreilles, ne sont pas les vôtres ! Alors écoutez de la musique, chantez, souriez, et le bonheur reviendra de lui-même.

    Je vous souhaite d'avoir cet esprit français et de le conserver longtemps encore, et ce, quel que soit votre pays d'origine (Puisque, comme on disait en 1793, pour être Français, il suffit d'aimer la liberté).

Je vous souhaite également un bon réveillon une belle année nouvelle !






mardi 1 décembre 2020

1er Décembre 1789 : L'amiral d'Albert de Rions contre les "poufs" de Toulon !

Le port de Toulon, peint par Joseph Vernet.
Source : L'histoire par l'image.

De l'utilité de vérifier.

    Le titre de cet article a failli être :"L'amiral d'Albert ordonne le feu sur des manifestants soutenant ses marins brimés parce qu'ils portaient la cocarde".

    Au départ, Je ne disposais, concernant cet événement, que cette simple mention figurant dans l'Almanach de la Révolution française, de Jean Massin, publié en 1963 :

"A Toulon, l'amiral d'Albert provoque une émeute en brimant les marins qui portent la cocarde tricolore ; il ordonne le feu sur les manifestants, mais les insurgés victorieux le font emprisonner".

    J'aurais pu me contenter d'écrire un truc du genre "A bas l'aristo" et "Vive le populo" agrémenté de quelques jolies images. Mais j'ai voulu vérifier. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris que cela ne s'était pas du tout passé ainsi !

Basset en plein travail.

Mes principales sources.

    J'ai trouvé un texte d'un certain Georges Duruy "La Sédition du 1er décembre 1789 à Toulon", qui en donnait une version totalement différente. C'est un extrait de ce texte que j'ai utilisé dans cet article, en vérifiant les faits rapportés, en apportant quelques précisions et en l'agrémentant de belles illustrations. J'ai d'abord vérifié qui était ce Georges Duruy. Wikipédia m'a appris que cet ancien élève de l'École normale supérieure, avait été professeur de littérature et d'histoire à l'École polytechnique de 1892 à 1912 et qu'il était l'auteur de nombreux livres historiques. J'ai appris également qu'il avait été suspendu de ses fonctions de professeur de l'École polytechnique pour avoir publié en avril 1899, dans Le Figaro, un article intitulé « Pour la justice et pour l'armée » dans lequel il y prenait la défense d'Alfred Dreyfus. C'était donc un homme d'honneur. Ce dernier point m'a permis de mieux comprendre son analyse de l'événement. L'homme, me semble-t-il, s'attache également à essayer de comprendre, plutôt que du juger, ce qui ne peut que me plaire.

Le texte entier se trouve ici : La sédition du 1er décembre 1789 à Toulon. 

   J'ai également trouvé nombre d'informations complémentaires dans ce livre de ma bibliothèque :

"Ruptures de la fin du XVIIIe siècle - Les villes dans un contexte général de révoltes et révolutions". Cet ouvrage a été rédigé sous la direction de messieurs Michel Vergé Franceschi et Jean-Pierre Poussou, publié en 2005.


Voir également les courriers échangés et les procès-verbaux avec les liens suivants :

Vous avez dit "pouf" ?

    Vous lirez absolument partout que le pouf fut inventé par Léonard-Alexis Autié, le coiffeur de la Du Barry, puis de Marie-Antoinette. Ce pouf-là consistait en un échafaudage extravaguant de cheveux et d'objets divers installé sur la tête d'une femme. Vous en verrez de nombreux exemples sur les gravures de l'une de mes galeries.

Léonard-Alexis Autié coiffant une dame (la reine ?)

    Mais le pouf dont il s'agissait ce jour était aussi le nom de la sorte d'aigrette que les gardes nationaux portaient sur leurs chapeaux. Deux ouvriers de l'arsenal, qui avaient incorporé la garde nationale de Toulon s'obstinaient à porter leurs poufs, au mépris du règlement et l'amiral d'Albert de Rions, héro de la guerre d'Amérique, faillit perdre la vie pour les avoir renvoyés ! L'affaire embrasa les esprits partout en France ! Tout cela à cause de deux poufs ! Non, vous ne rêvez pas...


    (Si vous avez fait votre service militaire dans la Marine, vous savez que le mot "pouffe" désigne autre chose. Ça ne s'écrit pas pareil, mais je vous rappelle qu'au 18ème siècle, l'orthographe était encore assez sauvage...)

Une France explosive

    Ce nouvel événement tragique vous donne une idée de l'ambiance en France en cette fin 1789. Rappelez-vous qu'avant la prise de la Bastille, il y avait déjà eu 300 émeutes dans tout le pays depuis le début de l'année et que depuis le 14 Juillet, partout en France, d'autres "bastilles" avaient été incendiées durant tout l'été. En Provence comme ailleurs, la situation était catastrophique, en particulier à cause du terrible hiver 1788/1789 au cours duquel tous les oliviers avaient gelé. Les subsistances manquaient, l'argent manquait et les esprits s'échauffaient.

Lire l'article sur le petit village de Puimoisson en cliquant sur l'image.

    Déjà en mars 1789, les ouvriers de l'arsenal de Toulon avaient été sur le point de se mutiner, en raison du retard de paiement de leurs salaires. La crise avait été désamorcée grâce à l'intervention généreuse d'un citoyen de la ville, l’imprimeur Mallard, qui avait mis à la disposition du commandant de la marine une somme de 60.000 livres, au moyen de laquelle on avait pu leur payer les gages arriérés qu’ils réclamaient. Un citoyen versant les salaires que l'Etat français lui-même n'était pas en mesure de payer en raison de son abyssal endettement !

Lancement du vaisseau "Le Caton"
à l'arsenal de Toulon le 9 juillet 1777.

    Dans les ports, la situation semblait être encore pire, non seulement à cause de l'agitation politique qui régnait dans leurs arsenaux, mais aussi à cause de l'absence d'autorité de l'Etat qui paraissait vacant. A Brest. Le comte d’Hector, lieutenant-général des armées navales et commandant de la marine dans ce port, avait écrit au ministre, à la date du 22 juillet 1789 : « Il est bien pénible pour moi de ne recevoir aucun ordre dans la position où je suis… L’effervescence a été telle que, d’un instant à l’autre, le plus affreux incendie pouvait s’y allumer… Il se trouve ici beaucoup d’étrangers et de gens sans aveu qui n’attendent leur bien-être que du désordre… » Et quelques jours après : « Je ne dois point vous dissimuler que la fermentation est au plus haut période. À chaque instant on doit craindre que la population ne se livre aux plus grands excès. » (Lettres citées par Chevalier, Histoire de la marine française sous la première république, p. 4 et 5.)

Vous voyez l'ambiance ?

Le port de Best en 1776,
peint par Louis-Nicolas Van Blarenberghe

Le texte !

    Je vous donne à lire cet extrait du livre de Georges Duruy. J'ai un peu modernisé l'orthographe de certains passages (extraits de documents d'époque). Les renvois numérotés d'origine sont actifs. J'ai ajouté de nombreux liens, des illustrations et j'ai aéré un peu le texte avec des sauts de lignes pour le rendre plus lisible.

Toulon au XVIIIe siècle

(...)

Après le départ de M. du Luc, qui ne fut pas remplacé, — sans doute parce qu’on ne trouva personne pour remplir ces difficiles et ingrates conditions, — le consul Roubaud se vit investi par intérim du commandement supérieur de la garnison, en vertu d’antiques usages qui conféraient au premier magistrat de la cité le titre et les prérogatives de lieutenant du roi, lorsque le gouverneur de la ville était absent [16].

Nota : Le marquis du Luc, maréchal de camp s'était démis de ses fonctions. De fait la ville devenait sans pouvoir militaire car le consul Roubaud n'était pas soldat.

François Yves Rouvaud,
peint par Marguerite Gérard
(Remarquez le "pouf" sur le chapeau par-terre)

Garde nationale de Toulon
en 1790.
    Une délibération du corps municipal, en date du 23 août 1789, avait décidé, conformément au décret de l’assemblée constituante, la formation d’une garde nationale composée de deux bataillons comptant cinq cents hommes chacun. La création de cette milice de « soldats citoyens » excita à Toulon le plus vif enthousiasme. Bourgeois, ouvriers, s’y enrôlèrent en foule. On leur donna des fusils ; peu de jours après, sous prétexte que la ville était menacée de la prochaine arrivée d’un régiment suisse, ils réclamèrent en outre des munitions et du canon que le consul, en qualité de lieutenant du roi, eut la sagesse de leur refuser [17]. Le régiment suisse destiné à venir prendre garnison à Toulon ayant été remplacé, sur les représentations que la municipalité s’empressa d’adresser au gouverneur de la Provence, par le régiment français de Barrois, l’effervescence s’apaisa. Mais, pour ranimer la fièvre qui couvait sourdement dans les esprits, il suffisait du plus futile incident, et cet incident ne tarda pas à se produire.

    La municipalité de Toulon avait, dans les premiers jours d’octobre, invité les habitants à porter la cocarde tricolore, « à laquelle, disait-elle, il semble que la concorde et la paix soient étroitement attachées. » Les partisans fougueux de la Révolution prétendirent aussitôt que cette simple invitation équivalait à un ordre précis, et mille tracasseries furent dès lors infligées à ceux qui, soit par mode ancienne, soit par aversion secrète pour le nouvel ordre de choses, s’obstinaient à porter des cocardes d’une autre couleur.

Régiment du Dauphiné
(1772)

    Le 13 novembre, un officier du régiment de Dauphiné, M. d’Auville, se présenta pour sortir de Toulon à la porte d’Italie. Il était en costume de chasse et portait à son chapeau une cocarde noire, au centre de laquelle il avait eu la précaution d’attacher une petite cocarde aux trois couleurs [18]. L’exiguïté de cette cocarde tricolore fut elle considérée comme un indice de la tiédeur des convictions révolutionnaires de cet officier ? Ne fut-elle pas aperçue ou plutôt ne vit-on et ne voulut-on voir que la cocarde noire, l’odieuse cocarde « arborée par opposition à la nationale, » six semaines auparavant, à l’époque des « orgies de Versailles » [19] ?

    Quoi qu’il en soit, un volontaire de la garde nationale, en faction à la porte, saisit M. d’Auville par le bras et se mit à l’interpeller grossièrement au sujet de cette cocarde. L’officier répliqua, d’autres volontaires accoururent, l’entourèrent. Insulté et menacé, M. d’Auville fit mine d’épauler son fusil de chasse, afin de tenir les agresseurs à distance. On ne sait trop comment se serait terminé cette scène si un officier du régiment de Barrois ne s’était porté au secours de son camarade et n’avait obtenu des volontaires qu’ils se retirassent. M. d’Auville se rendit aussitôt chez son colonel pour lui exposer les faits ; puis, accompagné de son chef, il alla porter plainte au consul à l’hôtel de ville. La garnison tout entière avait pris parti pour M. d’Auville.

    La garde nationale prétendait avoir été insultée et réclamait le châtiment d’un insolent et d’un factieux. Telle était de part et d’autre l’irritation, que deux députations, l’une des volontaires, l’autre des troupes régulières, furent expédiées à l’Assemblée nationale.

    Quant à M. d’Auville, on jugea prudent de l’envoyer au fort Lamalgue, tant pour le préserver de quelque agression, que pour donner un semblant de satisfaction à la garde nationale et à la population civile. L’affaire s’apaisa quelques jours après ; les députations envoyées à Paris furent rappelées et la bonne harmonie parut rétablie. Mais le fait seul qu’elle ait pu être compromise par un incident d’aussi mince importance permet déjà d’entrevoir combien elle était précaire. C’est ce que prouveront mieux encore les événements d’une signification plus pleine et plus grave auxquels cette affaire servit de prélude.

 Le comte Charles-Hector d’Albert de Rions avait pris, sur son vaisseau le Sagittaire (vaisseau de 58 canons lancé en 1761), une part plus qu’honorable à la guerre d’Amérique. On citait sa bravoure au combat de la Grenade, en 1779, sa belle campagne de 1781, sous les ordres du comte de Grasse. Telle était sa réputation que le bailli de Suffren écrivait au ministre, en 1782 [20] : — « Je ne connais qu’une personne qui a toutes les qualités qu’on peut désirer, qui est très brave, très instruit, plein de zèle et d’ardeur, désintéressé, bon marin : c’est M. d’Albert de Rions, et fût-il à l’Amérique, envoyez-lui une frégate. J’en vaudrai mieux, l’ayant ; et si je meurs, vous serez assuré que le bien du service n’y perdra rien. Si vous me l’aviez donné quand je vous l’ai demandé, nous serions maîtres de l’Inde… »

Bataille de la Baie de Chesapeake
Victoire de la flotte française contre les Anglais,
commandée par l'Amiral de Grasse, le 5 septembre 1781

    Promu chef d’escadre en 1784, le comte d’Albert de Rions avait été investi, l’année suivante, des importantes fonctions de commandant de la marine à Toulon, en remplacement du chevalier de Fabry, et il les exerçait encore lorsque la Révolution commença. C’était un cœur généreux et humain. Lors du mariage de sa fille avec le marquis de Colbert, il avait distribué, à des ouvriers de l’Arsenal et à des marins pauvres, les sommes qui devaient être consacrées aux fêtes nuptiales [21].- Non content d’encourager, il soutenait libéralement de ses deniers une institution de prévoyance appelée la Bourse du marin, destinée à secourir les familles de matelots tombées dans la misère [22].

 

D'Albert de Rions

    Mais une longue habitude du commandement, — il était entré dans la marine à l’âge de quinze ans et y servait depuis près d’un demi-siècle, — l’usage d’une autorité absolue et presque illimitée, comme l’est celle des officiers de mer à bord de leurs bâtiments, avaient donné à son caractère, naturellement hautain, quelque chose d’impérieux, qui, s’ajoutant à la morgue aristocratique, — dont il n’était pas plus exempt que les autres membres de sa caste, — imprimait à ses allures, à sa parole même, je ne sais quoi d’autoritaire, de raide et de cassant : — « Il est difficile, dit un journal du temps, de défendre ce général du reproche d’inconsidération, d’emportement et de cette hauteur déplacée, qui, faute de savoir se plier aux circonstances, amène presque toujours l’humiliation. Mais on ne doit pas oublier que ces défauts tiennent à une éducation que l’esprit de liberté n’a pas eu le temps de modifier, à des habitudes contractées sous un régime différent de celui où nous sommes… Il n’est pas aisé à un militaire… de se faire tout à coup à ces égards que les Droits de l’homme réclament dans les États libres [23]… »

    Qu’on se représente, si l’on peut, combien un pareil homme dut souffrir lorsqu’il lui fallut assister aux premières manifestations de l’esprit nouveau et constater l’inertie du pouvoir en présence de faits plus graves et plus nombreux de jour en jour, qui attestaient l’irrémédiable décadence du principe d’autorité ! — « Les liens de la subordination tendent de plus en plus à se relâcher, » — écrivait-il au ministre quelques jours après la sédition du 23 mars. Si, à la douceur qu’on prend pour de la faiblesse, le gouvernement ne fait succéder une juste sévérité, je ne connais rien dont on puisse répondre avec quelque certitude [24].

    Depuis le jour où il avait refusé publiquement, sur un ton « insultant et dédaigneux [25], » la cocarde tricolore que lui offrait une députation de la jeunesse de Toulon, M. de Rions était regardé « comme un des ennemis de la liberté conquise [26]. » On l’accusait d’avoir demandé l’envoi, à Toulon, d’un bataillon de ce régiment suisse d’Ernest, dont la prochaine arrivée, à peine annoncée dans la ville, avait provoqué autant d’émotion que s’il se fût agi d’un débarquement de pirates barbaresques [27].

    Prononcées par lui, les paroles les plus simples prenaient, aussitôt qu’elles avaient été colportées dans le public, un sens mystérieux et menaçant. Le jour du départ de M. de Béthisy, voyant qu’une vive effervescence régnait dans la population, M. de Rions avait dit, en prévision de troubles qui pouvaient éclater, que, si l’on battait la générale pendant la nuit, les ouvriers de la marine trouveraient un asile à l’Arsenal avec leurs familles. La précaution était sage, humaine. Pour y découvrir autre chose que le charitable désir de soustraire des femmes et des enfants aux hasards de la répression d’une émeute, il faut évidemment avoir perdu tout bon sens, être en proie à l’obsession morbide de la défiance et de la peur.

    La France, malheureusement, dès les derniers mois de 1789, souffrait de cette maladie-là : une maladie terrible, qui s’attaque aux nations comme aux individus, qui montre partout des traîtres, des persécuteurs ou des ennemis, qui affole tout un peuple aussi bien qu’un simple dément et qui, finalement, chez l’un comme chez l’autre, se résout en frénésie et en impulsions sanguinaires. Les Toulonnais ne voulurent voir, dans l’avis donné par le commandant de la marine, que l’annonce d’une Saint-Barthélemy de patriotes… « Un tel discours, loin de calmer les esprits, inspira de plus grandes terreurs ; les ouvriers crurent qu’on voulait les attirer dans l’Arsenal avec leurs femmes et leurs enfants comme dans une souricière pour les immoler plus facilement ; et les habitants imaginèrent qu’on voulait les isoler dans la ville pour les égorger avec plus d’assurance. Les uns et les autres promirent de ne point se séparer, pour se prêter des secours mutuels. Plusieurs personnes, effrayées, sortirent de la ville comme si elle devait être saccagée [28]. »

    Un conflit latent existait donc entre M. d’Albert de Rions et la population toulonnaise lorsque l’incident dit de la cocarde noire se produisit, le 13 novembre 1789. Que, dans cette circonstance, le commandant de la marine ait cru devoir prendre parti pour l’officier malmené par les volontaires de la garde nationale, la chose, à ce qu’il semble, s’explique le plus naturellement du monde. M. d’Auville, à vrai dire, lieutenant au régiment de Dauphiné, ne servait pas directement sous ses ordres. Mais il avait été victime d’une injustifiable agression ; M. de Rions exerçait à Toulon le plus important des commandements, puisqu’il n’y avait plus, à ce moment, de gouverneur en titre de la ville ; la plus simple des règles de la solidarité militaire lui imposait l’obligation de ne point se désintéresser d’une pareille affaire. Ses ennemis manquent donc de bonne foi et d’équité lorsqu’ils lui reprochent, dans le verbeux réquisitoire adressé à l’Assemblée nationale, l’empressement qu’il mit à intervenir en faveur de l’officier insulté.

    Cette intervention fut d’ailleurs courtoise et mesurée. Un certain nombre de « bas officiers, » du corps royal des canonniers-matelots, avaient porté à la municipalité une protestation contre les sévices exercés par les volontaires de la milice citoyenne sur la personne d’un officier. « Nous venons, disaient-ils, vous déclarer qu’en qualité de citoyens et de militaires, nous reconnaissons pour maître notre roi et pour chefs nos officiers ; que nous ne souffrirons jamais qu’on manque au respect qui est dû soit à ceux de terre, soit à ceux de la marine ; et que nous les soutiendrons par honneur et par devoir… Nous réclamons la tranquillité pour les militaires et principalement pour les citoyens de la ville, continuellement tourmentés par les factionnaires de la milice nationale[29]. »


    Cette protestation fut elle spontanée, comme l’affirme expressément M. de Rions, ou rédigée à l’instigation et même sur l’ordre exprès de quelques officiers, ainsi qu’il est dit dans le Mémoire de la ville de Toulon ? La chose est incertaine et, d’ailleurs, d’intérêt secondaire [30]. Quoi qu’il en soit, M. de Rions prit aussitôt texte de cette demande pour adresser, le 15 octobre, au maire-consul et aux autres membres de la municipalité la lettre suivante : « On vient de me rendre compte que les bas officiers des 6e et 7e divisions, désagréablement affectés de ce qui s’est passé avant-hier à la Porte-Vieille au sujet d’un officier du régiment de Dauphiné, avaient pris sur eux d’aller eux-mêmes vous le témoigner. Avant que d’approuver ou de désapprouver pareille démarche, j’ai cru devoir vous demander la manière dont elle s’est faite et si, en la faisant, ils ont su conserver, comme je l’espère, le respect qui vous est dû…[31] »

    Cette lettre dont la forme, comme on peut le voir, était d’une irréprochable correction à l’égard du corps municipal, contenait malheureusement quelques observations assez désobligeantes à l’adresse de la garde nationale. Il y était parlé de « l’espèce d’inquisition que la milice cherchait à établir à l’occasion de la cocarde nationale. » 

    M. de Rions se déclarait « déterminé à ne pas souffrir qu’aucun des individus à ses ordres pût être inquiété sous un pareil prétexte. » Cette cocarde même était l’objet de commentaires qui trahissaient une certaine irrévérence. « Ce signe, était-il dit, a toujours été la marque distinctive du militaire. Un moment d’effervescence l’a fait adopter à toutes les classes de citoyens. Ce moment est passé presque partout : pourquoi durerait-il plus longtemps pour Toulon que pour les autres villes du royaume ? Il est tout simple que la milice continue à le porter, mais il l’est également de laisser au reste des citoyens la liberté sur ce point [32]. »

    Pénétrons-nous de l’esprit du temps ; rappelons-nous qu’un des traits caractéristiques de cet esprit a été le goût des emblèmes, — cocardes, bonnets rouges, triangles égalitaires, etc., — poussé jusqu’à une sorte de fétichisme : et nous Comprendrons que ces appréciations de M. de Rions sur la cocarde tricolore, fort sensées en soi, aient paru blasphématoires aux dévots de la révolution.

    Une première députation de la garde nationale fut envoyée au commandant de la marine pour réclamer le châtiment des bas officiers signataires de la protestation. M. de Rions répondit qu’il n’avait rien trouvé de répréhensible dans leur démarche et qu’il ne les punirait point [33].

    Une seconde délégation plus nombreuse et qui comptait, outre les officiers, de simples volontaires, se présenta le surlendemain à son hôtel, sous la conduite du maire-consul Roubaud, dont la présence indiquait que la municipalité, en dépit des égards qui lui avaient été témoignés, était résolue à faire cause commune avec la milice. C’était mettre à trop rude épreuve la patience du hautain gentilhomme. « Il témoigna son étonnement de voir introduire chez lui un nombre de volontaires, les derniers des hommes, à la suite de M. le consul et des officiers de la garde nationale ; il essaya de les faire sortir, en marquant sa surprise que des volontaires, dont leurs chefs faisaient trop de cas, mais qu’il savait apprécier à leur juste valeur, fussent admis à faire partie d’une députation ; il ajouta que, s’il avait été prévenu de leur arrivée, il se serait mis à la porte et se serait opposé à leur entrée[34]. »

    Le consul s’étant risqué à lui répondre que « ces volontaires, dont la présence lui était importune, étaient des citoyens estimables, » M. de Rions répliqua avec vivacité que ces volontaires étaient des insubordonnés et qu’il fallait les faire rentrer dans le devoir. « J’ai la force en mains, disait-il, je compte sur mes braves gens, je n’ai pas peur. Je serai en tout inexorable ; je suis le chef, je soutiendrai tous les officiers de la garnison et je ne souffrirai jamais qu’aucune des personnes sous mes ordres soit insultée par les volontaires [35]. »

    Si ces propos ont vraiment été tenus, dans la forme agressive et comminatoire que leur attribue la relation à laquelle on les emprunte, — relation hostile à M. de Rions, ne l’oublions pas, — ils manquaient évidemment de prudence et de mesure. Toutefois, comprenant sans doute qu’il s’était laissé entraîner un peu loin dans cette sortie, le commandant de la marine ne voulut pas mettre fin à l’entrevue sans donner un gage de ses dispositions conciliantes et, « soit prudence, soit justice, il consentit à faire retirer la déclaration de guerre des bas officiers de la marine [36]. »

    Cette concession aurait dû, ce semble, désarmer le mécontentement de la milice et clore l’incident : il n’en fut rien. Dans une assemblée générale de la garde nationale, qui fut tenue le lendemain, les délégués rendirent compte de la manière dont ils avaient été reçus par M. de Rions. Leur récit provoqua une vive indignation ; les têtes s’échauffèrent ; on déclara que les paroles du commandant constituaient une offense à la milice tout entière et qu’il était impossible de laisser passer, sans protestation, ces outrages et ces menaces « qui annonçaient des projets violents [37]. » En conséquence, a le corps délibéra de rejeter, attendu l’offense, l’accommodement proposé et de demander justice et satisfaction à l’assemblée nationale par une députation expresse [38]. »

    La susceptibilité manifestement excessive dont venait de faire preuve la milice citoyenne compliquait singulièrement l’affaire. Au mauvais procédé dont on usait envers lui, M. de Rions eut la sagesse de répondre par un acte de modération et de courtoisie. Il écrivit que, s’il lui était réellement échappé des expressions susceptibles d’être mal interprétées, son intention n’avait point été d’offenser personne [39]. »

    Cette nouvelle satisfaction, — qui cependant avait dû coûter cher à la fierté de celui qui l’accordait ! — ne parut pas suffisante, et la députation partit pour Paris le 20 novembre [40]. La guerre était déclarée, — et pour quel futile objet ! — entre la garde nationale et le commandant de la marine. Ce conflit n’aurait peut-être pas mérité d’être exposé en détail, si de très minces incidents ne portaient quelquefois en eux-mêmes des enseignements singulièrement suggestifs. Or, dans cette querelle de M. de Rions avec la population toulonnaise, on peut saisir sur le vif l’esprit ombrageux et tracassier, les préventions dont étaient animées, à l’égard des chefs militaires, la garde nationale et les municipalités dès les premiers mois de la révolution. L’histoire de M. de Rions valait donc d’être contée ; car cette histoire est celle de tout officier noble exerçant à cette époque un commandement important, et par le fait seul de son origine et de sa fonction, fatalement désigné, quels que fussent sa prudence, sa modération, son tact, aux suspicions et à l’hostilité, non-seulement des classes populaires, mais de la bourgeoisie même. Et c’est par là que ce simple récit des événements locaux dont la ville de Toulon fut le théâtre au mois de novembre 1789 peut servir de contribution à l’histoire générale de la révolution.

    Le recours direct de la garde nationale de Toulon à l’assemblée ne constituait pas seulement, — qu’on le remarque bien, — une infraction aux usages en vigueur. Il ne tendait à rien moins qu’à l’établissement d’un principe nouveau : le droit d’appel à la représentation nationale, considérée comme pouvoir unique et suprême, sans que cet appel fût soumis à l’obligation de passer par les divers degrés de la hiérarchie administrative instituée par nos rois. On voit que cette démarche n’était, au fond, ni aussi simple ni d’aussi peu de conséquence qu’elle peut nous paraître ; qu’elle équivalait à une méconnaissance de l’autorité des fonctionnaires ou agents chargés de représenter le roi ; qu’elle semble bien, enfin, avoir été inspirée par cet esprit d’émancipation qui prenait de jour en jour une audace et une force plus grandes.

Victor Maurice de Riquet de Camaran
    Le gouverneur de la Provence ne s’y trompa point, comme le prouve la lettre suivante qu’il s’empressa d’adresser aux chefs de la municipalité toulonnaise. On croit devoir la reproduire en grande partie, comme un modèle achevé de courtoise sévérité :

« J’ai appris, messieurs, avec le plus grand étonnement, — écrivait à la date du 21 novembre le comte de Caraman à MM. les maire-consuls de Toulon, — qu’il avait passé cette nuit à Marseille un officier et deux volontaires de la garde nationale de Toulon qui vont, dit-on, à Paris, pour se plaindre de M. le comte d’Albert de Rions… Ils ne se sont pas présentés chez moi ; et n’étant pas instruit par vous, messieurs, d’une démarche aussi peu croyable, je n’ai pu qu’en prévenir le ministre sans entrer dans les détails. Vous commandés, messieurs, la garde nationale de Toulon, mais vous êtes aux ordres du commandant de la province, et vous ne pouvez penser que l’Assemblée nationale autorise deux genres de troupes, dont l’une serait aux ordres du commandant, et l’autre n’y serait pas. Une telle interversion de tout ordre et de tout principe nous conduirait aux derniers malheurs. Prévenez-les, messieurs, en me répondant de la conduite de la milice nationale de Toulon… Vous pouviez, messieurs, porter le vœu de ce corps à M. le comte d’Albert ; mais si vous n’étiez pas contents de sa réponse, c’était à moi qu’il fallait vous adresser pour convenir du parti qu’il fallait prendre.

« Les communautés doivent moins que jamais faire des dépenses inutiles, et celle d’une députation à Paris, pour une affaire aisée à terminer ici, ne peut être approuvée. J’ai l’honneur d’envoyer à M. le comte de Saint-Priest copie de la lettre que j’ay celui de vous écrire, persuadé qu’elle est dans les principes de l’ordre général. J’ay l’honneur d’être, avec les sentiments les plus sincères, messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur. — Signé : le comte de Caraman [41]. »

Antoine Balthazar Joseph d'André

    
De son côté, M. d’André, membre de l’Assemblée nationale et commissaire du roi en Provence, adressait des représentations analogues à la municipalité :

« Il est fâcheux, écrit-il le même jour, que de petites divisions, qu’il aurait été peut-être facile d’étouffer dès leur origine, rompent la bonne harmonie qui doit régner entre les troupes réglées et la bourgeoisie, car enfin, officier, soldat, garde national, bourgeois, ne sommes-nous pas tous citoyens de la même patrie, sujets du même roi, soumis à la même loi ? .. Il me semble que la division qui paraît régner entre les militaires et les bourgeois roule sur de bien petits objets. Pourquoi donc faire retentir l’auguste assemblée nationale du bruit de nos divisions intestines ? .. Pourquoi causer à la communauté déjà obérée la dépense d’une députation nombreuse et précipitée [42] ? .. »

    Malheureusement, au moment même où la municipalité recevait la réprimande de M. de Caraman, ainsi que les sages et patriotiques observations de M. d’André, le différend de M. de Rions avec la garde nationale prenait un caractère encore plus grave.

IV

    Une propagande très active était faite parmi les ouvriers de l’arsenal, en vue de leur enrôlement dans la garde nationale. Les autorités militaires ne tardèrent pas à s’en émouvoir. Elles reprochaient, non sans raison, à la fréquentation des miliciens d’être funeste à tout sentiment de discipline et de transformer rapidement un ouvrier laborieux en tribun d’atelier.

    Dénoncés au gouverneur de Provence, ces enrôlements avaient été interdits par lui de la façon la plus formelle [43] :

    « Les capitaines n’enrôleront personne dans leur compagnie au-delà du nombre fixé par le règlement de leur création, surtout aucun ouvrier de l’arsenal, qu’il ne faut point détourner des travaux du port [44]. »

    En dépit de cette défense, plusieurs fois répétée, nombre d’ouvriers élevaient la prétention, non-seulement de faire partie de la garde nationale, mais d’en porter jusque dans l’arsenal les insignes, particulièrement une sorte d’aigrette qu’on appelait alors le pouf.

    Fort des instructions du gouverneur, le commandant de la marine s’opposa à cette prétention. On ne manqua pas de déclarer aussitôt qu’il voulait empêcher de bons citoyens de « s’armer pour la patrie [45]. » Vers la même époque, le bruit courut que des troupes avaient reçu l’ordre de se rendre de Digne à Toulon pour renforcer la garnison. « D’où vient que dans le temps où nous dormions tranquilles, des troupes réglées auraient été en marche contre nous ? La faux de la mort était donc sur nos têtes et nous n’en savions rien ! C’est sur ce ton tragique que les auteurs du Mémoire de la ville de Toulon rapportent une nouvelle qui, d’ailleurs, était fausse [46]..

    Manifestement, une exaltation voisine de la démence s’était emparée des esprits. L’atelier d’artillerie ayant reçu l’ordre de confectionner un certain nombre de gargousses, nécessaires à l’armement de la flotte, nul ne douta plus que le commandant de la marine ne procédât à tous « ces préparatifs de mort et de destruction [47], » dans l’intention de « foudroyer la ville [48]. »

    Les choses en étaient là lorsque, le 30 novembre, M. de Rions chassa deux ouvriers qui, au mépris des ordres donnés, s’obstinaient à porter le pouf dans l’arsenal. Cette mesure n’a besoin ni d’explication, ni d’excuse, puisqu’en la prenant, M. de Rions se conformait simplement aux instructions données par le gouverneur de la Provence. Il n’en fut pas moins accusé d’avoir commis « un éclatant abus d’autorité [49]. »

    Le jour même, le consul Roubaud, accompagné du comte de Carpillet, commandant des troupes de terre de la garnison, — qu’on est un peu surpris de voir s’associer à une pareille démarche, — se rendit auprès du commandant de la marine et, sous prétexte de « prévenir l’insurrection qu’un tel acte d’injustice et d’oppression pouvait occasionner [50], » lui demanda la grâce des deux ouvriers. M. de Rions fut inflexible.

    On l’avait menacé d’une émeute : il prit les dispositions nécessaires pour la comprimer au besoin, et ordonna que deux détachements de canonniers-matelots, de cinquante hommes chacun, se tinssent prêts. Cette précaution, qui faisait simplement honneur à sa prudence, devait être plus tard dénoncée à l’Assemblée nationale comme la preuve du projet d’égorgement et de massacre qu’il aurait formé !

1785 Corps royal des canonniers

    Le lendemain, 1er décembre 1789, le consul, suivi de quelques membres du conseil municipal et d’un grand nombre de citoyens, se présenta, vers neuf heures du matin, à la porte de l’arsenal et se fit annoncer à M. de Rions. Invité à entrer, il s’y refusa. 

    Le Mémoire de la ville de Toulon prend soin de nous donner l’explication de ce refus : le consul et les officiers municipaux jugèrent impolitique et imprudent de se rendre à une telle invitation parce que l’arsenal était le centre de la puissance et de la force du commandant [51]. » Sans doute, ils craignaient de ne pas sortir vivants de cet antre ! « Le consul et la partie du conseil qu’il avait avec lui firent donc sagement de ne point y entrer et de faire dire au commandant d’indiquer, dans la ville, tel lieu de rendez-vous qu’il désirerait [52]… »

    On reconnaîtra que M. de Rions avait peut-être le droit de se montrer froissé d’un aussi étrange procédé : il se contenta de répondre qu’il allait se rendre à sa demeure particulière, l’hôtel de la marine situé au centre de la ville, sur la place nommée encore aujourd’hui le « Champ de Bataille. »

    Les événements qui suivent nous sont exposés dans deux documents fort intéressants. L’un est ce Mémoire de la ville de Toulon auquel on a déjà emprunté plus d’un détail ; l’autre, une relation composée par M. de Rions lui-même [53]. D’après la première de ces deux versions, le commandant de la marine serait sorti de l’arsenal « accompagné de plusieurs officiers sous ses ordres. Ils avaient chacun la main à la garde de l’épée… Il voulait rendre son escorte plus formidable par un détachement du poste de l’arsenal ; mais plusieurs personnes l’en dissuadèrent, l’assurant qu’il n’avait rien à craindre : en effet, il n’eut rien à craindre de l’arsenal à son hôtel. Sur ces assurances, il renonça à son projet ; mais comme il n’avait point l’intention de céder et qu’il avait au contraire celle d’être inexorable, il ordonna à un officier qui était à son côté de se rendre au quartier des troupes pour en faire marcher un détachement armé à son hôtel [54]. » Ainsi, la foule est calme ; l’attitude des officiers est provocante ; ils ont « la main à la garde de l’épée ; » le trajet de l’arsenal à l’hôtel de la marine s’accomplit paisiblement.

    Écoutons maintenant le témoignage de M. de Rions. Son récit diffère essentiellement de celui du Mémoire de la ville, sinon sur les faits eux-mêmes, du moins sur les circonstances au milieu desquelles ils se sont produits et qui en modifient sensiblement le caractère. « Je sortis de l’arsenal accompagné de tous les officiers qui s’étaient trouvés auprès de moi. Je fus extrêmement surpris de me trouver au milieu d’une foule de gens qu’il me fallut traverser ; elle était, malgré la présence de M. le consul qui me joignit sur ces entrefaites, prête à m’attaquer et ne fut contenue que par le cortège d’officiers dont j’étais entouré [55]. » On arrive à la porte de l’hôtel. La foule veut y pénétrer. Le commandant de la marine s’y oppose. Un conflit s’engage. « M. Roubaud lui-même et M. Barthélémy qui l’accompagnait furent froissés (bousculés) ; plusieurs officiers de la marine furent insultés ; l’épée de M. de Saint-Julien fut brisée ; une canne à lame qu’il portait lui fut arrachée des mains ; son chapeau lui fut enlevé et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il se sauva dans l’hôtel [56]… » Tandis qu’on se bat à la porte, dans le salon de l’hôtel, M. Roubaud et M. Barthélémy supplient, « pour l’amour de la paix, » M. de Rions d’accorder la grâce des deux ouvriers. « Je répondis assez longtemps que je ne pouvais pas, sans me déshonorer, accorder une grâce qui ne pouvait que paraître forcée, aux yeux d’une population qui n’en deviendrait que plus insolente. Enfin, cédant aux instances de ces deux officiers municipaux, je leur dis qu’ils m’arrachaient cette grâce malgré moi et que, puisqu’ils la croyaient absolument nécessaire, il me fallait bien y consentir [57]… »

    Sur ces entrefaites, le détachement demandé par M. de Rions arrive sur le « Champ de Bataille. » S’il faut en croire le Mémoire dressé par la municipalité, chacun des cent hommes qui le composaient aurait reçu, avant de quitter la caserne, six cartouches à balle. Aucun document dans les Archives de Toulon ne prouve l’exactitude ou la fausseté de cette affirmation. Mais, à supposer même qu’il ait été réellement procédé à une distribution de cartouches, qui pourrait s’étonner qu’une troupe destinée à la sauvegarde de l’ordre public menacé ait été pourvue de munitions ? Et ne faut-il pas la mauvaise loi dont les auteurs du Mémoire ont donné plus d’une preuve pour conclure de ce fait, formellement nié d’ailleurs par M. de Rions [58], à l’intention préconçue, chez le commandant de la marine, de faire tirer sur le peuple [59] ?

    Depuis le moment où le détachement de canonniers-matelots arrive sur la place, les dépositions recueillies et invoquées par les deux parties deviennent absolument contradictoires sur un fait essentiel qui est de savoir si l’ordre de tirer a été donné.


    Le « Champ de Bataille » était couvert d’une foule tumultueuse et menaçante, qui enveloppait de toutes parts le faible détachement rangé autour de l’hôtel. La municipalité accuse les chefs de ce détachement, particulièrement M. de Broves et M. de Bonneval, d’avoir jeté à la troupe l’ordre de faire feu [60]. D’autre part, le principal incriminé, M. de Bonneval, major-général de la marine, affirme, « sous serment et sur son honneur qui est son guide depuis trente-cinq ans qu’il sert l’État et le roi, » qu’il n’a pas donné l’ordre en question, mais seulement celui de : Reposez-vous sur vos armes.

 Sa déclaration est, sur ce point, absolument catégorique : « M. Quévilly, sous-lieutenant, médit : — Est-ce reposés-vous sur vos armes ou chargés vos armes ? — Je lui répondis à haute voix : non. Reposés-vous sur vos armes ! Cet ordre fut exécuté. Il fut donné devant M. de la Devèze, lieutenant de vaisseau, qui était auprès de moi [61]. »

    Il ne faut pas oublier qu’un projet de massacre était d’avance imputé au commandant de la marine. Des imaginations ainsi prévenues, singulièrement échauffées et dans l’attente d’un événement tragique, devaient naturellement prendre pour le commandement meurtrier qu’elles attendaient, le premier ordre sorti de la bouche d’un officier. Elles n’y manquèrent pas, en effet ; et, lors de l’enquête à laquelle procéda la municipalité, des témoins se présentèrent à l’envi pour affirmer que l’ordre de tirer avait été donné. La déposition de M. de Bonneval n’en subsiste pas moins ; et c’est une bonne règle historique de tenir compte de la qualité des témoignages plus encore que de leur nombre. Or, cette déposition est d’une importance capitale, non-seulement à cause du ton d’absolue sincérité qu’on y a sans doute remarqué, mais encore et surtout à cause de l’extrême précision des détails qu’elle rapporte.

    Un autre témoignage de grand poids va nous permettre de reconstituer assez exactement la scène. « J’eus lieu d’être fort surpris, déclare M. de Broves, lorsque, quelque temps après, j’appris qu’on m’accusait d’avoir commandé de faire feu, lors même qu’au préalable on s’était abstenu de faire charger les armes. 

"Ce commandement n’a jamais été fait : j’en atteste la vérité et l’honneur que l’on sait m’être plus précieux que la vie. Si quelques canonniers ont cru l’entendre, je dois leur pardonner cette accusation car, dans un moment de tumulte et lorsque j’étais attaqué, j’ai pu faire le simple commandement de porter les armes avec l’air menaçant que j’aurais pu avoir en commandant de les charger ; mais, encore une fois, je jure, sur ma parole d’honneur, non-seulement que je n’ai pas fait un commandement que je n’étais pas en droit de faire, mais même que je n’en ai pas eu l’idée [62]. »

    On peut saisir ici, sur le fait, le mode de formation de ces sortes de légendes spontanées qui éclosent soudainement dans la foule — et qui ont dû altérer le véritable caractère de tant d’événements. Un officier menacé par des émeutiers jette précipitamment à ses hommes l’ordre de porter les armes. 

    Qu’on le remarque bien : la démonstration qu’il leur commande est parfaitement inoffensive ; c’est un avertissement à la sédition de ne pas aller plus loin, sous peine de voir la force imposer, s’il le faut, le respect de la loi. Mais ce commandement, lancé sans doute d’une voix vibrante, soit de colère, soit d’émotion, est mal compris, dénaturé. On croit entendre que l’officier dit de charger les armes au lieu de les porter. Cette première altération du fait initial entraînant aussitôt une nouvelle déformation, un nouveau grossissement de la vérité, l’ordre de porter les armes, converti en celui de les charger, se métamorphose immédiatement en un ordre de tirer.

    Cette version mensongère se propage, court, vole, s’orne, s’embellit, s’enfle de bouche en bouche. Non-seulement elle ne rencontre pas un incrédule, mais elle suscite des témoins du fait controuvé qu’elle affirme. Et voilà comment, lors de l’enquête faite quelques jours après sur l’événement, il se trouva vingt-cinq personnes pour déclarer sous serment, avec une sincérité qu’on ne songe même pas à suspecter, qu’elles avaient entendu un ordre qui certainement n’a pas été donné.

    Chose étrange, les soldats eux-mêmes de M. de Broves se méprirent sur le sens du commandement qui leur était adressé par leur chef. Ceux du premier rang, qui pouvaient plus facilement entendre sa voix au milieu du tumulte, portèrent docilement les armes, comme il l’avait ordonné ; « mais une grande partie des autres se posèrent sur leurs armes ; dès lors, il fut accusé par le peuple d’avoir donné le commandement de faire feu, ce qui n’est pas [63]. » Cette attitude de la troupe ne pouvait manquer, en effet, de passer aux yeux des spectateurs pour un refus déclaré de verser le sang du peuple.

    Un témoin dépose : « Les soldats refusèrent d’obéir au commandement de charger les armes, disant qu’ils n’étaient pas faits pour égorger leurs amis, leurs frères. Plusieurs se reposèrent sur leurs armes ; d’autres jetèrent leurs fusils, et les citoyens crièrent : bravo, bravo, les soldats de la marine [64] ! » Et le Mémoire de la ville, paraphrasant ce document selon les règles de la rhétorique du temps, enregistre en termes pompeux cette déposition :« Non, non ! S’écrient à l’envi les généreux canonniers-matelots, nous ne voulons pas tirer ! Les uns jettent leurs armes, les autres se reposent dessus, tous lèvent la main, et par ce signe respectable ils confirment leur serment solennel d’être fidèles à la nation, au roi et à la loi. Mille cris de joie et d’applaudissement s’élèvent à l’instant. Les ordonnateurs de cet ordre inhumain ont à peine le temps de fuir dans l’hôtel, de cacher leur honte et leur désespoir, et de se soustraire aux coups de pierres qui les suivaient [65]. » La légende avait désormais trouvé sa forme définitive ; la voilà faite, achevée, prête à entrer dans la circulation, comme une pièce de fausse monnaie imitant parfaitement la bonne, et à donner au mensonge qu’elle abrite droit de cité dans l’histoire.

    Cependant M. de Rions, instruit par ses officiers de l’effervescence qui régnait au dehors et du peu de fond qu’on pouvait faire sur la troupe, avait décidé que le détachement de canonniers-matelots rentrerait sur-le-champ dans ses quartiers. On comptait sur ce départ pour calmer le peuple ; le consul d’ailleurs se faisait fort de maintenir l’ordre avec l’assistance de la milice bourgeoise seule ; les officiers municipaux sortirent de l’hôtel, en annonçant la grâce accordée aux deux ouvriers. Cette concession, le renvoi des soldats, auraient dû, ce semble, enlever tout prétexte au tumulte. Il redoubla au contraire : preuve évidente que l’affaire des ouvriers congédiés n’était que le prétexte de l’émeute, qu’elle avait des causes plus graves et plus profondes.

    Des pierres furent lancées contre les fenêtres de l’hôtel de la marine. Le commandant chargea un de ses officiers d’aller demander à l’hôtel de ville la proclamation de la loi martiale. La municipalité n’eut pas le courage d’user des pouvoirs que la loi lui conférait, et se contenta d’envoyer deux compagnies de la garde nationale, qui prirent position, l’une à la porte, l’autre devant la façade de l’hôtel.

    Quelques instants après, furent commis deux lâches attentats sur le caractère et la gravité desquels le Mémoire de la ville de Toulon essaie vainement de nous donner le change. M. de Bonneval, accoudé à la balustrade d’une galerie qui régnait sur la façade de l’hôtel, à quelques pieds au-dessus du sol, causait tranquillement avec des officiers de la garde nationale, lorsqu’un inconnu, se glissant le long du mur, le frappa traîtreusement de deux coups de sabre, l’un à la main, l’autre à la tête [66]. On le porta, couvert de sang, dans une chambre où un chirurgien de la marine se mit en devoir de le panser. Il y était à peine, qu’il vit arriver M. de Saint-Julien, major de vaisseau, « tout mutilé, un œil poché et pouvant à peine se soutenir [67]. » M. de Saint-Julien, ayant été désarmé de son épée en arrivant à l’hôtel du commandant, était sorti pour aller chercher un sabre. Comme il revenait, « il fut assailli sur la place, renversé par terre et blessé de plusieurs coups. Il allait périr, quand un officier de la garde nationale et un brave volontaire, au péril de leur propre vie, l’enlevèrent à ses assassins [68], » au moment même où M. de Rions et les officiers qui se trouvaient avec lui dans l’hôtel s’élançaient courageusement à son secours, « aux risques de tout ce qui pouvait arriver [69]. »

    La situation devenait de plus en plus grave. Le commandant de la marine annonça l’intention d’appeler à son secours un détachement de troupes réglées, « le danger d’être attaqué et forcé dans l’hôtel paraissant devenir plus pressant [70]. » 

    Le consul le supplia de n’en rien faire et de « mettre une confiance entière dans la milice nationale. »

    Le détachement du bataillon du Barrois fut donc décommandé, et la garde nationale enveloppa l’hôtel de toutes parts.

    M. de Rions crut d’abord avoir à se féliciter du parti qu’il avait pris de ne pas recourir aux troupes de la garnison : le peuple s’écarta et cessa de lancer des pierres.

Jean-François de Rafélis de Brove

    Mais bientôt des volontaires pénétrèrent dans la salle basse de l’hôtel, où se tenaient le commandant et une douzaine d’officiers, « armés de leurs seules épées. » Ils déclarèrent, « du ton le plus absolu, qu’ils voulaient que je leur livrasse M. de Broves, major de vaisseau, qu’ils accusaient d’avoir donné ordre aux détachements de canonniers-matelots qui, le matin, s’étaient assemblés sur la place, de faire feu. Je niai le fait en les assurant, conformément à la vérité, que les armes n’étaient pas chargées. Tout fut inutile, et après avoir subi l’humiliation de toutes sortes de menaces pendant près d’un quart d’heure, je me vis forcé de leur livrer M. de Broves, sur les promesses les plus fortes qu’il ne serait maltraité en rien et qu’on voulait simplement s’assurer de lui. M. Morellet et M. Saurin, l’un colonel, l’autre major de la milice nationale, et un des trois membres du conseil permanent, qui m’avaient été envoyés par M. Roubaud, m’assurèrent qu’ils répondaient de lui sur leurs têtes [71]. »

Lire : La Déposition du Comte de Rafélis de Brove en date du 3 décembre 1789.

    M. de Broves leur avait à peine été livré que les volontaires rentrèrent tumultueusement dans l’hôtel, « malgré les efforts de plusieurs de leurs officiers qui voulaient les empêcher, » et déclarèrent qu’il leur fallait aussi M. de Village. Le commandant essaya de faire entendre raison à ces forcenés, mais ce fut peine perdue.

    Sur le refus énergique qu’il opposa à leur nouvelle et injustifiable exigence, on se jeta sur lui, on lui arracha son épée et on l’entraîna hors de l’hôtel. « Je fus mené au palais (de justice), dépose M. de Rions, à travers les huées et les insultes de la populace ; quelques volontaires cherchèrent à m’assommer en route, tandis que d’autres me défendirent de leur mieux, ce qui ne m’empêcha pas de recevoir un coup de crosse entre les épaules, qui m’eût renversé si je n’avais été soutenu. Je reçus un second coup qui me fit peu de mal ; mais j’eusse vraisemblablement péri, si les volontaires les plus près de moi n’avaient paré plusieurs autres coups qui me furent portés. Arrivé au palais, on me fit d’abord monter dans un cabinet où il y avait du feu et où j’étais peut-être attendu ; mais plusieurs volontaires décidèrent qu’il me fallait mettre au cachot, comme M. de Broves y avait été mis [72]. » Un débat s’engagea entre eux sur la question de savoir si l’on enfermerait ou non le commandant de la marine dans un cachot, comme un malfaiteur. M. de Rions y mit fin en leur disant qu’il était prêt d’aller partout où il pourrait être débarrassé d’eux. » Cette hauteur dédaigneuse, ce sang-froid conservé au milieu des insultes et des coups, portèrent au comble la fureur de ces hommes : M. de Rions fut jeté dans un des plus infects cachots du palais, en compagnie d’un individu condamné aux galères. Ce fut seulement au bout d’une heure que le consul, accompagné du lieutenant civil et criminel et d’un membre du conseil permanent, vint l’en tirer.

    On le fit alors passer dans une pièce où il trouva le commandeur de Village, le marquis de Castellet, officiers de marine, arrêtés comme lui et comme lui traînés au palais où le comte de Broves les avait précédés. « M. de Bonneval, arrêté le dernier de nous tous, arriva trop tard pour avoir les honneurs du cachot. » Ces officiers apprirent à leurs chefs que l’hôtel de la marine avait été envahi par les volontaires ; qu’ils s’y étaient livrés à une perquisition dévastatrice, enfonçant les portes, brisant tout sur leur passage ; que M. de Saint-Julien avait pu heureusement leur échapper, ainsi qu’un autre officier accusé par eux d’avoir parcouru le matin les casernes, en excitant les soldats à défendre leurs chefs et à tirer au besoin sur le peuple [73] ; enfin qu’une cachette, où Mme de Rions et sa fille s’étaient réfugiées, n’avait pas été découverte. Telle était l’œuvre accomplie par cette milice bourgeoise, en qui le consul avait affirmé que le commandant de la marine pouvait mettre une entière confiance !

    Il semble qu’il ne restait plus à la municipalité qu’à racheter, s’il se pouvait, la honteuse faiblesse dont elle avait fait preuve depuis le commencement de cette funeste journée. Qu’elle fit des excuses aux officiers injuriés, maltraités, arrêtés au mépris non-seulement de tout droit, mais des formes les plus élémentaires de la justice ; qu’elle les prît résolument sous sa sauvegarde, qu’elle adressât aux Toulonnais une proclamation flétrissant avec énergie les excès commis ; qu’elle fît appel, pour en empêcher le retour, à la partie saine de la garde nationale, à celle que la haine aveugle de « l’aristocratie » ne privait pas encore tout à fait de raison et d’humanité, aux braves gens dont l’intervention avait sans doute prévenu le massacre de M. de Saint-Julien, puis de M. de Rions : et les suites de cette affaire, plus tristes et plus graves à certains égards que l’affaire elle-même, pouvaient être évitées.

    Mais il eût fallu, pour prendre cette initiative courageuse, des hommes capables de tenir tête aux passions déchaînées de la foule ; et ces hommes devenaient rares, en un temps où la tribune et la presse proclamaient à l’envi le dogme de la bonté, de la justice, de l’infaillibilité du peuple, et où il commençait à devenir dangereux de paraître douter du nouvel article de foi. Honnête assurément et bien intentionné, mais déplorablement faible, dominé d’ailleurs par l’avocat Barthélémy, âme fougueuse et déjà jacobine, le maire-consul Roubaud garda, après l’émeute, la même attitude hésitante et molle dont il n’avait pas su se départir pendant la crise. Devant les victimes de cette inqualifiable arrestation, il protesta de sa douleur, de son indignation même ; mais cette indignation n’alla pas jusqu’à les mettre en liberté sur-le-champ, ainsi que l’ordonnait impérieusement la justice ; et, sous prétexte d’éviter de nouveaux troubles à la cité, de les soustraire eux-mêmes aux risques de la vindicte populaire, il annonça à M. de Rions et à ses compagnons qu’il était obligé de les garder au Palais de Justice [74]. Et ce fut cette même garde nationale, chargée quelques heures auparavant de leur protection, qui fut alors chargée du soin de leur surveillance : les défenseurs devenaient les geôliers !

Nota : M. de Rions resta au cachot jusqu'au 15 décembre.

« Tels sont, dit excellemment M. de Rions à la fin de son Mémoire, les détails de l’attentat inouï dont je demande justice. J’ai été arraché de la maison du roi, de l’hôtel que j’habite ; j’ai été traîné en prison comme un scélérat ; j’y étais renfermé dans un cachot. Les principaux officiers du corps ont été traités avec la même indignité ; .. la licence effrénée des volontaires a, dans cette occasion-ci, dépassé toutes les bornes. Les lois anciennes, les lois nouvelles, ont été également violées ; ils ont outragé les décrets de l’assemblée nationale en tout ce qui concerne les droits de l’homme et ceux du citoyen. Qu’on ne nous considère pas ici, si l’on veut, comme des militaires en grade et moi, en particulier, comme le chef d’un corps respectable ; qu’on voie simplement en nous des citoyens tranquilles et irréprochables, et tout homme honnête ne pourra qu’être révolté de l’injuste et odieux traitement que nous avons essuyé et se joindre à nous pour en désirer la punition. »

On ne peut rien ajouter à la justesse et à la force de ces observations.

(...)

La suite de cette affaire de poufs ?

  • Le 7 Décembre 1789, l'Assemblée nationale apprit la nouvelle et l'affaire agita celle-ci jusqu'à la mi-janvier. Malouet voulut défendre Rions et Robespierre le peuple toulonnais.
  • Le 11 Décembre, la municipalité de Toulon reçut l'ordre du Roi de libérer les cinq officiers emprisonnés.
  • Le 12 Décembre, la municipalité refusa à l'unanimité.
  • Le 15 Décembre, la municipalité reçut un décret de l'Assemblée demandant la libération des officiers et elle s'exécuta. La municipalité demanda néanmoins aux officiers de quitter le port, ne pouvant assurer leur protection.
  • Le 17 Décembre, Rions quitta discrètement Toulon avec Gautier, capitaine de vaisseau, déguisé en domestique
  • Les 26 et 27 Décembre 1789, le château de l'Amiral de Grasse, au Bar, fut pillé. Ses filles émigrèrent en Amérique.
  • Le 28 Décembre 1789, devant l'Assemblée nationale, Rions ne reçut le soutient que du député du Tiers Etat, Malouet, mais le Duc de La Rochefoucauld-Liancourt et Charles de Lameth refusèrent.
  • Le 2 Janvier 1790, l'Abbé Maury proposa que la municipalité de Toulon fasse amende honorable auprès des officiers de marine. On lui rétorqua que ces derniers n'étaient que "les salariés du peuple".
  • Mirabeau, toujours lui, comprendra le danger de tels événements. Il était le neveu d'un capitaine de Vaisseau. En Janvier 1790, il s'écrira devant l'Assemblée :"il faut suspendre la municipalité de Toulon, sinon (…) le printemps prochain trouvera le royaume de France, sans armes, sans vaisseaux et sans défense".
  • Le 20 Mars 1790, l'amiral d'Albert de Rions récidivera à Marseille en traitant les gardes nationaux qui en gardaient une porte, de "bâtards" et en leur disant plusieurs fois "d'aller se faire foutre"… (Mais bon, après l'affaire du 1er décembre 1789, on peut le comprendre.)

        Voir ici : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1881_num_12_1_6181_t1_0378_0000_9

Plus tard, Louis XVI nomma son bouillant amiral commandant de la marine à Brest.

    Par la suite, de nombreux officiers émigrèrent. Pas forcément parce qu'ils étaient contre-révolutionnaires, mais parce que leurs vies étaient menacées. Nombre de ces officiers étaient des esprits éclairés, pétris des idées des lumières, qui avaient gagné leurs galons après des décennies de service, mais trop de haine s'était accumulé envers le pouvoir qu'ils avaient défendu.

    Rappelons qu'avant la Révolution, en 1785, la Marine Royale de France comptait 256 navires, dont : 72 vaisseaux de ligne, 74 frégates, 28 corvettes et chébecs, et des dizaines de petites unités (gabares, cotres, etc.). Elle fut l'une des plus fortes marines que la France n'ait jamais comptées.

Vaisseaux français de 80 canons
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    A l'automne 1792, il y eut une émigration massive d'officiers de vaisseaux, ce qui peut expliquer les défaites ultérieures d'Aboukir et de Trafalgar (et le parti pris royaliste qui subsiste encore dans la Marine ?).

Trafalgar, œuvre d'Auguste Mayer
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