jeudi 22 octobre 2020

22 Octobre 1789 : L’encombrant duc D’Orléans est « retenu » à Boulogne sur Mer. Comme c’est bizarre !

Le duc d'Orléans

    Ce 22 octobre, Monsieur de Menou informe l’Assemblée d’une bien étonnante nouvelle concernant le duc d’Orléans.    L’Assemblée avait accordé à ce Prince un passeport pour l’Angleterre le 14 octobre dernier, afin qu’il puisse s’acquitter d’une mission confiée par le roi. Mais aujourd’hui, on apprend que Louis Philippe Joseph d'Orléans est retenu contre son gré par les habitants de Boulogne sur Mer. 

    La raison en est, que depuis le départ de cet encombrant duc, les rumeurs vont bon train. On le soupçonne d'avoir participé à des complots ; et des mauvaises langues prétendent qu’il ne s’est ainsi éloigné que pour échapper à la justice ! 

    Même notre ami Colson, dans son courrier du 18 octobre écrit à propos du duc : « monsieur le duc d'Orléans, qui est allé à Londres pour une négociation dont on ignore encore l'objet, y était allé pour trahir ». L’Assemblée nationale est d’autant plus inquiète qu’on l’accuse de partager certains des sombres projets du duc d’Orléans ! Si vous avez lu les articles de ce site depuis le mois de juillet, vous devez sourire intérieurement, et vous avez raison !

    L’ombre du duc d’Orléans est en effet omniprésente tout le long des événements révolutionnaires de cette année 1789 ! Peut-être lui prête-t-on plus qu’il n’en a fait, mais il n’a rien fait pour dissiper les doutes et faire taire les rumeurs. De nos jours, certains ouvrages d’historiens continuent d’affirmer qu’il fut à l’origine de tous les grands événements de ce début de révolution. Mais bien sûr, l’histoire est bien plus compliquée que cela. Je vous prie de croire qu’il m’a fallu en lire des documents, pour démêler autant faire se pouvait, le fil de cette intrigue.

    N’oublions pas malgré tout, que puisqu’il s’agit d’une mission secrète confiée par le roi, tout ce qui a pu se dire et s’écrire, est peut-être partiellement, voire totalement faux !


Historique de cette aventure rocambolesque

    Nous avions vu que le 10 octobre, Lafayette était allé faire bonne figure devant le roi et tenter de le convaincre de sa fidélité, suite à sa conduite équivoque durant les journées des 5 et 6 octobre. Nous avons dit à cette occasion que le roi le soupçonnait d’être un agent du duc d’Orléans.

    Peut-être le 10, ou alors le 13, selon les sources, Lafayette aurait, pour prouver sa fidélité, offert au roi de s’acquitter de n’importe quelle démarche que sa Majesté exigerait de lui. Louis XVI lui aurait alors confirmé qu’il l’avait en effet cru vendu au duc d'Orléans. Le roi lui aurait également fait part de ses soucis avec le duc d’Orléans, qui venait de plus de contracter un emprunt de 6 millions en Hollande, mais qu'il répugnait malgré tout à la Famille Royale de le ranger parmi des assassins. Louis XVI aurait alors proposé à Lafayette, pour regagner son estime, de l'aider à faire sortir le duc d'Orléans du Royaume. Le marquis de La Fayette, trop heureux de rendre ce service, assura au roi qu'il se ferait fort de réussir dans cette entreprise.

    Par suite de cette entrevue (secrète), le marquis de Lafayette aurait alors demandé au duc d'Orléans, une entrevue (également secrète, bien sûr). Le Duc la lui aurait accordée sans peine car le marquis de La Fayette était alors un homme qui comptait, un homme à ménager. Lafayette se serait adressé au duc avec le langage de l'indignation, lui déclarant que s'il ne prenait pas le parti de l'obéissance, on le démasquerait. Le duc d'Orléans, effrayé, n'aurait pas osé refuser ce qui lui était demandé et se serait contenté de demander que le roi lui confiât une quelconque négociation à conduire, pour sauver les apparences.

    A l’annonce du départ prochain du Duc D’Orléans, Mirabeau serait alors venu le trouver pour lui reprocher sa faiblesse excessive, et l’aurait conjuré de tout avouer et de dénoncer à l'Assemblée nationale, le marquis de La Fayette puis la Reine. Le duc d'Orléans, effectivement faible, aurait alors cédé à Mirabeau et se serait résolu à braver Lafayette.

    Bien sûr, Lafayette fut rapidement informé de ce retournement et aussitôt il courut au Palais Royal où résidait le duc (J'abandonne l’emploi du conditionnel 😉). Le général en colère, somma le duc d’être fidèle à sa parole donnée et le menaça de témoigner contre lui si les juges l’interrogeaient sur les journées des 5 et 6 octobre. Le duc d'Orléans frémit à cette menace et tenta, en vain, de séduire le marquis de La Fayette. Mais Lafayette exigea son départ dans les plus brefs délais.

    Le duc d'Orléans céda finalement à Lafayette et écrivit un billet à Mirabeau :
"J'ai changé de dessein ; ne faites rien, nous nous verrons ce soir."
Après avoir lu ces lignes, le comte de Mirabeau dit : 
"Il est lâche comme un laquais ; c'est un... qui ne vaut pas la peine qu'on s'est donnée pour lui."

    L’Assemblée nationale accorda un passeport pour une demande de congé du duc, lors de la séance du 14 octobre. Un billet de M. Saint-Priest au président, avait annoncé que ses bureaux étaient occupés à expédier à la hâte des instructions que M. le duc d'Orléans devait emporter en Angleterre pour y remplir une commission qui lui était confiée par le Roi.

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5174_t1_0441_0000_1

    A 5h30, le comte de Montmorin reçu le duc d’Orléans et lui donna ses instructions pour sa "mission" diplomatique en Angleterre. Le duc pris alors le chemin de Boulogne en compagnie de Choderlos de Laclos et de Clarke. Sa maîtresse la comtesse de Buffon le suivit dans sa propre voiture. Son épouse, la duchesse de Chartre, avertie ce soir-là du prochain départ « en mission » de son époux, dû se résoudre à rester à Paris.

La jolie comtesse de Buffon

Lisons "pour le plaisir" la motion faite ce 22 octobre par Monsieur Menou devant l’Assemblée, à propos des misères du duc d’Orléans !

Motion de M. de Menou sur le départ du duc d'Orléans

https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5217_t1_0478_0000_3

M. le baron de Menou fait ensuite une motion sur le départ de monseigneur le duc d'Orléans.

M. le baron de Menou. L'homme vraiment attaché à l'intérêt général doit dire ce qu'il prévoit et ce qu'il craint. Le salut public est la suprême loi. J'ai demandé la parole avant l'ordre du jour pour remplir ce devoir.

M. le duc d'Orléans est venu, il y a plus de huit jours, demander un passeport pour aller en Angleterre remplir une mission que le Roi lui avait confiée ; mais ce prince, chargé de stipuler pour le bailliage de Crépy et pour la France entière, pouvait-il se soustraire ainsi à ses fonctions ? Depuis son départ, on l'a accusé hautement d'avoir participé à des complots ; on a dit qu'il ne s'était éloigné que pour échapper à la surveillance du ministère public. S'il eût été instruit de ces bruits, il se serait présenté, il se serait justifié ; un député à l'Assemblée nationale, chargé de faire le bien par la confiance, ne doit pas même être soupçonné. Leduc d'Orléans n'est pas seul inculpé : on accuse une partie de l'Assemblée de partager les projets et les intrigues qu'on lui prête, tandis que ces députés, fiers de la pureté de leur conscience, consacrent tous leurs vœux, tout leur temps à la chose publique

Les habitants de Boulogne-sur-Mer ont retenu ce prince ; s'il est encore détenu, vous devez ordonner qu'il soit relâché ; mais n'est-il pas aussi de votre équité de le mettre à même de se justifier ? S'il est innocent, sa justification doit être éclatante ; s'il est coupable, il doit être puni. Votre décision à cet égard ne serait point contradictoire avec le passeport que vous avez accordé. Les bruits injurieux à M. le duc d'Orléans ne se sont répandus qu'après son départ,

 

Et voici la brève discussion qui s’en suivit :

Discussion

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5217_t1_0478_0000_4

M. le duc de Liancourt. On ne peut présenter nul motif plausible de rappeler M. le duc d'Orléans. La notoriété publique et la connaissance particulière qui m'a été donnée par ce prince des motifs de son départ, doivent empêcher toutes dispositions à cet égard. M. le duc d'Orléans partait volontairement, chargé d'une mission importante et touché de la confiance que Sa Majesté lui avait témoignée, il n'y a nul lieu à délibérer sur la motion du préopinant.

M. le comte de La Touche. Je suis aussi compromis dans les pamphlets relatifs au départ de M. le duc d'Orléans, et je demande que le comité des recherches examine sévèrement ma conduite.

L'Assemblée décide qu'il n'y a pas lieu de délibérer quant à présent.


Etonnant, non ? 😉 


22 Octobre 1789 : Une délégation d’hommes de couleur (propriétaires) vient réclamer à l’Assemblée l’égalité des droits (trop tard)

Société des amis des Noirs

Quelques rappels utiles

    Souvenons-nous, le 20 août 1789 dernier, une association de colons esclavagistes avait fondé le club Massiac à Paris. Ces propriétaires d’exploitations situées dans les Caraïbes, s’inquiétaient des travaux de l’Assemblée et plus particulièrement de ceux portant sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ils entendaient bien peser sur les décisions de l’Assemblée.

    Quelques jours plus tard, le 29 août, avait été créée l'Assemblée des citoyens de couleur des îles et colonies françaises, qui était devenue le 12 septembre, la Société des colons américains. Je vous renvoie aux articles de ces dates.

Adresse du 18 Octobre 1789

Et quelques précisions encore plus utiles...

    Ne nous méprenons pas malgré tout sur la situation de ces citoyens de couleur. Il s’agissait de propriétaires, possédant eux aussi des esclaves !

    Même s’ils étaient placés dans une situation juridique inférieure à celle des "blancs", ils appartenaient à une classe sociale très dynamique économiquement en cette fin du XVIIIème siècle à Saint-Domingue, en Martinique et dans une moindre mesure en Guadeloupe et en Guyane. Il y avait un transfert croissant de propriétés de terres et d’esclaves des "blancs" vers les gens de couleur.

    Dans trois quartiers du Sud de Saint-Domingue, dans les années 1780, les libres de couleur participaient à 44 % des transactions foncières à la campagne. Les libres de couleur possédaient environ 20 % des esclaves de Saint-Domingue et 5 % en Guadeloupe, à la fin du XVIIIe siècle. Ceux de la Martinique étaient dans une situation intermédiaire entre la Guadeloupe et Saint-Domingue. A Saint-Denis de la Réunion, 61 % des chefs de familles libres de couleur recensés possédaient des esclaves.

Source : https://journals.openedition.org/lrf/1403

    C’était d’ailleurs pour ces raisons que le 26 août 1789, Julien Raymond, un quarteron (individu ayant trois grands parents blancs et un noir) libre de Saint Domingue, avait été est reçu au Club Massiac, pour leur proposer un accord qui préserverait la traite et l’esclavage en accordant l’égalité des droits civiques aux libres de couleur.

    Les libres de couleurs demandaient qu’il n’existât plus que deux classes d’individus, les citoyens quelle que soit leur couleur et les esclaves. Ils réclamaient également l’affranchissement de tous les métissés. Il fut reçu froidement. Le président lui demanda s’il avait des pouvoirs réguliers ; Raymond dut reconnaître que non et se retira.

    A noter que le club Massiac reçu le lendemain l’abbé de Paroy qui proposa à son tour que l’on concède certains droits aux libres de couleur arguant : il est bon de leur témoigner une espèce de considération, de les ménager. Le moment d’en avoir besoin est peut-être plus proche qu’on ne croit… »

Lire également l'article du 28 Novembre 1789.


Revenons à ce 22 octobre.

         Etienne de Joly         

    
Ce 22 octobre 1789, les libres de couleur de Paris présentent pour la première fois leurs doléances devant l’Assemblée nationale.

    Ce sera Monsieur Dejoly qui parlera en leur nom. Dejoly était un avocat connu aux Conseils, secrétaire de la Commune depuis le 27 juillet 1789. Né dans l’Hérault, sa famille était originaire de l’Aveyron (il était "blanc", vous l'avez compris). Il avait également des relations d’affaire et de famille avec Saint-Domingue. Dans ses mémoires, Dejoly écrira qu’il s’était occupé à partir d’octobre 1789 des « citoyens de couleurs », laissant à la Société des Amis des Noirs (dont il était également membre depuis janvier 1789), le soin d’obtenir l’amélioration de la condition des esclaves, voire la suppression de la traite, puis de l’esclavage. Dejoly croyait possible de tourner les nombreuses difficultés que soulèverait le problème de l’émancipation des noirs en s’attaquant à celui, beaucoup plus simple, en apparence, de l’égalité des gens de couleurs libres.

    Pour en apprendre plus, je vous conseille de lire les quelques pages de ce cahier des Annales historiques de la Révolution française (23e Année, n° 121 (Janvier-Mars 1951), pp. 48-61). Il vous suffit de cliquer sur l'image ci-dessous. La consultation des archives de ce site est libre, si vous vous connecter avec une adresse Gmail, ou si vous créez un compte. C'est une vraie mine d'or !


    Mais, c’est aussi ce 22 octobre 1789, que le suffrage censitaire a été instauré et les libres de couleur vont être écartés de la représentation nationale au motif qu’ils sont déjà représentés par les planteurs blancs. Le manque de sympathie pour la cause de ces libres de couleurs peu peut-être s’expliquer par le fait que 15 % des députés ont des propriétés dans les colonies et qu’un nombre encore plus grand a des intérêts dans le commerce colonial...

Sources : 


Voici le procès-verbal de cette séance de l'Assemblée :

Une députation des citoyens, gens de couleur, propriétaires dans les colonies françaises, a été introduite à la barre, et a demandé à jouir de tous les avantages des citoyens.

M. de Joly, an nom de la députation, a donné lecture de l'adresse suivante :

« Nosseigneurs, les citoyens libres et propriétaires, de couleur, des îles "et colonies françaises, ont l'honneur de vous représenter :

« Qu'il existe encore, dans une des contrées de cet empire, une espèce d'hommes avilis et dégradés, une classe de citoyens voués au mépris, à toutes les humiliations de l'esclavage, en un mot, des Français qui gémissent sous le joug de l'oppression.

« Tel est le sort des infortunés colons américains, connus dans les îles sous le nom de mulâtres, quarterons, etc.

« Nés citoyens et libres, ils vivent étrangers dans leur propre patrie. Exclus de toutes les places, de toutes les dignités, de toutes les professions, on leur interdit jusqu'à l'exercice d'une partie des arts mécaniques ; soumis aux distinctions les plus avilissantes, ils trouvent l'esclavage au sein même de la liberté.

« Les Etats généraux ont été convoqués.

« Dans toute la France on s'est empressé de seconder les vues bienfaisantes du monarque : les citoyens de toutes les classes ont été appelés au grand œuvre de la régénération publique ; tous ont concouru à la formation des cahiers, et à la nomination des députés chargés de défendre leurs droits et de stipuler leurs intérêts.

« Le cri de la liberté a retenti dans l'autre hémisphère.

« Il aurait dû, sans doute, étouffer jusqu'au souvenir de ces distinctions outrageantes entre les citoyens d'une même contrée ; il n'a fait qu'en développer de plus odieuses encore.

« Pour l'ambitieuse aristocratie, la liberté n'est que le droit de dominer, sans partage, sur les autres hommes.

« Les colons blancs ont agi conformément à ce principe, et tel est encore aujourd'hui le mobile constant de leur conduite.

« Ils se sont arrogé le droit de s'assembler et d'élire des représentants pour les colonies.

« Exclus de ces assemblées, les citoyens de couleur ont été privés de la faculté de s'occuper de leurs intérêts personnels, de délibérer sur les choses qui leur sont communes, et de porter à l'Assemblée nationale leurs vœux, leurs plaintes et leurs réclamations.

« Dans cet étrange système, les citoyens de couleur se trouveraient représentés par les députés des colons blancs, quand il est constant, d'un côté, qu'ils n'ont point été appelés à leurs assemblées partielles, et qu'ils n'ont confié aucun pouvoir à ces députés, et que d'un autre côté, l'opposition d'intérêts malheureusement trop évidente rendrait une pareille représentation absurde et contradictoire.

« C'est à vous, Nosseigneurs, à peser ces considérations ; c'est à vous à rendre à des citoyens opprimés les droits dont on les a injustement dépouillés ; c'est à vous d'achever glorieusement votre ouvrage, en assurant la liberté des citoyens français dans l'un et l'autre hémisphère.

« Instruits par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, les colons de couleur ont senti ce qu'ils étaient ; ils se sont élevés à la dignité que vous leur aviez assignée ; ils ont connu leurs droits, et ils en ont usé.

« Ils se sont réunis ; ils ont rédigé un cahier qui contient toutes leurs demandes ; ils y ont consigné des réclamations dont les bases sont établies dans le code que vous avez donné à l'univers ; ils en ont chargé leurs députés ; et ils se bornent, en ce moment, à solliciter, dans cette auguste Assemblée, une représentation nécessaire pour être en état d'y faire valoir leurs droits, et surtout d'y défendre leurs intérêts contre les prétentions tyranniques des blancs.

« Pour demander cette représentation, les citoyens de couleur ont évidemment les mêmes titres que les blancs.

« Comme eux, ils sont tous citoyens, libres et français ; l'édit du mois de mars 1685 leur en accorde tous les droits, il leur en assure tous les privilèges ; il veut «que les affranchis (et à plus forte raison leurs descendants) méritent une liberté acquise ; que cette liberté produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle à tous les Français. » Gomme eux, ils sont propriétaires et cultivateurs ; comme eux, ils contribuent au soulagement de l'Etat, en payant les subsides, en supportant toutes les charges qui leur sont communes avec les blancs ; comme eux, ils ont déjà versé et ils sont prêts à verser leur sang pour la défense de la patrie ; comme eux enfin, et toujours avec moins d'encouragement et de moyens, ils ont multiplié les preuves de leur patriotisme.

« Tout récemment encore, malgré l'oppression sous laquelle ils gémissent, malgré les efforts combinés de leurs adversaires, les citoyens de couleur ont eu la générosité de députer auprès des blancs, de leur proposer le pacte qu'ils viennent soumettre à votre justice, et ils ont eu la douleur de se voir repousser avec le mépris dont on les a toujours accablés.

« Par un dernier effort, et nous devons le publier, c'est de tous ceux qu'ils ont faits celui qui coûte le moins à leur cœur, parce qu'ils brûlent du désir de travailler pour la cause commune ; les citoyens de couleur ont voté, et ils déposent ici, par nos mains, la soumission solennelle de subvenir aux charges de l'Etat pour le quart de leurs revenus ; ils déclarent avec vérité que ce quart forme un objet de 6 millions. Ils ont encore voté un cautionne¬ ment de la cinquantième partie de leurs biens pour l'acquit des dettes de l'Etat ; ils vous supplient d'en agréer l'hommage, et de leur indiquer incessamment les moyens de le réaliser.

« Loin de nous cependant toute idée, tout esprit d'intérêt personnel ; les citoyens de couleur n'entendent point faire ces offres pour entraîner votre jugement.

« Ils vous supplient, Nosseigneurs, de les oublier, pour ne vous attacher qu'à la rigueur des principes.

« Ils ne demandent aucune faveur.

« Ils réclament les droits de l'homme et du citoyen ; ces droits imprescriptibles, fondés sur la nature et le contrat social ; ces droits que vous avez si solennellement reconnus et si authentiquement consacrés, lorsque vous avez établi pour base de la Constitution : « que tous « les hommes naissent et demeurent libres et « égaux en droits ;

« Que la loi est l'expression de la volonté générale ; que tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ;

« Que chaque citoyen a le droit, par lui ou ses « représentants, de constater la nécessité de la « contribution publique, et de la consentir librement. »

« Prétendrait-on repousser ces maximes fondamentales, en opposant l'intérêt des blancs et celui des colonies ? Serait-ce donc par les calculs d'un intérêt sordide, qu'on voudrait étouffer la voix de la nature ?

« N'y reconnaît-on pas le langage de l'ambition et de la cupidité, qui n'estiment la prospérité de l'Etat qu'à raison de leurs jouissances personnelles ?

« Mais ce n'est pas encore ici le lieu de se livrer à des discussions sérieuses sur le fond des droits des citoyens de couleur.

« Lorsque vous aurez admis leurs réclamations préliminaires, lorsqu'ils seront descendus dans l'arène pour combattre leurs adversaires, ils démontreront facilement que l'intérêt légitime des blancs eux-mêmes se réunit à celui des colonies, pour assurer l'état et la liberté des citoyens de couleur, parce que le bonheur d'un Etat consiste dans la paix et l'harmonie des membres qui le composent, et qu'il ne peut y avoir de véritable paix et de bonne union entre la force qui opprime et la faiblesse qui cède, entre le maître qui commande et l'esclave qui obéit.

« Encore une fois, Nosseigneurs, les citoyens de couleur se bornent, dans ce moment, à réclamer un droit de représentation ; ils le tiennent également de la nature et de la loi ; ils espèrent, avec une entière confiance, recevoir, dans votre décision, la confirmation de titres aussi inviolables.

Signé : De Joly, président ; Fleury de Saint-Albert, Régnier, Dusouchet, de Saint-Rëal, Ogé jeune, Hellot, Raimond, Porzat, secrétaires. »

M. le Président a répondu : Aucune partie de la nation ne réclamera vainement ses droits auprès de l'Assemblée de ses représentants : ceux que l'intervalle des mers, ou les préjugés relatifs à la différence d'origine semblent placer plus loin de ses regards, en seront rapprochés par ces sentiments d'humanité qui caractérisent toutes ses délibérations, et qui animent tous ses efforts.

Laissez sur le bureau vos pièces et votre requête : il en sera rendu compte à l'Assemblée nationale.

La séance est accordée à la députation des gens de couleur.


Il faudra attendre la République et le 4 février 1794 pour que l’esclavage soit aboli dans toutes les colonies. La qualité de citoyen français sera alors attribuée à tous les hommes, domiciliés dans les colonies, sans distinction de couleur. Ils jouiront tous des droits assurés par la Constitution et implicitement, la traite sera abolie.

Libres aussi, mais en 1794.





22 Octobre 1789 : « Les machines de travail » sont interdites de vote (Il n'y aura pas de suffrage universel).


L'urne et le fusil (1848)
    Ce 22 octobre 1789, les députés débattent sur le projet électoral, plus particulièrement sur l'éligibilité aux assemblées municipales. La possibilité du suffrage universel est écartée. Seuls auront droit de voter les citoyens actifs payant une contribution directe minimum. Les « machines de travail » (1), comme les appelle l’abbé Sieyes, ne seront pas électeurs.
(1) Dire de l’Abbé Sieyès sur la question du Veto royal à la séance du 7 septembre 1789

Le fusil et/ou le vote...

    La gravure ci-contre est anachronique puisqu'elle fait référence aux élections de 1848, mais je la trouve très évocatrice. Sa légende dit : « Ça c’est pour l’ennemi du dehors, pour le dedans, voici comme l’on combat loyalement les adversaires… » (le fusil et le vote). Le suffrage censitaire fera que longtemps encore, le peuple ne disposera que de la violence pour faire valoir ses droits, hélas.

Le débat des députés de 1789

    Les seuls à s’opposer à ce projet seront (bien sûr), l'Abbé Grégoire, Adrien Duport et (évidemment) Maximilien Robespierre. Il faudra attendre la Convention montagnarde de Robespierre et la Constitution républicaine de juin 1793, pour que le suffrage universel soit instauré. En attendant, le peuple continuera de ne disposer que des émeutes, que l’on n’appelle pas encore des manifestations, pour pouvoir s’exprimer, et ce, dans les limites répressives de loi martiale promulguée ce jour même.
 
 L'abbé Grégoire, Adrien Duport et Maximilien Robespierre. Les trois seuls vrais démocrates.
 

Discrimination par l'argent.

    Le résultat de cette discrimination par l'argent, fera que lors des élections de 1791, on comptera 4.298.360 citoyens actifs autorisés à voter, contre environ 3.000.000 de citoyens passifs, interdits de vote. Rappelons également l'absence des femmes, qui sous l’ancien régime votaient également dans les Assemblées populaires, mais qui ne pourront plus voter du tout. (J'en reparle plus bas).

    Je vous engage à lire l’extrait ci-dessous, qui rapporte la discussion entre les députés de l’Assemblée. Une fois de plus on discerne la faille qui ne cessera de grandir, entre les monarchistes pour lesquelles seule la propriété définie le citoyen ; et les futurs républicains pour lesquels, comme la formule si joliment l’abbé Grégoire : "il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français" pour avoir le droit de voter.

Urne de vote datant de 1600, en Italie

Réfléchissons un peu.

    Ce sujet donne effectivement à réfléchir. On peut éventuellement comprendre cette peur du peuple qui sommeille chez la plupart des députés. Le peuple n'était pour beaucoup d’entre eux qu'un concept vague. Au mieux, il s'agissait d'une ressource économique, une force de travail indispensable pour produire, mais inapte à la réflexion. Cet a priori de la classe aisée résultait peut-être du souvenir de la première tentative de démocratie athénienne. Peut-être craignaient-ils le populisme et la démagogie de certains politiciens qui sauraient habilement manipuler le peuple ? Il y en aura, bien sûr. Mais normalement, dans une société juste, où le peuple est satisfait, les démagogues ne font guère long feu.

    D'ailleurs, pour ce qui est d'utiliser le peuple à des fins politiques, c'est-à-dire de le manipuler, nous avons vu que nos bons bourgeois et aristos "révolutionnaires" s'y étaient déjà essayé avec succès !  Souvenez-vous les armes fournies au peuple entre les 12 et 13 juillet 1789, ainsi que cette étonnante prise de la Bastille obtenues grâce à des renforts et des ressources providentielles .

     L’expression « aristocratie des riches » apparait plusieurs fois lors des échanges de ce jours, dans la bouche des opposants bien sûr ; et c’est bien une sorte de ploutocratie effectivement qui naîtra de cette première révolution française. 

   A noter que cette peur du peuple redouble lorsqu’il s’agit de la partie féminine dudit peuple ! Cette prudence à l'égard des femmes, perdurera même en période républicaine. La principale raison de cette mise à l’écart, évoquée dans de nombreux ouvrages, est que les femmes restèrent très longtemps sous l’emprise de l’Église, et que durant très longtemps, l’Église fut une ennemie avouée de la République. Le curé se faisait le truchement des condamnations du Pape et menaçait les malheureuses de la damnation éternelle si elles devenaient républicaines. Cette emprise dura fort longtemps. Je me souviens encore de l’époque où le dimanche matin dans certains villages, les hommes allaient au café discuter politique, tandis que les femmes allaient à la messe. Mais bien sûr, c'est un peu plus compliqué que ça. Toutes les femmes ne se soumettaient pas au joug de l'Église, comme nous l'avons vu lors des journées des 5 et 6 octobres 1789. Beaucoup parmi elles étaient de vraies révolutionnaires et ne figuraient pas parmi les plus clémentes...

Voici quelques articles évoquant les femmes ou des femmes :

Gouache de Lesueur représentant des femmes révolutionnaires.


Mais revenons à nos députés de 1789 et lisons cet échange passionnant :

Discussion sur l'éligibilité aux assemblées municipales, lors de la séance du 22 octobre 1789

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5218_t1_0478_0000_8

"La deuxième qualité proposée par le comité est d'être âgé de vingt-cinq ans accomplis.

M. Le Chapelier. Les circonstances présentes, les réformes qui seront faites dans l'éducation publique, peuvent faire espérer que bien avant l'âge de vingt-cinq ans les hommes seront capables de remplir des fonctions publiques, et je pense que la majorité devrait être fixée à vingt et un ans.

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau. La majorité diffère dans plusieurs provinces ; il faut que le droit d'éligibilité soit uniforme. Une loi ne doit jamais varier par des circonstances accidentelles. On doit donc déterminer l'âge de majorité, et je pense qu'il peut être fixé à vingt-cinq ans.

L'Assemblée décrète la seconde qualité d'éligibilité comme il suit :

«Être âgé de vingt-cinq ans. »

On passe à la troisième qualité :

«Être domicilié dans le canton, au moins depuis un an. »

M. Lanjuinais. Le mot domicilié est trop indéterminé ; il y a domicile de droit et domicile de fait ; il faut laisser l'alternative* et rédiger ainsi l'article, à moins d'être domicilié de fait ou de droit, et compris au rôle d'impositions personnelles dans le canton.

M. le duc de Mortemart. Il faut laisser la liberté du choix, et mettre simplement : d'avoir un domicile.

M. Dubois de Crancé. Il est important de rendre aux habitants des campagnes tous leurs droits, ou bien vous détruirez l'édifice qui vous a coûté tant de peines. Arrêtez donc qu'il faut avoir dans les campagnes un domicile de fait, au moins depuis un an pour y exercer les droits de citoyen actif.

M. Le Pelletier de Saint-Fargeau, J'applaudis à ces réflexions ; mais je crois qu'il est nécessaire de maintenir entre les villes et les campagnes une certaine fraternité. Les campagnes alimentent les villes. ; les villes portent le numéraire dans les campagnes. Je propose en conséquence de rédiger ainsi l'article :

«Avoir déposé au registre de la municipalité, depuis un an, sa déclaration, qu'on est domicilié daus le canton, et y habiter au moins pendant quatre mois chaque année. »

M. Popuius expose à l'appui de la nécessité du domicile, que l'attachement au local et la connaissance du local sont indispensables pour exercer des droits dans le canton.

M. Malès. J'ajoute que le contraire ne pourrait que favoriser trois espèces d'hommes peu dignes de faveur : les courtisans, les agioteurs et les financiers.

M. Biauzat propose de retrancher le mot canton, et d'y substituer un terme générique.

Plusieurs amendements sont encore proposés.

L'Assemblée décide qu'il n'y a pas lieu de délibérer sur les amendements, et décrète la condition d'éligibilité en ces termes :

« La troisième qualité requise pour être éligible consiste à être domicilié de fait dans l'arrondissement des assemblées primaires, au moins depuis un an. »

Quatrième qualité d'éligibilité :« Payer une imposition directe de la valeur locale de trois journées de travail. »

M. l'abbé Grégoire attaque cet article ; il redoute l'aristocratie des riches, fait valoir les droits des pauvres, et pense que pour être électeur ou éligible dans une assemblée primaire, il suffit d'être bon citoyen, d'avoir un jugement sain et un cœur français.

Adrien Duport

M. Duport. Voici une des plus importantes questions que vous ayez à décider. Il faut savoir à qui vous accorderez, à qui vous refuserez la qualité de citoyen.

Cet article compte pour quelque chose la fortune qui n'est rien dans l'ordre de la nature. Il est contraire à la déclaration des droits. Vous exigez une imposition personnelle, mais ces sortes d'impositions existeront elles toujours ? Mais ne viendra-il pas un temps où les biens seuls seront imposés ? Une législature, ou une combinaison économique pourrait donc changer les conditions que vous aurez exigées.

M. Biauzat. Vous déterminez à la valeur d'un marc d'argent la quotité de l'imposition pour être député à l'Assemblée nationale. Pourquoi ne pas suivre le même mode pour les autres assemblées ? Indiquez donc pour les assemblées primaires une contribution équivalente à une ou deux onces d'argent.

Maximilien Robespierre

M. Robespierre. Tous les citoyens, quels qu'ils soient, ont droit de prétendre à tous les degrés de représentation. Rien n'est plus conforme à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique, qui est la sienne. Sinon, il n'est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen. Si celui qui ne paye qu'une imposition équivalente à une journée de travail a moins de droit que celui qui paye la valeur de trois journées de travail, celui qui paye celle de dix journées a plus de droit que celui dont l'imposition équivaut seulement à la valeur de trois ; dès lors celui qui a 100,000 livres de rente a cent fois autant de droit que celui qui n'a que 1,000 livres de revenu. Il résulte de tous vos décrets que chaque citoyen a le droit de concourir à la loi, et dès lors celui d'être électeur ou éligible, sans distinction de fortune.

M. Dupont (de Nemours). Le comité de Constitution a commis une erreur en établissant des distinctions entre les qualités nécessaires pour être électeur ou éligible.

Pour être éligible, la seule question est de savoir si l'on paraît avoir des qualités suffisantes aux yeux des électeurs. Pour être électeur il faut avoir une propriété, il faut avoir un manoir. Les affaires d'administration concernent les propriétés, les secours dus aux pauvres, etc. Nul n'y a intérêt que celui qui est propriétaire ; les propriétaires seuls peuvent être électeurs. Ceux qui n'ont pas de propriétés ne sont pas encore de la société, mais la société est à eux.

M. Defermon. La nécessité de payer une imposition détruirait en partie la clause de la majorité, car les fils de famille majeurs ne payent pas d'impositions. La société ne doit pas être soumise aux propriétaires, ou bien on donnerait naissance à l'aristocratie des riches qui sont moins nombreux que les pauvres. Comment d'ailleurs ceux-ci pourraient-ils se soumettre à des lois auxquelles ils n'auraient pas concouru ? Je demande la suppression de cette quatrième qualité.

M. Démeunier combat, au nom du comité, les diverses objections faites contre cette condition.

En n'exigeant aucune contribution, dit-il, on admettrait les mendiants aux assemblées primaires car ils ne payent pas de tribut à l'Etat ; pourrait-on d'ailleurs penser qu'ils fussent à l'abri de la corruption ? L'exclusion des pauvres, dont on a tant parlé n'est qu'accidentelle ; elle deviendra un objet d'émulation pour les artisans, et ce sera encore le moindre avantage que l'administration puisse en retirer. Je ne puis admettre l'évaluation de l'imposition par une ou deux onces d'argent. Celle qui serait faite d'après un nombre de journées deviendrait plus exacte pour les divers pays du royaume, ou le prix des journées varie avec la valeur des propriétés.

La rédaction du comité pour la quatrième condition est adoptée."


La motion de Duport.

En complément de ce déjà long article, je vous propose également de lire la motion de Duport, qui a été jointe au PV de la séance. Je me suis permis de surligner en rouge certains passages que je trouve fort beaux :

Motion de M. Duport sur l'organisation des assemblées provinciales et des municipalités

Source : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_6403_t1_0480_0000_5

 

M. Duport (1). Messieurs, j'avais proposé, il y a deux mois, de commencer notre travail par l'organisation des assemblées provinciales et des municipalités. Ma motion, qui a été imprimée et distribuée contient mes motifs à cet égard. L'Assemblée nationale a pensé différemment. Il faut, sans jeter d'inutiles regards sur le passé, partir du point où nous sommes, pour voir à ce qu'exigent les circonstances présentes et le temps qui doit les suivre.

(1) La motion de M. Duport, qui est comme une suite à celle qu'il a développée le 30 septembre précédent n'a pas été insérée au Moniteur.

Votre comité, Messieurs, vous a proposé un plan d'organisation des assemblées provinciales ; je ne m'explique point sur le mérite des combinaisons qu'il renferme, je le trouve impraticable, et dangereux dans quelques circonstances.

On ne sentira que trop aisément les difficultés des 80 divisions. Il serait à désirer sans doute que la France entière soit partagée, sans avoir égard aux anciennes divisions qui maintiennent l'esprit des provinces, et fortifient contre l'esprit public les intérêts particuliers et locaux. Il serait heureux que les habitants de l'empire oubliassent toutes ces dénominations qui les distinguent entre eux, pour ne plus se rappeler que celles qui les unissent. En un mot, qu'au lieu de Bretons et de Provençaux, il n'y ait plus que des Français.

Sans doute un gouvernement énergique (2), placé dans une Constitution libre et forte, un gouvernement, dont les peuples auraient déjà éprouvé la douceur et la bonne foi, pourrait se livrer à cette grande et brillante entreprise ; mais au moment où, dans la dissolution de tous les pouvoirs, les hommes sont, comme malgré eux, entraînés vers les anciennes liaisons, qu'ils s'y rattachent plus fortement que jamais ; lorsque le gouvernement n'a pas la force de les rallier à lui, et qu'il ne sait pas offrir à leurs yeux l'imposant spectacle d'une seule patrie, d'un seul intérêt, d'une grande et majestueuse association ; vouloir alors rompre les seuls liens qu'ils aient entre eux, ne serait-ce pas augmenter dans tout le royaume le trouble et la confusion, fournir aux mécontents des prétextes et des occasions, et aux malintentionnés des moyens pour empêcher l'ordre de se rétablir, et cette heureuse liberté après laquelle on soupire si fortement, et dont on ne jouit qu'en vivant sous des lois justes et populaires ?

(2) Je suis contraint de l'avouer, parce qu'un plus long silence serait criminel. Jamais l'Etat ne pourra se relever, ni reprendre aucune énergie avec la conduite faible et équivoque des ministres actuels, remplis des anciennes idées de ministère et d'autorité, occupés à en rassembler quelques parties, au lieu de la puiser tout entière dans la Constitution même. Cherchant à augmenter les fautes de l'Assemblée nationale, exécutant avec négligence ses décrets, au lieu de ramener sur elle-le respect et la vénération des peuples, voulant se faire une sorte d'autorité morale pour 1 opposer ensuite à l'Assemblée. D'autre part, ne prenant aucun parti sur les hommes et sur les choses, laissant ignorer en cela aux peuples s'ils approuvent qu'ils soient libres, ou plutôt n'attribuant leur consentement à la Constitution qu'aux circonstances qui les y obligent ; en un mot, laissant par faiblesse ou par calcul le gouvernement sans force et sans couleur, afin de le tenir près de toutes les circonstances qui peuvent arriver. Le royaume, je le répète, est prêt à se dissoudre et à périr par le relâchement de toutes les parties, si au plus tôt le ministère ne change pas de conduite, ou si on ne change pas de ministère.

On peut atteindre par des moyens plus simples à une partie des avantages que présente le plan qui est proposé. Pour rendre l'administration plus facile et la rapprocher davantage des peuples, il convient sans doute de diviser quelques provinces en plusieurs chefs-lieux d'administration. Il est des provinces où ces divisions sont indiquées par la différence du sol et de la culture ; plusieurs le désirent déjà, et dans un comité composé de membres de chaque généralité, il sera aisé d'en convenir. Ce plan est simple à concevoir et simple à exécuter ; il prévient également et le retour à d'anciens privilèges et l'aristocratie des grands corps. L'on verra par la suite qu'il a l'avantage d'être réalisé dans toute la France, en peu de temps.

Je passe aux véritables inconvénients du plan proposé, et aux dangers dont il menace notre liberté politique. Je les réduis à trois principaux.

Le premier et le plus grand de tous, est d'avoir établi trois degrés d'élection, soit pour l'Assemblée nationale, soit pour les assemblées provinciales.

Dans tous nos calculs politiques, revenons souvent, Messieurs, à l'humanité et à la morale. Elles sont aussi la base de toutes les combinaisons utiles à la société, que le fondement de toutes les affections bien ordonnées. Rappelons-nous ici le grand principe trop tôt oublié, que c'est pour le peuple, c'est-à-dire pour la classe la plus nombreuse de la société, que tout gouvernement est établi ; le bonheur du peuple en est le but, il faut donc qu'il influe, autant qu'il est possible, sur les moyens de l'opérer.

Il serait à désirer qu'en France, le peuple pût choisir lui-même ses représentants, c'est-à-dire les hommes qui n'ont d'autres devoirs que de stipuler ses intérêts, d'autre mérite que de les défendre avec énergie.

On calomnie le peuple en lui refusant les qualités nécessaires pour choisir les hommes publics. Les talents et les vertus qui embellissent l'humanité ne peuvent au contraire se développer, sans affecter le peuple ; il est comme le terme auquel aboutissent la justice, la générosité, l'humanité. Il est à portée d'apprécier ces rares qualités, non par des notions abstraites, mais par l'épreuve plus sûre de l'-expérience et d'un sentiment personnel.

Il est pourtant comme impossible, je l'avoue, de faire concourir tous les hommes d'un pays au choix de leurs représentants, et dans les pays où la représentation immédiate est en usage, comme en Angleterre et en Amérique, on a restreint, au moins en très-grande partie, aux seuls propriétaires, la faculté d'y concourir. Cette condition semble être une garantie de la bonté du choix. Nous ne sommes pas dans le cas de l'adopter pour nous, puisque l'on est généralement disposé à admettre un degré dans l’élection. Là les choix s'épurent, et les reproches que l'on fait aux élections tumultuaires n'ont plus lieu.

Mais vouloir établir trois degrés pour la représentation nationale ou administrative, c'est, à mon sens, dénaturer la Constitution qui va s'établir, en bannir tout l'esprit populaire, y substituer l'aristocratie des riches, favoriser les intrigues secrètes, les seules dangereuses, puisqu'elles ont pour base l'intérêt particulier. Les mandataires du peuple cessant d'être responsables de leurs choix au peuple, cessent aussi d'être mus par ces motifs d'espérance et de crainte qui les portent à le bien traiter, à être justes et bons, généreux et humains. Et pourtant, lorsqu'on considère que des hommes honnêtes et éclairés diffèrent entièrement dans leurs combinaisons politiques, on se sent quelquefois moins porté à s'y attacher, on en détourne comme involontairement ses idées ; mais il est un point où les âmes énergiques et sensibles se retrouvent, je veux dire la noble et sublime entreprise de restituer au peuple ses droits, et d'améliorer le sort des campagnes. Les peuples y seront plus heureux, si les hommes riches, qui y vivent avec eux, y sont plus humains, plus justes, plus généreux, s'ils sont forcés de leur plaire et d'en être considérés. Ils seront forcés de leur plaire et d'en être considérés, si leur existence politique, les places qui permettent de figurer dans la société sont données par le peuple, et sont le prix des soins que l'on aura pris pour s'en faire aimer. Que notre Constitution, Messieurs, ait une base populaire, que ses principaux éléments soient calculés sur l'intérêt constant du peuple ; assez tôt comme toutes les autres, elle tendra à favoriser les riches et les hommes puissants. Le peuple dans nos sociétés modernes n'a pas le temps de connaître ses droits, il s'en remet à des riches du soin de les défendre, et il continue à travailler pour les faire vivre. Si nous n'avions fait que changer d'aristocratie, si je voyais s'évanouir ces espérances auxquelles j'ai sacrifié mon repos, mon état, ma fortune, plus encore peut-être. . . .

Le second défaut du plan ne me paraît devoir être relevé que parce que quelques bons esprits m'ont semblé n'en être pas frappés. C'est à mon gré donner beaucoup de consistance à une plaisanterie, que d'obliger la nation entière d'élire nécessairement de nouveaux membres à chaque législature. Je ne parle pas ici des assemblées d'administration, car tout le monde convient qu'il est sans danger, qu'il est utile même qu'elles puissent se renouveler par tiers ou par moitié. Ainsi il n'est pas besoin de s'étendre sur cet article, je me borne à ce qui regarde les Assemblées législatives.

On s'exagère beaucoup le nombre d'hommes qui dorénavant se mettront sur les rangs pour être élus et jouir deux ans seulement de l'honorable mais pénible fonction de représentant. Avant tout, l'intérêt national exige qu'il se forme des hommes publics, de ces hommes disposés à sacrifier leur repos, leur fortune, leur réputation même ; qui sachent rester indépendants au milieu des séductions, préférer l'intérêt général non-seulement au leur propre, mais à celui de leur province et de leur canton. La législature autrement sera formée d'hommes indifférents, qui verront le choix qu'on a fait d'eux comme un moment heureux de leur vie, où ils quittent leur pays pour se mêler aux grands intérêts de l'empire. Cet instant ne se liera dans leur esprit ni avec leurs travaux passés, ni avec leurs occupations futures. Etrangers à la suite des affaires, n'en connaissant pas l'origine, n'en devant pas suivre les conséquences, ils ne se sentiront pas responsables du destin de la France, après avoir exercé une si courte, si faible influence ; et que peut-on attendre d'hommes pour lesquels il n'y a point de récompenses, ni de motifs de bien agir, sur lesquels l'opinion n'a pas le temps d'asseoir un jugement sain et dont les actions n'ont ni liaison, ni moralité ?

Dans une sage Constitution, le ministère est nécessairement uni (3). Quelle force n'aura-t-il pas contre des nouveaux individus qui viendront sans cesse s'essayer avec eux à une lutte aussi inégale que dangereuse sans être préparés à combattre, sans être prémunis contre les dangers de la séduction et les détours de l'intrigue, sans intérêt, sans motif de les approfondir, et privés de cette confiance que donne une longue estime, l'habitude de la résistance et l'appui de l'opinion qui seules peuvent faire entreprendre des travaux importants et s'opposer avec courage aux entreprises du despotisme : le ministère commencera ses entreprises au moment où une législature lui paraîtra favorable à ses projets par sa faiblesse, et il attendra d'être délivré de ces hommes rares qu'on trouve disposés toujours à défendre les droits des peuples, et qui n'ont d'autre ambition que celle de résister à l'autorité. Ces hommes ne peuvent jamais être dangereux, puisque le peuple reprend si souvent le pouvoir de les juger et de les élire, ou de les rejeter.

(3) L'espèce de liberté, dont on jouissait en France avant l'heureuse Révolution, était en grande partie fondée sur la division du ministère, comme le repos de la terre sur la guerre des tyrans entre eux. Dans une Constitution forte et libre, tout doit être ordonné pour un même but, tout doit concourir à former la même volonté. En Angleterre, les ministres sont tellement unis, que le roi est obligé de les renvoyer tous, quand il veut en renvoyer un : c'est une société d'hommes rassemblés par les mêmes vues et dans les mêmes principes. Il n'y a point d'accord, point d'énergie, point de liberté, point de responsabilité, surtout dans une monarchie où cette maxime n'est pas en vigueur,

Le plan de votre comité contre le vœu de plusieurs de ses membres et l'intention de tous fortifie ainsi le ministère contre la nation. Il ôte â celle-ci ses meilleurs défenseurs, il la prive encore de la faculté d'exprimer un vœu approbatif de la conduite de ses représentants, dans le cas du véto suspensif du monarque (4). Enfin, il tend à rabaisser la qualité de représentant, et en affaiblissant les motifs qui doivent la faire désirer, il détruit dans sa source l'esprit public. Ou je me trompe fort, ou si l'on est réélu alternativement, il s'établira entre tous les candidats une sorte d'arrangement et de convention tacite calculée d'après l'âge et les affaires personnelles, afin que chacun puisse à son tour, et une fois dans sa vie, être représentant, et l'on prendra des rangs comme pour une cérémonie.

(4) Cette observation mérite d'être méditée avec attention ; puisque la réélection des représentants paraît être un des principaux ressorts de la Constitution.

La législation, fruit de cette combinaison, sera continuellement variable, disparate, changeante, incapable de donner à la nation un caractère grave et posé, et de lui imprimer ces habitudes profondes qui seules dénotent un véritable esprit national et le vrai sentiment de la liberté.

L'aristocratie des hommes puissants, que l'on semble vouloir éviter par ce projet, n'est point à craindre lorsque la représentation sera égale et les élections fréquentes. Je vois au contraire avec plaisir des hommes considérables parmi les représentants de la nation, mais je veux que choisis par le peuple, ils en aient toujours les intérêts devant les yeux et les droits dans le cœur.

Je ne dirai qu'un mot sur le troisième défaut que je reproche au plan du comité de Constitution. C'est d'avoir attaché au payement d'un impôt direct une des conditions de l'éligibilité. Je ne répéterai pas ce que j'ai dit plus haut. Je pense que si la représentation était immédiate, il faudrait, pour être électeur, non-seulement payer un impôt direct, mais jouir d'une propriété. Cela n'est pas nécessaire lorsqu'il y a deux degrés dans l'élection. Cette observation me paraît d'une grande importance. En voici une à laquelle je ne vois point de réponse. On exige pour être électeur et éligible de payer un impôt direct. La capitation est un impôt direct, chaque législature pouvant changer le mode de l'impôt, créer ou détruire la capitation, peut par conséquent donner ou ôter à son gré à une partie des citoyens le droit d'élire des représentants. Il est pourtant évident que ce droit étant constitutionnel ne peut être changé par une simple législature, et que d'ailleurs le droit politique le plus précieux, le seul qui appartienne vraiment au peuple, ne peut pas être remis aux hasards ou aux calculs des combinaisons économiques.

Au nombre des défauts du plan proposé, je n'ai point parlé de la difficulté, je dirais presque de l'impossibilité de le mettre à exécution. Il faut bien néanmoins s'y arrêter puisqu’inutilement le projet serait-il excellent, s'il ne pouvait pas être rempli. Je m'explique et je demande un moment d'attention.

Il faut établir promptement des assemblées provinciales ; il faut dans les distributions des cantons, des municipalités, se prêter à toutes les convenances qui ne gênent point la marche générale des affaires et l'esprit national. Pour arriver à ce double but, il faut, ce me semble, se borner aux divisions les plus simples et les plus faciles. Ainsi je propose, qu'après avoir réglé toutes les conditions de l'éligibilité, l'on nomme un grand comité composé de membres de toutes généralités, où l'on détermine les divisions qui se sont jugées possibles ; que l'on décrète l'établissement de ces divisions ; que chaque village ou paroisse soit chargé de nommer trois membres indistinctement, pour se rendre à un certain point d'arrondissement qui sera désigné; que là, on nomme un député sur quarante, pour composer l'assemblée provinciale que j'appellerai constituante, et qui sera effectivement divisée en deux sections; une première pour l'administration provisoire de la province, et l'autre pour constituer les municipalités et régler les districts, selon les règles que nous leur fournirons.

Le pouvoir exécutif serait chargé de ces dispositions provisoires, à peu près dans la forme par laquelle nous avons été nommés. Lorsque vous aurez, Messieurs, des assemblées provinciales, alors vos décrets pourront recevoir leur exécution, et l'organisation des municipalités pourra non-seulement s'opérer, mais encore recevoir toute la perfection possible. Les règles principales d'après lesquelles elles doivent être formées, me paraissent celles-ci :

Il convient, je pense, d'établir 240 districts, lesquels seront répartis inégalement entre les assemblées provinciales qui seront formées, et ce à raison de la population seulement ; chaque district enverrait 3 députés à l'Assemblée nationale et 15 à l'assemblée provinciale. Au-dessous de chaque district, il y aurait autant de municipalités formées qu'il y aurait de citoyens votants environ, de telle sorte qu'aucune municipalité ne pût être de moins de 800, ni de plus de 1,600 votants. En supposant, ainsi que les auteurs du plan de la Constitution, environ 4,400,000 votants, cela ferait 1,000 par municipalité, l'envoi d'un individu sur 25, ferait dans chaque district environ 800 votants, nombre qui me paraît convenable pour avoir une élection libre et populaire. Quant aux villes elles ne formeraient qu'une seule municipalité, quel que soit le nombre de leurs citoyens votants ; mais comme elles ne représentent jamais, relativement aux campagnes, qu'un seul et unique intérêt, il serait juste d'affaiblir un peu la proportion dans laquelle elles devraient fournir à la représentation du district.

J'omets les détails, parce que je n'ai pas le loisir de les développer, et parce que je ne veux m'occuper que de ce qui distingue ce projet de celui du comité. L'idée fondamentale, comme on le voit, la seule vraiment différentielle, est, qu'après avoir déterminé ici le nombre des assemblées provinciales, ainsi que le nombre des districts qu'elles doivent renfermer, suivant les tables exactes dépopulation que le ministère a rassemblées depuis longtemps, je laisse tout le reste à faire aux provinces, en leur prescrivant seulement les règles suivant lesquelles elles doivent se conduire. Par-là, j'abrège infiniment le travail, avantage précieux en ce moment ; je ne crains point de choquer des convenances topographiques ou morales ; enfin, j'use d'un moyen plus analogue à h disposition présente des esprits, qu'il faut subjuguer quand le salut public l'exige, mais auquel il faut savoir subordonner des vues qui ne tiennent qu'à l'idée abstraite de la perfection.

Vous réglerez ensuite, Messieurs, et j'ose dire à votre aise, les fonctions diverses et tes relations de toutes ces assemblées entre elles ; mais vous ne pouvez trop vous hâter, déjà des moments précieux sont perdus.


Merci d'avoir lu tout cela ! 

Pour vous récompenser, je vous propose de découvrir une belle surprise dans cet article : 23 octobre 1789 :