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mardi 10 novembre 2020

10 Novembre 1789 : La pénurie de farine et le manque de pain sont-ils organisés ?

Le pain, est le personnage principal de la Révolution.
Article mis à jour le 17/08/2021

    A n’en point douter, la pénurie de pain fut l’un des principaux éléments déclencheurs de la Révolution de 1789. Il y eu d'une part la pénurie et d'autre part le coût extraordinairement élevé de celui que l'on trouvait.
    Avant 1750 le pain était à 2 sous la livre. La consommation étant en moyenne de 4 livres de pain par personne et par jour, le pain journalier d'une famille coutait donc 8 sous.
    Début 1789, le pain à Paris était à 14 sous. Un ouvrier non qualifié (80 % des ouvriers parisiens) gagnait 20 sous par jour et un journalier à peine 15 sous.

    Cette situation de manque s’était pourtant déjà produite auparavant, sans pourtant provoquer les mêmes conséquences. La "guerre des farines" qui avait eu lieu de 1774 à 1775, suite à la réforme de Turgot (libre circulation des grains), avec ses nombreuses émeutes, dues autant au manque de blé qu’à la peur du manque, avait été matée sans problème par une violente répression, comme il était d’usage à l'époque. 

    Mais en juillet 1789, la situation avait changé. De nouveaux paramètres déterminants intervenaient dans l’équation de la Révolution, de nouvelles forces et de nouvelles faiblesses, qui ont rendu la Révolution inévitable.

Emeutes des subsistances de 1761 à 1789

    Les émeutes révolutionnaires sont-elles toutes spontanées et motivées par la faim ?   Je vous rappelle également, comme nous l'a dit le ministre Saint-Priest en septembre dernier, qu'en 1789, l'organisation d'une émeute coûte 25 Louis...

Comparaison récoltes et prix du pain entre 1778 et 1790

    Cependant, même avec les réformes décidées par ce nouveau pouvoir que constitue l’Assemblée nationale, le problème des subsistances reste encore un problème majeur durant cet automne 1789. Le manque de farines persiste et continue de provoquer partout en France et à Paris de nombreuses émeutes de la faim, des émeutes frumentaires (du latin frumentarius, "qui concerne le blé"). Les émeutes parisiennes sont les plus redoutées du pouvoir, car plus proche de lui, elles peuvent le renverser. Mais quel pouvoir d’ailleurs ? Celui de l’Assemblée ? Celui du roi ? Vous allez voir qu’il y a de bonnes raisons de se poser des questions.

Les origines de ce manque.

    Nous avons déjà listé le 24 octobre dernier, toutes les causes possibles pouvant expliquer ce manque de blé : le volcan de 1783, l’orage du 13 juillet 1788, l’agriculture sous-développée et même le libéralisme économique des physiocrates (libre circulation des grains, spéculation, etc.). Mais cela suffit-il à expliquer la situation ? Je n’en suis pas certain.

Même problème dans les pays voisins.

    Souvenez-vous que le même 24 octobre, lorsque nous avions vu les ministres du roi refuser devant l’Assemblée nationale la responsabilité d’un désordre qu’ils n’avaient plus pouvoir de contrôler ; ceux-ci avaient expliqué que les pays avoisinants se trouvaient confrontés au même problème d’insuffisance des subsistances (alors qu’ils n'avaient pas à l'époque une population aussi importante que la France).

Mesures prises par le roi et ses ministres :

  • Primes et avances d’argent faites aux boulangers ;
  • Différence (considérable) entre les prix d'achat et les prix de vente, supportée par le roi ;
  • Cinq cent deux vaisseaux ont approvisionné les deux seules villes du Havre et de Rouen depuis la fin 1788 (pour plus de 23 millions) ; probablement du blé venant des Etats-Unis ;
  • Nombreux convois de blé venant d’Algérie, acheminés depuis Marseille jusqu’à Paris sous garde armée pour prévenir des pillages sur le parcours !

Mesures prises par l’Assemble :

  • Promulgation de deux décrets autorisant la libre circulation des blés, ce qui selon la doctrine physiocrate (ou libérale) devrait permettre d’approvisionner tout le royaume ;
  • Promulgation de la loi martiale le 55 octobre pour empêcher et réprimer les émeutes ;

Un mot sur la libre circulation des blés ?

Je ne voudrais pas être médisant vis-à-vis des députés de l'Assemblée nationale, mais tout recommence comme en 74-75 sous Turgot. Le Roussillon refuse au Languedoc les secours dont il a besoin ; le Haut-Languedoc prend de l'ombrage des secours que le reste de la province lui demande. Le Lyonnais n'obtient qu'avec des peines infinies de légers secours de la Bourgogne ; le Dauphiné se cerne en conséquence. D'autres provinces suivent le même exemple ; et le Havre, Caudebec et Rouen ont retenu et retiennent encore une partie des approvisionnements achetés par le Roi, pour le secours de la ville de Paris. Du plus petit village à la plus grosse municipalité tout le monde s’oppose à cette libre circulation par crainte de manquer.

Mesures prises par la municipalité de Paris :

A Paris, c’est la police, entièrement aux ordres du roi qui contrôle l’approvisionnement en blé. Les commissaires tiennent à jour pour chaque boulanger parisien un registre faisant état de leur consommation quotidienne de farine, de leurs stocks, du marché où ils se fournissent, ou de leurs achats faits directement auprès des marchands ou laboureurs. Ce document leur permet de suivre l’approvisionnement de chaque boulangerie et de déterminer si celle-ci va pouvoir continuer sa production journalière de pain. De cette façon, la police peut répartir les achats de farine ou les faciliter, l’essentiel étant d’assurer que les boulangeries soient garnies coûte que coûte. 

Une thèse "intrigante"

 L’historienne Aurore Chéry a partagé récemment sur un blog, un article, dans lequel elle partage une photo qu’elle a prise de l’un de ces documents, rédigé le 5 juillet 1789, par un certain commissaire Dupuy, pour les boulangeries du quartier Saint-Benoît. Le voici reproduit ci-dessous. Cliquez sur l'image et vous accéderez à son article.

Accédez à l'article

    Elle précise que le document est accompagné d’une notice expliquant que « Le document permet de suivre l’approvisionnement de chaque boulangerie et de déterminer si elle va pouvoir continuer sa production habituelle de pain. De cette façon, la police peut répartir les achats de farine ou les faciliter, l’essentiel étant d’assurer que les boulangeries soient garnies coûte que coûte. »

    Aurore Chéry fait remarquer que malgré ce « coûte que coûte » cela n’a pas empêché « que le pain a manqué aussi bien en juillet 1789 que, de manière encore plus incompréhensible, en octobre. »

    L’historienne s’étonne donc que le roi informé par sa police n’ait pas agit pour empêcher le pain de manquer, et elle s’appuie sur cette observation pour conforter la thèse qu’elle soutient dans son livre "L’intriguant", soutenant que ce serait Louis XVI qui aurait provoqué ces émeutes frumentaires au nom d’une politique révolutionnaire que celui-ci aurait secrètement mené.

Partie mise à jour le 17/08/2021.

    Je me suis étonné en lisant l'explication de cette historienne, en me disant que sa thèse ne semblait pas concorder avec ce que les ministres de Louis XVI avaient affirmé plusieurs fois devant l’assemblée :

Qu’en était-il de la lettre lue par le Duc de Liancourt le 23 juillet devant l’Assemblée ?

« M. le Président fait lecture d'un avis qui lui a été envoyé par le ministre, et qui lui annonce que des grains venus de Barbarie par les soins de M. Necker, pour l'approvisionnement de Paris, sont arrivés jusqu'à Montlhéry, toujours escortés par des troupes ; il demande qu'attendu que les troupes ont été retirées depuis Montlhéry jusqu'à Paris, ou prenne des moyens pour faire arriver ces grains de ce poste jusqu'à Paris, en les faisant escorter par des milices nationales. M. le président ajoute qu'il a fait passer cet avis du ministre à M. le marquis de Lafayette. »

Quid du discours de Necker le 7 août ? 

« Les secours immenses en blés, que le Roi a été obligé de procurer à son royaume, ont donné lieu, non-seulement à des avances considérables, mais ont encore occasionné une perte d'une grande importance, parce que le Roi n'aurait pu revendre ces blés au prix coûtant, sans excéder les facultés du peuple, et sans occasionner le plus grand trouble dans son royaume. Il y a eu de plus, et il y a journellement des pillages que la force publique ne peut arrêter. Enfin, la misère générale et le défaut de travail ont obligé Sa Majesté à répandre des secours considérables. »

Quid de la lettre en date du 14 août 1789 de Monsieur Salomon de la Saugerie, membre de l’Assemblée, destinée à Mr Robert de Massy Président du Comité Permanent ?

 "Les six cent muids de bleds venant d'Afrique sont pour la capitale. Les électeurs en ont la note, ils attendent cette provision. Mr Necker ne peut donc autoriser personne à retenir ces grains soit en totalité soit en partie sans se compromettre lui-même vis-à-vis des parisiens."

Quid de l’intervention des ministres le 24 octobre, que j’ai déjà évoquée plus haut ? 

  • Primes et avances d’argent faites aux boulangers ;
  • Différence (considérable) entre les prix d'achat et les prix de vente, supportée par le roi ;
  • Cinq cent deux vaisseaux ont approvisionné les deux seules villes du Havre et de Rouen depuis la fin 1788 ;
  • Etc.

    Si la thèse de l’historienne était vraie, nous étions alors en droit de nous demander à quel niveau le roi intervenait, ou pas, dans cette rupture de l’approvisionnement ! Intriguant, non ?

    Aurore Chéry m'a fait l'honneur de lire le présent article et elle a même pris la peine de rédiger un billet pour ce modeste blog, que vous trouverez en cliquant sur le lien ci-dessous :

L'historienne Aurore Chéry explique la pénurie de farine en 1789
 et le pourquoi de son origine, l'Algérie.

Fin de la mise à jour du 17/08/21

Les explications officieuses ?

    Jusqu’à présent, nous nous en sommes tenus aux versions officielles. N’oublions pas les officieuses !

Que disait Marat ?

Bailly-Lafayette

    Marat, dans son journal, n’a pas cessé de dénoncer les petits arrangements et disons-le, la corruption, au niveau de la Commune de Paris, c’est-à-dire la municipalité dirigée par Bailly.     Marat déteste le duo Bailly-Lafayette, dont le pouvoir ne cesse de grandir. Rappelons-nous que dans son numéro 29 de l’Ami du Peuple, du 5 novembre, il écrivait : « C’est sur les Boulangers que la Municipalité a jeté tout le blâme, si on venait à manquer de pain, comme si elle eût voulu amener ces scènes d’horreur »
    Il sous-entendait par-là que tout avait été fait pour qu’il y ait de nouvelles émeutes, afin que le pouvoir trouve un prétexte pour instaurer la loi martiale. Je vous renvoie aux différentes versions de l’assassinat du boulanger François, qui, à y bien regarder, posent de nombreuses questions.

(Robespierre attribuera plus tard (en 1793) la préparation de ce crime à Lafayette).



Que dit notre ami Colson ?

    Je fais souvent appel à lui, où plutôt aux courriers qu’il écrivait à l’époque à son ami de province, pour avoir des infos différentes, disons plus proches du peuple. Adrien Joseph Colson ne fait pas vraiment partie du peuple, puisqu’il est avocat au tribunal de Paris et qu’il est même probablement un électeur du Tiers Etat. Mais il vit au milieu du peuple de Paris et il rapporte assez fidèlement dans ses courriers toutes les rumeurs qui circulent. Souvenez-vous de l’article du 13 octobre sur une terrible et folle rumeur !

Concluons avec Colson.

    Pour conclure cet article qui ne pose que des questions, je vous propose de lire les courriers des 8 et 10 novembre rédigés par Colson. Il parle du manque de pain, des gens qui ont faim, d’une femme affamée qui perd connaissance. Il évoque également des rumeurs de boulangers qui auraient été payés pour ne pas pétrir de pain ; mais sont-ce bien des rumeurs ? Il mentionne également un avis que le comité de police de l'Hôtel de Ville a fait afficher, pour dire que « le pain ne manque que par des manœuvres secrètes » et rendant « compte à ce sujet que, dans le mois d'octobre, il est arrivé 81 000 sacs de farine, du poids de 325 litrons chacun, qu'on n'en avait consommé que 40 000 (...) et qu'il en venait d'arriver 2 400. »

Extrait du courrier de Joseph Colson, daté du 8 Novembre :

Le pain nous a manqué ces jours-ci plus que depuis bien du temps. Il a fallu, pour en avoir, s’y prendre dès trois heures du matin et se trouver des premiers à la porte des boulangers.

Par la foule et la presse qui s'y sont formées il y a eu, a-t-on dit, des bras cassés. Plusieurs personnes et leurs enfants ont passé des jours entiers sans en avoir et quelques-uns même, entre autres une femme à ce que j'ai ouï raconter, en sont morts de faim. Des malheureux ont cherché encore à augmenter cette disette : les uns, avec des flambeaux, ont entrepris d'enlever la nuit le pain chez plusieurs boulangers afin qu'ils n'en eussent pas le matin pour le public. D'autres ont tenté d'enlever des farines qu'on commençait à amasser dans un couvent afin de les répandre et de les perdre. Un sieur chevalier de Rütli, et ceci a l'air certain, a donné, dit-on, de l'argent à un boulanger pour l’engager à ne pas cuire ; celui-ci, qui s'est trouvé bon patriote, a accepté l'argent pour servir de preuve et, à l'instant même, a fait arrêter le séducteur. Le sieur de Rütli, à ce qu'on rapporte, n'a pu dire autre chose pour se justifier sinon qu'il avait donné l'argent pour s'amuser et pour voir si le boulanger l'accepterait. On dit qu'on a aussi arrêté plusieurs de ceux qui voulaient enlever le pain et les farines.

Dans ces extrémités fâcheuses, un bruit se répandait sourdement il y a quelques jours, qu'un grand nombre de ceux qui manquaient d'argent songeaient à aller dans les maisons en faire donner de force. Jugez de là, Monsieur, combien de crimes, de désordres, d'assassinats et peut-être d'incendies ! On jugeait impossible qu'il se passât trois jours sans qu'il y eût un soulèvement des plus violents et cela exposait l'existence des citoyens à un grand hasard. Comme le principal prétexte était la disette de pain, le comité de police de l'Hôtel de Ville a fait afficher que le pain ne manquait que par des manœuvres secrètes et il a rendu compte à ce sujet que, dans le mois d'octobre, il était arrivé 81 000 sacs de farine, du poids de 325 litrons chacun, qu'on n'en avait consommé que 40 000 (...) et qu'il en venait d'arriver 2 400. [Mais vous savez que la populace] n'endure jamais rien si inévitable qu'il soit, qu'elle est dure, insensée et emportée au-delà de tout excès dans ses fougues, que surtout, lorsque sa frénésie s'échauffe, elle n'éclate jamais tant et ne montre tant de satisfaction que dans le désordre et les meurtres. Je crains que notre crise ne soit pas différée bien du temps !

Où en serions-nous (...) si l'émigration ne nous emmenait 120 ou 150 000 âmes de Paris, l'affiche dont je viens de parler ayant évalué à un 7ème ou un 6ème de la population ce qui en est sorti depuis la seule époque du mois d'août et en étant, outre cela, sorties tous les jours des foules nombreuses pendant le mois de juillet à compter du 12 ? Tant que les municipalités et les Assemblées nationales ne seront pas établies et organisées et que, par-là, elles ne seront pas en état de former un lien entre elles et de s'entendre toutes ensembles pour s'opposer aux manœuvres, aux trames secrètes et aux entreprises de ceux qui auront l'audace de se montrer à découvert, notre tranquillité sera toujours fort chancelante et comme en équilibre, prête à être renversée par les manœuvres, ou même les bruits artificieux et le souffle infernal de la cabale.

On annonce le retour prochain de monsieur le duc d'Orléans dont l'absence sert de prétexte à répandre contre lui mille infamies, mais il n'est pas encore de retour. (...)

Extrait du courrier de Joseph Colson, daté du 10 Novembre :

(...) Nous sommes toujours dans une grande détresse pour le pain au point que de temps à autres on rencontre des personnes qui ont passé des temps considérables sans en avoir. Hier, étant dans la maison de Monsieur le Marquis pour parier au sieur Drot, j'ai vu une femme qui se trouvait mal, au pied de l'escalier, et qu'on a eu une peine infinie à faire revenir. Lorsqu'elle a eu repris ses esprits, elle s'est mise à fondre en larmes et à étouffer des pleurs de manière à fendre le cœur et sans presque apercevoir qu'on fût autour d'elle. L'on entend parler ailleurs d'autres personnes qui ont également beaucoup souffert de la faim. (...)

Nota : En tout cas, pour cette fois, on n’accusera pas le Duc d’Orléans, car il n’est pas encore rentré de son voyage "diplomatique" en Grande Bretagne !

Mon sentiment sur le sujet 😉

    Je l’ai déjà sous-entendu dans mon article du 13 octobre sur les complots, je suis assez sceptique vis-à-vis des explications par des complots. Je ne nie pas que bien souvent il y ait des mauvaises volontés, voire des volontés de nuire. Mais un complot demande trop d’intelligence et de constance, et ce sont des qualités qui sont rares, très rares, même chez les « grands de ce monde ». De par mon expérience professionnelle, j’ai pu constater qu’il ne fallait surtout pas sous-estimer les effets destructeurs de l’incompétence, de l'avidité financière, ou de la simple mauvaise volonté, et ce, à tous les niveaux.

    En 1789, à tous les niveaux justement, tout le monde en avait plus qu'assez et les gens, à tous les niveaux de la société, avait envie, consciemment ou non, que cela change. Qui plus est, plus rien ne fonctionnait correctement, du fait que les structures de l’ancien régime n’étaient plus adaptées aux nouvelles conditions économiques et sociales, et que les hommes en places, eux-aussi, étaient devenus inefficaces, pour les mêmes raisons.

    Un bateau construit pour naviguer sur une rivière, est voué au naufrage s’il s’aventure en mer. Pas besoin de le torpiller, le bateau de l’ancien régime était condamné à sombrer dans l’océan de la nouvelle ère qui s’annonçait.

    Peut-être y avait-il, par-ci par-là, des petits complots. Mais je pense que les facteurs les plus nuisibles devaient plus ressembler à de sordides magouilles d’opportunistes voulant « faire de l’argent » grâce à la crise, (spéculation sur le prix du blé, stocks planqués, etc.) qu’à des machinations machiavéliques ourdies par des esprits supérieurs.

    Je ne pense pas que louis XVI avait vraiment imaginé que l’évêque de Tréguier soulèverait les campagnes par son mandement incendiaire du 14 septembre, lorsqu’il avait demandé à celui-ci en pleurnichant dans son courrier du 3 septembre, de prier pour lui !

    Quant au Duc d’Orléans, on ne cesse de murmurer depuis le mois de juillet qu’il est à l’origine de tous les désordres, mais tout le monde s’accorde à dire que c’est un faible, écoutant le dernier qui a parlé ! Peut-être n’a-t-il fait que s’accorder quelque fois le plaisir décadent de pousser un peu au crime ?

    J'ai le sentiment que peu de gens comprenaient ce qui se passaient vraiment, pas plus à l’Assemblée qu’à la cour. Nous avons déjà eu un aperçu : les députés ôtent tout pouvoir au roi et le "bousculent" quelque peu, mais ils l’adorent ! Quant à la Cour, j’ai l’impression que les seuls qui ont peut-être compris quelque chose, ce sont ceux qui ont pris la fuite dès le mois de juillet !

    Mais ne vous arrêtez pas à mon impression du moment. Faites-vous votre propre opinion et continuons de naviguer ensemble au milieu de cet océan de la Révolution.

Complément d'enquête !

    Ne manquez pas de lire la thèse de l'historienne Aurore Chéry, dont je vous ai parlé plus haut ! Cliquez sur l'image ci-dessous pour y accéder :


A suivre !

Merci pour votre lecture. 😊

                


mardi 21 janvier 2020

21 Janvier 1789 : Décès du Baron D’Holbach, pourfendeur du luxe (et de la religion).

 



    Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach, né 8 décembre 1723 dans la région d’Allemagne de Rhénanie-Palatinat, décède à Paris le 21 janvier 1789. Cet homme exceptionnel était à la fois un savant et un philosophe matérialiste (un athée si vous préférez).

    Il a beaucoup écrit et sa pensée reflète l’esprit de son temps. Il est moins connu que les savants et philosophes français de la même époque (RousseauDiderotVoltaireCondorcet, etc.). La raison en est peut-être qu'il écrivait moins joliment que les précités, à moins que ce ne soit là une marque regrettable de chauvinisme (ou alors ses écrits destructeurs vis-à-vis de la religion ont été mal reçus par nos "bien-penseurs"). 

    A propos de la religion, je vous conseille de lire sur l’un de mes autres blogs l’extrait de l'un de ses ouvrages, "La contagion sacrée", qui traite avec érudition et vigueur de ce sujet délicat. Cliquez sur l'image ci-dessous : 


    J’ai souhaité vous donner à lire cet extrait de son livre intitulé : « Éthocratie ou Le gouvernement fondé sur la morale ». Le texte choisi évoque la richesse et le luxe. Il contient quelques vigoureuses charges contre le luxe, son industrie et ses adeptes, que j’apprécie beaucoup, je vous l’avoue. 

    Je suis souvent irrité d’entendre le discours si convenu sur l’industrie du luxe française. Cette industrie, dont beaucoup sont si fiers, est une survivance de l’ancien régime, un reliquat de notre servitude.  « Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, et parviennent souvent à se tromper eux-mêmes » nous dit avec justesse le baron d’Holbach. Mais plus grave encore, cette industrie qui masque sa vacuité sous le fard des arts, est totalement inutile à la société. Nous venons de constater en cette période de pandémie mondiale qu’un simple masque de papier à 1 euro était plus utile qu’un sac à main Vuitton à 3000 € et que, hélas, mille fois hélas ! Notre malheureux pays disposait de plus de sac à mains Vuitton que de masque FFP2. De même, nous avons pu vérifier que ceux qui, d’après notre monarque, n’étaient « rien », étaient plus utiles à la survie du pays qu’un consultant payé entre 5000 et 10000 € par mois pour expliquer aux autres comment faire, sans n'avoir jamais rien fait lui-même que de médiocres Powerpoints. 

    Concernant les arts, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, je pense que ceux-ci ne dépendent pas de la richesse ni du luxe. J'ai plutôt le sentiment que le luxe dénature les arts. On peut constater cela dans certaines dérives de l’art contemporain (pas tout l’art contemporain, rangez vos pistolets), où certaines œuvres produites ne nécessitent même plus le talent ni le savoir-faire de l’artiste ; l’opportunité de faire de l’argent avec rien étant l’ultime fantasme d’une certaine forme du capitalisme (les bulles financières).

(Si vous disposez d'un peu de temps, vous pouvez lire en cliquant sur l'œuvre d'art ci-dessous, une réflexion très personnelle sur l'art comptant pour rien.) 😉

"Flaque d'eau" de l'artiste Koji Enokura

    J’ai évoqué la crise sanitaire, mais que dire encore de la crise économique !? Pas besoin de sortir d’une grande école de commerce, pour comprendre qu’un pays qui produit des objets du quotidiens, des machines-outils, des tracteurs ou des médicaments se porte mieux sur la place du commerce international qu’un pays qui fabrique des fanfreluches pour les riches et leurs quelques malheureux courtisans !

    Les avis du Baron d’Holbach sur ce que devrait être le devoir des riches dans la société sont plus que jamais d’actualité (y compris pour certains patrons de ces industries du luxe).

    Bien sûr, les puissants de l’époque n’ont pas tenu compte des conseils avisés de ce brave homme. L’état de corruption de la société était déjà trop avancé, et hélas, la Révolution n’a pu guérir la société de cette maladie qui la rongeait.

    De nos jours on continue de vouer un culte au luxe et l’on se presse avec dévotion dans les files d’attentes pour visiter le château de Versailles. Mais les dorures de Versailles sont faites du sang, des larmes et de la sueur des malheureux. (Lisez cet article sur la construction du Palais de Versailles).


Une digression sur Versailles.

    Vous dit-on lorsque vous visitez ce palais, qu’avant de le construire, en 1620, il  a d’abord fallu assécher les étangs et marais qui se trouvaient à son emplacement ? Puis réaliser d’énormes travaux pour puiser l’eau de la Seine et la canaliser, dont l’énorme machine de Marly construite en 1681, qui nécessita en permanence durant des années de coûteux travaux de réparations ? 

    Le pharaonique chantier du château mobilisa quant à lui 36.000 hommes dont environ 30.000 soldats, (soit environ 10 % de l’armée). Les ouvriers, le plus souvent réquisitionnés, travaillaient 11 heures par jour, 220 jours par an. Les accidents mortels étaient si nombreux que chaque matin de nombreuses charrettes partaient du chantier emportant les morts. En 1685, une fièvre paludéenne tua en très peu de temps 6.000 ouvriers. Puis ce fut la fièvre typhoïde. Aussi fallut-il sans cesse se réapprovisionner en main-d’œuvre. Il semblerait que ce chantier ait fait mourir au total un peu plus de 10 000 ouvriers, sans que soient ici comptés les charpentiers, les maçons ou encore les miroitiers et installateurs divers. Je ne pense pas que la construction des pyramides ait fait autant de victimes (pour le cas où vous l’ignoreriez, celles-ci n’ont pas été construites par des esclaves, comme dans les films américains, mais principalement par les paysans égyptiens, hors périodes de travaux aux champs).

La construction du château de Versailles

Une digression sur les perruques

    L’explosion du luxe et sa contamination des autres classes fut l’un des phénomènes les plus révélateurs de la maladie qui rongeait le 18ème siècle. Le scandale des emperruqués, en 1731, constitue un autre triste exemple.  On a retrouvé dans les notes d’un inspecteur de police dénommé Duval ce court texte anonyme évoquant le scandale des « emperruqués » aux fausses chevelures emplies de farine, alors que les pauvres n’avaient pas de pain.

« Dieu nous donne les blés non pour en faire profanations extravagantes, sacrilèges. Les perruques consomment plus d’une livre de farine par jour. C’est un grand scandale. Un grand scandale aussi dans l’Église quand des évêques, ecclésiastiques et religieux portent cet ornement par vanité, osent célébrer nos saints, la tête ainsi couverte avec indécence.

Maudit usage des amidons. Les boutiques des fariniers sont de plus en plus enfarinées. Alors que les pauvres n’ont pas de pain. »

Extrait de l’excellent ouvrage d’Arlette Farge, Vies oubliées, au cœur du XVIIIe siècle
Source image : Couleur XVIIIe

    En disparaissant le 21 Janvier 1789, le baron d’Holbach n’a donc pas assisté à la chute de l’ancien régime, mais il est incontestable que ses écrits ont dû inspirer nombre des hommes et femmes courageux qui firent le choix de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, en 1789.

    Voici à présent les extraits que je vous ai choisis. Bien sûr, comme il est d'usage sur ce site, vous pouvez accéder au livre complet via une fenêtre sur le site de la BNF, Gallica, en bas de cet article.

 J'ai mis en gras les passages "forts" et l'orthographe est d'époque.

Chapitre VIII "Des lois morales pour les Riches & les Pauvres"

Page 122 

"On convient assez généralement que les richesses corrompent les mœurs : il faut donc en conclure que bien des gouvernements ont un profond mépris pour les mœurs, & les regardent comme inutiles à la félicité d'un pays ; surtout en voyant les soins qu'ils se donnent pour allumer la soif de for dans les cœurs des sujets» & pour tâcher de leur ouvrir chaque jour de nouveaux moyens d'augmenter la masse de la richesse nationale. On voit de profonds Politiques ne parler à leurs concitoyens que de nouvelles branches de commerce, d'entreprises lucratives, de conquêtes avantageuses ; ce qui prouve que ces spéculateurs , peu scrupuleux sur la Morale, s'imaginent que leur chère Patrie serait très heureuse en y faisant arriver les richesses du monde entier. Néanmoins tout peut nous convaincre que si les Dieux, dans leur colère, exauçaient leurs vœux insensés, leur pays, au lieu d'être une île fortunée, deviendrait plutôt le séjour de la corruption, de la discorde, de la vénalité, de la mélancolie, de l'ennui, qui toujours accompagnent la licence des mœurs.

Les Anglais sont le peuple le plus riche & le plus mélancolique de l'Europe. La liberté même ne peut leur inspirer de la gaieté; ils craignent de la perdre , parce que chez eux tout entre dans le commerce.

Les Souverains commettent une très grande faute lorsqu'ils montrent beaucoup d'estime pour les richesses; ils excitent dans les esprits un embrasement général qui ne pourra s'éteindre que par l'anéantissement de la Société. L'avarice est une passion ignoble, personnelle, insociable, & dès lors incompatible avec le vrai patriotisme, avec l’amour du bien public & même de la vraie liberté. Tout est à vendre chez un peuple infecté de cette épidémie sordide ; il ne s'agit que de convenir du prix. Mais comme dans une nation ainsi disposée, & peu sensible à l’honneur, tout se paie argent comptant, le gouvernement n'est jamais assez riche pour acquitter les services qu'on rend à la Patrie. L'honneur, le véritable honneur, toujours inséparable de la vertu, ne se trouve qu'où la vertu réside : la liberté ne peut longtemps subsister dans des âmes avilies; elle ne peut être sentie & défendue que par des âmes nobles & désintéressées.

Le Commerce, fournissant aux citoyens des moyens de se débarrasser de leurs productions, mérite l'attention de tout gouvernement occupé du bonheur de ses sujets : les meilleures lois que le législateur puisse donner sur cet objet consistent à le protéger & lui donner la liberté la plus grande. Mais si le gouvernement éclairé doit sa protection & sa faveur au Commerce vraiment utile, à celui qui met la nation à portée d'échanger ses denrées superflues contre les choses nécessaires qu'elle est obligée de tirer des étrangers ; ce même gouvernement n'ira pas sacrifier les intérêts du Commerce utile à ceux d'un Commerce inutile & dangereux, qui ne s'occuperait que des objets frivoles du luxe & de là vanité: ils ne sont propres qu’à corrompre les nations. Le Commerçant utile est un homme précieux à son pays, & mérite d’être encouragé par le gouvernement ; le commerçant & l'artisant des marchandises de luxe sont des empoisonneurs publics, dont les denrées séduisantes portent partout la contagion & la folie. On peut les comparer à ces navigateurs qui, voulant dompter sans peine des nations sauvages, portent aux hommes des armes, des couteaux, de l'eau de vie, & aux femmes des colliers, des miroirs, des jouets de nulle valeur. 

En un mot, pour fixer les idées nous appellerons Commerce utile celui qui procure aux nations des objets nécessaires à leur subsistance , â leurs premiers besoins , & même à leur commodité & à leur agrément : nous appellerons Commerce de luxe ou Commerce inutile & dangereux , celui qui ne présente aux citoyens que des choses dont ils n'ont aucun besoin réel, & qui ne sont propres qu'à satisfaire les besoins imaginaires de leur vanité. Le Législateur serait très imprudent s'il favorisait une passion fatale que s'il ne peut réprimer ou punir, il ne doit au moins jamais encourager.

Le châtiment le plus doux qu’un Souverain devrait infliger au Luxe serait de le charger d'impôts, & de témoigner pour lui le mépris le plus marqué. Les impôts mis sur le luxe seraient très justes, vu qu'ils ne pourraient tomber que sur les riches, & qu'ils épargneraient les indigents. Les riches eux-mêmes ne pourraient pas s'en plaindre, parce que les objets de luxe n'étant pas d'une nécessité absolue, ils seraient les maîtres de les supprimer pour se soustraire à la taxe. Des impôts très forts sur les Palais somptueux, sur les Jardins, sur des Parcs immenses , sur des équipages, sur tant de valets que l'ostentation arrache à la culture, fur des chevaux sans nombre, etc. ne pourraient manquer de produire à l'Etat des revenus d'autant plus considérables, que la vanité, mère du luxe, est une passion opiniâtre, & qui finirait peut-être par faire imaginer qu'une taxe forte, annonçant l'opulence, doit attirer la considération du public à celui qui s'en trouve chargé.

Mais dans les nations infectées par le luxe, les médecins, faits pour guérir ce mal, en sont plus atteints que les autres ; ils le regardent comme un mal sacré, auquel il n'est pas permis de toucher ; ils aimeront mieux faire vendre le grabat d'un laboureur hors d'état de satisfaire un exacteur, que d'obliger un curieux à payer pour un tableau, ou une courtisane pour les bijoux & pierreries qu'elle a tirés de ses amants. Le luxe a tellement fasciné les habitants de quelques contrées, que les besoins les plus réels font forcés de céder aux besoins de la vanité. Tel homme se refuse de manger, pour épargner de quoi se montrer dans un carrosse ou sous un habit somptueux.

Les partisans du Luxe ne manqueront pas de nous dire, que les folles dépenses des riches font travailler le pauvre & le mettent à portée de subsister; mais on leur répondra que le vrai pauvre qu'il faudrait encourager, c'est le cultivateur : celui-ci, sans cesse accablé pour satisfaire aux demandes du gouvernement, ne tire aucun profit du luxe, qui lui enlève souvent les coopérateurs de ses travaux, devenus nécessaires pour grossir dans les villes la troupe des valets fainéants dont les riches & les grands aiment à se voir entourés. Nous dirons encore que le luxe déprave les indigents: il les rend paresseux ; il leur fait naître mille besoins qu'ils ne peuvent satisfaire sans danger ou sans crime. Ceux qui ne subsistent que par la vanité ou les fantaisies d'un public en démence, font souvent de très malhonnêtes gens. Rien de plus déplorable que les effets du luxe ou de la vanité bourgeoise, quand elle vient à gagner les classes inférieures. C’est ce luxe qui détermine tant de marchands à faire des banqueroutes, que la loi ne devrait pas traiter avec la même indulgence que des faillites occasionnées par des malheurs imprévus. C'est la fatuité des maîtres, copiée par leurs domestiques, qui remplit les villes de tant de valets fripons. Ces mêmes valets portent la débauche, la passion du jeu, la vanité, jusque dans les villages & les campagnes. Enfin ce sont les vices enfantés par le luxe qui conduisent tant de malheureux au gibet, & tant de jeunes filles à la prostitution.

Rien ne serait donc plus digne de l'attention d'un bon gouvernement, que de réprimer la vanité progressive des citoyens, de les contenir dans les bornes de leur état, de les engager à vivre suivant leurs facultés. Pour donner en effet du LUXE une définition exacte que l’on a si longtemps cherchée, il semble qu'on pourrait dire que c'est une vanité jalouse qui fait que les hommes à l’envi s'efforcent de s’imiter, s'égaler, ou même de se surpasser les uns les autres par des dépenses inutiles, qui  excédent leur état ou leurs facultés. Cette définition paraîtrait pouvoir convenir au luxe sous quelque point de vue qu'on l’envisageât. Un Souverain qui, par une vaine ostentation, ruine son Etat pour élever des Palais, pour se faire une cour plus brillante, pour entretenir des armées plus nombreuses que ses revenus ne le comportent, annonce un luxe plus ordinaire, mais plus blâmable sans doute par ses conséquences, qu’un homme du peuple qui se montrerait dans les rues couvert d'habits dans lesquels on verrait l’or se mêler à la soie ; avec cette différence pourtant que ce dernier n'est que ridicule, parce que nos yeux n'y sont pas accoutumés, tandis que la folie plus commune du premier, le rend évidemment coupable de dissiper en dépenses frivoles des sommes qu'il devrait employer à des objets utiles & nécessaires au bien être de ses sujets.

Le luxe des Souverains est pour une nation le plus grand des malheurs. Les lois fondamentales de tout gouvernement équitable devraient à cet égard contenir la vanité trop commune à ceux qui sont destinés par état à mettre un frein aux passions des autres. La Monarchie fut de tout temps regardée comme le gouvernement lé plus propre à faire naître & à propager le luxe. Ceux que leurs fonctions approchent du Monarque s'efforcent de l’imiter ; communément ils prétendent que c'est pour lui faire honneur ou pour lui plaire, tandis que réellement ils se ruinent dans la vue de se distinguer du vulgaire, avec qui leur vanité souffrirait de les voir confondus. Les riches, quoique d'un rang inférieur, veulent copier les courtisans & les grands, parce que ceux-ci jouissent d'un pouvoir qui toujours en impose. Enfin les citoyens des classes moins élevées imitent autant qu'ils peuvent ceux des classes supérieures, afin de jouir pendant quelques instants du plaisir passager d'être confondus avec leurs supérieurs , ou du moins pour se soustraire au mépris & aux outrages auxquels l'indigence est souvent exposée. Le luxe pénètre plus lentement dans les Républiques, parce que l'homme du peuple y craint moins ses supérieurs, qui d'ailleurs ne sont pas livrés au faste qu'on voit régner dans les cours des Rois.

Dans des nations opulentes la richesse seule est honorable, la pauvreté devient un vice, & l'indigence est rebutée par l'opulence toujours altière. Sous le despotisme, toujours vain & superbe, la pauvreté, la faiblesse, sont communément écrasées. Si des gouvernements plus équitables & plus humains rendaient les grands & les riches plus justes , plus affables, moins dédaigneux pour leurs inférieurs, il y a lieu de croire que ceux-ci seraient moins pressés de sortir de leur sphères ; alors chaque citoyen, plus content de son état, ne chercherait pas à faire illusion aux autres par des airs de fatuité , dont l’objet est communément de chercher à persuader qu'on possède des avantages qu’on na pas réellement.

C'est encore l'arrogance insultante des grands, qui plus ou moins bien imitée par les petits, est la source primitive des ridicules & des travers nationaux, que l’on remarque chez la plupart des habitants de certaines contrées. C'est visiblement de la cour que sont émanés ces airs d'importance, ces manières affectées, cette suffisance dédaigneuse, cette fatuité que copie si gauchement l'homme du commun, en un mot, toutes les impertinences qui rendent quelquefois un peuple entier méprisable aux yeux des étrangers : dans une nation infectée de cette vanité épidémique un homme sensé ne croit voir qu’une troupe de pantomimes, de baladins, de comédiens. Personne ne veut être soi ; chacun jusqu'aux valets, tâche par ses airs & ses manières de passer pour un homme de conséquence. II est bien difficile de trouver une tête solide, un caractère estimable dans un fat, dans un petit-maître, dans un important dont le cerveau n'est rempli que de vent & de bagatelles.

Le luxe est une forme d'imposture, par laquelle les hommes sont convenus de se tromper les uns les autres, & parviennent souvent à se tromper eux-mêmes. Un fat finit quelquefois par se croire un homme d'importance. Une courtisane, par son luxe, veut être prise en public pour une femme de qualité, dont souvent elle a chez elle le ton & les manières. Plus un état est vil par lui-même, & plus ceux qui s'y trouvent placés cherchent à se relever par des signes extérieurs de grandeur ou d'opulence. Les grands des cours despotiques d'Asie se distinguent par une magnificence & par un luxe effréné; esclaves avilis & rampants dans la présence d'un Sultan orgueilleux, ils tâchent de paraître quelque chose aux yeux de la populace étonnée. La puissance réelle, la vraie grandeur, n'ont nul besoin des secours du faste pour se faire respecter. Un bon Prince rougirait de devoir au vain attirail du luxe la vénération qu'il mérite par lui-même. L'ostentation, l'étiquette, la magnificence, ce que les courtisans appellent la splendeur du trône, ne sont faites le plus souvent que pour cacher aux yeux des peuples la petitesse & la sottise de ceux qui les gouvernent. Rien n’est plus déplacé que la vanité dans un puissant Monarque : cette passion puérile coûte pour l'ordinaire bien des larmes à ses sujets , obligés de travailler sans relâche, sans jamais pouvoir la satisfaire. Le soulagement des peuples constitue la splendeur des grands Rois.

On a reconnu dans tous les siècles les dangers du Luxe répandu dans les classes inférieures du peuple ; on a fait de vains efforts pour le réprimer par des Lois somptuaires : mais des législateurs, aveuglés eux-mêmes par la vanité qu'on respire dans les cours, n’ont pas vu que c'était pour imiter les grands que les petits se livraient à mille dépenses ridicules : ils n'ont pas vu que c'était par le Souverain & sa cour que, pour être efficace , la réforme des mœurs aurait dû commencer : enfin ils n'ont pas vu que des lois somptuaires, faites pour les citoyens d'un rang inférieur, ne pouvaient que les avilir de plus en plus, en donnant aux grands encore plus de vanité. Il ne faut donc pas s'étonner si les lois somptuaires ont été presque toujours aussitôt violées ou éludées que publiées.


Lutter contre le luxe introduit chez un peuple, c'est combattre une passion inhérente à la nature humaine. Chaque homme veut, autant qu'il peut, imiter, égaler ou surpasser ses semblables, & sur tout copier ceux qu'il croit ou plus heureux ou plus puissants que lui ; il souffre toutes les fois qu'il y faut renoncer. Dans une Monarchie fastueuse le luxe finira par se déceler, plus ou moins, jusque dans les dernières classes de la Société.

La meilleure des Lois somptuaires serait l'exemple d'un Prince ennemi du luxe & du faste, ami de la simplicité. Cet exemple serait bientôt suivi par les grands de la cour, toujours prêts à recevoir les impressions de leur maître. Dès-lors la modestie deviendrait le signe de la grandeur, du crédit, de la puissance. Pour s'assimiler à leurs supérieurs, les autres citoyens adopteraient sans peine une mode peu coûteuse, & qui cesserait de leur rappeler leur infériorité.

Bien plus, il résulterait de cette conduite des avantages inestimables pour les Grands & les Nobles, qu'un luxe habituel dévore, dont les affaires se dérangent perpétuellement à la cour, qui ne peuvent y paraître sans se croire obligés d'y représenter. De son côté le Monarque ne se verrait pas forcé de se ruiner lui-même, ou plutôt d'écraser son peuple pour fournir aux demandes d'une foule de courtisans obérés, qu'une sage économie mettrait dans l'abondance.

Les femmes, communément si touchées des vains jouets du luxe, prendraient du goût pour la simplicité, aussitôt qu'elle deviendrait la mode de la cour, une marque de grandeur, un moyen de mériter les regards favorables du Prince , dont on se croirait obligé de prendre les manières & le ton.

C'est ainsi que, par le secours de la vanité même , on parviendrait a guérir les plaies que la vanité du luxe fait à tant de nations. C'est le faste des Souverains qui force leurs sujets de se ruiner à leur exemple.

Le luxe de représentation, qui consiste à se faire suivre incessamment de tout l'appareil du faste, & qui trop souvent devient pour la vanité des gens en place le plus grand des besoins, est une source de ruine pour eux & pour les autres. En quittant la cour du Prince l’homme en place va porter son luxe dans la province, qui bientôt s'en trouve infectée; il dérange ses propres affaires & détruit celles des autres. Le gouvernement le plus prodigue ne peut pas subvenir au faste que la vanité des grands croit nécessaire à leur rang ou a leur dignité.

Mais un gouvernement sage devrait prendre des voies plus directes encore pour réprimer le luxe insolent & scandaleux que viennent étaler en public des femmes consacrées à la débauche. Une Police sévère devrait punir le vice lorsqu'il ose s'élever des trophées aux yeux des nations. Si le gouvernement ne peut empêcher le désordre caché, il doit du moins l’empêcher de se montrer avec un éclat propre à irriter la vertu & à corrompre l'innocence. De quels yeux des femmes honnêtes, des épouses vertueuses, des filles innocentes, doivent-elles voir le fort brillant que la débauche procure à des prostituées, que leurs amants ont la folie de transformer en Déesses ?

 Les apologistes du Luxe nous diront que la suppression à la cour & dans les villes produirait une diminution considérable dans les revenus de l’Etat, empêcherait une nation renommée par son goût & ses modes de mettre les autres peuples à contribution , enfin rendrait inutile une multitude d'hommes qui tirent leur subsistance de la vanité de leurs concitoyens.

Un Satyrique célèbre de l'antiquité faisait dire aux hommes avides de son temps, que l’argent devait être le premier objet des recherches ; que la vertu viendrait après l’argent. C’est le langage que semblent tenir à leurs sujets bien des gouvernements qui passent pour éclairés ; c’est celui d’un grand nombre de spéculateurs qui, séduits par les avantages frivoles que le luxe procure, ne voient pas le cortège des maux qu'il entraîne à sa fuite. Nous leur répondrons donc qu'un Etat bien organisé, réglé par une sage économie, par des citoyens honnêtes & modérés, n'a pas besoin de la masse énorme de richesses qui devient nécessaire pour mettre en action les avides sujets d'une nation corrompue par le luxe, où les revenus que l'Etat tire avec violence de vingt villages suffisent à peine pour payer à son gré les prétendus services, ou plutôt la négligence & l’impéritie d'un Courtisan ou d'un Grand. Un Gouvernement corrompu n'est jamais assez riche; mais un Gouvernement honnête est servi par d'honnêtes citoyens, sur les cœurs desquels l'amour de la Patrie, le désir de la vraie gloire, agissent plus fortement que l'argent. C'est insulter la vertu que de la payer : ainsi, l'on ne peut trop le répéter, les bonnes mœurs sont plus utiles aux nations que les richesses. Une trop grande opulence pervertit les peuples comme les individus : c'est dans la médiocrité que se trouve le plus communément la tranquillité, le vrai bonheur.

L'expérience de tous les temps nous prouve que les peuples les plus riches ne sont rien moins que les peuples les plus fortunés : leur opulence les rend communément ambitieux, arrogants ; ils veulent pour l'ordinaire prescrire des lois aux autres : leur insolence leur attire des ennemis nombreux; vous les voyez perpétuellement en guerre : les revenus ordinaires de l’Etat ne pouvant suffire aux entreprises téméraires d'un Gouvernement altier, il redouble les impôts , il contracte des dettes , que son crédit funeste lui permet d'accumuler : la nation gémit alors sous des taxes multipliées; semblable à ces riches obérés & mal-aisés, elle ne peut jamais arranger ses affaires; elle est pauvre, quoique remplie de citoyens opulents ; mais ces mauvais citoyens, enrichis aux dépens de leur pays, se livrent au vice, au luxe , à la paresse ; plongés dans la débauche, & tout occupés de leurs plaisirs, ils ne s'embarrassent ni du fort de la Patrie ni du bien-être de leurs concitoyens.

Une nation heureuse est celle qui renferme un grand nombre de bons citoyens. Les bons Princes font de bonnes lois ; & ces lois font les bons sujets. Le bon citoyen est celui qui est utile à son pays, dans quelque classe qu'il se trouve placé : le pauvre remplit sa tâche sociale par un travail honnête, ou dont il résulte un bien solide & réel pour ses concitoyens : le riche remplit la tâche lorsqu'il aide le pauvre à remplir la sienne ; c'est en secourant l’indigence active & laborieuse, c'est en payant ses travaux, c'est en lui facilitant les moyens de subsister, en un mot, c'est par la bienfaisance que le riche peut acquitter ses dettes envers la Société. C’est donc en détournant l’esprit des citoyens riches des fantaisies insensées & nuisibles du luxe & de la vanité, pour le porter vers la bienfaisance utile à la Patrie, que le Législateur établira chez lui l’harmonie sociale, sans laquelle il ne peut y avoir de félicité pour personne.

 

L'ambition devient communément la passion de celui que ses richesses dispensent de songer à sa subsistance ; le Législateur peut donc se servir avec avantage du désir que le riche a de s'élever de plus en plus, d'être distingué de la foule des citoyens, pour tourner ses vues du côté de l’utilité générale. L'homme opulent qui se rendrait utile à sa patrie par des travaux publics, par des défrichements considérables, par des dessèchements qui augmenteraient la culture & la salubrité, par des canaux qui faciliteraient le commerce intérieur & les arrosements des terres, n'aurait-il pas des droits fondés à la reconnaissance publique ? Un grand, un riche, qui dans leurs domaines doteraient l’indigence pour favoriser la population, établiraient des manufactures capables d'occuper les pauvres, banniraient le désœuvrement & la mendicité, ne mériteraient-ils pas des distinctions, des honneurs, des récompenses à plus juste titre que tant de nobles ou de grands qui absorbent toutes les faveurs du Prince, pour avoir assidûment végété, intrigué, cabalé dans une cour, ou pour s'être ruinés par un faste nuisible pour eux-mêmes & pour les autres.

Si une éducation plus sociable apprenait aux riches, aux nobles, à être citoyens, si les préjugés inhumains de la grandeur ne lui faisaient pas croire que les peuples sont des esclaves destinés à repaître sa vanité, si un orgueil insensé n’étouffait pas d'ordinaire dans les cœurs des hommes les plus opulents & les plus distingués d'un Etat tout sentiment de pitié, de reconnaissance , d'affection sociale ; ne devraient ils pas être plus flattés d'exercer sur leurs inférieurs l’empire si doux de la bonté qui fait aimer, que l'empire tyrannique de l’injustice & de la vanité qui fait toujours détester ? Les hommes qui passent pour les heureux de la terre ne devraient-ils pas être plus touchés du plaisir solide & pur de répandre le bonheur autour d'eux, que des plaisirs frivoles, mêlés d'amertume & d’ennui, que l’on éprouve dans des villes bruyantes , dans des festins somptueux , dans des cours corrompues qui ne rassemblent que des envieux, des ennemis, & d’où la gaieté véritable est à jamais exclue ? Les vains plaisirs du luxe, la complaisance puérile qu'excite passagèrement le faste, la possession d'un bijou ou d'un meuble précieux, peuvent-ils être comparés aux plaisirs toujours renaissants de la libéralité, à la complaisance intérieure que produit à tout moment le spectacle si doux d'hommes rendus heureux par des bienfaits ? Quel spectacle de la ville, quelle fête brillante de la cour, a droit de plus remuer un cœur sensible que la vue de campagnes devenues fécondes, de cultivateurs rendus à leurs jeux innocents, de la nature entière transformée par ses soins? La vie est remplie des joies les plus pures, lorsqu'on connait le plaisir de faire du bien.

Voilà les sentiments que l'éducation devrait inspirer à la noblesse, ainsi qu'à l’opulence ; la Législation devrait les fortifier, le Souverain les récompenser. La Morale, toujours en état de prouver à tout citoyen que son intérêt se trouve lié avec celui de ses associés, convaincra les riches que faire du bien c'est placer utilement son argent, c'est se procurer du profit, de l'honneur & de la gloire : la bonté ne peut dégrader aucun mortel. Sous l'autorité d'un bon gouvernement, dont il secondera les vues, le Noble vertueux peut régner lui-même dans ses terres ; il préférera cet empire au plaisir insensé de faire éprouver à ses vassaux un pouvoir tyrannique, une morgue insupportable, de mauvais traitements qui ne lui attireraient que de la haine. C'est ordinairement par leur faute que les puissants de la terre sont détestés de leurs inférieurs; les injustices des grands produisent & nourrissent les méchancetés des petits. En liant les mains des riches si souvent prêtes à nuire , le Législateur rétablirait promptement un équilibre nécessaire pour faire fleurir les mœurs, & pour rendre ses Etats opulents & fortunés.

Dans tout gouvernement bien ordonné l’agriculture, les manufactures, le commerce, doivent s'attirer les soins attentifs de l’administration, jouir de sa protection constante, s'exercer avec liberté. Voilà les sources légitimes de la richesse de l’Etat & de celle du citoyen. Le sol est la base de la félicité nationale : c'est le sol qui doit fournir à tout un peuple sa subsistance, ses besoins, ses agréments & ses plaisirs. Assez d'écrivains zélés & vertueux ont prouvé par des ouvrages multipliés, l'attention que le gouvernement doit donner à l'Agriculture, de laquelle, comme d'un tronc, partent toutes les branches & les rameaux de l’économie politique. On ne peut rien ajouter aux vues utiles que l’amour du bien public leur a dictées. Dans un ouvrage qui n'a que la Morale pour but, il suffira de répéter qu'elle est toujours d'accord avec la saine Politique. "

 

 

Vous pouvez lire le texte intégral (mais avec l'orthographe de l'époque) dans cet exemplaire de 1776, mis à disposition par la BNF. Mais on peut aussi le trouver en format papier, avec un peu de chance...





 


mardi 1 décembre 2020

1er Décembre 1789 : L'amiral d'Albert de Rions contre les "poufs" de Toulon !

Le port de Toulon, peint par Joseph Vernet.
Source : L'histoire par l'image.

De l'utilité de vérifier.

    Le titre de cet article a failli être :"L'amiral d'Albert ordonne le feu sur des manifestants soutenant ses marins brimés parce qu'ils portaient la cocarde".

    Au départ, Je ne disposais, concernant cet événement, que cette simple mention figurant dans l'Almanach de la Révolution française, de Jean Massin, publié en 1963 :

"A Toulon, l'amiral d'Albert provoque une émeute en brimant les marins qui portent la cocarde tricolore ; il ordonne le feu sur les manifestants, mais les insurgés victorieux le font emprisonner".

    J'aurais pu me contenter d'écrire un truc du genre "A bas l'aristo" et "Vive le populo" agrémenté de quelques jolies images. Mais j'ai voulu vérifier. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise quand je découvris que cela ne s'était pas du tout passé ainsi !

Basset en plein travail.

Mes principales sources.

    J'ai trouvé un texte d'un certain Georges Duruy "La Sédition du 1er décembre 1789 à Toulon", qui en donnait une version totalement différente. C'est un extrait de ce texte que j'ai utilisé dans cet article, en vérifiant les faits rapportés, en apportant quelques précisions et en l'agrémentant de belles illustrations. J'ai d'abord vérifié qui était ce Georges Duruy. Wikipédia m'a appris que cet ancien élève de l'École normale supérieure, avait été professeur de littérature et d'histoire à l'École polytechnique de 1892 à 1912 et qu'il était l'auteur de nombreux livres historiques. J'ai appris également qu'il avait été suspendu de ses fonctions de professeur de l'École polytechnique pour avoir publié en avril 1899, dans Le Figaro, un article intitulé « Pour la justice et pour l'armée » dans lequel il y prenait la défense d'Alfred Dreyfus. C'était donc un homme d'honneur. Ce dernier point m'a permis de mieux comprendre son analyse de l'événement. L'homme, me semble-t-il, s'attache également à essayer de comprendre, plutôt que du juger, ce qui ne peut que me plaire.

Le texte entier se trouve ici : La sédition du 1er décembre 1789 à Toulon. 

   J'ai également trouvé nombre d'informations complémentaires dans ce livre de ma bibliothèque :

"Ruptures de la fin du XVIIIe siècle - Les villes dans un contexte général de révoltes et révolutions". Cet ouvrage a été rédigé sous la direction de messieurs Michel Vergé Franceschi et Jean-Pierre Poussou, publié en 2005.


Voir également les courriers échangés et les procès-verbaux avec les liens suivants :

Vous avez dit "pouf" ?

    Vous lirez absolument partout que le pouf fut inventé par Léonard-Alexis Autié, le coiffeur de la Du Barry, puis de Marie-Antoinette. Ce pouf-là consistait en un échafaudage extravaguant de cheveux et d'objets divers installé sur la tête d'une femme. Vous en verrez de nombreux exemples sur les gravures de l'une de mes galeries.

Léonard-Alexis Autié coiffant une dame (la reine ?)

    Mais le pouf dont il s'agissait ce jour était aussi le nom de la sorte d'aigrette que les gardes nationaux portaient sur leurs chapeaux. Deux ouvriers de l'arsenal, qui avaient incorporé la garde nationale de Toulon s'obstinaient à porter leurs poufs, au mépris du règlement et l'amiral d'Albert de Rions, héro de la guerre d'Amérique, faillit perdre la vie pour les avoir renvoyés ! L'affaire embrasa les esprits partout en France ! Tout cela à cause de deux poufs ! Non, vous ne rêvez pas...


    (Si vous avez fait votre service militaire dans la Marine, vous savez que le mot "pouffe" désigne autre chose. Ça ne s'écrit pas pareil, mais je vous rappelle qu'au 18ème siècle, l'orthographe était encore assez sauvage...)

Une France explosive

    Ce nouvel événement tragique vous donne une idée de l'ambiance en France en cette fin 1789. Rappelez-vous qu'avant la prise de la Bastille, il y avait déjà eu 300 émeutes dans tout le pays depuis le début de l'année et que depuis le 14 Juillet, partout en France, d'autres "bastilles" avaient été incendiées durant tout l'été. En Provence comme ailleurs, la situation était catastrophique, en particulier à cause du terrible hiver 1788/1789 au cours duquel tous les oliviers avaient gelé. Les subsistances manquaient, l'argent manquait et les esprits s'échauffaient.

Lire l'article sur le petit village de Puimoisson en cliquant sur l'image.

    Déjà en mars 1789, les ouvriers de l'arsenal de Toulon avaient été sur le point de se mutiner, en raison du retard de paiement de leurs salaires. La crise avait été désamorcée grâce à l'intervention généreuse d'un citoyen de la ville, l’imprimeur Mallard, qui avait mis à la disposition du commandant de la marine une somme de 60.000 livres, au moyen de laquelle on avait pu leur payer les gages arriérés qu’ils réclamaient. Un citoyen versant les salaires que l'Etat français lui-même n'était pas en mesure de payer en raison de son abyssal endettement !

Lancement du vaisseau "Le Caton"
à l'arsenal de Toulon le 9 juillet 1777.

    Dans les ports, la situation semblait être encore pire, non seulement à cause de l'agitation politique qui régnait dans leurs arsenaux, mais aussi à cause de l'absence d'autorité de l'Etat qui paraissait vacant. A Brest. Le comte d’Hector, lieutenant-général des armées navales et commandant de la marine dans ce port, avait écrit au ministre, à la date du 22 juillet 1789 : « Il est bien pénible pour moi de ne recevoir aucun ordre dans la position où je suis… L’effervescence a été telle que, d’un instant à l’autre, le plus affreux incendie pouvait s’y allumer… Il se trouve ici beaucoup d’étrangers et de gens sans aveu qui n’attendent leur bien-être que du désordre… » Et quelques jours après : « Je ne dois point vous dissimuler que la fermentation est au plus haut période. À chaque instant on doit craindre que la population ne se livre aux plus grands excès. » (Lettres citées par Chevalier, Histoire de la marine française sous la première république, p. 4 et 5.)

Vous voyez l'ambiance ?

Le port de Best en 1776,
peint par Louis-Nicolas Van Blarenberghe

Le texte !

    Je vous donne à lire cet extrait du livre de Georges Duruy. J'ai un peu modernisé l'orthographe de certains passages (extraits de documents d'époque). Les renvois numérotés d'origine sont actifs. J'ai ajouté de nombreux liens, des illustrations et j'ai aéré un peu le texte avec des sauts de lignes pour le rendre plus lisible.

Toulon au XVIIIe siècle

(...)

Après le départ de M. du Luc, qui ne fut pas remplacé, — sans doute parce qu’on ne trouva personne pour remplir ces difficiles et ingrates conditions, — le consul Roubaud se vit investi par intérim du commandement supérieur de la garnison, en vertu d’antiques usages qui conféraient au premier magistrat de la cité le titre et les prérogatives de lieutenant du roi, lorsque le gouverneur de la ville était absent [16].

Nota : Le marquis du Luc, maréchal de camp s'était démis de ses fonctions. De fait la ville devenait sans pouvoir militaire car le consul Roubaud n'était pas soldat.

François Yves Rouvaud,
peint par Marguerite Gérard
(Remarquez le "pouf" sur le chapeau par-terre)

Garde nationale de Toulon
en 1790.
    Une délibération du corps municipal, en date du 23 août 1789, avait décidé, conformément au décret de l’assemblée constituante, la formation d’une garde nationale composée de deux bataillons comptant cinq cents hommes chacun. La création de cette milice de « soldats citoyens » excita à Toulon le plus vif enthousiasme. Bourgeois, ouvriers, s’y enrôlèrent en foule. On leur donna des fusils ; peu de jours après, sous prétexte que la ville était menacée de la prochaine arrivée d’un régiment suisse, ils réclamèrent en outre des munitions et du canon que le consul, en qualité de lieutenant du roi, eut la sagesse de leur refuser [17]. Le régiment suisse destiné à venir prendre garnison à Toulon ayant été remplacé, sur les représentations que la municipalité s’empressa d’adresser au gouverneur de la Provence, par le régiment français de Barrois, l’effervescence s’apaisa. Mais, pour ranimer la fièvre qui couvait sourdement dans les esprits, il suffisait du plus futile incident, et cet incident ne tarda pas à se produire.

    La municipalité de Toulon avait, dans les premiers jours d’octobre, invité les habitants à porter la cocarde tricolore, « à laquelle, disait-elle, il semble que la concorde et la paix soient étroitement attachées. » Les partisans fougueux de la Révolution prétendirent aussitôt que cette simple invitation équivalait à un ordre précis, et mille tracasseries furent dès lors infligées à ceux qui, soit par mode ancienne, soit par aversion secrète pour le nouvel ordre de choses, s’obstinaient à porter des cocardes d’une autre couleur.

Régiment du Dauphiné
(1772)

    Le 13 novembre, un officier du régiment de Dauphiné, M. d’Auville, se présenta pour sortir de Toulon à la porte d’Italie. Il était en costume de chasse et portait à son chapeau une cocarde noire, au centre de laquelle il avait eu la précaution d’attacher une petite cocarde aux trois couleurs [18]. L’exiguïté de cette cocarde tricolore fut elle considérée comme un indice de la tiédeur des convictions révolutionnaires de cet officier ? Ne fut-elle pas aperçue ou plutôt ne vit-on et ne voulut-on voir que la cocarde noire, l’odieuse cocarde « arborée par opposition à la nationale, » six semaines auparavant, à l’époque des « orgies de Versailles » [19] ?

    Quoi qu’il en soit, un volontaire de la garde nationale, en faction à la porte, saisit M. d’Auville par le bras et se mit à l’interpeller grossièrement au sujet de cette cocarde. L’officier répliqua, d’autres volontaires accoururent, l’entourèrent. Insulté et menacé, M. d’Auville fit mine d’épauler son fusil de chasse, afin de tenir les agresseurs à distance. On ne sait trop comment se serait terminé cette scène si un officier du régiment de Barrois ne s’était porté au secours de son camarade et n’avait obtenu des volontaires qu’ils se retirassent. M. d’Auville se rendit aussitôt chez son colonel pour lui exposer les faits ; puis, accompagné de son chef, il alla porter plainte au consul à l’hôtel de ville. La garnison tout entière avait pris parti pour M. d’Auville.

    La garde nationale prétendait avoir été insultée et réclamait le châtiment d’un insolent et d’un factieux. Telle était de part et d’autre l’irritation, que deux députations, l’une des volontaires, l’autre des troupes régulières, furent expédiées à l’Assemblée nationale.

    Quant à M. d’Auville, on jugea prudent de l’envoyer au fort Lamalgue, tant pour le préserver de quelque agression, que pour donner un semblant de satisfaction à la garde nationale et à la population civile. L’affaire s’apaisa quelques jours après ; les députations envoyées à Paris furent rappelées et la bonne harmonie parut rétablie. Mais le fait seul qu’elle ait pu être compromise par un incident d’aussi mince importance permet déjà d’entrevoir combien elle était précaire. C’est ce que prouveront mieux encore les événements d’une signification plus pleine et plus grave auxquels cette affaire servit de prélude.

 Le comte Charles-Hector d’Albert de Rions avait pris, sur son vaisseau le Sagittaire (vaisseau de 58 canons lancé en 1761), une part plus qu’honorable à la guerre d’Amérique. On citait sa bravoure au combat de la Grenade, en 1779, sa belle campagne de 1781, sous les ordres du comte de Grasse. Telle était sa réputation que le bailli de Suffren écrivait au ministre, en 1782 [20] : — « Je ne connais qu’une personne qui a toutes les qualités qu’on peut désirer, qui est très brave, très instruit, plein de zèle et d’ardeur, désintéressé, bon marin : c’est M. d’Albert de Rions, et fût-il à l’Amérique, envoyez-lui une frégate. J’en vaudrai mieux, l’ayant ; et si je meurs, vous serez assuré que le bien du service n’y perdra rien. Si vous me l’aviez donné quand je vous l’ai demandé, nous serions maîtres de l’Inde… »

Bataille de la Baie de Chesapeake
Victoire de la flotte française contre les Anglais,
commandée par l'Amiral de Grasse, le 5 septembre 1781

    Promu chef d’escadre en 1784, le comte d’Albert de Rions avait été investi, l’année suivante, des importantes fonctions de commandant de la marine à Toulon, en remplacement du chevalier de Fabry, et il les exerçait encore lorsque la Révolution commença. C’était un cœur généreux et humain. Lors du mariage de sa fille avec le marquis de Colbert, il avait distribué, à des ouvriers de l’Arsenal et à des marins pauvres, les sommes qui devaient être consacrées aux fêtes nuptiales [21].- Non content d’encourager, il soutenait libéralement de ses deniers une institution de prévoyance appelée la Bourse du marin, destinée à secourir les familles de matelots tombées dans la misère [22].

 

D'Albert de Rions

    Mais une longue habitude du commandement, — il était entré dans la marine à l’âge de quinze ans et y servait depuis près d’un demi-siècle, — l’usage d’une autorité absolue et presque illimitée, comme l’est celle des officiers de mer à bord de leurs bâtiments, avaient donné à son caractère, naturellement hautain, quelque chose d’impérieux, qui, s’ajoutant à la morgue aristocratique, — dont il n’était pas plus exempt que les autres membres de sa caste, — imprimait à ses allures, à sa parole même, je ne sais quoi d’autoritaire, de raide et de cassant : — « Il est difficile, dit un journal du temps, de défendre ce général du reproche d’inconsidération, d’emportement et de cette hauteur déplacée, qui, faute de savoir se plier aux circonstances, amène presque toujours l’humiliation. Mais on ne doit pas oublier que ces défauts tiennent à une éducation que l’esprit de liberté n’a pas eu le temps de modifier, à des habitudes contractées sous un régime différent de celui où nous sommes… Il n’est pas aisé à un militaire… de se faire tout à coup à ces égards que les Droits de l’homme réclament dans les États libres [23]… »

    Qu’on se représente, si l’on peut, combien un pareil homme dut souffrir lorsqu’il lui fallut assister aux premières manifestations de l’esprit nouveau et constater l’inertie du pouvoir en présence de faits plus graves et plus nombreux de jour en jour, qui attestaient l’irrémédiable décadence du principe d’autorité ! — « Les liens de la subordination tendent de plus en plus à se relâcher, » — écrivait-il au ministre quelques jours après la sédition du 23 mars. Si, à la douceur qu’on prend pour de la faiblesse, le gouvernement ne fait succéder une juste sévérité, je ne connais rien dont on puisse répondre avec quelque certitude [24].

    Depuis le jour où il avait refusé publiquement, sur un ton « insultant et dédaigneux [25], » la cocarde tricolore que lui offrait une députation de la jeunesse de Toulon, M. de Rions était regardé « comme un des ennemis de la liberté conquise [26]. » On l’accusait d’avoir demandé l’envoi, à Toulon, d’un bataillon de ce régiment suisse d’Ernest, dont la prochaine arrivée, à peine annoncée dans la ville, avait provoqué autant d’émotion que s’il se fût agi d’un débarquement de pirates barbaresques [27].

    Prononcées par lui, les paroles les plus simples prenaient, aussitôt qu’elles avaient été colportées dans le public, un sens mystérieux et menaçant. Le jour du départ de M. de Béthisy, voyant qu’une vive effervescence régnait dans la population, M. de Rions avait dit, en prévision de troubles qui pouvaient éclater, que, si l’on battait la générale pendant la nuit, les ouvriers de la marine trouveraient un asile à l’Arsenal avec leurs familles. La précaution était sage, humaine. Pour y découvrir autre chose que le charitable désir de soustraire des femmes et des enfants aux hasards de la répression d’une émeute, il faut évidemment avoir perdu tout bon sens, être en proie à l’obsession morbide de la défiance et de la peur.

    La France, malheureusement, dès les derniers mois de 1789, souffrait de cette maladie-là : une maladie terrible, qui s’attaque aux nations comme aux individus, qui montre partout des traîtres, des persécuteurs ou des ennemis, qui affole tout un peuple aussi bien qu’un simple dément et qui, finalement, chez l’un comme chez l’autre, se résout en frénésie et en impulsions sanguinaires. Les Toulonnais ne voulurent voir, dans l’avis donné par le commandant de la marine, que l’annonce d’une Saint-Barthélemy de patriotes… « Un tel discours, loin de calmer les esprits, inspira de plus grandes terreurs ; les ouvriers crurent qu’on voulait les attirer dans l’Arsenal avec leurs femmes et leurs enfants comme dans une souricière pour les immoler plus facilement ; et les habitants imaginèrent qu’on voulait les isoler dans la ville pour les égorger avec plus d’assurance. Les uns et les autres promirent de ne point se séparer, pour se prêter des secours mutuels. Plusieurs personnes, effrayées, sortirent de la ville comme si elle devait être saccagée [28]. »

    Un conflit latent existait donc entre M. d’Albert de Rions et la population toulonnaise lorsque l’incident dit de la cocarde noire se produisit, le 13 novembre 1789. Que, dans cette circonstance, le commandant de la marine ait cru devoir prendre parti pour l’officier malmené par les volontaires de la garde nationale, la chose, à ce qu’il semble, s’explique le plus naturellement du monde. M. d’Auville, à vrai dire, lieutenant au régiment de Dauphiné, ne servait pas directement sous ses ordres. Mais il avait été victime d’une injustifiable agression ; M. de Rions exerçait à Toulon le plus important des commandements, puisqu’il n’y avait plus, à ce moment, de gouverneur en titre de la ville ; la plus simple des règles de la solidarité militaire lui imposait l’obligation de ne point se désintéresser d’une pareille affaire. Ses ennemis manquent donc de bonne foi et d’équité lorsqu’ils lui reprochent, dans le verbeux réquisitoire adressé à l’Assemblée nationale, l’empressement qu’il mit à intervenir en faveur de l’officier insulté.

    Cette intervention fut d’ailleurs courtoise et mesurée. Un certain nombre de « bas officiers, » du corps royal des canonniers-matelots, avaient porté à la municipalité une protestation contre les sévices exercés par les volontaires de la milice citoyenne sur la personne d’un officier. « Nous venons, disaient-ils, vous déclarer qu’en qualité de citoyens et de militaires, nous reconnaissons pour maître notre roi et pour chefs nos officiers ; que nous ne souffrirons jamais qu’on manque au respect qui est dû soit à ceux de terre, soit à ceux de la marine ; et que nous les soutiendrons par honneur et par devoir… Nous réclamons la tranquillité pour les militaires et principalement pour les citoyens de la ville, continuellement tourmentés par les factionnaires de la milice nationale[29]. »


    Cette protestation fut elle spontanée, comme l’affirme expressément M. de Rions, ou rédigée à l’instigation et même sur l’ordre exprès de quelques officiers, ainsi qu’il est dit dans le Mémoire de la ville de Toulon ? La chose est incertaine et, d’ailleurs, d’intérêt secondaire [30]. Quoi qu’il en soit, M. de Rions prit aussitôt texte de cette demande pour adresser, le 15 octobre, au maire-consul et aux autres membres de la municipalité la lettre suivante : « On vient de me rendre compte que les bas officiers des 6e et 7e divisions, désagréablement affectés de ce qui s’est passé avant-hier à la Porte-Vieille au sujet d’un officier du régiment de Dauphiné, avaient pris sur eux d’aller eux-mêmes vous le témoigner. Avant que d’approuver ou de désapprouver pareille démarche, j’ai cru devoir vous demander la manière dont elle s’est faite et si, en la faisant, ils ont su conserver, comme je l’espère, le respect qui vous est dû…[31] »

    Cette lettre dont la forme, comme on peut le voir, était d’une irréprochable correction à l’égard du corps municipal, contenait malheureusement quelques observations assez désobligeantes à l’adresse de la garde nationale. Il y était parlé de « l’espèce d’inquisition que la milice cherchait à établir à l’occasion de la cocarde nationale. » 

    M. de Rions se déclarait « déterminé à ne pas souffrir qu’aucun des individus à ses ordres pût être inquiété sous un pareil prétexte. » Cette cocarde même était l’objet de commentaires qui trahissaient une certaine irrévérence. « Ce signe, était-il dit, a toujours été la marque distinctive du militaire. Un moment d’effervescence l’a fait adopter à toutes les classes de citoyens. Ce moment est passé presque partout : pourquoi durerait-il plus longtemps pour Toulon que pour les autres villes du royaume ? Il est tout simple que la milice continue à le porter, mais il l’est également de laisser au reste des citoyens la liberté sur ce point [32]. »

    Pénétrons-nous de l’esprit du temps ; rappelons-nous qu’un des traits caractéristiques de cet esprit a été le goût des emblèmes, — cocardes, bonnets rouges, triangles égalitaires, etc., — poussé jusqu’à une sorte de fétichisme : et nous Comprendrons que ces appréciations de M. de Rions sur la cocarde tricolore, fort sensées en soi, aient paru blasphématoires aux dévots de la révolution.

    Une première députation de la garde nationale fut envoyée au commandant de la marine pour réclamer le châtiment des bas officiers signataires de la protestation. M. de Rions répondit qu’il n’avait rien trouvé de répréhensible dans leur démarche et qu’il ne les punirait point [33].

    Une seconde délégation plus nombreuse et qui comptait, outre les officiers, de simples volontaires, se présenta le surlendemain à son hôtel, sous la conduite du maire-consul Roubaud, dont la présence indiquait que la municipalité, en dépit des égards qui lui avaient été témoignés, était résolue à faire cause commune avec la milice. C’était mettre à trop rude épreuve la patience du hautain gentilhomme. « Il témoigna son étonnement de voir introduire chez lui un nombre de volontaires, les derniers des hommes, à la suite de M. le consul et des officiers de la garde nationale ; il essaya de les faire sortir, en marquant sa surprise que des volontaires, dont leurs chefs faisaient trop de cas, mais qu’il savait apprécier à leur juste valeur, fussent admis à faire partie d’une députation ; il ajouta que, s’il avait été prévenu de leur arrivée, il se serait mis à la porte et se serait opposé à leur entrée[34]. »

    Le consul s’étant risqué à lui répondre que « ces volontaires, dont la présence lui était importune, étaient des citoyens estimables, » M. de Rions répliqua avec vivacité que ces volontaires étaient des insubordonnés et qu’il fallait les faire rentrer dans le devoir. « J’ai la force en mains, disait-il, je compte sur mes braves gens, je n’ai pas peur. Je serai en tout inexorable ; je suis le chef, je soutiendrai tous les officiers de la garnison et je ne souffrirai jamais qu’aucune des personnes sous mes ordres soit insultée par les volontaires [35]. »

    Si ces propos ont vraiment été tenus, dans la forme agressive et comminatoire que leur attribue la relation à laquelle on les emprunte, — relation hostile à M. de Rions, ne l’oublions pas, — ils manquaient évidemment de prudence et de mesure. Toutefois, comprenant sans doute qu’il s’était laissé entraîner un peu loin dans cette sortie, le commandant de la marine ne voulut pas mettre fin à l’entrevue sans donner un gage de ses dispositions conciliantes et, « soit prudence, soit justice, il consentit à faire retirer la déclaration de guerre des bas officiers de la marine [36]. »

    Cette concession aurait dû, ce semble, désarmer le mécontentement de la milice et clore l’incident : il n’en fut rien. Dans une assemblée générale de la garde nationale, qui fut tenue le lendemain, les délégués rendirent compte de la manière dont ils avaient été reçus par M. de Rions. Leur récit provoqua une vive indignation ; les têtes s’échauffèrent ; on déclara que les paroles du commandant constituaient une offense à la milice tout entière et qu’il était impossible de laisser passer, sans protestation, ces outrages et ces menaces « qui annonçaient des projets violents [37]. » En conséquence, a le corps délibéra de rejeter, attendu l’offense, l’accommodement proposé et de demander justice et satisfaction à l’assemblée nationale par une députation expresse [38]. »

    La susceptibilité manifestement excessive dont venait de faire preuve la milice citoyenne compliquait singulièrement l’affaire. Au mauvais procédé dont on usait envers lui, M. de Rions eut la sagesse de répondre par un acte de modération et de courtoisie. Il écrivit que, s’il lui était réellement échappé des expressions susceptibles d’être mal interprétées, son intention n’avait point été d’offenser personne [39]. »

    Cette nouvelle satisfaction, — qui cependant avait dû coûter cher à la fierté de celui qui l’accordait ! — ne parut pas suffisante, et la députation partit pour Paris le 20 novembre [40]. La guerre était déclarée, — et pour quel futile objet ! — entre la garde nationale et le commandant de la marine. Ce conflit n’aurait peut-être pas mérité d’être exposé en détail, si de très minces incidents ne portaient quelquefois en eux-mêmes des enseignements singulièrement suggestifs. Or, dans cette querelle de M. de Rions avec la population toulonnaise, on peut saisir sur le vif l’esprit ombrageux et tracassier, les préventions dont étaient animées, à l’égard des chefs militaires, la garde nationale et les municipalités dès les premiers mois de la révolution. L’histoire de M. de Rions valait donc d’être contée ; car cette histoire est celle de tout officier noble exerçant à cette époque un commandement important, et par le fait seul de son origine et de sa fonction, fatalement désigné, quels que fussent sa prudence, sa modération, son tact, aux suspicions et à l’hostilité, non-seulement des classes populaires, mais de la bourgeoisie même. Et c’est par là que ce simple récit des événements locaux dont la ville de Toulon fut le théâtre au mois de novembre 1789 peut servir de contribution à l’histoire générale de la révolution.

    Le recours direct de la garde nationale de Toulon à l’assemblée ne constituait pas seulement, — qu’on le remarque bien, — une infraction aux usages en vigueur. Il ne tendait à rien moins qu’à l’établissement d’un principe nouveau : le droit d’appel à la représentation nationale, considérée comme pouvoir unique et suprême, sans que cet appel fût soumis à l’obligation de passer par les divers degrés de la hiérarchie administrative instituée par nos rois. On voit que cette démarche n’était, au fond, ni aussi simple ni d’aussi peu de conséquence qu’elle peut nous paraître ; qu’elle équivalait à une méconnaissance de l’autorité des fonctionnaires ou agents chargés de représenter le roi ; qu’elle semble bien, enfin, avoir été inspirée par cet esprit d’émancipation qui prenait de jour en jour une audace et une force plus grandes.

Victor Maurice de Riquet de Camaran
    Le gouverneur de la Provence ne s’y trompa point, comme le prouve la lettre suivante qu’il s’empressa d’adresser aux chefs de la municipalité toulonnaise. On croit devoir la reproduire en grande partie, comme un modèle achevé de courtoise sévérité :

« J’ai appris, messieurs, avec le plus grand étonnement, — écrivait à la date du 21 novembre le comte de Caraman à MM. les maire-consuls de Toulon, — qu’il avait passé cette nuit à Marseille un officier et deux volontaires de la garde nationale de Toulon qui vont, dit-on, à Paris, pour se plaindre de M. le comte d’Albert de Rions… Ils ne se sont pas présentés chez moi ; et n’étant pas instruit par vous, messieurs, d’une démarche aussi peu croyable, je n’ai pu qu’en prévenir le ministre sans entrer dans les détails. Vous commandés, messieurs, la garde nationale de Toulon, mais vous êtes aux ordres du commandant de la province, et vous ne pouvez penser que l’Assemblée nationale autorise deux genres de troupes, dont l’une serait aux ordres du commandant, et l’autre n’y serait pas. Une telle interversion de tout ordre et de tout principe nous conduirait aux derniers malheurs. Prévenez-les, messieurs, en me répondant de la conduite de la milice nationale de Toulon… Vous pouviez, messieurs, porter le vœu de ce corps à M. le comte d’Albert ; mais si vous n’étiez pas contents de sa réponse, c’était à moi qu’il fallait vous adresser pour convenir du parti qu’il fallait prendre.

« Les communautés doivent moins que jamais faire des dépenses inutiles, et celle d’une députation à Paris, pour une affaire aisée à terminer ici, ne peut être approuvée. J’ai l’honneur d’envoyer à M. le comte de Saint-Priest copie de la lettre que j’ay celui de vous écrire, persuadé qu’elle est dans les principes de l’ordre général. J’ay l’honneur d’être, avec les sentiments les plus sincères, messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur. — Signé : le comte de Caraman [41]. »

Antoine Balthazar Joseph d'André

    
De son côté, M. d’André, membre de l’Assemblée nationale et commissaire du roi en Provence, adressait des représentations analogues à la municipalité :

« Il est fâcheux, écrit-il le même jour, que de petites divisions, qu’il aurait été peut-être facile d’étouffer dès leur origine, rompent la bonne harmonie qui doit régner entre les troupes réglées et la bourgeoisie, car enfin, officier, soldat, garde national, bourgeois, ne sommes-nous pas tous citoyens de la même patrie, sujets du même roi, soumis à la même loi ? .. Il me semble que la division qui paraît régner entre les militaires et les bourgeois roule sur de bien petits objets. Pourquoi donc faire retentir l’auguste assemblée nationale du bruit de nos divisions intestines ? .. Pourquoi causer à la communauté déjà obérée la dépense d’une députation nombreuse et précipitée [42] ? .. »

    Malheureusement, au moment même où la municipalité recevait la réprimande de M. de Caraman, ainsi que les sages et patriotiques observations de M. d’André, le différend de M. de Rions avec la garde nationale prenait un caractère encore plus grave.

IV

    Une propagande très active était faite parmi les ouvriers de l’arsenal, en vue de leur enrôlement dans la garde nationale. Les autorités militaires ne tardèrent pas à s’en émouvoir. Elles reprochaient, non sans raison, à la fréquentation des miliciens d’être funeste à tout sentiment de discipline et de transformer rapidement un ouvrier laborieux en tribun d’atelier.

    Dénoncés au gouverneur de Provence, ces enrôlements avaient été interdits par lui de la façon la plus formelle [43] :

    « Les capitaines n’enrôleront personne dans leur compagnie au-delà du nombre fixé par le règlement de leur création, surtout aucun ouvrier de l’arsenal, qu’il ne faut point détourner des travaux du port [44]. »

    En dépit de cette défense, plusieurs fois répétée, nombre d’ouvriers élevaient la prétention, non-seulement de faire partie de la garde nationale, mais d’en porter jusque dans l’arsenal les insignes, particulièrement une sorte d’aigrette qu’on appelait alors le pouf.

    Fort des instructions du gouverneur, le commandant de la marine s’opposa à cette prétention. On ne manqua pas de déclarer aussitôt qu’il voulait empêcher de bons citoyens de « s’armer pour la patrie [45]. » Vers la même époque, le bruit courut que des troupes avaient reçu l’ordre de se rendre de Digne à Toulon pour renforcer la garnison. « D’où vient que dans le temps où nous dormions tranquilles, des troupes réglées auraient été en marche contre nous ? La faux de la mort était donc sur nos têtes et nous n’en savions rien ! C’est sur ce ton tragique que les auteurs du Mémoire de la ville de Toulon rapportent une nouvelle qui, d’ailleurs, était fausse [46]..

    Manifestement, une exaltation voisine de la démence s’était emparée des esprits. L’atelier d’artillerie ayant reçu l’ordre de confectionner un certain nombre de gargousses, nécessaires à l’armement de la flotte, nul ne douta plus que le commandant de la marine ne procédât à tous « ces préparatifs de mort et de destruction [47], » dans l’intention de « foudroyer la ville [48]. »

    Les choses en étaient là lorsque, le 30 novembre, M. de Rions chassa deux ouvriers qui, au mépris des ordres donnés, s’obstinaient à porter le pouf dans l’arsenal. Cette mesure n’a besoin ni d’explication, ni d’excuse, puisqu’en la prenant, M. de Rions se conformait simplement aux instructions données par le gouverneur de la Provence. Il n’en fut pas moins accusé d’avoir commis « un éclatant abus d’autorité [49]. »

    Le jour même, le consul Roubaud, accompagné du comte de Carpillet, commandant des troupes de terre de la garnison, — qu’on est un peu surpris de voir s’associer à une pareille démarche, — se rendit auprès du commandant de la marine et, sous prétexte de « prévenir l’insurrection qu’un tel acte d’injustice et d’oppression pouvait occasionner [50], » lui demanda la grâce des deux ouvriers. M. de Rions fut inflexible.

    On l’avait menacé d’une émeute : il prit les dispositions nécessaires pour la comprimer au besoin, et ordonna que deux détachements de canonniers-matelots, de cinquante hommes chacun, se tinssent prêts. Cette précaution, qui faisait simplement honneur à sa prudence, devait être plus tard dénoncée à l’Assemblée nationale comme la preuve du projet d’égorgement et de massacre qu’il aurait formé !

1785 Corps royal des canonniers

    Le lendemain, 1er décembre 1789, le consul, suivi de quelques membres du conseil municipal et d’un grand nombre de citoyens, se présenta, vers neuf heures du matin, à la porte de l’arsenal et se fit annoncer à M. de Rions. Invité à entrer, il s’y refusa. 

    Le Mémoire de la ville de Toulon prend soin de nous donner l’explication de ce refus : le consul et les officiers municipaux jugèrent impolitique et imprudent de se rendre à une telle invitation parce que l’arsenal était le centre de la puissance et de la force du commandant [51]. » Sans doute, ils craignaient de ne pas sortir vivants de cet antre ! « Le consul et la partie du conseil qu’il avait avec lui firent donc sagement de ne point y entrer et de faire dire au commandant d’indiquer, dans la ville, tel lieu de rendez-vous qu’il désirerait [52]… »

    On reconnaîtra que M. de Rions avait peut-être le droit de se montrer froissé d’un aussi étrange procédé : il se contenta de répondre qu’il allait se rendre à sa demeure particulière, l’hôtel de la marine situé au centre de la ville, sur la place nommée encore aujourd’hui le « Champ de Bataille. »

    Les événements qui suivent nous sont exposés dans deux documents fort intéressants. L’un est ce Mémoire de la ville de Toulon auquel on a déjà emprunté plus d’un détail ; l’autre, une relation composée par M. de Rions lui-même [53]. D’après la première de ces deux versions, le commandant de la marine serait sorti de l’arsenal « accompagné de plusieurs officiers sous ses ordres. Ils avaient chacun la main à la garde de l’épée… Il voulait rendre son escorte plus formidable par un détachement du poste de l’arsenal ; mais plusieurs personnes l’en dissuadèrent, l’assurant qu’il n’avait rien à craindre : en effet, il n’eut rien à craindre de l’arsenal à son hôtel. Sur ces assurances, il renonça à son projet ; mais comme il n’avait point l’intention de céder et qu’il avait au contraire celle d’être inexorable, il ordonna à un officier qui était à son côté de se rendre au quartier des troupes pour en faire marcher un détachement armé à son hôtel [54]. » Ainsi, la foule est calme ; l’attitude des officiers est provocante ; ils ont « la main à la garde de l’épée ; » le trajet de l’arsenal à l’hôtel de la marine s’accomplit paisiblement.

    Écoutons maintenant le témoignage de M. de Rions. Son récit diffère essentiellement de celui du Mémoire de la ville, sinon sur les faits eux-mêmes, du moins sur les circonstances au milieu desquelles ils se sont produits et qui en modifient sensiblement le caractère. « Je sortis de l’arsenal accompagné de tous les officiers qui s’étaient trouvés auprès de moi. Je fus extrêmement surpris de me trouver au milieu d’une foule de gens qu’il me fallut traverser ; elle était, malgré la présence de M. le consul qui me joignit sur ces entrefaites, prête à m’attaquer et ne fut contenue que par le cortège d’officiers dont j’étais entouré [55]. » On arrive à la porte de l’hôtel. La foule veut y pénétrer. Le commandant de la marine s’y oppose. Un conflit s’engage. « M. Roubaud lui-même et M. Barthélémy qui l’accompagnait furent froissés (bousculés) ; plusieurs officiers de la marine furent insultés ; l’épée de M. de Saint-Julien fut brisée ; une canne à lame qu’il portait lui fut arrachée des mains ; son chapeau lui fut enlevé et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il se sauva dans l’hôtel [56]… » Tandis qu’on se bat à la porte, dans le salon de l’hôtel, M. Roubaud et M. Barthélémy supplient, « pour l’amour de la paix, » M. de Rions d’accorder la grâce des deux ouvriers. « Je répondis assez longtemps que je ne pouvais pas, sans me déshonorer, accorder une grâce qui ne pouvait que paraître forcée, aux yeux d’une population qui n’en deviendrait que plus insolente. Enfin, cédant aux instances de ces deux officiers municipaux, je leur dis qu’ils m’arrachaient cette grâce malgré moi et que, puisqu’ils la croyaient absolument nécessaire, il me fallait bien y consentir [57]… »

    Sur ces entrefaites, le détachement demandé par M. de Rions arrive sur le « Champ de Bataille. » S’il faut en croire le Mémoire dressé par la municipalité, chacun des cent hommes qui le composaient aurait reçu, avant de quitter la caserne, six cartouches à balle. Aucun document dans les Archives de Toulon ne prouve l’exactitude ou la fausseté de cette affirmation. Mais, à supposer même qu’il ait été réellement procédé à une distribution de cartouches, qui pourrait s’étonner qu’une troupe destinée à la sauvegarde de l’ordre public menacé ait été pourvue de munitions ? Et ne faut-il pas la mauvaise loi dont les auteurs du Mémoire ont donné plus d’une preuve pour conclure de ce fait, formellement nié d’ailleurs par M. de Rions [58], à l’intention préconçue, chez le commandant de la marine, de faire tirer sur le peuple [59] ?

    Depuis le moment où le détachement de canonniers-matelots arrive sur la place, les dépositions recueillies et invoquées par les deux parties deviennent absolument contradictoires sur un fait essentiel qui est de savoir si l’ordre de tirer a été donné.


    Le « Champ de Bataille » était couvert d’une foule tumultueuse et menaçante, qui enveloppait de toutes parts le faible détachement rangé autour de l’hôtel. La municipalité accuse les chefs de ce détachement, particulièrement M. de Broves et M. de Bonneval, d’avoir jeté à la troupe l’ordre de faire feu [60]. D’autre part, le principal incriminé, M. de Bonneval, major-général de la marine, affirme, « sous serment et sur son honneur qui est son guide depuis trente-cinq ans qu’il sert l’État et le roi, » qu’il n’a pas donné l’ordre en question, mais seulement celui de : Reposez-vous sur vos armes.

 Sa déclaration est, sur ce point, absolument catégorique : « M. Quévilly, sous-lieutenant, médit : — Est-ce reposés-vous sur vos armes ou chargés vos armes ? — Je lui répondis à haute voix : non. Reposés-vous sur vos armes ! Cet ordre fut exécuté. Il fut donné devant M. de la Devèze, lieutenant de vaisseau, qui était auprès de moi [61]. »

    Il ne faut pas oublier qu’un projet de massacre était d’avance imputé au commandant de la marine. Des imaginations ainsi prévenues, singulièrement échauffées et dans l’attente d’un événement tragique, devaient naturellement prendre pour le commandement meurtrier qu’elles attendaient, le premier ordre sorti de la bouche d’un officier. Elles n’y manquèrent pas, en effet ; et, lors de l’enquête à laquelle procéda la municipalité, des témoins se présentèrent à l’envi pour affirmer que l’ordre de tirer avait été donné. La déposition de M. de Bonneval n’en subsiste pas moins ; et c’est une bonne règle historique de tenir compte de la qualité des témoignages plus encore que de leur nombre. Or, cette déposition est d’une importance capitale, non-seulement à cause du ton d’absolue sincérité qu’on y a sans doute remarqué, mais encore et surtout à cause de l’extrême précision des détails qu’elle rapporte.

    Un autre témoignage de grand poids va nous permettre de reconstituer assez exactement la scène. « J’eus lieu d’être fort surpris, déclare M. de Broves, lorsque, quelque temps après, j’appris qu’on m’accusait d’avoir commandé de faire feu, lors même qu’au préalable on s’était abstenu de faire charger les armes. 

"Ce commandement n’a jamais été fait : j’en atteste la vérité et l’honneur que l’on sait m’être plus précieux que la vie. Si quelques canonniers ont cru l’entendre, je dois leur pardonner cette accusation car, dans un moment de tumulte et lorsque j’étais attaqué, j’ai pu faire le simple commandement de porter les armes avec l’air menaçant que j’aurais pu avoir en commandant de les charger ; mais, encore une fois, je jure, sur ma parole d’honneur, non-seulement que je n’ai pas fait un commandement que je n’étais pas en droit de faire, mais même que je n’en ai pas eu l’idée [62]. »

    On peut saisir ici, sur le fait, le mode de formation de ces sortes de légendes spontanées qui éclosent soudainement dans la foule — et qui ont dû altérer le véritable caractère de tant d’événements. Un officier menacé par des émeutiers jette précipitamment à ses hommes l’ordre de porter les armes. 

    Qu’on le remarque bien : la démonstration qu’il leur commande est parfaitement inoffensive ; c’est un avertissement à la sédition de ne pas aller plus loin, sous peine de voir la force imposer, s’il le faut, le respect de la loi. Mais ce commandement, lancé sans doute d’une voix vibrante, soit de colère, soit d’émotion, est mal compris, dénaturé. On croit entendre que l’officier dit de charger les armes au lieu de les porter. Cette première altération du fait initial entraînant aussitôt une nouvelle déformation, un nouveau grossissement de la vérité, l’ordre de porter les armes, converti en celui de les charger, se métamorphose immédiatement en un ordre de tirer.

    Cette version mensongère se propage, court, vole, s’orne, s’embellit, s’enfle de bouche en bouche. Non-seulement elle ne rencontre pas un incrédule, mais elle suscite des témoins du fait controuvé qu’elle affirme. Et voilà comment, lors de l’enquête faite quelques jours après sur l’événement, il se trouva vingt-cinq personnes pour déclarer sous serment, avec une sincérité qu’on ne songe même pas à suspecter, qu’elles avaient entendu un ordre qui certainement n’a pas été donné.

    Chose étrange, les soldats eux-mêmes de M. de Broves se méprirent sur le sens du commandement qui leur était adressé par leur chef. Ceux du premier rang, qui pouvaient plus facilement entendre sa voix au milieu du tumulte, portèrent docilement les armes, comme il l’avait ordonné ; « mais une grande partie des autres se posèrent sur leurs armes ; dès lors, il fut accusé par le peuple d’avoir donné le commandement de faire feu, ce qui n’est pas [63]. » Cette attitude de la troupe ne pouvait manquer, en effet, de passer aux yeux des spectateurs pour un refus déclaré de verser le sang du peuple.

    Un témoin dépose : « Les soldats refusèrent d’obéir au commandement de charger les armes, disant qu’ils n’étaient pas faits pour égorger leurs amis, leurs frères. Plusieurs se reposèrent sur leurs armes ; d’autres jetèrent leurs fusils, et les citoyens crièrent : bravo, bravo, les soldats de la marine [64] ! » Et le Mémoire de la ville, paraphrasant ce document selon les règles de la rhétorique du temps, enregistre en termes pompeux cette déposition :« Non, non ! S’écrient à l’envi les généreux canonniers-matelots, nous ne voulons pas tirer ! Les uns jettent leurs armes, les autres se reposent dessus, tous lèvent la main, et par ce signe respectable ils confirment leur serment solennel d’être fidèles à la nation, au roi et à la loi. Mille cris de joie et d’applaudissement s’élèvent à l’instant. Les ordonnateurs de cet ordre inhumain ont à peine le temps de fuir dans l’hôtel, de cacher leur honte et leur désespoir, et de se soustraire aux coups de pierres qui les suivaient [65]. » La légende avait désormais trouvé sa forme définitive ; la voilà faite, achevée, prête à entrer dans la circulation, comme une pièce de fausse monnaie imitant parfaitement la bonne, et à donner au mensonge qu’elle abrite droit de cité dans l’histoire.

    Cependant M. de Rions, instruit par ses officiers de l’effervescence qui régnait au dehors et du peu de fond qu’on pouvait faire sur la troupe, avait décidé que le détachement de canonniers-matelots rentrerait sur-le-champ dans ses quartiers. On comptait sur ce départ pour calmer le peuple ; le consul d’ailleurs se faisait fort de maintenir l’ordre avec l’assistance de la milice bourgeoise seule ; les officiers municipaux sortirent de l’hôtel, en annonçant la grâce accordée aux deux ouvriers. Cette concession, le renvoi des soldats, auraient dû, ce semble, enlever tout prétexte au tumulte. Il redoubla au contraire : preuve évidente que l’affaire des ouvriers congédiés n’était que le prétexte de l’émeute, qu’elle avait des causes plus graves et plus profondes.

    Des pierres furent lancées contre les fenêtres de l’hôtel de la marine. Le commandant chargea un de ses officiers d’aller demander à l’hôtel de ville la proclamation de la loi martiale. La municipalité n’eut pas le courage d’user des pouvoirs que la loi lui conférait, et se contenta d’envoyer deux compagnies de la garde nationale, qui prirent position, l’une à la porte, l’autre devant la façade de l’hôtel.

    Quelques instants après, furent commis deux lâches attentats sur le caractère et la gravité desquels le Mémoire de la ville de Toulon essaie vainement de nous donner le change. M. de Bonneval, accoudé à la balustrade d’une galerie qui régnait sur la façade de l’hôtel, à quelques pieds au-dessus du sol, causait tranquillement avec des officiers de la garde nationale, lorsqu’un inconnu, se glissant le long du mur, le frappa traîtreusement de deux coups de sabre, l’un à la main, l’autre à la tête [66]. On le porta, couvert de sang, dans une chambre où un chirurgien de la marine se mit en devoir de le panser. Il y était à peine, qu’il vit arriver M. de Saint-Julien, major de vaisseau, « tout mutilé, un œil poché et pouvant à peine se soutenir [67]. » M. de Saint-Julien, ayant été désarmé de son épée en arrivant à l’hôtel du commandant, était sorti pour aller chercher un sabre. Comme il revenait, « il fut assailli sur la place, renversé par terre et blessé de plusieurs coups. Il allait périr, quand un officier de la garde nationale et un brave volontaire, au péril de leur propre vie, l’enlevèrent à ses assassins [68], » au moment même où M. de Rions et les officiers qui se trouvaient avec lui dans l’hôtel s’élançaient courageusement à son secours, « aux risques de tout ce qui pouvait arriver [69]. »

    La situation devenait de plus en plus grave. Le commandant de la marine annonça l’intention d’appeler à son secours un détachement de troupes réglées, « le danger d’être attaqué et forcé dans l’hôtel paraissant devenir plus pressant [70]. » 

    Le consul le supplia de n’en rien faire et de « mettre une confiance entière dans la milice nationale. »

    Le détachement du bataillon du Barrois fut donc décommandé, et la garde nationale enveloppa l’hôtel de toutes parts.

    M. de Rions crut d’abord avoir à se féliciter du parti qu’il avait pris de ne pas recourir aux troupes de la garnison : le peuple s’écarta et cessa de lancer des pierres.

Jean-François de Rafélis de Brove

    Mais bientôt des volontaires pénétrèrent dans la salle basse de l’hôtel, où se tenaient le commandant et une douzaine d’officiers, « armés de leurs seules épées. » Ils déclarèrent, « du ton le plus absolu, qu’ils voulaient que je leur livrasse M. de Broves, major de vaisseau, qu’ils accusaient d’avoir donné ordre aux détachements de canonniers-matelots qui, le matin, s’étaient assemblés sur la place, de faire feu. Je niai le fait en les assurant, conformément à la vérité, que les armes n’étaient pas chargées. Tout fut inutile, et après avoir subi l’humiliation de toutes sortes de menaces pendant près d’un quart d’heure, je me vis forcé de leur livrer M. de Broves, sur les promesses les plus fortes qu’il ne serait maltraité en rien et qu’on voulait simplement s’assurer de lui. M. Morellet et M. Saurin, l’un colonel, l’autre major de la milice nationale, et un des trois membres du conseil permanent, qui m’avaient été envoyés par M. Roubaud, m’assurèrent qu’ils répondaient de lui sur leurs têtes [71]. »

Lire : La Déposition du Comte de Rafélis de Brove en date du 3 décembre 1789.

    M. de Broves leur avait à peine été livré que les volontaires rentrèrent tumultueusement dans l’hôtel, « malgré les efforts de plusieurs de leurs officiers qui voulaient les empêcher, » et déclarèrent qu’il leur fallait aussi M. de Village. Le commandant essaya de faire entendre raison à ces forcenés, mais ce fut peine perdue.

    Sur le refus énergique qu’il opposa à leur nouvelle et injustifiable exigence, on se jeta sur lui, on lui arracha son épée et on l’entraîna hors de l’hôtel. « Je fus mené au palais (de justice), dépose M. de Rions, à travers les huées et les insultes de la populace ; quelques volontaires cherchèrent à m’assommer en route, tandis que d’autres me défendirent de leur mieux, ce qui ne m’empêcha pas de recevoir un coup de crosse entre les épaules, qui m’eût renversé si je n’avais été soutenu. Je reçus un second coup qui me fit peu de mal ; mais j’eusse vraisemblablement péri, si les volontaires les plus près de moi n’avaient paré plusieurs autres coups qui me furent portés. Arrivé au palais, on me fit d’abord monter dans un cabinet où il y avait du feu et où j’étais peut-être attendu ; mais plusieurs volontaires décidèrent qu’il me fallait mettre au cachot, comme M. de Broves y avait été mis [72]. » Un débat s’engagea entre eux sur la question de savoir si l’on enfermerait ou non le commandant de la marine dans un cachot, comme un malfaiteur. M. de Rions y mit fin en leur disant qu’il était prêt d’aller partout où il pourrait être débarrassé d’eux. » Cette hauteur dédaigneuse, ce sang-froid conservé au milieu des insultes et des coups, portèrent au comble la fureur de ces hommes : M. de Rions fut jeté dans un des plus infects cachots du palais, en compagnie d’un individu condamné aux galères. Ce fut seulement au bout d’une heure que le consul, accompagné du lieutenant civil et criminel et d’un membre du conseil permanent, vint l’en tirer.

    On le fit alors passer dans une pièce où il trouva le commandeur de Village, le marquis de Castellet, officiers de marine, arrêtés comme lui et comme lui traînés au palais où le comte de Broves les avait précédés. « M. de Bonneval, arrêté le dernier de nous tous, arriva trop tard pour avoir les honneurs du cachot. » Ces officiers apprirent à leurs chefs que l’hôtel de la marine avait été envahi par les volontaires ; qu’ils s’y étaient livrés à une perquisition dévastatrice, enfonçant les portes, brisant tout sur leur passage ; que M. de Saint-Julien avait pu heureusement leur échapper, ainsi qu’un autre officier accusé par eux d’avoir parcouru le matin les casernes, en excitant les soldats à défendre leurs chefs et à tirer au besoin sur le peuple [73] ; enfin qu’une cachette, où Mme de Rions et sa fille s’étaient réfugiées, n’avait pas été découverte. Telle était l’œuvre accomplie par cette milice bourgeoise, en qui le consul avait affirmé que le commandant de la marine pouvait mettre une entière confiance !

    Il semble qu’il ne restait plus à la municipalité qu’à racheter, s’il se pouvait, la honteuse faiblesse dont elle avait fait preuve depuis le commencement de cette funeste journée. Qu’elle fit des excuses aux officiers injuriés, maltraités, arrêtés au mépris non-seulement de tout droit, mais des formes les plus élémentaires de la justice ; qu’elle les prît résolument sous sa sauvegarde, qu’elle adressât aux Toulonnais une proclamation flétrissant avec énergie les excès commis ; qu’elle fît appel, pour en empêcher le retour, à la partie saine de la garde nationale, à celle que la haine aveugle de « l’aristocratie » ne privait pas encore tout à fait de raison et d’humanité, aux braves gens dont l’intervention avait sans doute prévenu le massacre de M. de Saint-Julien, puis de M. de Rions : et les suites de cette affaire, plus tristes et plus graves à certains égards que l’affaire elle-même, pouvaient être évitées.

    Mais il eût fallu, pour prendre cette initiative courageuse, des hommes capables de tenir tête aux passions déchaînées de la foule ; et ces hommes devenaient rares, en un temps où la tribune et la presse proclamaient à l’envi le dogme de la bonté, de la justice, de l’infaillibilité du peuple, et où il commençait à devenir dangereux de paraître douter du nouvel article de foi. Honnête assurément et bien intentionné, mais déplorablement faible, dominé d’ailleurs par l’avocat Barthélémy, âme fougueuse et déjà jacobine, le maire-consul Roubaud garda, après l’émeute, la même attitude hésitante et molle dont il n’avait pas su se départir pendant la crise. Devant les victimes de cette inqualifiable arrestation, il protesta de sa douleur, de son indignation même ; mais cette indignation n’alla pas jusqu’à les mettre en liberté sur-le-champ, ainsi que l’ordonnait impérieusement la justice ; et, sous prétexte d’éviter de nouveaux troubles à la cité, de les soustraire eux-mêmes aux risques de la vindicte populaire, il annonça à M. de Rions et à ses compagnons qu’il était obligé de les garder au Palais de Justice [74]. Et ce fut cette même garde nationale, chargée quelques heures auparavant de leur protection, qui fut alors chargée du soin de leur surveillance : les défenseurs devenaient les geôliers !

Nota : M. de Rions resta au cachot jusqu'au 15 décembre.

« Tels sont, dit excellemment M. de Rions à la fin de son Mémoire, les détails de l’attentat inouï dont je demande justice. J’ai été arraché de la maison du roi, de l’hôtel que j’habite ; j’ai été traîné en prison comme un scélérat ; j’y étais renfermé dans un cachot. Les principaux officiers du corps ont été traités avec la même indignité ; .. la licence effrénée des volontaires a, dans cette occasion-ci, dépassé toutes les bornes. Les lois anciennes, les lois nouvelles, ont été également violées ; ils ont outragé les décrets de l’assemblée nationale en tout ce qui concerne les droits de l’homme et ceux du citoyen. Qu’on ne nous considère pas ici, si l’on veut, comme des militaires en grade et moi, en particulier, comme le chef d’un corps respectable ; qu’on voie simplement en nous des citoyens tranquilles et irréprochables, et tout homme honnête ne pourra qu’être révolté de l’injuste et odieux traitement que nous avons essuyé et se joindre à nous pour en désirer la punition. »

On ne peut rien ajouter à la justesse et à la force de ces observations.

(...)

La suite de cette affaire de poufs ?

  • Le 7 Décembre 1789, l'Assemblée nationale apprit la nouvelle et l'affaire agita celle-ci jusqu'à la mi-janvier. Malouet voulut défendre Rions et Robespierre le peuple toulonnais.
  • Le 11 Décembre, la municipalité de Toulon reçut l'ordre du Roi de libérer les cinq officiers emprisonnés.
  • Le 12 Décembre, la municipalité refusa à l'unanimité.
  • Le 15 Décembre, la municipalité reçut un décret de l'Assemblée demandant la libération des officiers et elle s'exécuta. La municipalité demanda néanmoins aux officiers de quitter le port, ne pouvant assurer leur protection.
  • Le 17 Décembre, Rions quitta discrètement Toulon avec Gautier, capitaine de vaisseau, déguisé en domestique
  • Les 26 et 27 Décembre 1789, le château de l'Amiral de Grasse, au Bar, fut pillé. Ses filles émigrèrent en Amérique.
  • Le 28 Décembre 1789, devant l'Assemblée nationale, Rions ne reçut le soutient que du député du Tiers Etat, Malouet, mais le Duc de La Rochefoucauld-Liancourt et Charles de Lameth refusèrent.
  • Le 2 Janvier 1790, l'Abbé Maury proposa que la municipalité de Toulon fasse amende honorable auprès des officiers de marine. On lui rétorqua que ces derniers n'étaient que "les salariés du peuple".
  • Mirabeau, toujours lui, comprendra le danger de tels événements. Il était le neveu d'un capitaine de Vaisseau. En Janvier 1790, il s'écrira devant l'Assemblée :"il faut suspendre la municipalité de Toulon, sinon (…) le printemps prochain trouvera le royaume de France, sans armes, sans vaisseaux et sans défense".
  • Le 20 Mars 1790, l'amiral d'Albert de Rions récidivera à Marseille en traitant les gardes nationaux qui en gardaient une porte, de "bâtards" et en leur disant plusieurs fois "d'aller se faire foutre"… (Mais bon, après l'affaire du 1er décembre 1789, on peut le comprendre.)

        Voir ici : https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1881_num_12_1_6181_t1_0378_0000_9

Plus tard, Louis XVI nomma son bouillant amiral commandant de la marine à Brest.

    Par la suite, de nombreux officiers émigrèrent. Pas forcément parce qu'ils étaient contre-révolutionnaires, mais parce que leurs vies étaient menacées. Nombre de ces officiers étaient des esprits éclairés, pétris des idées des lumières, qui avaient gagné leurs galons après des décennies de service, mais trop de haine s'était accumulé envers le pouvoir qu'ils avaient défendu.

    Rappelons qu'avant la Révolution, en 1785, la Marine Royale de France comptait 256 navires, dont : 72 vaisseaux de ligne, 74 frégates, 28 corvettes et chébecs, et des dizaines de petites unités (gabares, cotres, etc.). Elle fut l'une des plus fortes marines que la France n'ait jamais comptées.

Vaisseaux français de 80 canons
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    A l'automne 1792, il y eut une émigration massive d'officiers de vaisseaux, ce qui peut expliquer les défaites ultérieures d'Aboukir et de Trafalgar (et le parti pris royaliste qui subsiste encore dans la Marine ?).

Trafalgar, œuvre d'Auguste Mayer
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