Je lui ai consacré un petit article que vous pourrez lire en cliquant sur le lien suivant : "Hommage à Louise Reine Audu, une révolutionnaire en armes".Voici à présent la version longue du récit des journées des 5 et 6 octobre 1789, (si vous disposez d'un peu de temps et de plus de curiosité. 😉)
N’ayez crainte, si le
sujet vous intéresse vraiment, vous ne devriez pas vous ennuyer.
Je vous propose deux textes bien différents, faisant le récit de ces journées particulièrement révolutionnaires.
Témoignage d'un contemporain

L’un
raconte l’événement du point de vue d’un témoin partiel, Adrien Joseph Colson.
Il s’agit de ce bourgeois du Tiers Etat, avocat au barreau de Paris, qui écrit
régulièrement à un ami de province et dont les courriers constituent une
intéressante chronique des événements. Je trouve son texte intéressant parce qu’il
présente le début du mouvement des femmes de Paris, comme une farce, une farce
qui selon lui aurait mal tournée. Son témoignage est intéressant, d’une part
parce qu’il a vu la petite troupe initiale passer dans sa rue, et d’autre part
parce qu’il rapporte tout ce qui racontait au sein du peuple dans ces jours
agités. Tout ce qu’il rapporte, a donc l’avantage du vécu, mais présente
également l’inconvénient de na pas être obligatoirement vrai. N’oublions pas en
effet que les rumeurs vont bon train à Paris en ces jours agités. Tout le monde
voit des complots partout. Vous ne trouverez pas ce texte sur Internet, raison
pour laquelle j’ai pris la peine de vous le retranscrire depuis un exemplaire
en ma possession. Je ne pense pas spolier les droits de quelqu’un, au vu l’année
de publication. Je vous donne à lire son courrier du 5 octobre, mais aussi ceux
des 11 et 13 octobre, qui sont intéressant parce qu’ils donnent la suite des
événements des 5 et 6 et évoquent en particulier une folle rumeur de complot !

Témoignage d'un historien du 19ème siècle
Le second récit est un extrait de l’histoire de
la révolution de l’historien Jules Michelet, dont le tome 1 a été publiée en
1847, soit 58 ans après les événements de 1789. Michelet présente
l’inconvénient de trop bien écrire, d’être républicain et anticlérical, de trop aimer le peuple
et même de valoriser les femmes dans son histoire ! Vous comprenez qu'il puisse déranger...
Raison pour laquelle
certains lui ont reproché d’avoir contribué à forger une légende dorée de la
révolution, s’inscrivant dans un roman national clairement républicain. Ce qui
relève presque du scandale de nos jours puisque c'est la forgerie anti-républicaine de la légende noire qui a triomphé.
L’avantage de son ancienneté est que son histoire de la
Révolution française est à présent dans le domaine public et en libre accès par
le lien figurant plus loin dans cet article. Si vous souhaitez en savoir plus
sur son histoire de la Révolution française, je vous conseille la lecture de
cet article publié en 2019 à l’occasion de la réédition de l’œuvre : Michelet réédité : un monument littéraire pour la Révolution
française.
Nota :
Concernant les événements qui ont eu lieu dans l'enceinte de l'Assemblée nationale, je vous conseille d'en lire le compte rendu détaillé dans les procès-verbaux que vous trouverez à cette pagen aux dates des 5 et 6 octobre : https://www.persee.fr/issue/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1
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Départ des femmes pour Versailles |
Commençons par notre bourgeois de Paris.
Extrait du courrier du 5 octobre 1789 rédigé par Adrien
Joseph Colson.
« Une poignée de paille et pas plus a hier embrasé tout
paris et, quoique le calme paraisse rétabli au moment où j’écris, elle peut
l'embraser de nouveau avant qu’il se passe une heure et, avant qu'il soit huit
jours, elle peut embraser toute la France. 2 ou 300 femmes de la halle, ou de
cette espèce, en sont dans l'origine, non les principales mais bien les seuls
auteurs. Voilà je crois une bien chétive poignée de paille pour un si grand
incendie et elles ont pleinement réussi pour paris. Hier, entre neuf et dix
heures du matin, lorsque tout était dans le plus grand calme, je les ai vues
passer sous mes croisées allant à l'Hôtel de Ville demander (c’était là le
prétexte) qu'on leur procurât d'avoir aisément du pain. En passant, elles
avaient bien plus l'air de projeter plutôt une farce qu’une entreprise d'éclat,
ni dans le genre tragique. Les hommes qui les rencontraient les plaisantaient comme
des faiseuses de farces, ne présumant rien de sérieux de leur part, et elles
répondaient sur le même ton. Cependant elles ont pleinement et avec le succès
le plus complet exécuté leur dessein. Ce qui, je crois, les a beaucoup aidées à
réussir, c’est que mademoiselle Ladoubé, l’aînée, qui très souvent voit les
plus grands dangers où il n’y en a pas la plus légère apparence, a fait fermer
la boutique lorsqu’elle a vu passer cette troupe qui, dans le moment, n’était
encore qu’une troupe de bouffons qui ne causait d'autre sensation que d’exciter
à rire. J'ai à cette occasion, reproché hier à deux reprises à cette demoiselle
que, s'il en résultait une révolution, elle y aurait plus de part que cette
troupe. Les femmes de deux ou trois voisins, intimidées par l'exemple de
Mademoiselle Ladoubé, ont fermé également leur boutique. Bientôt, toute la rue
et de là le quartier voisin a imité. Alors, beaucoup de femmes qui, suivant ce
que j'en ai pu juger, ne songeaient nullement à prendre part à ce qui se
passait, voyant que la peur saisissait et qu'on ne courait aucun risque d’entreprendre
ce qu’on voulait, ont pris plaisir et ont montré de la gaité à se mêler au
tumulte qui commençait pour, sans doute, s’amuser de l'embarras et de
l'inquiétude qu’il occasionnerait et voir ce qu'il en résulterait. D'abord les
hommes ont jugé indigne d'eux de paraître dans une pareille troupe et les
premiers que j'ai vus qui s'y sont montrés, lesquels étaient de la plus basse
lie de la populace, y allaient seuls, d'un air indécis, délibérant et riant
niaisement, comme éprouvant de Ia honte et se sentant avilis et dégradés de
prendre part à un éclat aussi insensé et aussi ridicule. Enfin, les femmes d'un
côté et de l'autre ces hommes dont petit à petit le nombre s'était accru, se
répandant de tous côtés pour inviter, en attirer même ou en entraîner d'autres
de force comme je l'ai vu, la foule a tellement grossi qu'à midi tout Paris
était soulevé et, qu'à défaut de fusils, la plupart des hommes avaient repris
les piques qu'on avait forgées à Ia hâte à la révolution du 14 juillet.
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Marche des femmes sur Versailles |
Alors
on a sonné le tocsin à beaucoup de paroisses et peut-être à toutes. La garde
nationale s'est mise sous les armes, mais elle n'a osé entreprendre de faire
rentrer les particuliers chez eux, trouvant assez pénible et assez dangereux
d'empêcher les excès dans les rues. Et pendant ce temps-là, les femmes qui
étaient à la Grève, assurées qu'on n'oserait faire main basse sur elles, ont
forcé un détachement de cavalerie qui entreprenait de défendre l'Hôtel de Ville
de remettre le sabre dans le fourreau et d'être spectateur de leurs excès,
aidées sans doute à cette occasion de beaucoup d'hommes, à briser les portes et
les vitrages de cet édifice public. Bien plus, elles ont eu le front d'attendre
au bout du pont Notre-Dame tous les soldats de la garde nationale qui passaient
seuls ou en petit nombre et elles ont osé les désarmer en les traitant de soldats
de la Vierge Marie. Elles ou la populace ont été chercher monsieur Bailly,
ci-devant président de l'Assemblée nationale, aujourd'hui maire de Paris, pour
le pendre à la lanterne où la corde était préparée, sous prétexte qu'il était
cause de Ia disette, mais il a eu le bonheur de ne s'être pas trouvé chez lui.
On ne sait au surplus quel était le but de ce soulèvement pour Paris, et je
crois véritablement que ceux qui étaient en mouvement ne savaient pas eux-mêmes
ce qu'ils voulaient. Mais l'occasion de cet attroupement général a conduit à
une résolution qui, avant huit jours, peut entraîner une guerre civile
générale. Un grand nombre de ces femmes turbulentes et boutefeus se sont
transportées à Versailles. On assure que les gardes françaises et un détachement
considérable de la garde nationale non soldée s'y sont également transportés
sans que nous sachions à quel dessein et ils y ont conduit du canon. Si c'est
pour faire main basse sur I ‘Assemblée nationale, il n'est pas douteux qu'ils
seront soutenus par les aristocrates qui tâcheront d'attirer le plus grand
nombre de troupes qu'ils pourront dans leur parti, mais cela soulèvera immanquablement
les provinces qui voudront venger leurs libertés et soutenir leur liberté qu'un
pareil coup menacera d'anéantir. Si c'est pour soutenir eux-mêmes cette liberté
et venger une insulte qu'on accuse les gardes du corps et les officiers du
régiment de Flandres d'avoir faite à la nation, l'affaire se décidera
aujourd'hui par une capitulation ou par le sort d'un combat entre le corps de
troupes de Paris et ceux qu'on accuse de l’insulte. Cette insulte vient,
dit-on, de ce que les gardes du corps et les officiers du régiment des
Flandres, quelques-uns disent tout le régiment, étant échauffés du vin aux
repas que leur donnait monsieur le comte d'Estaing commandant la garde
nationale de Paris, ont pris la cocarde nationale qu'ils portaient, l'ont
foulée aux pieds et ont mis à la place la cocarde noire qu'ils regardaient
comme celle du clergé et de la noblesse. Si le fait est vrai, la journée ne se
passera pas que l'affaire ne soit décidée.
Je viens de descendre pour avoir des
nouvelles et l'on vient de me dire que le régiment des Flandres est venu
au-devant des troupes de Paris, qu'il a déclaré qu'il s'unissait à elles et à la
nation et que, par-là I ‘affaire s'est terminée à l'amiable avec lui. Quant aux
gardes du corps, on dit qu'ils ont fait feu, qu'ils ont tué deux femmes et qu'on
leur a tué 5 ou 6 hommes et qu'on les fera renvoyer.
Huit ou dix femmes viennent de passer sous mes croisées
cherchant à exciter une nouvelle émeute. S'il en était venu à la suite deux ou
trois pelotons qui eussent fait la même tentative, elles auraient pu réussir,
mais elles ont été seules et tout est resté tranquille. (...)
Extrait du courrier du 11 octobre 1789 rédigé par Adrien
Joseph Colson.
"La renommée, à qui il semble pousser des ailes à proportion
des événements qu'elle a à annoncer, doit en avoir eu ces jours-ci en bien plus
grand nombre qu'à l'ordinaire, et elle doit s'être efforcée de surpasser la
rapidité de l'éclair pour vous annoncer et à toute la France le bien et le mal
extraordinaires, les désordres bizarres et inattendus de plusieurs genres qu'a
occasionnés cette poignée de femmes du ramassis des rues dont j'ai eu l'honneur
de vous parler dans ma dernière. Je suis obligé de supprimer bien des détails
qui demanderaient une trop longue relation.
(...) Dans un souper qui fut donné à Versailles, j'ignore par qui,
aux gardes du corps et au régiment des Flandres, ces deux corps semblèrent
abjurer le service de la nation en foulant aux pieds la cocarde nationale, en
arborant la noire à la place, en portant plusieurs fois la santé du roi de la
reine et à la famille royale, sans porter celle de la nation en vomissant
beaucoup d'injures et d'imprécations contre l’Assemblée nationale et en faisant
serment de ne connaître d’autre maître que le roi. Sur la nouvelle de cette
insulte, 10 à 11000 femmes du genre bien entendu que je les ai dépeintes,
partirent en deux bandes pour Versailles pendant qu'environ 40 000 hommes, tant
de la garde nationale de Paris que d’autres, se rassemblèrent aux
Champs-Elysées avec 20 pièces de canons pour y aller tirer raison de ces
insultes. Mais les femmes avaient outre cela un autre objet. L'arrivée [n'eut lieu]
qu'à minuit, sans avoir eu le temps de se munir d'aucune provision de vivres,
et la plus grande partie n'ayant pas dîné avant le départ. Le public de Versailles
s'empressa de l’accueillir et de lui ouvrir tous les asiles qu'il put, les
églises, les endroits publics, ce qui se trouvait libre dans les maisons particulières
et jusqu'aux écuries. Les districts de Paris s’empressèrent de leur côté de
faire arriver du pain de bonne heure dans la matinée, sachant que le public de
Versailles en était à court pour lui-même.
Le mardi 6 au matin une partie de
l'armée se présenta au régiment de Flandres pour savoir ses dispositions relatives au service de la nation qu'il semblait avoir quitté. Il répondit qu'il
tenait le parti de la nation et qu'il n'avait d'autre intention que de lui être
fidèle. Après quoi il mit de lui-même les armes à terre et donna ses cartouches
à des paysans qui se trouvaient là en grand nombre. Le détachement de l'armée
nationale ne se contenta pas de ces démonstrations pacifiques et amicales : il
voulut avoir les drapeaux. Cela paru causer une peine fort vive aux soldats et
encore plus aux sergents qui y témoignèrent beaucoup de répugnance, mais enfin
ils y consentirent. Et comme ils représentaient que l'honneur ne leur
permettait pas de quitter leurs drapeaux, on leur permit de les suivre à Paris
et l’on croit qu’on les y incorporera dans la garde nationale soldée.
Pendant ce temps-là les femmes étaient à l'Assemblée
nationale où, sans autre cérémonie, elles se placèrent dans le centre où l'on
ne permet pas même aux députés des cours souveraines d'entrer. Elles
demandèrent la viande et le vin à 8 sols et le pain à 2 sols, en même temps
demandant de quoi servait la constitution dont on s'occupait : « Cela est,
dirent-elles, inutile. Il faut finir cela tout de suite et ne songer qu'au pain
et à la viande ». La cacophonie étourdissante qu'elles faisaient empêchant
qu'on pût s'entendre, et le président n'ayant pu obtenir le moindre calme, il fut
obligé de lever la séance.
Au sortir de l'Assemblée nationale ces femmes entreprirent
d'aller au château dans le dessein de tenir au Roi le même langage qu'elles
venaient de tenir à l'Assemblée. Trouvant les grilles fermées et les gardes du
corps derrière empêchant qu'elles ne les ouvrissent, elles entreprirent, malgré
la résistance des gardes, de les forcer. Ceux-ci en ayant malheureusement tuées
deux, cela occasionna une émotion terrible. Des particuliers du faubourg saint
Antoine armés de fusils et de piques étant accourus, ils forcèrent les grilles,
poursuivirent les gardes du corps, en tuèrent 5 ou 6, coupèrent la tête à deux
de ceux qui venaient de tomber sous leurs coups et les envoyèrent sur Ie champ
à Paris où, dès 11 heures du matin, on les promena dans les rues au bout d’une
pique. Ces particuliers et le reste de l'armée qui en voulaient déjà infiniment
aux gardes du corps avant qu'ils eussent tué les deux femmes, animés encore plus
par ce nouveau trait, résolurent de les exterminer tous jusqu'au dernier. Mais
une heureuse circonstance qu'un génie tutélaire semble avoir ménagé pour eux
les tira de ce danger : comme l'armée s’était rassemblée sous les croisées du
roi et qu'elle demandait que le Roi vînt fixer son séjour à Paris en criant et
en répétant sans cesse : « Le roi à Paris ! Le roi à Paris ! ", le Roi,
ayant entendu, parut au balcon où il témoigna, avec ménagement et avec bonté,
de la répugnance et de la difficulté à acquiescer à cette demande. Sur ce que
l'armée continua à dire : « Le roi à paris ! », le roi se montra de
nouveau et se retira à deux ou trois reprises pour en délibérer. Enfin il
acquiesça en accompagnant sa promesse de tout ce qui se pouvait de plus
affectueux et de plus flatteur. Alors, les acclamations de : « Vive le roi !
» et les claquements de mains furent des plus vifs. La reine s'étant présentée
à son tour tenant monsieur le dauphin dans ses bras, on cria beaucoup : « Vive
la reine ! », et l'on recommença à claquer des mains. Madame royale, qu'on dit
déjà grande et très bien, s'étant aussi présentée et ayant fait des révérences
avec beaucoup de grâces, on lui témoigna sa joie et sa reconnaissance en
recommençant à claquer des mains. Alors le roi, profitant de la disposition
favorable où il voyait les esprits, demanda la grâce des gardes du corps,
représentant qu’on leur imputait des torts qu'ils n'avaient pas et, là-dessus,
ayant demandé si l'on accordait cette grâce, tout le monde d'une voix répondit
: « Oui ! Oui ! ». Alors un de ces gardes qui s’était
tenu derrière le roi sans se montrer, ayant paru à son côté, remercia l'armée
avec des démonstrations pleines de reconnaissance et de satisfaction, et il
jeta son chapeau en l'air. Quelques autres, à qui le roi avait permis de se
cacher chez lui, parurent au même instant. Ils remercièrent également d'un air
pénétré. Ils jurèrent en présence du roi d'être fidèles à la nation, ils témoignèrent
avoir résolu de prendre son uniforme et ils jetèrent leurs baudriers. Aussitôt
la réconciliation conclue et arrêtée, le Roi étant parti pour Paris avec Ia
famille royale, les gardes du corps prirent plaisir à se confondre avec l'armée
qui I ‘accompagnait et plusieurs d'entre eux donnèrent leurs chapeaux aux
grenadiers pour avoir leurs bonnets dont ils se coiffèrent.
Le roi, arrivé à
Paris, se rendit à l'Hôtel de Ville où il resta environ une demi-heure. Puis il
se retira aux Tuileries où il a déclaré qu'il fixerait son séjour le plus
longtemps qu'il pourrait. Et depuis, il a invité l'Assemblée nationale à venir
choisir un emplacement dans cette capitale pour y tenir ses séances. La reine a
d'abord désiré de faire rendre aux propriétaires les effets qui sont engagés au
Mont de Piété pour 24 livres et au-dessous ; comme cela coûterait trois millions
et que l'argent manque au trésor royal, elle y a trouvé depuis de l’obstacle.
Mais on vient de me dire qu'elle se décidait avec le roi à prendre cet argent
sur leurs dépenses personnelles.
Quoique le jour où le roi est arrivé à Paris l'on eût dans
la matinée de la peine à avoir du pain, le soir il y en avait en abondance et de
reste chez les boulangers. Les jours suivants il en regorgeait, dit-on, et
cependant l'on assure que les boulangers en cuisent bien moins que lorsqu'il y
avait disette. On ajoute qu’on en a beaucoup jeté dans les puits, dans les commodités,
et qu'on en a trouvé 500 dans les filets de Saint Cloud. Le mardi 6, lendemain
de l'arrivée du roi, une troupe de femmes s'est emparée à la halle d'environ
300 tonneaux de farines sous prétexte qu'elles étaient gâtées, quoiqu'on dise
que dans cette quantité il s'en trouvait au moins cent tonneaux de bonnes, et
elle les a jetés à la rivière à la vue des croisées du Roi d'où il pouvait les
voir. Le même jour et les jours suivants, elles arrachaient les rubans que les dames
portaient sur leurs bonnets sans qu'on sache par quel motif ni à quel dessein.
Et elles commençaient à extorquer de l’argent à des ecclésiastiques qu’elles
rencontraient. Elles allaient vraisemblablement passer à de plus grands excès
si ces premiers eussent été soufferts et, par le danger qu’il y avait d’exercer
contre elles des contraintes, il était difficile de les réprimer. Mais heureusement,
les femmes de la halle ont envoyé une députation à l'Hôtel de Ville pour
témoigner qu'elles désapprouvaient extrêmement toute cette conduite, et elles se
sont engagées à contenir toutes ces femmes dans l’ordre si on voulait bien leur
donner quatre hommes par districts. Cette division survenue dans le parti des
femmes a fait qu’hier les turbulentes d'entre elles n'ont rien entrepris. Mais
nous n'en sommes pas plus tranquilles.
Je joins ici une feuille imprimée qui vous instruira d'un complot
affreux qui vient de se découvrir et dont les suites nous ont fait craindre que
la nuit dernière on ne mît le feu à deux ou trois mille endroits dans Paris. Je
suis obligé, le temps me manquant, de vous en entretenir au premier courrier.
Voilà les suites du soulèvement exécuté par 2 ou 300 barboteuses de la fange de
Paris. (...) Je n'ai pas le temps de relire cette lettre."
Extrait du courrier du 13 octobre 1789 rédigé par Adrien
Joseph Colson.
"Je reprends le détail de notre affligeante situation où je l’ai
laissée par ma dernière.
Les femmes n'ont pas remué depuis quelques jours.
Puissent-elles demeurer toujours dans cette tranquillité I La dame de la rue
Mazarine qui, comme vous l'avez vu, Monsieur, par l'imprimé que j'ai joint à ma
dernière lettre, enrôlait pour le parti qui devait égorger la garde nationale
de Paris et beaucoup d'autres citoyens, n'a rien déclaré dans son
interrogatoire, mais l'on prétend que ses deux complices en ont déclaré
d'autres qui ont été arrêtés l'avant-dernière nuit. Ce parti, désespéré sans
doute d'être découvert à moitié, ou peut-être une autre cabale encore indépendante
de la première, crayonne ou peint de différentes couleurs différentes marques
et quelquefois des chiffres sur différentes maisons, pour les faire connaître à
Ia cabale et leur faire sans doute subir le sort auquel les chefs les ont
condamnées. Le blanc marque, dit-on, qu'elles sont condamnées à être volées, le
noir à être brûlées, le rouge à y tuer ceux qui les occupent, d'autres marques
et des chiffres qu'on y ajoute quelquefois indiquent d'autres atrocités. J'ai vu,
dimanche dernier, conduire en prison un de ces marqueurs assez bien mis qu'on
venait d'arrêter et qui, loin de paraître inquiet, avait un air de satisfaction
et presque triomphant, s'assurant peut-être que sa cabale le délivrerait.
Quelqu'un m'a dit en avoir vu arrêter hier cinq supérieurement bien mis. Un
particulier que je crois en grade dans la garde nationale a dit hier, en ma
présence chez Monsieur Ladoubé, qu'il en avait arrêté un, lequel a témoigné que
sa misère l'y avait porté pour gagner de l'argent et qu'il déclarerait celui
qui l'avait payé à cet effet. Tout Paris sait le nom d'un particulier d'un rang
distingué lequel on a trouvé la nuit, déguisé en manouvrier, ayant les doigts
blancs d'avoir touché la craie, ayant de cette craie dans la poche, et étant
contre une maison vis-à-vis et en face d'une de ces marques blanches. On en veut
aux représentants de la commune de n'avoir osé, à cause de son rang sans doute,
le faire arrêter. (...) Cette abominable cabale met tout Paris en alarme. Bien
des femmes en sont tombées malades et dans des états terribles de frayeur. On a
beaucoup renforcé la garde ces jours-ci, les patrouilles sont en grand nombre,
la nuit on éclaire dans la rue au premier des maisons et, malgré ces
précautions, personne ne peut s'assurer d'exister encore dans deux fois 24
heures. Je supplie donc Monsieur le Marquis et Monsieur le Comte de ne pas
songer encore au retour et d'attendre une quinzaine de jours si l'orage
éclatera et à quel point. Il est bien plus à craindre qu'une armée qui viendrait
attaquer) étant indubitable que, si l'on entreprenait de mettre le feu à 2 ou 3000
maisons à la fois, quand l’incendie ne réussirait qu'à 5 ou 600 points, il
diviserait Paris en une infinité de troupes pour porter secours, que ces
pelotons d'hommes et de femmes pêle-mêle ne seraient munis d'aucune arme pour
se défendre et qu'il serait aisé à un parti, sans être bien puissant, de les
accabler, de les dissiper et d'exercer tous les brigandages qu'il voudrait. Si
nous avions des lois criminelles, on ferait bientôt des exemples et cela
arrêterait aussitôt le cours de ces désordres, mais il n'y en a encore que 17
articles de bien avancés, et les municipalités qui doivent exercer la justice
criminelle, ainsi que la police, ne sont pas encore établies. Ainsi, nous ne
pouvons encore y appliquer le remède.
L'Assemblée nationale va bientôt
transférer sa résidence à Paris : elle va venir ces jours-ci tenir ses séances à
l'archevêché pendant qu'on préparera le manège aux Tuileries pour les tenir, et
elle établira ses bureaux de comités aux Capucins et aux Feuillants.
J'entends,
depuis un quart d'heure au plus, crier une déclaration du roi pour la
contribution patriotique. J'imagine que c'est pour payer Ie quart du revenu
dans l'espace de deux ans et demi environ. Attendons et espérons. Quoiqu'il y
ait du danger, je ne perds nullement l'espérance, et peut-être se
dissipera-t-il en grande partie à ma première lettre. Amen ! (...)
Voici à présent le récit de Jules Michelet.
Vous allez constater dès les premières lignes, qu’il est bien plus compréhensif envers le
peuple que notre bourgeois parisien de 1789.
5 Octobre 1789 "Le peuple va chercher le roi".
Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_de_la_R%C3%A9volution_fran%C3%A7aise_(Michelet)/Livre_II/Chapitre_8
"Le 5 octobre, huit ou dix mille femmes allèrent à
Versailles ; beaucoup de peuple suivit. La garde nationale força M. de La
Fayette de l’y conduire le soir même. Le 6, ils ramenèrent le roi et l’obligèrent
d’habiter Paris.
Ce grand mouvement est le plus général que présente la
Révolution, après le 14 juillet. Celui d’octobre fut, presque autant que
l’autre, unanime, du moins en ce sens que ceux qui n’y prirent point part en
désirèrent le succès et se réjouirent tous que le roi fût à Paris.
Il ne faut pas chercher ici l’action des partis. Ils
agirent, mais firent très peu.
La cause réelle, certaine pour les femmes, pour la foule la
plus misérable, ne fut autre que la faim. Ayant démonté un cavalier, à
Versailles, ils tuèrent, mangèrent le cheval à peu près cru.
Pour la majorité des hommes, peuple ou gardes nationaux, la
cause du mouvement fut l’honneur, l’outrage fait par la cour à la cocarde
parisienne, adoptée de la France entière comme signe de la Révolution.
Les hommes auraient-ils cependant marché sur Versailles, si
les femmes n’eussent précédé ? Cela est douteux. Personne avant elles
n’eut l’idée d’aller chercher le roi. Le Palais-Royal, au 30 août, partit avec
Saint-Huruge, mais c’était pour porter des plaintes, des menaces à l’Assemblée
qui discutait le veto. Ici le peuple seul a l’initiative ; seul, il s’en
va prendre le roi, comme seul il a pris la Bastille. Ce qu’il y a dans le
peuple de plus peuple, je veux dire de plus instinctif, de plus inspiré, ce
sont à coup sûr les femmes. Leur idée fut celle-ci : « Le pain
manque, allons chercher le roi ; on aura soin, s’il est avec nous, que le
pain ne manque plus. Allons chercher le boulanger !… »
Sens naïf et sens profond !… Le roi doit vivre avec le
peuple, voir ses souffrances, en souffrir, faire avec lui-même ménage. Les
cérémonies du mariage et celles du couronnement se rapportaient en plusieurs
choses ; le roi épousait le peuple. Si la royauté n’est pas tyrannie, il
faut qu’il y ait mariage, qu’il y ait communauté, que les conjoints vivent,
selon la basse, mais forte parole du Moyen-âge : « À un pain et à un
pot. »
N’était-ce pas une chose étrange et dénaturée, propre à
sécher le cœur des rois, que de les tenir dans cette solitude égoïste, avec un
peuple artificiel de mendiants dorés pour leur faire oublier le peuple ?
Comment s’étonner qu’ils lui soient devenus, ces rois, étrangers, durs et
barbares ? Sans leur isolement de Versailles, comment auraient-ils atteint
ce point d’insensibilité ? La vue seule en est immorale : un monde
fait exprès pour un homme !… Là seulement on pouvait oublier la condition
humaine, signer, comme Louis XIV, l’expulsion d’un million d’hommes, ou, comme
Louis XV, spéculer sur la famine.
L’unanimité de Paris avait renversé la Bastille. Pour
conquérir le roi, l’Assemblée, il fallait qu’il se retrouvât unanime encore. La
garde nationale et le peuple commençaient à se diviser. Pour les rapprocher,
les faire concourir au même but, il ne fallait pas moins qu’une provocation de
la cour. Nulle sagesse politique n’eût amené l’événement ; il fallait une
sottise.
C’était là le vrai remède, le seul moyen de sortir de
l’intolérable situation où l’on restait embourbé.
 |
Louis XVI |
Cette sottise, le parti de la reine l’eût faite depuis
longtemps, s’il n’eût eu son grand obstacle, son embarras dans Louis XVI.
Personne ne répugnait davantage à quitter ses habitudes. Lui ôter
sa chasse, sa forge et le coucher de bonne heure, le désheurer pour les
repas, pour la messe, le mettre à cheval, en campagne, en faire un leste
partisan, comme nous voyons Charles Ier dans le tableau de Van Dyck, ce
n’était pas chose aisée. Son bon sens lui disait aussi qu’il risquait fort à se
déclarer contre l’Assemblée nationale.
D’autre part, ce même attachement à ses habitudes, à ses
idées d’éducation, d’enfance, l’indisposait contre la Révolution plus encore
que la diminution de l’autorité royale. Il ne cacha pas son mécontentement pour
la démolition de la Bastille. L’uniforme de la garde nationale, porté par ses
gens, ses valets devenus lieutenants, officiers, tel musicien de la chapelle
chantant la messe en capitaine, tout cela lui blessait les yeux ; il fit
défendre à ses serviteurs « de paraître en sa présence avec un costume
aussi déplacé ».
Il était difficile de mouvoir le roi, ni dans un sens ni dans
l’autre. En toute délibération, il était fort incertain, mais dans ses vieilles
habitudes, dans ses idées acquises, invinciblement obstiné. La reine même,
qu’il aimait fort, n’y eût rien gagné par persuasion. La crainte avait encore
moins d’action sur lui ; il se savait l’oint du Seigneur, inviolable et
sacré ; que pouvait-il craindre ?
 |
Marie-Antoinette |
Cependant la reine était entourée d’un tourbillon de
passions, d’intrigues, de zèle intéressé ; c’étaient des prélats, des
seigneurs, toute cette aristocratie qui l’avait tant dénigrée et maintenant se
rapprochait d’elle, remplissait ses appartements, la conjurait à mains jointes
de sauver la monarchie. Elle seule, à les entendre, elle en avait le génie et
le courage ; fille de Marie-Thérèse, il était temps, elle devait se
montrer… Deux sortes de gens encore, tout différents, donnaient courage à la
reine : d’une part, de braves et dignes chevaliers de Saint-Louis,
officiers ou gentilshommes de province, qui lui offraient leur épée ;
d’autre part, des hommes à projet, des faiseurs, qui montraient des plans, se
chargeaient d’exécuter, répondaient de tout… Versailles était comme assiégé de
ces Figaros de la royauté.
Il fallait une sainte ligue, que tous les honnêtes gens se serrassent
autour de la reine. Le roi sera emporté dans l’élan de leur amour et ne
résistera plus… Le parti révolutionnaire ne peut faire qu’une campagne ;
vaincu une fois, il périt ; au contraire, l’autre parti, comprenant tous
les grands propriétaires, peut suffire à plusieurs campagnes, nourrir la guerre
longues années… Pour que le raisonnement fût bon, il fallait seulement supposer
que l’unanimité du peuple n’ébranlerait pas le soldat, qu’il ne se souviendrait
jamais qu’il était peuple lui-même.
L’esprit de jalousie qui s’élevait entre la garde nationale
et le peuple enhardit sans doute la cour, lui fit croire Paris
impuissant ; elle risqua une manifestation prématurée qui devait la
perdre. De nouveaux gardes du corps arrivaient pour leur service du trimestre ;
ceux-ci sans liaison avec Paris ou l’Assemblée, étrangers au nouvel esprit,
bons royalistes de province, apportant tous les préjugés de la famille, les
recommandations paternelles et maternelles de servir le roi, le roi seul. Tout
ce corps des gardes, quoique quelques membres fussent amis de la liberté,
n’avait pas prêté serment et portait toujours la cocarde blanche. On essaya
d’entraîner par eux les officiers du régiment de Flandre, ceux de quelques
autres corps. Un grand repas fut donné pour les réunir, et l’on y admit
quelques officiers choisis de la garde nationale de Versailles qu’on espérait
s’attacher.
Il faut savoir que la ville de France qui haïssait le plus
la cour, c’était celle qui la voyait le mieux, Versailles. Tout ce qui n’était
pas employé ou serviteur du château était révolutionnaire. La vue constante de
ce faste, de ces équipages splendides, de ce monde hautain, méprisant,
nourrissait les envies, les haines. Cette disposition des habitants leur avait
fait nommer lieutenant-colonel de leur garde nationale un solide patriote,
homme du reste haineux, violent, Lecointre, marchand de toiles. L’invitation
faite à quelques-uns des officiers les flatta moins encore qu’elle ne
mécontenta les autres.
Un repas de corps pouvait se faire dans l’Orangerie ou
partout ailleurs ; le roi, chose nouvelle, accorda sa magnifique salle de
théâtre, où l’on n’avait pas donné de fête depuis la visite de l’empereur
Joseph II. Les vins sont prodigués royalement. On porte la santé du roi, de la
reine, du dauphin ; quelqu’un, timidement, bien bas, propose celle de la
nation, mais personne ne veut entendre. À l’entremets, on fait entrer les
grenadiers de Flandre, les Suisses, d’autres soldats. Ils boivent, ils
admirent, éblouis des fantastiques reflets de ce lieu singulier, unique, où les
loges tapissées de glaces renvoient les lumières en tous sens.
Les portes s’ouvrent. C’est le roi et la reine… On a
entraîné le roi, qui revenait de la chasse. La reine fait le tour des tables,
belle et parée de son enfant qu’elle porte dans ses bras… Tous ces jeunes gens
sont ravis, ils ne se connaissent plus… La reine, il faut l’avouer, moins
majestueuse à d’autres époques, n’avait jamais découragé les cœurs qui se
donnaient à elle ; elle n’avait pas dédaigné de mettre dans sa coiffure
une plume du casque de Lauzun… C’était même une tradition que la déclaration
hardie d’un simple garde du corps avait été accueillie sans colère, et que,
sans autre punition qu’une ironie bienveillante, la reine avait obtenu de
l’avancement pour lui.
Si belle et si malheureuse !… Comme elle sortait avec
le roi, la musique joue l’air touchant : Ô Richard, ô mon roi,
l’univers t’abandonne ! À ce coup, les cœurs furent percés… Plusieurs
arrachèrent leur cocarde et prirent celle de la reine, la noire cocarde
autrichienne, se dévouant à son service. Tout au moins la cocarde tricolore fut
retournée et, par l’envers, devint la cocarde blanche. La musique continuait,
de plus en plus passionnée, ardente ; elle joue la marche des Uhlans,
sonne la charge… Tous se lèvent, cherchant l’ennemi… Point d’ennemi ; au
défaut, ils escaladent les loges. Ils sortent, vont à la cour de marbre.
Perseval, aide de camp de d’Estaing, donne l’assaut au grand balcon, s’empare
des postes intérieurs, en criant : « Ils sont à nous ! » Il
se pare de la cocarde blanche. Un grenadier de Flandre monte aussi et Perseval
s’arrache, pour la lui donner, une décoration qu’il portait. Un dragon veut
monter aussi, mais, trop chancelant, trébuche, il veut se tuer de désespoir.
Un autre, pour compléter la scène, moitié ivre et moitié
fou, va criant, se disant lui-même espion du duc d’Orléans, il se fait une petite
blessure ; ses camarades, de dégoût, le tuèrent presque à coups de pied.
L’ivresse de cette folle orgie sembla gagner toute la cour.
La reine, donnant des drapeaux aux gardes nationaux de Versailles, dit
« qu’elle en restait enchantée ». Nouveau repas le 3 octobre, on
hasarde davantage, les langues sont déliées, la contre-révolution s’affiche
hardiment ; plusieurs gardes nationaux se retirent d’indignation… L’habit
de garde national n’est plus reçu chez le roi. « Vous n’avez pas de cœur,
dit un officier à un autre, de porter un tel habit. » Dans la grande
galerie, dans les appartements, les dames ne laissent plus circuler la cocarde
tricolore ; de leurs mouchoirs, de leurs rubans, elles font des cocardes
blanches, les attachent elles-mêmes. Les demoiselles s’enhardissent à recevoir
le serment de ces nouveaux chevaliers et se laissent baiser la main :
« Prenez-la, cette cocarde, gardez-la bien, c’est la bonne, elle seule
sera triomphante. » Comment refuser de ces belles mains ce signe, ce
souvenir ? Et pourtant c’est la guerre civile, c’est la mort ; demain
la Vendée… Cette blondine, presque enfant, auprès des tantes du roi, sera Mme de
Lescure et de La Rochejacquelein.
Les braves gardes nationaux de Versailles avaient grand
’peine à se défendre. Un de leurs capitaines avait été, bon gré mal gré,
affublé par les dames d’une énorme cocarde blanche. Le colonel marchand de
toiles, Lecointre, en fut indigné : « Ces cocardes changeront, dit-il
fermement, et avant huit jours, ou tout est perdu. » Il avait raison ;
qui pouvait méconnaître ici la toute-puissance du signe ? Les trois
couleurs, c’étaient le 14 juillet, et la victoire de Paris, c’était la
Révolution même. Là-dessus, un chevalier de Saint-Louis court après Lecointre,
il se déclare envers et contre tous le champion de la couleur blanche. Il le
suit, l’attend, l’insulte… Ce passionné défenseur de l’Ancien-Régime n’était
pourtant pas un Montmorency, c’était simplement le gendre de la
bouquetière de la reine.
Lecointre va droit à l’Assemblée ; il invite le comité
militaire à exiger le serment des gardes du corps. D’anciens gardes qui étaient
là dirent qu’on ne l’obtiendrait jamais. Le comité ne fit rien, craignant de
donner lieu à quelque collision, de faire couler le sang, et ce fut justement
cette prudence qui le fit couler.
Paris ressentit vivement l’outrage fait à sa cocarde ;
on disait qu’elle avait été ignominieusement déchirée, foulée aux pieds. Le
jour même du second repas, le samedi 3 au soir, Danton tonna aux Cordeliers. Le
dimanche, on fit partout main basse sur les cocardes noires ou blanches. Des
rassemblements mêlés, peuple et bourgeois, habits et vestes, eurent lieu et
dans les cafés et aux portes des cafés, au Palais-Royal, au faubourg
Saint-Antoine, au bout des ponts, sur les quais. Des bruits terribles
circulèrent sur la guerre prochaine, sur la ligue de la reine et des princes
avec les princes allemands, sur les uniformes étrangers, verts et rouges, que
l’on voyait dans Paris, sur les farines de Corbeil qui ne venaient plus que de
deux jours l’un, sur la disette qui ne pouvait qu’augmenter, sur l’approche
d’un rude hiver… Il n’y a pas de temps à perdre, disait-on, si l’on veut
prévenir la guerre et la faim ; il faut amener le roi ici, sinon ils vont
l’enlever.
Personne ne sentait tout cela plus vivement que les femmes.
Les souffrances, devenues extrêmes, avaient cruellement atteint la famille et
le foyer. Une dame donna l’alarme, le samedi 3, au soir ; voyant que
son mari n’était pas assez écouté, elle courut au café de Foy, y dénonça les
cocardes antinationales, montra le danger public. Le lundi, aux Halles, une
jeune fille prit un tambour, battit la générale, entraîna toutes les femmes du
quartier.
Ces choses ne se voient qu’en France, nos femmes font des
braves et le sont. Le pays de Jeanne d’Arc, et de Jeanne de Montfort, et de
Jeanne Hachette, peut citer cent héroïnes. Il y en eut une à la Bastille, qui,
plus tard, partit pour la guerre, fut capitaine d’artillerie ; son mari
était soldat. Au 18 juillet, quand le roi vint à Paris, beaucoup de femmes
étaient armées. Les femmes furent à l’avant-garde de notre Révolution. Il ne
faut pas s’en étonner ; elles souffraient davantage.
Les grandes misères sont féroces, elles frappent plutôt les
faibles ; elles maltraitent les enfants, les femmes bien plus que les
hommes. Ceux-ci vont, viennent, cherchent hardiment, s’ingénient, finissent par
trouver, au moins pour le jour. Les femmes, les pauvres femmes, vivent, pour la
plupart, renfermées, assises, elles filent, elles cousent ; elles ne sont
guère en état, le jour où tout manque, de chercher leur vie. Chose douloureuse
à penser, la femme, l’être relatif qui ne peut vivre qu’à deux, est plus
souvent seule que l’homme. Lui, il trouve partout la société, se crée des
rapports nouveaux. Elle, elle n’est rien sans la famille. Et la famille
l’accable ; tout le poids porte sur elle. Elle reste au froid logis,
démeublé et dénué, avec des enfants qui pleurent, ou malades, mourants, et qui
ne pleurent plus… Une chose peu remarquée, la plus déchirante peut-être au cœur
maternel, c’est que l’enfant est injuste. Habitué à trouver dans la mère une
providence universelle qui suffit à tout, il s’en prend à elle, durement,
cruellement, de tout ce qui manque, crie, s’emporte, ajoute à la douleur une
douleur plus poignante.
Voilà la mère. Comptons aussi beaucoup de filles seules,
tristes créatures sans famille, sans soutien, qui, trop laides ou vertueuses,
n’ont ni ami ni amant, ne connaissent aucune des joies de la vie. Que leur
petit métier ne puisse plus les nourrir, elles ne savent point y suppléer,
elles remontent au grenier, attendent ; parfois on les trouve mortes, la
voisine s’en aperçoit par hasard.
Ces infortunées n’ont pas même assez d’énergie pour se
plaindre, faire connaître leur situation, protester contre le sort. Celles qui
agissent et remuent, au temps des grandes détresses, ce sont les fortes, les
moins épuisées par la misère, pauvres plutôt qu’indigentes. Le plus souvent,
les intrépides qui se jettent alors en avant sont des femmes d’un grand cœur,
qui souffrent peu pour elles-mêmes, beaucoup pour les autres ; la pitié,
inerte, passive chez les hommes, plus résignés aux maux d’autrui, est chez les
femmes un sentiment très actif, très violent, qui devient parfois héroïque et
les pousse impérieusement aux actes les plus hardis.
Il y avait, au 5 octobre, une foule de malheureuses
créatures qui n’avaient pas mangé depuis trente heures. Ce spectacle douloureux
brisait les cœurs et personne n’y faisait rien ; chacun se renfermait en déplorant
la dureté des temps. Le dimanche 4, au soir, une femme courageuse, qui ne
pouvait voir cela plus longtemps, court du quartier Saint-Denis au
Palais-Royal, elle se fait jour dans la foule bruyante qui pérorait, elle se
fait écouter ; c’était une femme de trente-six ans, bien mise, honnête,
mais forte et hardie. Elle veut qu’on aille à Versailles, elle marchera à la
tête. On plaisante, elle applique un soufflet à l’un des plaisants. Le
lendemain, elle partit des premières, le sabre à la main, prit un canon à la
Ville, se mit à cheval dessus et le mena à Versailles, la mèche allumée.
Parmi les métiers perdus qui semblaient périr avec l’Ancien-Régime
se trouvait celui de sculpteur en bois. On travaillait beaucoup en ce genre, et
pour les églises, et pour les appartements. Beaucoup de femmes sculptaient.
L’une d’elles, Madeleine Chabry, ne faisant plus rien, s’était établie
bouquetière au quartier du Palais-Royal, sous le nom de Louison ; c’était
une fille de dix-sept ans, jolie et spirituelle. On peut parier hardiment que
ce ne fut pas la faim qui mena celle-ci à Versailles. Elle suivit
l’entraînement général, son bon cœur et son courage. Les femmes la mirent à la
tête et la firent leur orateur.
Il y en avait bien d’autres que la faim ne menait point. Il y
avait des marchandes, des portières, des filles publiques, compatissantes et
charitables, comme elles le sont souvent. Il y avait un nombre considérable de
femmes de la Halle ; celles-ci fort royalistes, mais elles désiraient
d’autant plus avoir le roi à Paris. Elles avaient été le voir quelque temps
avant cette époque, je ne sais à quelle occasion ; elles lui avaient parlé
avec beaucoup de cœur, une familiarité qui fit rire, mais touchante, et qui
révélait un sens parfait de la situation : « Pauvre homme !
Disaient-elles en regardant le roi, cher homme ! Bon papa ! » —
Et plus sérieusement à la reine : « Madame, Madame, ouvrez vos
entrailles !… Ouvrons-nous ! Ne cachons rien, disons bien franchement
ce que nous avons à dire. »
Ces femmes des marchés ne sont pas celles qui souffrent
beaucoup de la misère ; leur commerce, portant sur les objets nécessaires
à la vie, a moins de variations. Mais elles voient la misère mieux que personne
et la ressentent ; vivant toujours sur la place, elles n’échappent pas, comme
nous, au spectacle des souffrances. Personne n’y compatit davantage, n’est
meilleur pour les malheureux. Avec des formes grossières, des paroles rudes et
violentes, elles ont souvent un cœur royal, infini de bonté. Nous avons vu nos
Picardes, les femmes du marché d’Amiens, pauvres vendeuses de légumes,
sauver le père de quatre enfants qu’on allait guillotiner ; c’était le
moment du sacre de Charles X ; elles laissèrent leur commerce, leur
famille, s’en allèrent à Reims, elles firent pleurer le roi, arrachèrent la
grâce, et, au retour, faisant entre elles une collecte abondante, elles
renvoyèrent, sauvés, comblés, le père, la femme et les enfants.
Le 5 octobre, à sept heures, elles entendirent battre la
caisse et elles ne résistèrent pas. Une petite fille avait pris un tambour au
corps de garde et battait la générale. C’était lundi ; les Halles furent
désertées, toutes partirent : « Nous ramènerons,
disaient-elles, le boulanger, la boulangère… Et nous aurons l’agrément
d’entendre notre petite mère Mirabeau. »

Les Halles marchent, et, d’autre part, marchait le faubourg
Saint-Antoine. Sur la route, les femmes entraînaient toutes celles qu’elles
pouvaient rencontrer, menaçant celles qui ne viendraient pas de leur couper les
cheveux. D’abord elles vont à la Ville. On venait d’y amener un boulanger qui,
sur un pain de deux livres, donnait sept onces de moins. La lanterne était
descendue. Quoique l’homme fût coupable, de son propre aveu, la garde nationale
le fit échapper. Elle présenta la baïonnette aux quatre ou cinq cents femmes
déjà rassemblées. D’autre part, au fond de la place, se tenait la cavalerie de
la garde nationale. Les femmes ne s’étonnèrent point. Elles chargèrent la
cavalerie, l’infanterie à coups de pierres ; on ne put se décider à
tirer sur elles ; elles forcèrent l’Hôtel de Ville, entrèrent dans tous
les bureaux. Beaucoup étaient assez bien mises, elles avaient pris une robe
blanche pour ce grand jour. Elles demandaient curieusement à quoi servait
chaque salle et priaient les représentants des districts de bien recevoir
celles qu’elles avaient amenées de force, dont plusieurs étaient enceintes et
malades, peut-être de peur. D’autres femmes, affamées, sauvages,
criaient : Du pain et des armes ! Les hommes étaient des
lâches, elles voulaient leur montrer ce que c’était que le courage… Tous les
gens de l’Hôtel de Ville étaient bons à pendre, il fallait brûler leurs
écritures, leurs paperasses… Et elles allaient le faire, brûler le bâtiment
peut-être… Un homme les arrêta, un homme de taille très haute, en habit noir,
d’une figure sérieuse et plus triste que l’habit. Elles voulaient le tuer
d’abord, croyant qu’il était de la Ville, disant qu’il était un traître… Il
répondit qu’il n’était pas traître, mais huissier de son métier, l’un des
vainqueurs de la Bastille. C’était Stanislas Maillard.
Dès le matin, il avait utilement travaillé dans le faubourg
Saint-Antoine. Les volontaires de la Bastille, sous le commandement de Hullin,
étaient sur la place en armes ; les ouvriers qui démolissaient la
forteresse crurent qu’on les envoyait contre eux. Maillard s’interposa, prévint
la collision. À la Ville, il fut assez heureux pour empêcher l’incendie. Les
femmes promettaient même de ne point laisser entrer d’hommes ; elles
avaient mis leurs sentinelles armées à la grande porte. À onze heures, les
hommes attaquent la petite porte qui donnait sous l’arcade Saint-Jean. Armés de
leviers, de marteaux, de haches et de piques, ils forcent la porte, forcent les
magasins d’armes. Parmi eux se trouvait un Garde-française qui, le matin, avait
voulu sonner le tocsin, qu’on avait pris sur le fait ; il avait,
disait-il, échappé par miracle ; les modérés, aussi furieux que les
autres, l’auraient pendu sans les femmes ; il montrait son cou sans
cravate, d’où elles avaient ôté la corde… Par représailles, on prit un homme de
la Ville pour le pendre ; c’était le brave abbé Lefebvre, le distributeur des poudres au 14
juillet ; des femmes ou des hommes déguisés en femmes le pendirent
effectivement au petit clocher ; l’une ou l’un d’eux coupa la corde, il
tomba, étourdi seulement, dans une salle, vingt-cinq pieds plus bas.
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Tentative de pendaison de l'abbé Lefèvre |
Ni Bailly ni La Fayette n’étaient arrivés. Maillard va trouver
l’aide-major général et lui dit qu’il n’y a qu’un moyen de finir tout, c’est
que lui Maillard mène les femmes à Versailles. Ce voyage donnera le temps
d’assembler des forces. Il descend, bat le tambour, se fait écouter. La figure
froidement tragique du grand homme noir fit bon effet dans la Grève ; il
parut homme prudent, propre à mener la chose à bien. Les femmes, qui déjà
partaient avec les canons de la Ville, le proclament leur capitaine. Il se met
en tête avec huit ou dix tambours ; sept ou huit mille femmes suivaient,
quelques centaines d’hommes armés, et enfin, pour arrière-garde, une
compagnie des volontaires de la Bastille.
Arrivés aux Tuileries, Maillard voulait suivre le quai, les
femmes voulaient passer triomphalement sous l’horloge, par le palais et le
jardin. Maillard, observateur des formes, leur dit de bien remarquer que
c’était la maison du roi, le jardin du roi ; les traverser sans
permission, c’était insulter le roi.
Il s’approcha poliment du suisse et lui dit que ces dames voulaient passer
seulement, sans faire le moindre dégât. Le suisse tira l’épée, courut sur
Maillard, qui tira la sienne… Une portière heureusement frappe à propos d’un
bâton, le suisse tombe, un homme lui met la baïonnette à la poitrine. Maillard
l’arrête, désarme froidement les deux hommes, emporte la baïonnette et les
épées.
La matinée avançait, la faim augmentait. À Chaillot, à
Auteuil, à Sèvres, il était bien difficile d’empêcher les pauvres affamées de
voler des aliments. Maillard ne le souffrit pas. La troupe n’en pouvait plus à
Sèvres ; il n’y avait rien, même à acheter ; toutes les portes
étaient fermées, sauf une, celle d’un malade qui était resté ; Maillard se
fît donner par lui, en payant, quelques brocs de vin. Puis il désigna sept
hommes et les chargea d’amener les boulangers de Sèvres avec tout ce qu’ils
auraient. Il y avait huit pains en tout, trente-deux livres pour huit mille
personnes… On les partagea et l’on se traîna plus loin. La fatigue décida
la plupart des femmes à jeter leurs armes. Maillard leur fit sentir d’ailleurs
que, voulant faire visite au roi, à l’Assemblée, les toucher, les attendrir, il
ne fallait pas arriver dans cet équipage guerrier. Les canons furent mis à la
queue et cachés en quelque sorte. Le sage huissier voulait un amener sans
scandale, pour dire comme le Palais. À l’entrée de Versailles pour bien
constater l’intention pacifique, il donna le signal aux femmes de chanter l’air
de Henri IV.
Les gens de Versailles étaient ravis, criaient :
« Vivent nos Parisiennes ! » Les spectateurs étrangers ne
voyaient rien que d’innocent dans cette foule qui venait demander secours au
roi. Un homme peu favorable à la Révolution, le Genevois Dumont, qui dînait au
palais des Petites-Écuries et regardait d’une fenêtre, dit lui-même :
« Tout ce peuple ne demandait que du pain. »
L’Assemblée avait été, ce jour-là, fort orageuse. Le roi, ne
voulant sanctionner ni la Déclaration des droits, ni les arrêtés
du 4 août, répondait qu’on ne pouvait juger des lois constitutives que dans
leur ensemble, qu’il y accédait néanmoins, en considération des
circonstances alarmantes, et à la condition expresse que le pouvoir exécutif
reprendrait toute sa force.
 |
Robespierre
|
« Si vous acceptez la lettre du roi, dit Robespierre,
il n’y a plus de constitution, aucun droit d’en avoir une. » Duport,
Grégoire, d’autres députés, parlent dans le même sens. Pétion rappelle, accuse
l’orgie des gardes du corps. Un député, qui lui-même avait servi parmi
eux, demande, pour leur honneur, qu’on formule la dénonciation et que les
coupables soient poursuivis. « Je dénoncerai, dit Mirabeau, et je signerai,
si l’Assemblée déclare que la personne du roi est la
seule inviolable. » C’était désigner la reine. L’Assemblée entière
recula ; la motion fut retirée ; dans un pareil jour, elle eût
provoqué un meurtre.
Mirabeau lui-même n’était pas sans inquiétude pour ses
tergiversations, son discours pour le veto. Il s’approche du président et lui
dit à demi-voix : « Mounier, Paris marche sur nous… Croyez-moi, ne me
croyez pas, quarante mille hommes marchent sur nous… Trouvez-vous mal, montez
au château et donnez-leur cet avis, il n’y a pas une minute à perdre. — Paris
marche ? Dit sèchement Mounier (il croyait Mirabeau un des auteurs du
mouvement). Eh bien tant mieux ! Nous serons plus tôt en
république. »
L’Assemblée décide qu’on enverra vers le roi, pour demander
l’acceptation pure et simple de la Déclaration des droits. À trois heures,
Target annonce qu’une foule se présente aux portes sur l’avenue de Paris.
 |
Charles Henri d'Estaing |
Tout le monde savait l’événement. Le roi seul ne le savait
pas. Il était parti le matin, comme à l’ordinaire, pour la chasse ; il
courait les bois de Meudon. On le cherchait ; en attendant, on battait la
générale ; les gardes du corps montaient à cheval, sur la place d’Armes,
et s’adossaient à la grille ; le régiment de Flandre, au-dessous, à leur
droite, près de l’avenue de Sceaux ; plus bas encore, les
dragons ; derrière la grille, les Suisses. M. d’Estaing, au nom de la
municipalité de Versailles, ordonne aux troupes de s’opposer au désordre, de
concert avec la garde nationale. La municipalité avait poussé la précaution
jusqu’à autoriser d’Estaing à suivre le roi, s’il s’éloignait, sous la
condition singulière de le ramener à Versailles le plus tôt possible.
D’Estaing s’en tint au dernier ordre, monta au château, laissa la garde
nationale de Versailles s’arranger comme elle voudrait. Son second, M. de
Gouvernet, laisse aussi son poste et va se placer parmi les gardes du corps,
aimant mieux, dit-il, être avec des gens qui sachent se battre et sabrer. Lecointre,
le lieutenant-colonel, resta seul pour commander.
Cependant Maillard arrivait à l’Assemblée nationale. Toutes
les femmes voulaient entrer. Il eut la plus grande peine à leur persuader de ne
faire entrer que quinze des leurs. Elles se placèrent à la barre, ayant à leur
tête le Garde-française dont on a parlé, une femme qui au bout d’une perche
portait un tambour de basque, et au milieu le gigantesque huissier, en habit
noir déchiré, l’épée à la main. Le soldat, avec pétulance, prit la parole, dit
à l’Assemblée que, le matin, personne ne trouvant de pain chez les boulangers,
il avait voulu sonner le tocsin, qu’on avait failli le pendre, qu’il avait dû
son salut aux dames qui l’accompagnaient. « Nous venons, dit-il, demander
du pain et la punition des gardes du corps qui ont insulté la cocarde… Nous
sommes de bons patriotes ; nous avons sur notre route arraché les
cocardes noires… Je vais avoir le plaisir d’en déchirer une sous les yeux de
l’Assemblée. »
À quoi l’autre ajouta gravement : « Il faudra bien
que tout le monde prenne la cocarde patriotique. » Quelques murmures
s’élevèrent.
« Et pourtant nous sommes tous frères ! » dit
la sinistre figure.
Maillard faisait allusion à ce que la municipalité de Paris
avait déclaré la veille : Que la cocarde tricolore ayant été adoptée
comme signe de fraternité, elle était la seule que dût porter le citoyen.
Les femmes impatientes criaient toutes ensemble :
« Du pain ! Du pain ! » — Maillard commença alors à dire
l’horrible situation de Paris, les convois interceptés par les autres villes ou
par les aristocrates. « Ils veulent, dit-il, nous faire mourir. Un meunier
a reçu deux cents livres pour ne pas moudre, avec promesse d’en donner autant
par semaine. » — L’Assemblée : « Nommez !
Nommez ! » — C’était dans l’Assemblée même que Grégoire avait parlé
de ce bruit qui courait ; Maillard l’avait appris en route.
« Nommez ! » Des femmes crièrent au hasard : « C’est
l’archevêque de Paris. »
On peut lire l'intervention de Maillard sur le PV de l'Assemblée par le lien suivant :
https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1877_num_9_1_5114_t1_0346_0000_12
Dans ce moment où la vie de beaucoup d’hommes ne tenait qu’à
un cheveu, Robespierre prit une grave initiative. Seul il appuya Maillard, dit
que l’abbé Grégoire avait parlé du fait, et sans doute donnerait des
renseignements.
D’autres membres de l’Assemblée essayèrent des caresses ou
des menaces. Un député du Clergé, abbé ou prélat, vint donner sa main à baiser
à l’une des femmes. Elle se mit en colère et dit : « Je ne suis pas
faite pour baiser la patte d’un chien. » Un autre député, militaire,
décoré de la croix de Saint-Louis, entendant dire à Maillard que le grand
obstacle à la constitution était le Clergé, s’emporta et lui dit qu’il devrait
subir sur l’heure une punition exemplaire. Maillard, sans s’épouvanter,
répondit qu’il n’inculpait aucun membre de l’Assemblée, que sans doute le
Clergé ne savait rien de tout cela, qu’il croyait rendre service en leur
donnant cet avis. Pour la seconde fois, Robespierre soutint Maillard, calma les
femmes. Celles du dehors s’impatientaient, craignaient pour leur orateur ;
le bruit courait parmi elles qu’il avait péri. Il sortit et se montra un
moment.
Maillard, reprenant alors, pria l’Assemblée d’inviter les gardes
du corps à faire réparation pour l’injure faite à la cocarde. — Des députés
démentaient… Maillard insista en termes peu mesurés. — Le président Mounier le
rappela au respect de l’Assemblée, ajoutant maladroitement que ceux qui
voulaient être citoyens pouvaient l’être de leur plein gré… C’était donner
prise à Maillard ; il s’en saisit, répliqua : « Il n’est
personne qui ne doive être fier de ce nom de citoyen. Et s’il était dans cette
auguste Assemblée quelqu’un qui s’en fit déshonneur, il devrait en être
exclu. » L’Assemblée frémit, applaudit : « Oui, nous sommes tous
citoyens. »
À l’instant on apportait une cocarde aux trois couleurs, de
la part des gardes du corps. Les femmes crièrent : « Vive le
roi ! Vivent MM. Les gardes du corps ! » Maillard, qui se
contentait plus difficilement, insista sur la nécessité de renvoyer le régiment
de Flandre.
Mounier, espérant alors pouvoir les congédier, dit que
l’Assemblée n’avait rien négligé pour les subsistances, le roi non plus, qu’on
chercherait de nouveaux moyens, qu’ils pouvaient aller en paix. — Maillard ne
bougeait, disant : « Non, cela ne suffit pas. »
Un député proposa alors d’aller représenter au roi la
position malheureuse de Paris. L’Assemblée le décréta, et les femmes, se
prenant vivement à cette espérance, sautaient au col des députés, embrassaient
le président, quoi qu’il fît. « Mais où donc est Mirabeau ?
Disaient-elles encore, nous voudrions bien voir notre comte de
Mirabeau ! »
Mounier, baisé, entouré, étouffé presque, se mit tristement
en route avec la députation et une foule de femmes qui s’obstinaient à le
suivre, « Nous étions à pied, dans la boue, dit-il ; il pleuvait à
verse. Nous traversions une foule mal vêtue, bruyante, bizarrement armée. Des
gardes du corps faisaient des patrouilles et passaient au grand galop. Ces
gardes, voyant Mounier et les députés avec l’étrange cortège qu’on leur faisait
par honneur, crurent apparemment voir là les chefs de l’insurrection,
voulurent dissiper cette masse et coururent tout au travers. Les inviolables
échappèrent comme ils purent et se sauvèrent dans la boue. Qu’on juge de la
rage du peuple, qui se figurait qu’avec eux il était sûr d’être
respecté !…
Deux femmes furent blessées, et même de coups de sabre,
selon quelques témoins. Cependant le peuple ne fit rien encore. De trois à huit
heures du soir, il fut patient, immobile, sauf des cris, des huées, quand
passait l’uniforme odieux des gardes du corps. Un enfant jeta des pierres.

On avait trouvé le roi ; il était revenu de Meudon,
sans se presser. Mounier, enfin reconnu, fut reçu avec douze femmes. Il parla
au roi de la misère de Paris, aux ministres de la demande de l’Assemblée, qui
attendait l’acceptation pure et simple de la Déclaration des droits et
autres articles constitutionnels. Le roi cependant écoutait les femmes avec
bonté. La jeune Louison Chabry avait été chargée de porter la parole, mais,
devant le roi, son émotion fut si forte qu’elle put à peine dire :
« Du pain ! » et elle tomba évanouie. Le roi, fort touché, la
fit secourir, et lorsqu’au départ elle voulut lui baiser la main, il l’embrassa
comme un père.
Elle sortit royaliste, et criant : « Vive le
roi ! » Celles qui attendaient sur la place, furieuses, se mirent
à dire qu’on l’avait payée ; elle eut beau retourner ses poches, montrer
qu’elle était sans argent ; les femmes lui passaient au col leurs
jarretières pour l’étrangler. On l’en tira, non sans peine. Il fallut qu’elle
remontât au château, qu’elle obtînt du roi un ordre écrit pour faire venir des
blés, pour lever tout obstacle à l’approvisionnement de Paris.
Aux demandes du président le roi avait dit
tranquillement : « Revenez sur les neuf heures. » Mounier n’en
était pas moins resté au château, à la porte du conseil, insistant pour une
réponse, frappant d’heure en heure, jusqu’à dix heures du soir. Mais rien ne se
décidait.
Le ministre de Paris, M. de Saint-Priest, avait appris la
nouvelle fort tard (ce qui prouve combien le départ pour Versailles fut
imprévu, spontané). Il proposa que la reine partît pour Rambouillet, que le roi
restât, résistât et, au besoin, combattît ; le seul départ de la reine eût
tranquillisé le peuple et dispensé de combattre. M. Necker voulait que le roi
allât à Paris, qu’il se confiât au peuple, c’est-à-dire qu’il fût franc,
sincère, acceptât la Révolution. Louis XVI, sans rien résoudre, ajourna le
conseil, afin de consulter la reine.
Elle voulait bien partir, mais avec lui, ne pas laisser à
lui-même un homme si incertain ; le nom du roi était son arme pour
commencer la guerre civile. Saint-Priest, vers sept heures, apprit que M. de La
Fayette, entraîné par la garde nationale, marchait sur Versailles. « Il
faut partir sur-le-champ, dit-il. Le roi, en tête des troupes, passera
sans difficulté. » Mais il était impossible de le décider à rien. Il
croyait (et bien à tort) que, lui parti, l’Assemblée ferait roi le duc
d’Orléans. Il répugnait aussi à fuir, il se promenait à grands pas, répétant de
temps en temps : « Un roi fugitif ! un roi fugitif ! »
La reine cependant insistant sur le départ, l’ordre fut donné pour les
voitures. Déjà il n’était plus temps.
Pour info : La séance du soir à l'Assemblée nationale s'est terminée à 3h00 du matin. Par le lien suivant pour pourrez lire dans le PV (cliquez sur l'image) que le roi a fini par accepter dans la soirée les articles de la Constitution et la Déclaration des droits de l'homme. N'est-on pas en droit de penser que le mouvement des femmes y fut peut-être pour quelque chose ?
6 Octobre 1789 "Le peuple ramène le roi à Paris"
Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Histoire_de_la_R%C3%A9volution_fran%C3%A7aise_(Michelet)/Livre_II/Chapitre_9
"Un milicien de Paris, qu’une troupe de femmes avait pris,
malgré lui, pour chef, et qui, exalté par la route, s’était trouvé à Versailles
plus ardent que tous les autres, se hasarda à passer derrière les gardes du
corps ; là, voyant la grille fermée, il aboyait après le factionnaire
placé au dedans et le menaçait de sa baïonnette. Un lieutenant des gardes et
deux autres tirent le sabre, se mettent au galop, commencent à lui donner la
chasse. L’homme fuit à toutes jambes, veut gagner une baraque, heurte un tonneau,
tombe, toujours criant au secours. Le cavalier l’atteignait, quand les gardes
nationaux de Versailles ne purent plus se contenir ; l’un d’eux, un
marchand de vin, sort des rangs, le couche en joue, le tire et l’arrête
net ; il avait cassé le bras qui tenait le sabre levé.
D’Estaing, le commandant de cette garde nationale, était au
château, croyant toujours qu’il partait avec le roi. Lecointre, le
lieutenant-colonel, restait sur la place, demandait des ordres à la
municipalité, qui n’en donnait pas. Il craignait avec raison que cette foule
affamée ne se mît à courir la ville, ne se nourrît elle-même. Il alla les
trouver, demanda ce qu’il fallait de vivres, sollicita la municipalité, n’en
tira qu’un peu de riz qui n’était rien pour tant de monde. Alors il fit
chercher partout et, par sa louable diligence, soulagea un peu le peuple.
En même temps il s’adressait au régiment de Flandre,
demandait aux officiers, aux soldats, s’ils tireraient. Ceux-ci étaient déjà
pressés par une influence bien autrement puissante. Des femmes s’étaient jetées
parmi eux et les priaient de ne pas faire de mal au peuple. L’une d’elles
apparut alors, que nous reverrons souvent, qui ne semble pas avoir marché dans
la boue avec les autres, mais qui vint plus tard, sans doute, et tout d’abord
se jeta au travers des soldats. C’était la jolie Mlle Théroigne de
Méricourt, une Liégeoise, vive et emportée, comme tant de femmes de Liège, qui
firent les révolutions de quinzième siècle et combattirent vaillamment
contre Charles-le-Téméraire. Piquante, originale, étrange, avec son
chapeau d’amazone et sa redingote rouge, le sabre au côté, parlant à la fois,
pêle-mêle, avec éloquence pourtant, le français et le liégeois… On riait, mais
on cédait… Impétueuse, charmante, terrible, Théroigne ne sentait nul obstacle…
Elle avait eu des amours, mais alors elle n’en avait qu’un, celui-ci violent,
mortel, qui lui coûta plus que la vie, l’amour de la Révolution ; elle la
suivait avec transport, ne manquait pas une séance de l’Assemblée, courait les
clubs et les places, tenait un club chez elle, recevait force députés. Plus
d’amant ; elle avait déclaré qu’elle n’en voulait pas d’autre que le grand
métaphysicien, toujours ennemi des femmes, l’abstrait, le froid abbé Sieyès.
Théroigne, ayant envahi ce pauvre régiment de Flandre, lui
tourna la tête, le gagna, le désarma, si bien qu’il donnait fraternellement ses
cartouches aux gardes nationaux de Versailles.
D’Estaing fit dire alors à ceux-ci de se retirer.
Quelques-uns partent ; d’autres répondent qu’ils ne s’en iront pas que les
gardes du corps ne soient partis les premiers. Ordre aux gardes de défiler. Il
était huit heures, la soirée fort sombre. Le peuple suivait, pressait les
gardes avec des huées. Ils avaient le sabre à la main, ils se font faire place.
Ceux qui étaient à la queue, plus embarrassés que les autres, tirent des coups
de pistolet ; trois gardes nationaux sont touchés, l’un à la joue, les
deux autres reçoivent les balles dans leurs habits. Leurs camarades répondent,
tirent aussi. Les gardes du corps ripostent de leurs mousquetons.
D’autres gardes nationaux entraient dans la cour,
entouraient d’Estaing, demandaient des munitions. Il fut lui-même étonné de
leur élan, de l’audace qu’ils montraient tout seuls au milieu des
troupes : « Vrais martyrs de l’enthousiasme », disait-il plus
tard à la reine.
Un lieutenant de Versailles déclara au garde de l’artillerie
que, s’il ne lui donnait de la poudre, il lui brûlerait la cervelle. Il en
livra un tonneau qu’on défonça sur la place, et l’on chargea des canons qu’on
braqua vis-à-vis la rampe, de manière à prendre en flanc les troupes qui
couvraient encore le château et les gardes du corps qui revenaient sur la
place.
Les gens de Versailles avaient montré la même fermeté de
l’autre côté du château. Cinq voitures se présentaient à la grille pour
sortir ; c’était la reine, disait-on, qui partait pour Trianon. Le suisse
ouvre, la garde ferme. « Il y aurait danger pour Sa Majesté, dit le
commandant, à s’éloigner du château. » Les voitures rentrèrent sous
escorte. Il n’y avait plus de passage. Le roi était prisonnier.
Le même commandant sauva un garde du corps que la foule
voulait mettre en pièces pour avoir tiré sur le peuple. Il fit si bien qu’on
laissa l’homme ; on se contenta du cheval, qui fut dépecé ; on commençait
à le rôtir sur la place d’Armes ; mais la foule avait trop faim, il fut mangé
presque cru.
La pluie tombait. La foule s’abritait où elle pouvait ;
les uns enfoncèrent la grille des grandes écuries, où était le régiment de
Flandre, et s’y mirent pêle-mêle avec les soldats. D’autres, environ quatre
mille, étaient restés dans l’Assemblée. Les hommes étaient assez tranquilles,
mais les femmes supportaient impatiemment cet état d’inaction ; elles
parlaient, criaient, remuaient. Maillard seul pouvait les faire taire, et il
n’en venait à bout qu’en haranguant l’Assemblée.
Ce qui n’aidait pas à calmer la foule, c’est que des gardes
du corps vinrent trouver les dragons qui étaient aux portes de l’Assemblée,
demander s’ils voudraient les aider à prendre les pièces qui menaçaient le
château. On allait se jeter sur eux, les dragons les firent échapper.
À huit heures, autre tentative. On apporta une lettre du
roi, où, sans parler de la Déclaration des droits, il promettait vaguement
la libre circulation des grains. Il est probable qu’à ce moment l’idée de fuite
dominait au château. Sans rien répondre à Mounier, qui restait toujours à la
porte du conseil, on envoyait cette lettre pour occuper la foule qui attendait.
Une apparition singulière avait ajouté à l’effroi de la
cour. Un jeune homme du peuple entre, mal mis, tout défait… On s’étonne…
C’était le jeune duc de Richelieu, qui, sous cet habit, s’était mêlé à la
foule, à ce nouveau flot de peuple qui était parti de Paris ; il les avait
quittés à moitié chemin pour avertir la famille royale ; il avait entendu
des propos horribles, des menaces atroces, à faire dresser les cheveux… En
disant cela, il était si pâle que tout le monde pâlit…
Le cœur du roi commençait à faiblir ; il sentait la
reine en péril. Quoi qu’il en coûtât à sa conscience de consacrer l’œuvre
législative du philosophisme, il signa à dix heures du soir la Déclaration
des droits.
Mounier put donc enfin partir. Il avait hâte de reprendre la
présidence avant l’arrivée de cette grande armée de Paris, dont on ne savait
pas les projets. Il rentre, mais plus d’Assemblée ; elle avait levé la
séance ; la foule, de plus en plus bruyante, exigeante, avait demandé
qu’on diminuât le prix du pain, celui de la viande. Mounier trouva à sa place,
dans le siège du président, une grande femme de bonnes manières, qui tenait la
sonnette et qui descendit à regret. Il donna ordre qu’on tâchât de réunir les
députés ; en attendant, il annonça au peuple que le roi venait d’accepter
les articles constitutionnels. Les femmes, se serrant alors autour de lui, le
priaient d’en donner copie ; d’autres disaient : « Mais,
Monsieur le Président, cela sera-t-il bien avantageux ? Cela fera-t-il
avoir du pain aux pauvres gens de Paris ? » — D’autres :
« Nous avons bien faim. Nous n’avons pas mangé aujourd’hui. » Mounier
dit qu’on allât chercher du pain chez les boulangers. De tous côtés les
vivres vinrent. Ils se mirent à manger avec grand bruit dans la salle.
Les femmes, tout en mangeant, causaient avec Mounier :
« Mais, cher président, pourquoi donc avez-vous défendu ce vilain
veto !… Prenez bien garde à la lanterne ! » Mounier leur
répondit avec fermeté qu’elles n’étaient pas en état de juger, qu’on les
trompait, que, pour lui, il aimait mieux exposer sa vie que trahir sa
conscience. Cette réponse leur plut fort ; dès lors elles lui témoignèrent
beaucoup de respect et d’amitié.
Mirabeau seul eût pu se faire entendre, couvrir le tumulte.
Il ne s’en souciait pas. Certainement il était inquiet. Le soir, au dire de
plusieurs témoins, il s’était promené parmi le peuple avec un grand sabre, disant
à ceux qu’il rencontrait : « Mes enfants, nous sommes pour
vous. » Puis il s’était allé coucher. Dumont le Genevois alla le chercher,
le ramena à l’Assemblée. Dès qu’il arriva, il dit de sa voix tonnante :
« Je voudrais bien savoir comment on se donne les airs de venir troubler
nos séances… Monsieur le président, faites respecter l’Assemblée ! »
Les femmes crièrent : « Bravo !» Il y eut un peu de calme. Pour
passer le temps, on reprit la discussion des lois criminelles.
« J’étais dans une galerie (dit Dumont), où une
poissarde agissait avec une autorité supérieure et dirigeait une centaine
de femmes, de jeunes filles surtout, qui, à son signal, criaient, se taisaient.
Elle appelait familièrement des députés par leur nom ou bien demandait :
« Qui est-ce qui parle là-bas ? Faites taire ce bavard ! Il ne
s’agit pas de ça ! il s’agit d’avoir du pain !… Qu’on fasse plutôt
parler notre petite mère Mirabeau… » Et toutes les autres criaient :
« Notre petite mère Mirabeau !… » Mais il ne voulait point parler. »
 |
Lafayette, commandant général garde parisienne |
M. de La Fayette, parti de Paris entre cinq et six heures,
n’arriva qu’à minuit passé. Il faut que nous remontions plus haut et que nous
le suivions de midi jusqu’à minuit.
Vers onze heures, averti de l’invasion de l’Hôtel de Ville,
il s’y rendit, trouva la foule écoulée et se mit à dicter une dépêche pour le
roi. La garde nationale, soldée et non soldée, remplissait la Grève ; de
rang en rang, on disait qu’il fallait aller à Versailles. Beaucoup
d’ex-Gardes-françaises, particulièrement, regrettaient leur ancien privilège de
garder le roi ; ils voulaient s’en ressaisir. Quelques-uns d’entre eux
montent à la Ville, frappent au bureau où était La Fayette ; un jeune
grenadier de la plus belle figure, et qui parlait à merveille, lui dit avec
fermeté :
« Mon général, le peuple manque de pain, la misère est
au comble ; le comité de subsistances ou vous trompe ou est trompé. Cette
position ne peut durer ; il n’y a qu’un moyen, allons à
Versailles !… On dit que le roi est un imbécile, nous placerons la couronne
sur la tête de son fils ; on nommera un conseil de régence, et tout ira
mieux. »
 |
La Fayette quittant la Mairie de Paris |
M. de La Fayette était un homme très ferme et très obstiné.
La foule le fut encore plus. Il croyait à son ascendant, avec raison ; il
put voir toutefois qu’il se l’était exagéré. En vain il harangua le peuple, en
vain il resta plusieurs heures dans la Grève sur son cheval blanc, tantôt
parlant, tantôt imposant silence du geste, ou bien, pour faire quelque chose,
flattant de la main son cheval. La difficulté allait augmentant ; ce
n’étaient plus seulement ses gardes nationaux qui le pressaient, c’étaient des
bandes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; ceux-là
n’entendaient à rien. Ils parlaient au général par des signes éloquents,
préparant pour lui la lanterne, le couchant en joue. Alors il descend de
cheval, veut rentrer à l’Hôtel de Ville, mais ses grenadiers lui barrent le
passage : « Morbleu ! Général, vous resterez avec nous, vous ne
nous abandonnerez pas. »
Par bonheur une lettre descend de l’Hôtel de Ville ; on
autorise le général à partir, « vu qu’il est impossible de s’y
refuser ». — « Partons », dit-il à regret. — Il s’élève un cri
de joie.
Des trente mille hommes de garde nationale, quinze mille
marchèrent. Ajoutez quelques milliers d’hommes du peuple. L’outrage à la
cocarde nationale était pour l’expédition un noble motif. Tout le monde battait
des mains sur le passage. Une foule élégante, sur la terrasse de l’eau,
regardait, applaudissait. À Passy, où le duc d’Orléans avait loué une maison, Mme de
Genlis était à son poste, criant, agitant un mouchoir, n’oubliant rien pour
être vue.
Le mauvais temps qu’il faisait ralentit beaucoup la marche.
Beaucoup de gardes nationaux, ardents tout à l’heure, se refroidissaient. Ce
n’était plus là le beau 14 juillet. Une froide pluie d’octobre tombait.
Quelques-uns restaient en route ; les autres pestaient et allaient.
« Il est dur, disaient de riches marchands, pour des gens qui, dans les
beaux temps, ne vont à leurs maisons de campagne que dans leurs voitures, de
faire quatre lieues par la pluie… » D’autres disaient : « Nous
ne pouvons faire une telle corvée en vain. » Et ils s’en prenaient à la
reine ; ils faisaient des menaces folles, pour paraître bien méchants.
Le château les attendait dans la plus grande anxiété. On pensait
que La Fayette faisait semblant d’être forcé, mais qu’il profiterait de la
circonstance. On voulut voir encore à onze heures si, la foule étant dispersée,
les voitures passeraient par la grille du Dragon. La garde nationale de
Versailles veillait et ferma le passage.
La reine, au reste, ne voulait point partir seule. Elle jugeait
avec raison qu’il n’y avait nulle part de sûreté pour elle, si elle se séparait
du roi. Deux cents gentilshommes environ, dont plusieurs étaient députés,
s’offrirent à elle pour la défendre et lui demandèrent un ordre pour prendre
des chevaux de ses écuries. Elle les autorisa, pour le cas, disait-elle,
où le roi serait en danger.
La Fayette, avant d’entrer dans Versailles, fit renouveler
le serment de fidélité à la loi et au roi. Il l’avertit de son arrivée, et le
roi lui répondit : Qu’il le verrait avec plaisir, qu’il venait d’accepter
sa Déclaration des droits.
La Fayette entra seul au château, au grand étonnement des
gardes et de tout le monde. Dans l’Œil-de-Bœuf, un homme de cour dit
follement : « Voilà Cromwell. » Et La Fayette très bien :
« Monsieur, Cromwell ne serait pas entré seul. »
Il avait l’air très calme, dit Mme de Staël
(qui y était) ; personne ne l’a jamais vu autrement ; sa délicatesse
souffrait de l’importance de son rôle. » Il fut d’autant plus respectueux
qu’il semblait plus fort. La violence, au reste, qu’on lui avait faite à
lui-même, le rendait plus royaliste qu’il ne l’avait jamais été.
Le roi donna à la garde nationale les postes extérieurs du
château ; les gardes du corps conservèrent ceux du dedans. Le dehors même
ne fut pas entièrement confié à La Fayette. Une de ses patrouilles voulant
passer dans le parc, la grille lui fut refusée. Le parc était occupé par des
gardes du corps et autres troupes ; jusqu’à deux heures du matin, elles
attendaient le roi, au cas qu’il se décidât enfin à la fuite. À deux heures seulement,
tranquillisé par La Fayette, on leur fit dire qu’ils pouvaient s’en aller à
Rambouillet.
À trois heures, l’Assemblée avait levé la séance. Le peuple
s’était dispersé, couché, comme il avait pu, dans les églises et ailleurs.
Maillard et beaucoup de femmes, entre autres Louison Chabry, étaient partis
pour Paris, peu après l’arrivée de La Fayette, emportant les décrets sur les
grains et la Déclaration des droits.
La Fayette eut beaucoup de peine à loger ses gardes
nationaux ; mouillés, recrus, ils cherchaient à se sécher, à manger.
Lui-même enfin, croyant tout tranquille, alla à l’hôtel de Noailles, dormit,
comme on dort après vingt heures d’efforts et d’agitations.
Beaucoup de gens ne dormaient pas. C’étaient surtout ceux
qui, partis le soir de Paris, n’avaient pas eu la fatigue du jour précédent. La
première expédition, où les femmes dominaient, très spontanée, très naïve, pour
parler ainsi, déterminée par les besoins, n’avait pas coûté de sang. Maillard
avait eu la gloire d’y conserver quelque ordre dans le désordre même. Le crescendo naturel
qu’on observe toujours dans de telles agitations ne permettait guère de croire
que la seconde expédition se passât ainsi. Il est vrai qu’elle s’était faite
sous les yeux de la garde nationale et comme de concert avec elle. Néanmoins il
y avait là des hommes décidés à agir sans elle ; plusieurs étaient de
furieux fanatiques qui auraient voulu tuer la reine ; d’autres, qui se
donnaient pour tels et semblaient les plus violents, étaient tout
simplement d’une classe toujours surabondante dans l’affaiblissement de la
police, des voleurs. Ceux-ci calculaient la chance d’une invasion du château.
Ils n’avaient pas trouvé à la Bastille grand’chose qui fût digne d’eux. Mais ce
merveilleux palais de Versailles, où les richesses de la France s’entassaient
depuis plus d’un siècle, quelle ravissante perspective il ouvrait pour le pillage !
 |
Vue de la place d'Armes de Versailles le 6 octobre au matin. |
À cinq heures du matin, avant jour, une grande foule rôdait
déjà autour des grilles, armée de piques, de broches et de faux. Ils n’avaient
pas de fusils. Voyant des gardes du corps en sentinelle aux grilles, ils
forcèrent des gardes nationaux de tirer sur eux ; ceux-ci obéirent, ayant
soin de tirer trop haut.
Dans cette foule qui errait ou se tenait autour des feux
qu’on avait faits sur la place se trouvait un petit bossu, l’avocat Verrières,
monté sur un grand cheval ; il passait pour très violent ; dès le
soir on l’attendait, disant qu’on ne ferait rien sans lui. Lecointre était là
aussi qui pérorait, allait, venait. Les gens de Versailles étaient peut-être
plus animés que les Parisiens, enragés de longue date contre la cour, contre
les gardes du corps ; ils avaient perdu la veille l’occasion de tomber sur
eux, ils la regrettaient, voulaient leur solder leur compte. Ils avaient parmi
eux nombre de serruriers et forgerons de la manufacture d’armes ?),
gens rudes et qui frappent fort, qui, de plus, toujours altérés par le feu,
boivent fort aussi.
Vers six heures, ces gens mêlés de Versailles et de Paris
escaladent ou forcent les grilles, puis s’avancent dans les cours, avec
crainte, hésitation. Le premier qui fut tué l’aurait été par une chute, à en
croire les royalistes, en glissant dans la cour de marbre. Selon l’autre
version, plus vraisemblable, il fut tué d’un coup de fusil, tiré par les gardes
du corps.
Les uns se dirigeaient à gauche, vers l’appartement de la
reine, les autres à droite, vers l’escalier de la chapelle, plus près de
l’appartement du roi. À gauche, un Parisien qui courait des premiers, sans
armes, rencontre un garde du corps qui lui donne un coup de couteau ; on
tue le garde du corps. À droite allait en avant un milicien de la garde de
Versailles, un petit serrurier, les yeux enfoncés, fort peu de cheveux, les
mains gercées par la forge. Cet homme et un autre, sans répondre au garde qui
était descendu de quelques marches et lui parlait sur l’escalier, s’efforçaient
de le tirer par son baudrier, pour le livrer à la foule qui venait derrière.
Les gardes le ramenèrent à eux ; mais deux d’entre eux furent tués. Tous
s’enfuient par la grande galerie, jusqu’à l’Œil-de-Bœuf, entre les appartements
du roi et de la reine. D’autres gardes y étaient déjà.
La plus furieuse attaque avait été faite vers l’appartement
de la reine. La sœur de sa femme de chambre, Mme Campan, ayant
entr’ouvert la porte, y vit un garde couvert de sang qui arrêtait les furieux.
Elle ferme vite au verrou cette porte et la suivante, passe un jupon à la
reine, veut la mener chez le roi… Moment terrible… La porte est fermée de
l’autre côté au verrou. On frappe à coups redoublés… Le roi n’était pas chez
lui ; il avait pris un autre passage pour se rendre chez la reine… À ce
moment, un coup de pistolet part très près, un coup de fusil. « Mes amis,
mes chers amis, criait-elle, fondant en larmes, sauvez-moi et mes
enfants. » On apportait le dauphin. La porte enfin s’est ouverte, elle se
sauve chez le roi.
La foule frappait, frappait, pour entrer dans l’Œil-de-Bœuf.
Les gardes s’y barricadaient ; ils avaient entassé des bancs, des
tabourets, d’autres meubles ; le panneau d’en bas éclate… Ils n’attendent
plus que la mort… Mais tout à coup le bruit cesse ; une voix douce et
forte dit : « Ouvrez ! » Comme ils n’ouvraient pas, la même
voix répéta : « Ouvrez donc, Messieurs les gardes du corps, nous
n’avons pas oublié que les vôtres nous sauvèrent à Fontenoy, nous autres
Gardes-françaises. »
C’étaient eux, Gardes-françaises et maintenant gardes
nationaux, c’était le brave et généreux Hoche, alors simple sergent-major.
C’était le peuple qui venait sauver la noblesse. Ils ouvrirent, se jetèrent
dans les bras les uns des autres, en pleurant.
À ce moment, le roi, croyant le passage forcé et prenant les
sauveurs pour les assassins, ouvrit lui-même sa porte, par un mouvement
d’humanité courageuse, et dit à ceux qu’il trouva : « Ne faites pas
de mal à mes gardes. »
Le danger était passé, la foule écoulée. Les voleurs seuls
ne lâchaient pas prise. Tout entiers à leur affaire, ils pillaient et
déménageaient. Les grenadiers jetèrent cette canaille à la porte.
Une scène d’horreur se passait dans la cour. Un homme à
longue barbe travaillait avec une hache à couper la tête de deux cadavres, les
gardes tués à l’escalier. Ce misérable, que quelques-uns prirent pour un fameux
brigand du Midi, était tout simplement un modèle de l’Académie de
peinture ; pour ce jour, il avait mis un costume pittoresque d’esclave
antique, qui étonna tout le monde et ajouta à la peur.
La Fayette, trop tard éveillé, arrivait alors à cheval. Il
voit un garde du corps qu’on avait pris, qu’on avait mené près du corps d’un de
ceux que les gardes avaient tués, pour le tuer par représailles.
« J’ai donné ma parole au roi de sauver les siens. Faites respecter ma
parole. » Le garde fut sauvé. La Fayette ne l’était pas. Un furieux
cria : « Tuez-le. » Il ordonna de l’arrêter, et la foule
obéissante le traîna en effet vers le général, en lui frappant la tête contre
le pavé.
Il entre. Madame Adélaïde, tante du roi, vient
l’embrasser : « C’est vous qui nous avez sauvés. » Il court au
cabinet du roi. Qui croirait que l’étiquette subsistât encore ? Un grand
officier l’arrête un moment et puis le laisse passer : « Monsieur,
dit-il sérieusement, le roi vous accorde les grandes entrées. »
Le roi se montra au balcon. Un cri unanime s’élève :
« Vive le roi ! Vive le roi ! »
« Le roi à Paris ! » c’est le second cri.
Tout le peuple le répète, toute l’armée fait écho.
La reine était debout, près d’une fenêtre, sa fille contre
elle ; devant elle, le dauphin. L’enfant, tout en jouant avec les cheveux
de sa sœur, disait : « Maman, j’ai faim ! » — Dure réaction
de la nécessité !… La faim passe du peuple au roi !… Ô
Providence ! Providence !… Grâce ! Celui-ci, c’est un enfant.
 |
Lafayette au balcon, en compagnie de la reine et du roi |
À ce moment, plusieurs criaient un cri formidable :
« La reine ! » Le peuple voulait la voir au balcon. Elle
hésite : « Quoi ! Toute seule ? — Madame, ne craignez
rien », dit M. de La Fayette. Elle y alla, mais non pas seule, tenant une
sauvegarde admirable, d’une main sa fille, et de l’autre main son fils. La
cour de marbre était terrible, houleuse de vagues irritées ; les gardes
nationaux en haie tout autour ne pouvaient répondre du centre ; il y avait
là des hommes furieux, aveugles, et des armes à feu. La Fayette fut admirable,
il risqua, pour cette femme tremblante, sa popularité, sa destinée, sa
vie ; il parut avec elle sur le balcon et il lui baisa la main.
La foule sentit cela. L’attendrissement fut unanime. On vit
la femme et la mère, rien de plus… « Ah ! Qu’elle est belle !…
Quoi ! C’est là la reine ?… Comme elle caresse ses
enfants !… » — Grand peuple ! que Dieu te bénisse, pour ta
clémence et ton oubli !
Le roi était tout tremblant quand la reine alla au balcon.
La chose ayant réussi : « Mes gardes, dit-il à La Fayette, ne
pourriez-vous pas faire quelque chose aussi pour eux ? — Donnez-m ’en
un. » — La Fayette le mène sur le balcon, lui dit de prêter serment, de
montrer à son chapeau la cocarde nationale. Le garde l’embrasse. On crie :
« Vivent les gardes du corps ! » Les grenadiers, pour plus de
sûreté, prirent les bonnets des gardes, leur donnèrent les leurs ; mêlant
ainsi les coiffures, on ne pouvait plus tirer sur les gardes sans risquer de
tirer sur eux.
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Fraternisation des soldats |
Le roi avait la plus vive répugnance à partir de Versailles.
Quitter la résidence royale, c’était pour lui la même chose que quitter la
royauté. Il avait, quelques jours auparavant, repoussé les prières de Malouet
et autres députés, qui, pour s’éloigner de Paris, le priaient de transférer
l’Assemblée à Compiègne. Et maintenant il fallait laisser Versailles pour s’en
aller à Paris, traverser cette foule terrible… Qu’arriverait-il à la
reine ? On n’osait presque y penser.
Le roi fit prier l’Assemblée de se réunir au château. Une
fois-là, l’Assemblée et le roi, se trouvant ensemble, avec l’appui de La
Fayette, des députés auraient supplié le roi de ne point aller à Paris. On eût
présenté au peuple cette prière comme le vœu de l’Assemblée. Tout le grand
mouvement finissait ; la lassitude, l’ennui, la faim, peu à peu chassaient
le peuple, il s’écoulait de lui-même.
Il y eut dans l’Assemblée, qui commençait à se réunir,
hésitation, fluctuation.
Personne n’avait de parti pris, d’idée arrêtée. Ce mouvement
populaire avait pris tout le monde à l’improviste. Les esprits les plus
pénétrants n’y avaient rien vu d’avance. Mirabeau n’avait rien prévu, ni
Sieyès. Celui-ci dit avec chagrin, quand il eut la première nouvelle :
« Je n’y comprends rien, cela marche en sens contraire. »
Je pense qu’il voulait dire : contraire à la
Révolution. Sieyès, à cette époque, était encore révolutionnaire, et peut-être
assez favorable à la branche d’Orléans. Que le roi quittât Versailles, sa
vieille cour, qu’il vécût à Paris au milieu du peuple, c’était, sans aucun
doute, une forte chance pour Louis XVI de redevenir populaire. Si la reine (tuée
ou en fuite) ne l’eût pas suivi, les Parisiens se seraient très probablement
repris d’amour pour le roi. Ils avaient eu de tout temps un faible pour ce gros
homme qui n’était nullement méchant, et qui, dans son embonpoint, avait un air
de bonhomie béate et paterne, tout à fait au gré de la foule. On a vu plus haut
que les dames de la Halle l’appelaient un bon papa ; c’était toute la
pensée du peuple.
Cette translation à Paris, qui effrayait tant le roi,
effrayait en sens inverse ceux qui voulaient affermir, continuer la Révolution,
encore plus ceux qui, pour des vues patriotiques ou personnelles, auraient
voulu donner la lieutenance générale (ou mieux) au duc d’Orléans.
Ce qui pouvait arriver de pis à celui-ci, qu’on accusait
follement de vouloir faire tuer la reine, c’était que la reine fût tuée, que le
roi, seul, délivré de cette impopularité vivante, vînt s’établir à Paris, qu’il
tombât entre les mains des La Fayette et des Bailly.
Le duc d’Orléans était parfaitement innocent du mouvement du
5 octobre. Il ne sut qu’y faire ni comment en profiter. Le 5 et la nuit
suivante, il s’agita, alla, revint. Les dépositions établissent qu’on le vit
partout, entre Paris et Versailles, et qu’il ne fit rien nulle part. Le 6
au matin, entre huit et neuf, si près des assassinats, la cour du château étant
souillée de sang, il vint se montrer au peuple, une cocarde énorme au chapeau,
une badine à la main, dont il jouait en riant.
Pour revenir à l’Assemblée, il n’y eut pas quarante députés
qui se rendissent au château. La plupart étaient déjà à la salle ordinaire,
assez incertains. Le peuple qui comblait les tribunes fixa leur incertitude ;
au premier mot qui fut dit d’aller siéger au château, il poussa des cris.
Mirabeau se leva alors, et, selon son habitude de couvrir d’un langage fier son
obéissance au peuple, dit « que la liberté de l’Assemblée serait
compromise, si elle délibérait au palais des rois, qu’il n’était pas de sa
dignité de quitter le lieu de ses séances, qu’une députation suffisait ».
Le jeune Barnave appuya. Le président Mounier contredit en vain.
Enfin l’on apprend que le roi consent à partir pour
Paris ; l’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, décide que, pour la
session actuelle, elle est inséparable du roi.
Le jour s’avance. Il n’est pas loin de une heure… Il faut
partir, quitter Versailles… Adieu, vieille monarchie !
Cent députés entourent le roi, toute une armée, tout un
peuple. Il s’éloigne du palais de Louis XIV, pour n’y jamais revenir.
Toute cette foule s’ébranle, elle s’en va à Paris, devant le
roi et derrière. Hommes, femmes, vont, comme ils peuvent, à pied, à cheval, en
fiacre, sur les charrettes qu’on trouve, sur les affûts des canons. On
rencontra avec plaisir un grand convoi de farines, bonne chose pour la Ville
affamée. Les femmes portaient aux piques de grosses miches de pain, d’autres
des branches de peuplier, déjà jaunies par octobre. Elles étaient fort
joyeuses, aimables à leur façon, sauf quelques quolibets à l’adresse de la
reine. « Nous amenons, criaient-elles, le boulanger, la boulangère, le
petit mitron. » Toutes pensaient qu’on ne pouvait jamais mourir de faim,
ayant le roi avec soi. Toutes étaient encore royalistes, en grande joie de
mettre enfin ce bon papa en bonnes mains ; il n’avait pas
beaucoup de tête, il avait manqué de parole ; c’était la faute de sa
femme ; mais, une fois à Paris, les bonnes femmes ne manqueraient pas, qui
le conseilleraient mieux.
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Le retour des femmes sur Paris |
Tout cela, gai, triste, violent, joyeux et sombre à la fois.
On espérait, mais le ciel n’était pas de la partie. Il avait plu. On marchait
lentement, en pleine boue. De moment en moment plusieurs, en réjouissance ou
pour décharger leurs armes, tiraient des coups de fusil.
La voiture royale, escortée, La Fayette à la portière,
avançait comme un cercueil. La reine était inquiète.
Était-il sûr qu’elle arrivât ? Elle demanda à La
Fayette ce qu’il en pensait, et lui-même le demanda à Moreau de Saint-Méry qui,
ayant présidé l’Hôtel de Ville aux fameux jours de la Bastille, connaissait
bien le terrain. Il répondit ces mots significatifs : « Je doute que
la reine arrive seule aux Tuileries ; mais, une fois à l’Hôtel de Ville,
elle en reviendra. »
Voilà le roi à Paris, au seul lieu où il devait être, au
cœur même de la France. Espérons qu’il en sera digne.
La révolution du 6 octobre, nécessaire, naturelle et
légitime, s’il en fut jamais, toute spontanée, imprévue, vraiment populaire,
appartient surtout aux femmes, comme celle du 14 juillet aux hommes. Les hommes
ont pris la Bastille, et les femmes ont pris le roi.
Le 1er octobre tout fut gâté par les dames de
Versailles. Le 6, tout fut réparé par les femmes de Paris."
Dans sa lettre à son ami de Province du 11 octobre, l'avocat Jean-Joseph Colson raconte l'arrivée du roi à Paris.
Le roi, arrivé à Paris, se rendit à l'Hôtel de Ville où il resta environ une demi-heure. Puis il se retira aux Tuileries où il a déclaré qu'il fixerait son séjour le plus longtemps qu'il pourrait. Et depuis, il a invité l'Assemblée nationale à venir choisir un emplacement dans cette capitale pour y tenir ses séances.
La reine a d'abord désiré de faire rendre aux propriétaires les effets qui sont engagés au Mont de Piété pour 24 livres et au-dessous ; comme cela coûterait trois millions et que l'argent manque au trésor royal, elle y a trouvé depuis de l'obstacle. Mais on vient de me dire qu'elle se décidait avec le roi à prendre cet argent sur leurs dépenses personnelles.
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Médaille commémorative de l'arrivée du roi à Paris |
Nota : Les femmes vont continuer de faire peur dans les jours qui vont suivre. Je vous conseille de lire l'article concernant le 8 octobre 1789.